, sous la direction de
Jules Rouff (p. 225-302).

CHAPITRE III

ÉTAT DE LA FRANCE DE 1800 À 1807

§ 1. Ouvriers. Commerce. Industrie. Agriculture.

Nous avons dit souvent que l’attitude des ouvriers à l’égard du gouvernement consulaire, puis du gouvernement impérial, fut favorable aux deux régimes. Le seul fait qu’ils ont pu subsister prouve d’ailleurs que le prolétariat les acceptait. Il fit mieux, nous le savons : il fut bonapartiste avec ferveur, il fut chauvin avec passion. Nous ne reviendrons pas sur ces points, et nous mettrons simplement au jour des textes, des documents capables de montrer quelle fut la situation, la condition des ouvriers dans la période qui nous intéresse. Les pages qui vont suivre ne sont qu’un très modeste apport au travail considérable du dépouillement de tous les documents qui intéressent notre histoire économique.

Bonaparte n’aimait pas les ouvriers, il les méprisait et il les craignait à la fois. Il les méprisait, sans doute, parce que Corse : dans sa famille, on n’était pas ouvrier, et l’on peut croire qu’il gardait pour eux un peu de ce dédain qu’on voit afficher encore aujourd’hui dans l’île pour « les Lucquois », Italiens qui, chaque année, viennent par milliers se mettre au service de Corses souvent pauvres, mais toujours obstinés à ne pas travailler par eux-mêmes. Il les craignait parce que le grondement révolutionnaire n’était pas si éloigné qu’il ne l’inquiétât encore. Il travailla donc toujours : d’une part, à les contenter, à veiller surtout à ce qu’il n’aient pas faim ; d’autre part, à les « tenir », à les surveiller, et la police ne manqua pas à sa tâche.

Au lendemain du coup d’État de brumaire, Bonaparte, considérant que la mauvaise saison était proche et que le froid, la pluie ou la neige pourraient bien montrer au prolétariat parisien qu’il avait encore beaucoup à faire avant de ne manquer de rien, s’inquiéta de donner du travail à ceux qui n’en avaient pas. La mesure était politique et le premier consul veilla à ce qu’elle fût promptement prise. Il ne faisait du reste, en cela, que suivre le plan tracé déjà par le Directoire. Le 8 frimaire an VIII[1], les consuls écrivirent en ces termes à la commission législative du conseil des Cinq-Cents :


« Citoyens représentants.

Le conseil des Cinq-Cents, invité par un message du Directoire exécutif, en date du 18 vendémiaire, à s’occuper promptement des moyens d’assurer du travail aux ouvriers pendant la saison rigoureuse, avait nommé une commission qui lui fit son rapport le 16 brumaire. Il est urgent de déterminer, dans le plus bref délai, les fonds applicables à cette dépense extraordinaire d’après les bases qui ont été proposées. Les consuls de la République vous transmettent le rapport qui leur a été présenté, à cette occasion, par le ministre de l’Intérieur et, en conformité de l’article 9 de la loi du 19 brumaire dernier, ils vous font la proposition formelle de statuer sur l’objet dont il s’agit.

Signé : Les Consuls de la République :
Roger Ducos   Sieyès. »


Le rapport du ministre de l’Intérieur, Laplace, daté du 8 frimaire également, dit : « L’approche d’une saison rigoureuse et les obstacles que les circonstances opposent à l’activité de l’industrie dans la commune de Paris ont inspiré depuis longtemps au gouvernement le désir d’offrir à la classe nombreuse des citoyens qui n’ont d’autre ressource que leurs bras des travaux utiles qui leur donnent une subsistance assurée. » La commission des Cinq-Cents a présenté un projet de résolution « qui renferme les moyens de cette idée philanthropique (sic.) ». Elle proposait donc d’établir les taxes suivantes : taxe additionnelle de 3 fr. 50 par hectolitre sur l’octroi des vins, 1 décime par bouteille pour vins en bouteille, impôt de 3 fr. par hectolitre et 0 fr. 05 par bouteille de bière, cidre et poiré, 0 fr, 25 par hectolitre d’orge et 0 fr. 05 par kilogramme de houblon. Les frais de régie de ces taxes additionnelles ne pouvaient excéder 0 fr. 08 par franc de produit brut, « parce que, dit Chaptal, il ne faut négliger aucun moyen de laisser intact le patrimoine du pauvre. » Et il terminait ainsi : « J’aime à penser qu’il n’y aura aucun citoyen qui puisse se plaindre d’un sacrifice aussi insensible, dont le but est si conforme à la justice et à l’humanité. » Laplace n’eut pas à exécuter son projet car, en nivôse, nous retrouvons un rapport de Lucien Bonaparte, devenu ministre de l’Intérieur, sur le même sujet ; mais cette fois un arrêté des consuls, tout entier écrit de la main du général Bonaparte, porte[2] :


« Les consuls arrêtent ce qui suit :

Article 1er. — Le ministre de l’Intérieur emploiera, pendant les mois de pluviôse et de ventôse, 3 000 ouvriers à des travaux publics.

Article 2. — Une somme de 72 000 fr., nécessaire par chaque décade pour cet objet, sera payée de la manière suivante : 1° 10 000 francs par le préfet de police ; 2° 25 000 francs par l’accessoire de l’octroi municipal de la commune de Paris ; 3° 37 000 francs par le ministre des Finances sur ses distributions décadaires.

Article 3. — Les ministres de l’Intérieur, de la Police générale et des Finances sont chargés de l’exécution du présent arrêté [qui sera imprimé[3]].

Signé : Bonaparte. »


En conséquence de cet arrêté, du travail fut immédiatement donné aux ouvriers, mais il faut croire que les bureaux, l’administration procédèrent à une répartition fâcheuse des fonds et que des murmures précurseurs d’agitation s’élevèrent, murmures qu’il importait de calmer au plus tôt, car on lit au registre de la correspondance du secrétaire d’État, à la date du 27 pluviôse an VIII[4] :


« Au ministre de l’Intérieur.

Les consuls sont informés, citoyen ministre, qu’il circule dans Paris des plaintes sur l’inégalité de la distribution des travaux auxquels des fonds ont été affectés pour les ouvriers de Paris qui se trouvent sans travail. On répand même que l’emploi de ces fonds n’est pas fait avec fidélité. Les consuls désirent que vous preniez des renseignements à ce sujet. Ils vous invitent aussi à porter votre surveillance à cet égard sur les employés du département et même sur ceux qui sont attachés a la division des secours publics de votre ministère, et à leur faire connaître les notions que vous avez recueillies. »

Les travaux qui, primitivement, ne devaient durer que pendant pluviôse et ventôse an VIII furent prolongés à deux reprises différentes. Le 23 ventôse an VIII[5], en effet, un rapport du bureau des bâtiments civils exposa au ministre de l’Intérieur que les travaux entrepris par les 3 000 ouvriers embauchés en nivôse n’étaient pas terminés, et qu’ils étaient trop importants pour rester inachevés[6]. »

À côté de cette raison, le rapport en donne une autre :

«…Dans les ateliers où l’on pourra supprimer tout, ou au moins une grande partie des ouvriers, on sera obligé de faire un fonds nécessaire pour acquitter tout ou ce qui sera dû, jusqu’au jour où ils seront renvoyés parce qu’ils travaillent sous la direction d’agents qui, n’étant point entrepreneurs, n’ont aucun bénéfice sur les travaux et ne sont, par conséquent, point tenus à faire aucune avance. »

Lucien Bonaparte obtint un arrêté du premier consul prorogeant jusqu’au 30 germinal les dispositions de l’arrêté de nivôse. En floréal[7], nouveau rapport du ministre de l’Intérieur : « J’ai pensé, y lit-on, qu’il y aurait de l’inconvénient de congédier, à la fois et dans le même instant 3 000 ouvriers dont la plupart ne peuvent être employés qu’aux travaux du bâtiment. Les travaux de la campagne ne fournissent pas dans ce moment-ci d’occupation pour ceux de ces ouvriers qui pourraient y être employés, et ils ne seront ouverts que dans le courant du mois de prairial. D’un autre côté, il est important de continuer une grande partie des travaux commencés, parce qu’ils sont d’une nécessité reconnue… » Le secrétaire d’État Maret répondit au ministre par une note ainsi conçue : « Les consuls me chargent, citoyen ministre, de vous faire passer le rapport que vous leur avez présenté sur la nécessité de continuer en floréal les travaux publics autorisés par l’arrêté du 18 nivôse. Ils reconnaissent que la situation des ouvriers de Paris exige encore des secours, mais ils pensent qu’il est convenable d’en diminuer progressivement la quotité, afin d’arriver au moment où l’on pourra renoncer à une mesure qui, dans une saison favorable au travail, ne ferait qu’entretenir la paresse. Les consuls désirent, en conséquence, citoyen ministre, que vous leur proposiez un nouvel arrêté dans lequel la somme des secours pour floréal sera diminuée d’un quart. » Il fut ainsi fait, et le 8 floréal fut pris l’arrêté suivant :

Article 1er. — Les travaux publics que le ministre de l’Intérieur a fait commencer, en vertu de l’arrêté du 18 nivôse dernier, seront continués pendant le mois de floréal an VIII, mais il n’y sera employé que le nombre de 2 250 ouvriers au lieu de 3 000 fixés par ledit arrêté.

