Histoire socialiste/Consulat et Empire/09

, sous la direction de
Jules Rouff (p. 135-136).

L’ÉCRASEMENT DE LA LIBERTÉ

Nous avons vu forger les armes nécessaires à l’anéantissement définitif de la liberté. La Constitution de l’an VIII réduisait la nation politique à une caste directement soumise au Premier Consul. La réforme administrative mettait dans sa main les ressorts de toute la vie intérieure du pays. Le Concordat lui donne des missionnaires de despotisme. Les guerres lui donnent la gloire sanglante et lui fournissent le moyen de retenir à l’extérieur des énergies dangereuses et de fixer au delà des frontières l’attention inquiète de la nation. La paix lui apporte un tribut de reconnaissance.

Fort des armes qu’il s’est données et de toutes les causes d’affaiblissement moral qu’il a semées dans la nation, abrité derrière le double rempart de crainte et de reconnaissance élevé par la guerre et par la paix, Bonaparte accomplit la réalisation de son rêve : il domine les partis, il les brise s’il le faut, il ruine la lutte des classes en se plaçant tellement haut et tellement loin, dans une apothéose fantastique au-dessus de ces partis et de ces classes, et en concentrant à un tel point toute la vie nationale en sa seule personne, qu’il devient l’arbitre permanent des individus, leur maître absolu. « C’est le mot de vertu que les hommes de la Révolution avaient d’habitude associé au mot de patriotisme. Au lieu du mot de vertu, Bonaparte commença à employer le mot honneur… Une émulation entre les Français pour un but fixé par Bonaparte, voilà le nouveau patriotisme. La gloire d’avoir été proclamé par Bonaparte vainqueur dans cette émulation, voilà l’honneur. C’est bien cet honneur où Montesquieu avait vu le ressort des monarchies, et c’est bien un retour à l’esprit monarchique, un changement des citoyens en sujets que Bonaparte prépare par cette substitution du mot d’honneur aux mots de vertu, de liberté, d’égalité dont la Révolution avait aimé à décorer le patriotisme. Il ne s’agit plus autant d’aimer la patrie pour elle-même : on va s’habituer à l’aimer pour un maître, dans un maître, comme au temps de l’ancien régime[1] ». Il faut ajouter, pour montrer l’inanité et la monstruosité de ce nouveau « patriotisme », qu’il se résumait dans un homme qui n’avait de patrie que là où il avait du pouvoir, et qui n’était Français que parce que la France lui donnait ce pouvoir…

Nous devons étudier de quelle manière il a définitivement asservi la nation, comment il s’est servi des armes qu’il avait préparées pour cette œuvre d’asservissement, comment il a tiré parti des circonstances favorables. La marche vers l’absolutisme se divise en deux phases : c’est d’abord la simple transformation des pouvoirs consulaires par l’établissement du Consulat à vie et du droit de désignation d’un successeur (Constitution de l’an X-4 août 1802). C’est ensuite la proclamation de l’Empire (Constitution de l’an XII-18 mai 1804), qui marque l’effondrement de la liberté. Bonaparte a trouvé, sur sa route vers l’absolutisme, des adversaires, il s’est heurté à des difficultés intérieures ou extérieures. Nous devons montrer comment il les tourna ou les renversa.

  1. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, p. 270.