Article 2. — Le fonds de 72 000 francs que le même arrêté a destiné par chaque décade pour ces travaux, sera réduit dans la même proportion et demeure fixé, par chaque décade de floréal, à la somme de 54 000 francs qui sera payée savoir : 10 000 francs par le ministre de la Police, 25000 fr. par l’accessoire de l’octroi municipal de la ville de Paris, et 19 000 par le Trésor public sur les distributions décadaires accordées au ministre de l’Intérieur.
Article 3. — Le ministre de l’Intérieur et celui des Finances, chacun

(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


pour ce qui le concerne, sont chargés de l’exécution du présent arrêté qui ne sera point imprimé.

Signé : Bonaparte.


En l’an X, qui fut à Paris particulièrement pénible, Fouché, ministre de la Police, reprit la pensée de donner de l’ouvrage aux ouvriers sans travail[8], et nous savons cette fois très minutieusement où furent ouverts les chantiers grâce à un « état des travaux à faire à Paris et aux environs, indiqués par l’architecte de la petite voirie, présenté aux consuls par le ministre de la police générale ». Fouché, dans son rapport aux consuls, s’exprime ainsi : « La rigueur de la saison rend tous les jours plus fâcheuse la situation de la classe indigente du peuple. Les ouvrages particuliers sont suspendus, et il souffre dans l’attente du moment où ils seront repris ; il est urgent de l’occuper et de le faire d’une manière utile ». Il demande donc l’emploi journalier de 800 ouvriers et il obtint l’arrêté suivant :

Article premier. — 800 ouvriers seront sur-le-champ mis en activité et employés à l’exécution des travaux indiqués en l’état annexé au présent arrêté.

Art. 2. — Le préfet de police est chargé de la désignation des citoyens qui seront admis à ces travaux, de la répartition des ouvriers et de la fixation de leur salaire. Il fera les règlements nécessaires pour la police des ateliers.

Art. 3. — Il sera pourvu aux travaux, sur l’ordonnance du ministre de la police générale, au moyen de fonds provenant de la liquidation des boulangers de Paris actuellement à la disposition du préfet de police.

Art. 4. — Ces fonds seront rétablis dans la caisse de la préfecture de police par le prélèvement de 3 000 francs par mois sur le produit des octrois de la ville de Paris, jusqu’à parfait complément de la somme employée aux dits travaux.

Art. 5. — Les ministres de l’intérieur et de la police générale sont chargés de l’exécution du présent arrêté.

Signé, en l’absence du premier consul, par le deuxième :

Cambacérès.

Les travaux à effectuer sont ainsi énumérés :

1° Rue d’Errency, près la barrière de Mousseaux, terrasse à faire sur une longueur d’environ 50 mètres et 4 mètres de largeur.

2° Décombrement de la rue de Ménilmontant, pour donner à cette rue la largeur nécessaire dans une certaine étendue.

3° Le dressement des terrasses de la rue de la Folie-Méricourt et autres adjacentes, ouvrage utile à ce quartier.

4° Le déblai de la partie non pavée du quai Saint-Bernard et du port au vin. Le commerce et le public réclament depuis longtemps l’exécution de ces travaux.

5° Le déblai de la ruelle de Rambouillet, longeant l’égoût du même nom, dans toute son étendue, sur un mètre environ de hauteur.

6° Le dressement et la décharge d’une partie des berges plates du faux but de la rivière de Bièvre.

7° Au-dessus du Ponceau de la Chaussée de l’Hôpital, les deux berges de la rivière des Gobelins de l’Hôpital sont si hautes et si rapides, qu’on ne ne peut y déposer les vases provenant du curage. Il serait nécessaire de faire faire une banquette sur chaque rive d’au moins 1m,32 de large.

8° Le redressement et le déblaiement des rues projetées dans les Champs-Élysées, lesquelles sont encombrées par les graviers déchargés furtivement.

9° Le remblai d’un trou fort considérable sur le boulevard extramuros entre les barrières Sainte-Anne et Cadet.

10° Suivant un rapport remis dernièrement, une tranchée à faire sur le chemin de ronde extramuros, près la barrière Franciade, pour découvrir un conduit souterrain présumé.

11° Le dressement d’une partie du chemin de ronde entre les barrières Franciade et Sainte-Anne.

12° Le déblai de la rue Sainte-Anne, à prendre dès la barrière jusqu’au premier pavé sur une longueur d’environ 706 mètres.

13° Le déblai de la rue de Courcelles, près Saint-Philippe du Roule, dans une étendue assez considérable.


Un grand intérêt s’attache pour nous à l’existence de ces ateliers nationaux, à leur formation, à leur régime. Laplace n’y voit qu’une œuvre philanthropique ; Bonaparte y devinait une nécessité sociale, mais tenait à ce que les ouvriers n’y pussent voir qu’un bienfait émanant de lui, et les ouvriers, passifs ou enthousiastes, l’acceptèrent comme tel.

Lorsque, en 1848, on congédiera les ouvriers des ateliers nationaux, la révolution grondera, et c’est dans le sang des journées de juin qu’on tentera de noyer les justes aspirations de la classe ouvrière. En l’an VIII, on dit simplement aux ouvriers : « Il faut qu’une partie d’entre vous nous rende pioche, bêche ou marteau », et il est fait ainsi sans murmure. Le droit des ouvriers au travail, l’obligation où est la communauté d’assurer à ses membres leur subsistance, non par la distribution d’aumônes ou de rentes, mais par l’utilisation rationnelle de leur énergie et de leur aptitude au travail, voilà certes des conceptions auxquelles ne songeaient ni Bonaparte ni le prolétariat parisien. Le gouvernement consulaire esquissait une mesure socialiste d’apparence, mais sous la seule poussée de la crainte, car il ne fallait pas, à un moment où le régime changeait, laisser trop d’ouvriers inactifs, et cette mesure restait soumise à son bon plaisir, elle était « le fait du prince » et les ouvriers n’avaient pas une éducation sociale suffisante pour la recevoir autrement que comme une mesure gracieuse.

La loi du 22 germinal an XI[9] et l’arrêté du 9 frimaire an XII[10] montrent essentiellement l’opinion que Bonaparte avait des ouvriers et de la façon dont il concevait les rapports entre le patronat et la classe ouvrière. La loi de germinal an XI est fondamentale. Intervenant dans un temps de liberté économique générale, elle a pour but de renfermer cette liberté dans les limites légales. Une note anonyme « pour les consuls » et qui se trouve par hasard conservée aux Archives nationales[11] parmi une liasse de pièces de toutes dates, et qui, sans être datée elle-même, a certainement été rédigée à la veille de la discussion de notre texte, va nous éclairer à son sujet :

Un projet de loi sur les arts et métiers a été proposé au Conseil d’État.

Il contient des dispositions tendantes (sic) à recréer des corporations d’arts et métiers dans les villes.

Il ne met nulle entrave à l’exercice de l’industrie.

Il n’exige point de droits pour entrer dans la corporation.

Il consacre la destruction des abus des anciennes communautés.

Cependant, on oppose aux principes sur lesquels le projet est fondé les anciennes idées de Turgot et le système économiste d’une liberté absolue.

Elle est mauvaise en économie politique en laquelle « elle isole chaque individu et elle nuit autant au consommateur qu’au marchand, aux ouvriers.

Mais en politique elle n’est pas bonne non plus.

C’est sous ce rapport qu’il est peut-être utile au gouvernement d’examiner si classer les citoyens par un moyen, et avec des formes simples, donner à chaque profession des syndics qui correspondent avec l’administration de la police d’un côté, et de l’autre avec tous leurs confrères, n’est pas une idée utile qui tend à favoriser la bonne ordonnance du corps social. Mais quelle que soit à cet égard la pensée, l’intention du gouvernement, il jugera peut-être convenable de la fixer avant l’ouverture de la discussion sur cette importante question ». Le gouvernement avait fait précéder l’établissement du projet de loi d’une enquête à travers le monde de l’industrie et le principe de la liberté avait rallié la majorité des suffrages[12]. « Ce n’est pas sur cette terre où la liberté enfanta tant de prodiges si justement célébrés, dit le rapporteur du Conseil d’État, Regnault de Saint-Jean-d’Angely, qu’on osera, je ne dis pas calomnier ses bienfaits, mais même parler d’elle sans respect et sans reconnaissance ».

La liberté fut donc proclamée, mais Bonaparte se rappelant que « en politique » elle est dangereuse, fit insérer dans la loi des clauses destinées à tenir les ouvriers dans une condition inférieure. La loi du 22 germinal an XI 12 avril 1803) est longue, la développer et la commenter en tous ses points serait dépasser le cadre de ce travail ; nous en donnerons le texte et nous nous bornerons à quelques remarques à son sujet.

Projet de loi sur les manufactures, arts et métiers.


TITRE I

Article premier. — Il pourra être établi, dans les lieux où le Gouvernement le jugera convenable, des chambres consultatives de manufactures, fabriques, arts et métiers.

Art. 2. — Leur organisation sera faite par un règlement d’administration publique.

Art. 3. — Leurs fonctions seront de faire connaître les besoins et les moyens d’amélioration des manufactures, fabriques, arts et métiers.

Art. 4. — Il pourra être fait, sur l’avis des chambres consultatives dont il est parlé en l’article premier, des règlements d’administration publique relatifs aux produits des manufactures françaises qui exporteront à l’étranger. Ces règlements seront présentés en forme de projet de loi au Corps législatif dans les trois ans, à compter du jour de leur promulgation.

Art. 5. — La peine de contravention au règlement sera d’une amende qui ne pourra excéder 3 000 francs et de confiscation des marchandises. Les deux peines pourront être prononcées cumulativement ou séparément selon les circonstances.

TITRE II
De la police des manufactures, fabriques et ateliers.

Art. 6. — Toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers, tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires et suivie d’une tentative ou d’un commencement d’exécution, sera punie d’une amende de 100 francs au moins, 3000 francs au plus et, s’il y a lieu, d’un emprisonnement qui ne pourra excéder un mois.

Art. 7. — Toute coalition de la part des ouvriers pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans certains ateliers, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux sera punie, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution, d’un emprisonnement qui ne pourra excéder trois mois.

Art. 8. — Si les actes prévus dans l’article précédent ont été accompagnés de violences, voies de fait, attroupements, les auteurs et complices seront punis des peines portées au Code de police correctionnelle ou au Code pénal, suivant la nature des délits.

TITRE III
Les obligations entre les ouvriers et ceux qui les emploient.

Art. 9. — Les contrats d’apprentissage consentis entre majeurs ou par des mineurs avec le concours de ceux sous l’autorité desquels ils sont placés ne pourront être résolus, sauf l’indemnité en faveur de l’une ou l’autre des parties, que dans les cas suivants : 1° d’inexécution des engagements de part ou d’autre ; 2° de mauvais traitements de la part du maître ; 3° d’inconduite de la part de l’apprenti ; 4° si l’apprenti s’est obligé à donner pour tenir lieu de rétribution pécuniaire un temps de travail dont la valeur serait jugée excéder le prix ordinaire des apprentissages.

Art. 10. — Le maître ne pourra, sous peine de dommages intérêts, retenir l’apprenti au-delà de son temps, ni lui refuser un congé d’acquit, quand il aura rempli ses engagements. Les dommages intérêts seront au moins du triple des journées depuis la fin de l’apprentissage.

Art. 11. — Nul individu, employant des ouvriers, ne pourra recevoir un apprenti sans congé d’acquit sous peine de dommages intérêts envers son maître.

Art. 12. — Nul ne pourra, sous les mêmes peines, recevoir un ouvrier s’il n’est porteur d’un livret portant le certificat d’acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sort.

Art. 13. — La forme de ces livrets et les règles à suivre pour leur délivrance, leur tenue et leur renouvellement, seront déterminées par le Gouvernement de la manière prescrite par les règlements d’administration publique.

Art. 14. — Les conventions faites de bonne foi entre les ouvriers et ceux qui les emploient seront exécutées.

Art. 15. — L’engagement d’un ouvrier ne pourra excéder un an, à moins qu’il ne soit contremaître, conducteur des autres ouvriers, ou qu’il n’ait un traitement et des conditions stipulées par un acte exprès.

TITRE IV

Art. 16. — La contrefaçon des marques particulières que tout manufacturier ou artisan a le droit d’appliquer sur les objets de sa fabrication donnera lieu : 1° à des dommages intérêts envers celui dont la marque aura été contrefaite ; 2° à l’application des peines prononcées contre le faux en écriture privée.

Art. 17. — La marque sera considérée comme contrefaite quand on y aura inséré ces mots : Façon de…, et à la suite le nom d’un autre fabricant ou d’une autre ville.

Art. 18. — Nul ne pourra former action en contrefaçon de sa marque s’il ne l’a préalablement fait connaître, d’une manière légale, par le dépôt d’un modèle au greffe du Tribunal de Commerce d’où relève le chef-lieu de

la manufacture ou de l’atelier.
TITRE V
De la juridiction.

Art. 19. — Toutes les affaires de simple police entre les ouvriers et apprentis, les manufacturiers, fabricants et artisans seront portées à Paris devant le Préfet de police, devant les commissaires généraux de police dans les villes où il y en a d’établis, et, dans les autres villes, devant les maires ou un des adjoints. — Ils prononceront sans appel ou sans rejet les peines applicables aux divers cas selon le Code de police municipale. — Si l’affaire est du ressort des tribunaux de police correctionnelle ou criminelle, ils pourront ordonner l’arrestation provisoire des prévenus et les faire traduire devant le magistrat de sûreté.

Art. 20. — Les autres contestations seront portées devant les tribunaux auxquels la connaissance en est attribuée par les lois.

Art. 21. — En quelque lieu que réside l’ouvrier, la juridiction sera déterminée par le lieu de la situation des manufactures ou ateliers dans lesquels l’ouvrier aura pris du travail.

Ce qui ressort essentiellement de ce texte, c’est la volonté ferme, précise de créer dans la société deux classes absolument distinctes : patronat, salariés. Et si l’on veut se souvenir des idées générales qui nous ont guidées, il est aisé de constater que la législation ouvrière, industrielle, mise au jour sous l’influence de Bonaparte a pour but de favoriser la bourgeoisie, de l’installer solidement au-dessus du prolétariat. Les ouvriers sont, pour ainsi dire, fixés, parqués dans la Nation. Ils ne demanderont pas d’augmentation de salaire à leurs patrons, ils ne les quitteront pas, ils ne feront rien modifier dans la situation établie. S’ils remuent, ils se heurtent à la police ! Préfet de police, commissaires généraux, voilà leurs juges ! Et, hâtons-nous de le dire, avec le Code Napoléon (art. 1781)[13] pour toutes contestations portant sur les salaires, sur les gages ou les acomptes, le « maître est cru sur son affirmation » ! Bonaparte a peur des ouvriers qu’il enferme dans une classe et il met, entre eux et sa société bourgeoise, des barrières. C’est la prison qui attend les grévistes et on ne manqua pas de l’appliquer chaque fois qu’une rare « coalition » se produisit. En vendémiaire an XI, il y eut à Tarascon[14], au commencement des vendanges, une tentative de grève des ouvriers agricoles désireux de faire hausser le prix des journées. La garnison fut aussitôt mobilisée, armée, et, devant l’attitude des troupes, les ouvriers durent abandonner toute revendication : ils savaient les fusils prêts à partir. À Agen, l’année suivante, ce fut mieux encore ; les garçons boulangers avaient résolu de cesser le travail pour obliger leurs patrons à les mieux payer. Comme ils s’étaient réunis dans une maison pour discuter sur le moment où ils déclareraient la grève, la police fit cerner la maison et arrêta sept ouvriers[15]. Inutile de dire ce qu’ils devinrent. Nous avons, sur une grève plus sérieuse qui unit les ouvriers en bâtiment de Paris contre une ordonnance de police, répartissant les heures de travail dans la journée, une série de rapports de Lacretelle très intéressants[16]. Ils nous font suivre au jour le jour le mouvement et nous indiquent, avec les modes de répression employés dans quel esprit, sous l’Empire, on envisageait une « coalition ». Le premier rapport est du 6 octobre 1806 : « Les ouvriers en bâtiment ont témoigné, depuis trois jours, quelque mécontentement au sujet de l’ordonnance de police qui détermine la durée de leurs journées et les heures de leurs repas en hiver et en été. Suivant plusieurs mutins d’entre eux on les traitait comme des bêtes de somme etc. Ces insinuations étaient fortifiées, à ce qu’on pense, par des entrepreneurs subalternes qui jalousent [les grands établissements][17] ceux qui tiennent les grands ateliers publics. Aujourd’hui, les ouvriers attachés aux travaux du palais impérial, du Corps législatif et généralement de toutes les constructions publiques, ont refusé de travailler. 27 des plus mutins [qui péroraient et excitaient leurs camarades][18] ont été [enlevés du milieu des groupes][19] arrêtés dans les groupes qu’ils péroraient et excitaient ; ils sont déposés à Bicêtre. Les autres ne se sont dispersés et ne sont point présentés à leur travail. On surveille ceux qui sont restés dans les baraques et cabarets avoisinant leurs ateliers. Tous les ouvriers des entrepreneurs particuliers ont travaillé comme à l’ordinaire, les maîtres n’ayant rien changé aux heures de travail et des repas. On s’est assuré que les ouvriers occupés aux travaux du gouvernement sont régulièrement payés et qu’il ne leur est rien dû en ce moment ». Le 7 octobre : « Les ouvriers en bâtiment employés aux travaux du gouvernement ont persisté encore aujourd’hui dans leur refus de travailler et de se soumettre au règlement de police qui fixe les heures de travail et des repas. M. le Conseiller d’État, préfet de police, a fait arrêter trois de ces ouvriers hier dans la journée, ce qui porte à 30 (sic) le nombre des arrestations. Ce matin, 9 de ceux qui étaient détenus se sont soumis à reprendre leur travail et ont été mis en liberté. Il n’a point paru que leur exemple ait rappelé d’autres ouvriers et les ateliers ont été déserts, comme hier.

Une affiche calomnieuse contre les bureaux de l’intérieur et de la préfecture de police a été vue ce matin sur les murs au palais des Thuileries (sic). L’officier de garde l’a fait disparaître. MM. les questeurs du Corps législatif

dénoncent un homme de peine chargé de frotter les appartements de M. le
Institution de la légion d’honneur.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
président comme ayant tenu des propos insurrectionnels chez M. le président.

Comme cet homme a servi pendant quelques mois les maçons qui travaillent au Corps législatif, MM. les questeurs, informés du mouvement de ces ouvriers, ont donné l’ordre d’arrêter (sic) cet individu, mais il s’était évadé. La police le recherche. L’article sur lequel les ouvriers réclament particulièrement dans l’ordonnance de police est celui qui ne leur donne qu’une heure de repos, de 10 heures à 11 heures, dans l’hiver (ce qui établit un travail continu de 6 à 7 heures sans manger[20]). Il est conforme aux anciens règlements et à l’usage antérieur à la Révolution, contre lequel l’abus (sic) a prévalu depuis quinze ans. Tous les maîtres en désirent l’exécution, mais nul, excepté ceux qui travaillent pour le gouvernement, ne se montre disposé à l’exiger. »

Toutes ces dernières lignes portent : ainsi, ce que les patrons veulent, ce que le gouvernement exige, c’est le retour aux habitudes de l’ancien régime qui obligeaient les ouvriers à un travail consécutif de sept heures sans manger, et si ces habitudes-là ont été renversées par la Révolution, c’est le fait d’un abus qui a trop duré ! Les mutins, ceux qu’on arrêtait, disaient qu’on prenait les ouvriers pour des bêtes de somme : avaient-ils tort ?… Et tous ont un regret, un seul : si l’Empereur était là, cela n’arriverait pas. Lisez plutôt le rapport du 8 octobre : « L’inaction des ouvriers s’est fait remarquer encore aujourd’hui. Dix ont été arrêtés hier (sic). Quelques-uns au nombre de 20 à 25, ont reparu aux ateliers ; un plus grand nombre se montre disposé à reprendre au premier jour. L’inertie de ces hommes n’est accompagnée d’aucun indice de turbulence. Ils accusent leurs entrepreneurs, et ils prétendent que si l’empereur était à Paris, S. M. n’eût point permis que l’ordonnance passât ». Le 9 octobre apparaît une mesure transactionnelle : « L’inaction des ouvriers en bâtiment est la même qu’hier. Même tranquillité aussi dans leur conduite. Les entrepreneurs et architectes des ouvrages publics, réunis aujourd’hui à la préfecture de police, ont déclaré que les ouvriers se montraient mieux disposés ; qu’ils n’étaient retenus maintenant que par une fausse honte qui les porte a ne point céder ; qu’enfin, lundi prochain 13, les travaux reprendront au moyen d’une tolérance de droit et d’usage relative au goûter qu’on appelle repas sur la pierre, et qui n’a jamais été refusée aux ouvriers quoique cela ne soit pas mentionné dans l’ordonnance. Ces mêmes entrepreneurs ont demandé d’étendre l’ordonnance de S. Ex. le ministre de l’Intérieur aux atelier hors Paris, tels que Ecouen, le canal de l'Ourcq, afin d’ôter aux ouvriers insubordonnés la facilité d’échapper au nouveau règlement en se portant sur ces ateliers ; mais il n’a point été statué sur cette demande ainsi que sur celle de plusieurs maîtres selliers et autres, qui ont sollicité M. le conseiller d’État, préfet de police, d’appliquer à leurs ouvriers l’effet de la dernière ordonnance. »

Ainsi la police hésitait à poursuivre l’application de son ordonnance, et il est probable qu’elle craignait un mouvement ouvrier général si elle cédait aux diverses demandes des patrons, car les ouvriers grévistes ne faiblissaient pas autant que les entrepreneurs croyaient, et il fallut encore et toujours arrêter. « Les ouvriers qui ont quitté leurs travaux, disait un rapport de la police secrète, sont tranquilles. Il n’y a aucun rassemblement. Plusieurs reprennent leurs occupations au Louvre, au Panthéon, ou à la Grande Chancellerie d’Honneur, aux Sourds-Muets et autres. On surveille avec soin les cabaleurs. Ceux qui viennent dans les ateliers pour débaucher ceux qui travaillent sont suivis à leurs domiciles et arrêtés dans leurs lits (sic). » Le 10 octobre, Lacretelle écrit : « Les ateliers des travaux publics sont toujours déserts. Les ouvriers s’étaient réunis ce matin, au nombre de 6 à 700, sur la place de Grève, pour se louer à d’autres entrepreneurs suivant l’usage. L’ordre a été maintenu, mais on a aperçu un peu plus d’aigreur dans leurs dispositions que les jours précédents. La question qu’on se fait généralement est celle-ci : Eh bien, les ouvriers ne travaillent donc pas encore aujourd’hui ? » Cependant la crise se termina par la reconnaissance du droit des ouvriers à goûter, et par le refus opposé par la police aux patrons, soit d’étendre l’application de l’ordonnance en dehors de Paris, soit même de la généraliser à tous les corps de métiers. Les ouvriers en bâtiment reprirent le travail à partir du 13 octobre, en déjeunant de 10 heures à 11 heures, et en goûtant sur place de 2 h. 1/2 à 3 heures. Ainsi se termina cette grève d’ouvriers du gouvernement, qui parvinrent en somme à obtenir en partie ce qu’ils désiraient par la simple coalition de leurs efforts individuels et leur persistance dans leurs réclamations. Cet exemple, répétons-le, est rare dans l’histoire du Consulat et de l’Empire, et il suffirait d’étudier le mouvement qui, en 1807, porta les tailleurs de pierres de Paris à demander une augmentation de salaire de 15 sous, pour voir que l’entente ne se faisait pas facilement entre travailleurs. La tentative de mars 1807 échoua[21]. Du reste, les pouvoirs publics étaient absolument décidés à ne laisser se former aucun groupe ouvrier, aucun centre. L’ouvrier doit rester isolé, la classe ouvrière doit demeurer en dessous, en dehors des autres classes sociales.

L’organisation toute bourgeoise des chambres consultatives, instituées par la loi du 22 germinal an XI, fut mise en lumière par un arrêté de thermidor[22] qui indiqua leurs composition et attributions. Chacune devait comprendre six membres, six patrons ou anciens patrons, élus par 20 ou 30 des fabricants et manufacturiers les plus distingués par l’importance de leurs établissements. C’est le maire ou le préfet qui devait présider les travaux de chaque chambre et veiller à son fonctionnement. Les chambres avaient mission de soumettre au sous-préfet de leur arrondissement des projets d’améliorations à apporter dans l’industrie, fabriques ou manufactures ; le sous-préfet en référait au préfet et celui-ci au ministre de l’Intérieur. Ainsi qu’on le voit, le recrutement de ces chambres consultatives était essentiellement patronal et bourgeois, l’élément ouvrier n’y avait en rien accès, et l’organisation industrielle de cette époque est au premier chef une organisation des intérêts capitalistes élevée en face du prolétariat soumis à la police, incapable de s’unir, mis dans l’impossibilité légale de tenter lui aussi de s’organiser. Et à côté de l’arrêté du 10 thermidor, mettons de suite ce fameux arrêté du 9 frimaire an XII[23] qui, lui, s’occupe uniquement des ouvriers, et de quelle manière ! Voici le texte de cet arrêté :


TITRE PREMIER
Dispositions générales.

Article premier. — À compter de la publication du présent arrêté, tout ouvrier travaillant en qualité de compagnon ou garçon devra se pourvoir d’un livret.

Art. 2. — Ce livret sera en papier libre, coté et paraphé sans frais, savoir, à Paris, Lyon et Marseille, par un commissaire de police et, dans les autres villes, par le maire ou un de ses adjoints. Le premier feuillet portera le sceau de la municipalité et contiendra le nom et le prénom de l’ouvrier, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du maître chez lequel il travaille.

Art. 3. — Indépendamment de la loi sur les passeports, l’ouvrier sera tenu de faire viser son dernier congé par le maire ou son adjoint, et de faire indiquer le lieu où il se propose de se rendre. Tout ouvrier qui voyagerait sans être muni d’un livret ainsi visé sera réputé vagabond et pourra être arrêté et puni comme tel.

TITRE II
De l’inscription des congés sur le livret et des obligations imposées à cet égard aux ouvriers et à ceux qui les emploient.

Art. 4. — Tout manufacturier, entrepreneur et généralement toute personne employant des ouvriers sera tenue, quand ces ouvriers sortiront de chez eux, d’inscrire sur leurs livrets un congé portant acquit de leurs engagements, s’ils les ont remplies. Les congés seront inscrits sans lacune, à la suite les uns des autres ; ils énonceront le jour de la sortie de l’ouvrier.

Art. 5. — L’ouvrier sera tenu de faire inscrire le jour de son entrée sur son livret par le maître chez lequel il se propose de travailler, ou, à son défaut, par les fonctionnaires publics désignés en l’art. 2, et sans frais, et de déposer le livret entre les mains de son maître s’il l’exige.

Art. 6. — Si la personne qui a occupé l’ouvrier refuse sans motif légitime de remettre le livret ou de délivrer le congé, il sera procédé contre elle de la manière et suivant le mode établi par le titre V de la loi du 22 germinal. En cas de condamnation, les dommages-intérêts adjugés à l’ouvrier seront payés sur-le-champ.

Art. 7. — L’ouvrier qui aura reçu des avances sur son salaire, ou contracté l’engagement de travailler un certain temps, ne pourra exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé qu’après avoir acquitté sa dette par son travail et rempli ses engagements si son maître l’exige.

Art. 8. — S’il arrive que l’ouvrier soit obligé de se retirer parce qu’on lui refuse du travail ou son salaire, son livret et son congé lui seront remis, encore qu’il n’ait pas remboursé les avances qui lui ont été faites ; seulement le créancier aura le droit de mentionner la dette sur le livret.

Art. 9. — Dans le cas de l’article précédent, ceux qui emploieront ultérieurement l’ouvrier feront, jusqu’à entière libération, sur le produit de son travail, une retenue au profit du créancier. Cette retenue ne pourra en aucun cas excéder les 2/10 du salaire journalier de l’ouvrier ; lorsque la dette sera acquittée, il en sera fait mention sur le livret. Celui qui aura exercé la retenue sera tenu d’en prévenir le maître au profit duquel elle aura été faite et d’en tenir le montant à sa disposition.

Art. 10. — Lorsque celui pour lequel l’ouvrier a travaillé ne saura ou ne pourra écrire ou lorsqu’il sera décédé, le congé sera délivré, après vérification, par le commissaire de police, le maire ou l’un de ses adjoints, et sans frais.

TITRE III
Des formalités à remplir pour se procurer le livret.

Art. 11. — Le premier livret d’un ouvrier lui sera expédié : 1° sur la présentation de son acquit d’apprentissage ; 2° ou sur la demande de la personne chez laquelle il aura travaillé ; 3° ou enfin sur l’affirmation de deux citoyens patentés de sa profession et domiciliés, portant que le pétitionnaire est libre de tout engagement, soit pour raison d’apprentissage, soit pour raison d’obligation de travailler comme ouvrier.

Art. 12. — Lorsqu’un ouvrier voudra faire coter et parapher un nouveau livret, il représentera l’ancien. Le nouveau livret ne sera délivré qu’après qu’il aura été vérifié que l’ancien est rempli et hors d’état de servir. Les mentions des dettes seront transportées de l’ancien livret sur le nouveau.

Art. 13. — Si le livret de l’ouvrier était perdu, il pourra, sur la représentation de son passeport en règle, obtenir la permission provisoire de travailler, mais sans pouvoir être autorisé à aller dans un autre lieu, et à la charge de donner, à l’officier de police du lieu, la preuve qu’il est libre de tout engagement et tous les renseignements nécessaires pour autoriser la délivrance d’un nouveau livret sans lequel il ne pourra partir.

Art. 14. — Le grand juge, ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur sont chargés de l’exécution du présent arrêté qui sera inséré au Bulletin des Lois[24].

Tel est cet arrêté sur le livret des ouvriers ; nous avons tenu à le donner in extenso afin qu’il ne perdît rien de son importance et pour qu’il fut loisible de bien voir avec quelle précision, quel soin le législateur consulaire tenait à enfermer l’ouvrier dans sa classe.

Nous n’hésitons pas à dire que l’arrêté de frimaire instituait la mise en carte des travailleurs français, il violait les principes essentiel de la Révolution et anéantissait, au profit de la bourgeoisie capitaliste et patronale, toute liberté et toute égalité.

Il est aisé de le démontrer. Prenons par exemple le livret, instrument du contrôle des salaires, que voyons-nous ? D’abord, remarquons bien que le livret ne portait aucune mention du salaire promis par le patron à l’ouvrier au moment de l’entrée au service ; or, cela aurait pu être d’un réel secours à l’ouvrier en cas de contestation, puisque cette indication aurait fait foi. Nous savons que la loi préféra s’en remettre à la simple affirmation patronale et ajoutons encore que, par mesure de prudence et, pour mieux bâillonner l’ouvrier, c’est le patron qui gardait le livret par devers lui, c’est-à-dire qu’il confisquait et absorbait en quelque sorte la personnalité même de son instrument humain.

Mais ce n’est pas tout. Nous avons vu dans l’arrêté que l’ouvrier pouvait recevoir des avances sur son salaire. Ce texte recouvrait une abominable exploitation. En effet, conformément à ce qu’avaient institué déjà des ordonnances du 2 janvier 1749 et du 12 septembre 1781, en spécifiant bien que c’était un « moyen propre à entretenir la subordination chez les ouvriers de fabrique », le patron qui avait fait l’avance retenait l’ouvrier, lui refusait son congé d’acquit jusqu’à ce que son travail eût compensé l’avance. Or la loi stipule que la rupture de contrat entraîne des dommages-intérêts et non pas exécution en nature[25]. Bien mieux, au moment de la rédaction du Code, fut voté l’article suivant : « Si l’individu qui a loué ses services n’exécute pas son engagement, il est condamné à des dommages-intérêts ; mais il ne peut être contraint personnellement à l’exécution. » Ce texte formel, qui ruinait le système d’esclavage de l’arrêté que nous étudions fut subtilisé : il était trop juste pour la justice de Bonaparte. Et maintenant, songeons à ce qui se passait sans cesse dans la pratique : on remettait à des ouvriers gagnant des salaires infimes, 0 fr. 30, 0 fr. 40 ou 0 fr. 50 par jour, plusieurs centaines de francs d’avance, et de la sorte ils étaient littéralement enchaînés à l’usine, à la fabrique, sans aucun moyen de pouvoir recouvrer leur liberté[26]. Faut-il encore faire ressortir ce qu’il y avait de monstrueux à faire condamner comme vagabond — six mois de prison ! — l’ouvrier qui travaillait sans livret ? Faut-il surtout insister sur le caractère odieux d’un arrêté qui, à tout article, répète que la police doit intervenir dans la vie du travailleur, qui, en un mot, repose tout entier sur ce principe que l’ouvrier est un suspect dans la société ?

Pour résister aux exigences patronales, pour conserver ou recouvrer leur liberté et leurs droits menacés, les ouvriers doivent s’unir. Nous savons que le pouvoir de Bonaparte ne le voulait pas et il faut dire, pour être juste, qu’il ne rencontra aucune résistance. M. Martin Saint-Léon écrit[27] que la loi de germinal an XI et les arrêtés consulaires que nous avons analysés furent « impuissants à comprimer le mouvement ouvrier dont la forte poussée continuait à alarmer le pouvoir, cependant si fort, du Consulat. » M. Martin Saint-Léon trouve une preuve de la puissance ouvrière dans l’existence des sociétés secrètes de compagnons. Or ces sociétés, le gouvernement les poursuivit et fit son possible pour les détruire. Y eut-il de la résistance de la part des ouvriers ? On n’en trouve pas trace. Si donc la poussée ouvrière avait été si forte, il est bien improbable que les compagnons se fussent laissé anéantir. En réalité, comme il n’y avait d’autres sociétés ouvrières que celles du compagnonnage, le gouvernement s’acharna contre elles. Les associations de compagnonnage groupaient des ouvriers nomades, des travailleurs qui faisaient le Tour de France[28] et non pas les sédentaires. Elles procuraient du travail aux compagnons et formaient dans les villes comme Paris, Lyon, Nîmes, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Tours, Orléans, etc., des centres de secours et d’assistance mutuels. La loi du 14 juin 1791 les avait condamnées, mais inutilement. Le Consulat et l’Empire s’acharnèrent contre elles à la fois dans le désir de donner satisfaction au patronat, qui ne voulait pas admettre l’existence de ces bureaux de placement, et de ces groupements, peut-être dangereux, et aussi par politique[29], dans la crainte de grèves ou coalitions. Les préfets de Maine-et-Loire, Loir-et-Cher, Eure-et-Loir, Loiret, sous le Consulat, ceux d’Indre-et-Loire, de Saône-et-Loire, du Rhône, de la Gironde plus tard, firent campagne contre les compagnons et ne trouvèrent pas de résistance. L’opinion publique, du reste, ne pouvait se prononcer pour les ouvriers affiliés aux sociétés de compagnonnage en raison des rivalités et des haines, séparant les différents groupes de compagnons, rivalités trop souvent marquées par des meurtres et des violences[30]. Mais le gouvernement ne se servait de ces violences que comme d’un prétexte ; l’essentiel pour lui était d’empêcher des réunions d’ouvriers. Un exemple qui le montre avec force, est le refus qu’il opposa à une tentative du préfet de Bordeaux, pour grouper les ouvriers de cette ville, dans le but de les mieux observer, le seul fait du groupement paraissant dangereux ! « Le préfet de la Gironde, dit un rapport[31], soumet à l’approbation de S. E. le sénateur, un arrêté qui a pour but de faciliter la surveillance des ouvriers à Bordeaux et dont les principales dispositions offrent à la pensée le rétablissement des corporations : le maire est autorisé à réunir les chefs d’ateliers, ouvriers de chaque profession et hommes de peine, pour créer parmi eux des inspecteurs et sous-inspecteurs. Le premier choix doit être fait par le maire. Dans la suite, ces surveillants seront choisis par les ouvriers mêmes et renouvelés tous les ans par moitié. Ces inspecteurs et sous-inspecteurs doivent tenir état de tous les ouvriers et des renseignements sur la conduite, la moralité, les moyens d’existence de chacun d’eux, etc., de manière qu’ils puissent fournir à l’autorité, à toute réquisition, les renseignements qu’elle exigera. Ils exerceront en conséquence une espèce de surveillance et de police sur tous leurs subordonnés. On observe que la faculté d’élire des inspecteurs, confiée à des ouvriers, a des inconvénients. Les corporations ayant été supprimées ; toute mesure indirecte qui tend à les rétablir, ne peut être que l’effet d’une loi ou d’un décret impérial. »

En résumé, et d’une façon générale, le prolétariat ouvrier apparaît bien pendant le Consulat et l’Empire comme entouré de barrières qui doivent l’isoler de la nation, et dans la classe prolétaire elle même, l’individu est isolé et condamné à demeurer tel. Tenu dans cette condition sociale tout à fait inférieure, le prolétariat ne bouge pas, parce que Bonaparte le gave de gloire militaire, parce qu’il est lassé et épuisé par les luttes de la Révolution, parce que le pouvoir veille à ce qu’il ne manque pas de pain.

Bonaparte voulut toujours être exactement renseigné sur l’état des approvisionnements en France d’une manière générale, à Paris en particulier, et dans sa correspondance, comme dans les documents d’archives, on trouve la trace constante de cette préoccupation[32]. En l’an IX et surtout en l’an X où la situation, au point de vue des subsistances, fut particulièrement pénible, le premier consul dirigea lui-même les ministres dans toutes leurs tentatives pour tâcher de donner à Paris le pain qui manquait. Un document du 5 nivôse

Le Serment des Maréchaux.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


an VIII[33] nous donne de précieux renseignements sur l’approvisionnement de la capitale en farines. Il contient des réponses précises à des questions posées par le ministre de l’intérieur, désireux d’être rapidement mis au courant des besoins de la ville :

1° Quantité de farine nécessaire à l’approvisionnement journalier ? — 1 500 sacs de 325 livres chacun.

2° Quantité d’arrivages par jour à la halle ? — Depuis an VIII de 3 à 500 sacs, peu de 600 et 2 ou 3 de 700.

3° L’approvisionnement, se fait par le reste de la veille et ce qui arrive le jour.

4° Toutes les fois que la halle a plus de 2 000 sacs, on peut être tranquille sur l’approvisionnement. Quand on se rapproche de ce nombre, il faut prendre des précautions pour maintenir l’abondance. Quand la quantité de farines surpasse 5 à 6000 sacs, c’est une preuve de la vileté du prix du grain.

5° Le gouvernement est instruit de l’état de la halle par l’état de situation qu’envoie chaque matin le contrôleur de la halle au chef de la 4e division[34]. Le bureau central fait plusieurs fois par décade son rapport au ministre.

6° Sur 834 boulangers, qui existent à Paris, il y en avait, au 29 frimaire, 410 bien approvisionnés, les uns de 50, les autres de 100, d’autres de 150 sacs de farine. Les petits approvisionnements de 5, 10 sacs, sont nombreux.

7° On peut assurer que les boulangers ne perdent rien en donnant le pain à 11 sols les 4 livres, lorsque la farine est à 54 fr. On pourrait approximativement établir cette échelle :

48 fr. la farine, 10 sols les 4 livres.
50 à 54 fr » 11 » »
55 à 60 fr. » 11 1/2 et 12 » »

Il devient donc important d’empêcher la farine de s’élever au-dessus de 54 fr. « Mais si l’on est plus sûr du succès en faisant baisser le prix de la farine, il faut éviter rigoureusement qu’on s’aperçoive des efforts du gouvernement. L’approvisionnement habituel de la halle serait d’autant plus aisément compromis par une mesure administrative connue, que le prix serait moindre à Paris que partout ailleurs. Les versements que l’on ordonne doivent donc être faits peu à peu, et ne pas étonner le commerce, toujours attentif aux quantités de farines qui arrivent, selon la saison. » En fructidor de l’an IX, les boulangers voulurent porter le prix du pain à 14 sols les 4 livres, on voit par conséquent la différence avec le prix normal indiqué plus haut. Aussi une certaine agitation se manifesta dans le peuple. Les premiers dont la police s’inquiète, ce sont, bien entendu, les ouvriers : « On a remarqué hier matin[35] une réunion considérable d’ouvriers près le marché de la porte Martin : au lieu de se rendre à leurs ateliers, ils paraissaient délibérer entre eux. Ils disaient que le pain avait augmenté ; que plusieurs boulangers exigeaient 14 sols de 4 livres. Quelques perturbateurs tentaient d’exciter ces ouvriers à réclamer collectivement contre cette augmentation. Ils n’ont pas réussi. Le rassemblent s’est dissous sans aucun trouble. Le prix du pain n’a pas varié. On dit vaguement que quelques boulangers retiennent 14 sols pour 4 livres, lors qu’on leur offre en payement une pièce sur laquelle ils ont à rendre ; qu’ainsi ils ne rendent qu’un sol sur une pièce de 15. Mais si on réclame, il ajoutent le sol qui manque. Ainsi, le prix courant est encore : de 13 sols les 4 livres. » La police devenait optimiste malgré le malaise véritable qui régnait et, dès le 22 fructidor, elle devait s’alarmer : « Les boulangers, mécontents de ce qu’il ne leur a pas été permis d’augmenter le prix du pain, diminuent la quantité qu’ils mettent en vente : hier, plusieurs boutiques étaient vides à midi. Différents rapports annoncent qu’ils se concertent pour fixer d’un commun accord le prix de 4 livres à 14 sols, et fermer leurs boutiques simultanément, si un seul d’entre eux est arrêté. » Et le rapport ajoute cette indication grave « Il y a eu, à Caen, dans le commencement de ce mois, une émeute populaire pour les blés : on força les cultivateurs qui se trouvaient au marché de livrer à moitié prix. Tous ceux des campagnes voisines paraissent s’être prévalu de cet événement pour cesser les approvisionnements de cette ville, et les prix des blés, qu’on y apporte en petite quantité, ont été considérablement augmentés. On craint une nouvelle émeute. »

Chaque jour l’agitation, l’inquiétude augmentaient. Les boulangers avaient collectivement demandé par pétition la permission de hausser leurs prix, mais en vain. « On remarque de l’inquiétude dans plusieurs quartiers de Paris, dit le bulletin du 23 fructidor, sur la rareté du pain. Il a manqué aujourd’hui à 9 heures du matin chez quelques boulangers ; à 10 heures chez d’autres. Le pain est beaucoup plus cher dans les environs de Paris : les 4 livres se vendent 18 ou 20 sols. Il en résulte que les habitants des campagnes, qui viennent avec des charrettes chargées de divers objets, remportent du pain en plus grande quantité dès le matin, les boutiques des boulangers sont plus tôt vides. De là des plaintes et quelques rassemblements parmi lesquels se glissent des perturbateurs. On a entendu dans un groupe un particulier qui disait que le gouvernement, ayant fait le projet d’une descente en Angleterre, y envoyait du blé d’avance pour la subsistance de l’armée. D’autres disaient : Cela ne peut pas durer : on ne se sent plus d’humeur d’aller à la guerre.

« Hier, à 5 heures du soir, un particulier de très mauvaise mine, entra chez un boulanger de la rue aux Ours n°17. Il était en houppelande de gros drap gris, guêtres de la même couleur, chapeau à cornes, on le crut militaire. Voyant qu’il n’y avait plus de pain blanc, il s’exprima en ces termes : « Le peuple est mécontent de vous, vous le faites mourir de faim, mais prenez garde, on tombera sur vous et peut-être avant peu. » Les boulangers persistent à soutenir qu’il est impossible de fournir à 13 sols les 4 livres, si le prix des farines ne diminue pas, si les marchands conservent la faculté de l’augmenter à volonté. On en cite quelques-uns qui ont vendu leurs effets pour acheter des farines et continuer leurs fournitures ; d’autres, qui ont été forcés de fermer leurs boutiques. Des agents sûrs ont parcouru aujourd’hui le faubourg Marceau et ont demandé à plusieurs boulangers, qui n’avaient plus de pain, pourquoi ils n’étaient pas pourvus ; tous ont répondu qu’on ne pouvait donner pour 13 sols ce qui en coûtait plus de 14, et on n’aurait pas pas dû rejeter leur pétition. »

Les bulletins de police rédigés au sujet des subsistances ne tardèrent pas à être rédigés sous la rubrique : Agitation. Le 24 fructidor, voici ce que nous lisons : « Dès le matin, on se rassemble chez les boulangers ; on attend à la queue le pain que chaque fournée doit produire. Il en résulte naturellement une plus grande consommation parce que chaque famille, craignant de manquer, s’approvisionne pour plusieurs jours. La consommation s’augmente encore par les exportations[36]… On remarque beaucoup plus de femmes que d’hommes dans les rassemblements. Leurs menaces contre les boulangers sont plus hardies. Quelques-unes se sont permis de dire qu’il fallait abattre une ou deux têtes pour faire peur aux autres. Plusieurs boulangers ont fait tous leurs efforts pour se tenir approvisionnés, ont cuit une ou deux fois de plus dans le jour. D’autres, et même les plus riches, se bornent à leur distribution habituelle et ont soin d’en assurer la totalité à leurs pratiques auxquelles ils vendent les 4 livres 14 sols sans éprouver aucune difficulté ; mais ces livraisons partielles absorbant les journées de ces boulangers, il ne reste rien pour le public. Quelques malveillants insinuent que si le pain est devenu plus rare, c’est parce que le gouvernement a permis l’exportation à l’étranger d’une grande quantité de blés. Mais les plaintes sont généralement dirigées contre les boulangers et les propriétaires de farines. On a dit souvent que, pour exciter une émeute, il suffirait de préparer une disette factice. Jusqu’à présent, les rassemblements ne paraissent pas séditieux et pourraient difficilement le devenir, parce que les factions sont éteintes, les agitateurs sans moyens. La surveillance est continuelle. » Le lendemain, l’agitation persistait et paraissait même s’aggraver. Il fallut, pour la faire cesser, que le gouvernement consentît à laisser les boulangers vendre le pain à 16 sols les 4 livres jusqu’à concurrence de 3 cuissons. En participant à leur perte, il obtint qu’ils livreraient les cuissons supplémentaires pour 13 sols. Des farines tenues en réserve dans les magasins militaires furent mises en circulation et ainsi la place put être approvisionnée. S’il y eut disette ou commencement de disette, il est certain que cela tient, d’une part, à ce que les approvisionneurs ne tenaient pas leurs engagements et spéculaient sur la faim du peuple et, d’autre part, à ce que l’étranger, et en particulier l’Angleterre, attirait des blés hors du territoire. Dans la Brie, les guinées abondaient et le blé s’enlevait à tout prix[37]. Bernadotte écrivait de l’Ouest que l’exportation par les côtes était continuelle et que les cultivateurs, ne considérant que leur bénéfice momentané, livraient leurs récoltes ou leurs réserves à des émissaires étrangers, qui parfois se disaient envoyés du gouvernement consulaire. Le Grand Juge, avisé de ces faits, demanda aux munitionnaires des armées, Carrier et Vanderbergh, la liste précise de leurs agents et la désignation des régions où ils devaient acheter, afin de pouvoir faire arrêter les acheteurs qui se diraient faussement chargés des achats de l’État.

Et maintenant que nous avons vu de l’extérieur, si nous pouvons ainsi nous exprimer, c’est-à-dire du public, comment était accueillie une disette à la vérité légère, nous allons voir comment le gouvernement se souciait d’y obvier, quel travail s’opérait dans les ministères, quels conseils étaient donnés au pouvoir afin de maintenir toujours égale la quantité de blé nécessaire à la capitale pour qu’elle ne manquât pas de pain. C’est en l’an X, nous l’avons dit, que la situation fut surtout critique au point de vue des approvisionnements. Rappelons que, pendant l’hiver de cette année, il fallut distribuer du travail à des ouvriers inoccupés. Le 8 vendémiaire nous voyons un rapport[38] aux consuls proposant trois moyens qui devaient permettre au gouvernement de parer aux besoins pendant deux mois : 1° Que chaque boulanger ait constamment dans ses magasins de 22 à 60 sacs de farine, ce qui forme un fonds d’approvisionnement d’au moins 25 000 sacs ; 2° Que chaque boulanger dépose en cautionnement 15 sacs de farine dans un magasin public pour y être conservés en réserve et à la disposition du gouvernement, sous la surveillance et manipulation de quatre syndics choisis parmi les boulangers eux-mêmes. Cela donne 9 000 sacs qui, « versés à propos à la halle peuvent y maîtriser le cours et procurer une abondance nécessaire. » Pour indemniser les boulangers de cette avance de 15 sacs, on leur fera remise du droit de patente ; 3° Faire acheter par le commerce pour être toujours à la disposition du gouvernement 30 000 sacs de farine. Il faut faire ces achats en Belgique, c’est-à-dire loin du centre d’approvisionnement des boulangers de Paris. Les mesures accessoires suivantes étaient encore proposées : 1° Obligation imposée au munitionnaire des Invalides et à celui de la 1re division militaire de s’approvisionner pour un an ; 2° Engagement des boulangers de ne pouvoir sans permission ni ralentir leur commerce ni renoncer à leur profession qu’après avoir prévenu 6 mois à l’avance ; 3° Défense de concourir aux achats de blé dans un rayon de 20 lieues autour de Paris sans être muni d’une patente de boulanger, de meunier ou marchand de blé. Le 10 vendémiaire Chaptal lui-même écrit, comme ministre de l’Intérieur, à Bonaparte[39], pour lui rendre compte des tentatives infructueuses qu’il a faites auprès de cinq individus, Bawens, Cavié, Robert, Sargeon et Cavon qui, « par la nature de leur commerce et leur crédit », lui paraissaient le plus capables de traiter avec le gouvernement pour les approvisionnements en blés. Ce qui les a surtout arrêtés, c’est que le gouvernement leur faisait garder les blés en magasin et se réservait le droit de leur dire de mettre en vente quand il le jugerait à propos. Chaptal a décidé de faire « un essai sur 50 000 quintaux de blé ou 10 250 sacs de farine, afin de faire connaître par expérience tous les détails de l’opération. Il répond de l’honnêteté de la compagnie à qui il s’adresse. « Si vous approuvez ce traité, dit-il au consul, nous aurons des blés à Pontoise avant la fin du mois. Nous aurons alors des données sûres sur le prix du grain vendu à Paris. Nous pourrons alors ou traiter en connaissance de cause avec des compagnies ou, ce qui vaudra mieux, accorder une prime bien calculée pour chaque sac de farine vendu à la halle de Paris et provenant de la Belgique. » Il ajoute sur une note volante : « Il serait à désirer que, pour prévenir tout danger de concurrence dans les achats de grains, la même compagnie fût chargée de l’universalité de ceux à faire pour la guerre, la marine et l’intérieur, mais en tenant une caisse et une comptabilité séparée vis à vis de chaque ministre. Cette idée cependant n’est pas sans inconvénient sous quelques rapports, en ce qu’elle met dans une seule main toutes les subsistances de la France. « Un mémoire du 11 vendémiaire[40] sur la nécessité de faire des approvisionnements en grain pendant l’hiver de l’an X » est le meilleur commentaire de la lettre ci-dessus. On y voit que, se rappelant que le gouvernement avait fait livrer en 1791, par l’ancienne compagnie des Vivres, 300 000 sacs pour l’armée et 300 000 sacs pour les besoins publics, le premier consul « a désiré connaître les conditions auxquelles le citoyen Vanderbergh consentirait à se charger de cet approvisionnement extraordinaire. » Or, voici ces conditions : commission de 3 % sur l’achat et 18 sols par sac et an pour garde, déchets ; avance de 1/4 sur le montant des approvisionnements à faire, soit 9 millions ; pour lui, le prix moyen du sac de méteil, tous frais compris, est 30 fr. 14 sols. Sur ces conditions, le rapporteur fait diverses observations : il y a avantage à ne pas acheter à forfait sur les prix actuels qui sont hauts et peuvent baisser avec la paix maritime, mieux vaut donc acheter par commission ; la commission de 3 % semble élevée, mais le munitionnaire doit de son côté 1 à 1 1/2 % à ses agents ; il est plus avantageux d’établir la commission sur le nombre de sac plutôt que sur le prix ; quant aux 18 sols pour garde et déchets, on ne donnait que 12 sols à l’ancienne compagnie, « mais, la main d’œuvre ayant à peu près doublé depuis la révolution », il est juste de donner 15 sols ; Vanderbergh a réparti les sacs à raison de 7 000 sacs dans le Midi, depuis Besançon à la Rochelle, 50 000 sur les côtes de l’ouest et 180 000 tant dans l’intérieur que sur les frontières de l’est », il vaut mieux, selon le rapporteur, avoir avant tout 100 000 sacs dans la région de Paris et approvisionner aussi largement Bordeaux et Toulouse.

Le préfet de police, interrogé à son tour, proposa ce qui suit[41] : « Veiller à ce que les marchés dont l’état est ci après soient[42] constamment approvisionnés, à ce que le consommateur des villes et campagnes soit assuré d’y trouver ce dont il a besoin. Punir ceux qui vont au-devant des grains destinés aux marchés. Surveiller exactement et empêcher les mesureurs de s’immiscer directement ou indirectement dans ce commerce. Empêcher la vente clandestine et défendre tout enlèvement dans les marchés pendant la première heure. Surveiller tous ceux qui, étrangers au commerce des grains et farines, se présenteraient dans les marchés pour y faire des achats ou parcoureraient les fermes dans les mêmes intentions. Ne souffrir d’achats pour aucun service public tel qu’il ne soit dans un rayon de 20 lieues de Paris, si ce n’est par les boulangers. Laisser d’ailleurs la circulation des grains parfaitement libre, et ne s’attacher qu’à la personne des individus étrangers ou inconnus qui se livreraient à des accaparements sensibles, soit dans les marchés, soit au domicile des cultivateurs. Maintenir la police des marchés, en se conformant aux usages des lieux, sauf à faire disparaître les abus que ces usages pourraient présenter au fur et à mesure qu’on les apercevrait. En un mot, s’en tenir à une simple surveillance sur les personnes, sans entraver la chose, tel est peut-être, général premier consul, pour le moment actuel, le seul moyen prudent de remédier aux accaparements, de faire cesser les abus et les craintes que je vous ai signalés dans mes rapports, et d’écarter du commerce des grains et farines, sur les marchés situés dans le rayon de Paris, la finance, la banque, les commissionnaires et courtiers qui n’aiment pas du tout avoir affaire au préfet de police… »

Le préfet ajoute à son rapport un tableau des moulins employés à l’approvisionnement de Paris, et nous en comptons 3 243, donnant par jour 3 370 moutures, qui tombent à 1 621 en temps de sécheresse. Nous relevons aussi dans des « Observations sommaires » qui accompagnent le même rapport, et ont pour but de montrer la nécessité qu’il y a de donner au préfet de police la surveillance des marchés, certains passages dignes d’intérêt, comme celui-ci, par exemple : « Il ne faut pas se le dissimuler, partout où il y a un grand nombre de spéculateurs et de capitalistes, le principe d’activité devient quelquefois dans leurs mains un principe de corruption, et quoique le gouvernement ait supprimé tous les privilèges dont l’ancien régime favorisait les uns au préjudice des autres, on doit encore redouter cette cupidité qui produit les manœuvres, les monopoles, la disette et les misères publiques ».

Quel fut le résultat immédiat de tout ce travail de bureau dont nous donnons un aperçu ? On le trouve dans un arrêt consulaire du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801), arrêté qui reproduit dans ses grandes lignes le rapport aux consuls du 8 vendémiaire[43]. Le préfet de police eut seul le droit d’autoriser l’établissement d’un boulanger, et il fallut, pour pouvoir exercer cette profession, déposer quinze sacs de farine dans les magasins municipaux et en garder à la boulangerie soixante, trente ou quinze. Tout boulanger devait prévenir six mois à l’avance s’il avait l’intention de se retirer du commerce. Le préfet de police désigna vingt-quatre boulangers, qui choisirent quatre syndics chargés des rapports avec la police. Comme on peut le voir, ces mesures étaient rigoureuses et minutieuses[44], mais le public parisien y vit la certitude que le gouvernement se préoccupait de sa subsistance, et ce fut pour lui un sujet de gratitude à l’égard de Bonaparte. En réalité, si Paris manquait de pain, nous savons très bien que cela tenait en grande partie à la guerre, à la nécessité des approvisionnements pour les armées et aux manœuvres des accapareurs qui achetaient en sous main des blés destinés à l’Angleterre. En outre, la dernière récolte n’avait pas, en l’an X, favorisé le bassin parisien de telle sorte que la réglementation des boulangeries ne suffit pas à calmer toutes les inquiétudes. Nous allons donner quelques documents qui indiquent, au point de vue économique et agricole, les raisons de la crise, et indiquent des remèdes intéressants à connaître. D’abord un procès-verbal de la réunion tenue à dix heures du soir, le 6 frimaire an X, par le conseil extraordinaire d’administration de l’intérieur[45] :

« Les ministres de l’intérieur et de la police générale, les conseillers d’État Cretet, Defermon, Rœderer et Réal, et le préfet de police de la commune de Paris sont présents. Ce conseil a pour objet la situation de la République relativement aux subsistances. Le ministre de l’intérieur présente l’état de la récolte et des besoins de quarante-sept départements dont les préfets ont envoyé les renseignements qu’il avait demandés. Il en résulte : 1° que treize départements ont assez de blé pour leur consommation ; que le produit de la récolte dans dix-neuf départements est inférieur aux besoins de la consommation et que dans quinze il excède ces besoins ; 2° que l’excédent des quinze départements étant supérieur au déficit des dix-neuf, la récolte totale, dans les quarante-sept départements dont les renseignements sont parvenus, surpasse les besoins d’environ 1 million de myriagrammes ou 200 000 quintaux ; 3° que presque tous les départements qui offrent de l’excédent appartiennent ou à la Belgique ou aux bords du Rhin ou a l’ouest, et que ceux qui éprouvent un déficit sont pour la plupart ceux dont l’excédent se versait sur Paris. C’est donc des besoins de Paris qu’il convient de s’occuper. Ces besoins peuvent être estimés de 2 à 3 millions de quintaux. On peut tirer : de la Vendée, 500 000 quintaux ; des Deux-Sèvres, 500 000 quintaux de la Dyle, 1000 000 quintaux ; de Jemmapes, 500 000 quintaux ; de la Lys, 500 000 quintaux, soit un total de 3 000 000 quintaux. Si l’extraction de 2 000 000 quintaux se trouvait trop forte pour les trois départements de la Belgique (Dyle, Jemmapes, Lys), on pourrait la diminuer de 500 000 quintaux

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

qui seraient fournies par la Sarre et la Roër. Ces premières notions reconnues et posées, le premier consul invite le conseil à délibérer sur les mesures à prendre pour l’extraction des blés dans une quantité propre à assurer la consommation de Paris. Ces moyens sont de deux sortes : 1° accorder des primes au commerce ; 2° traiter avec une maison de commerce qui ferait l’opération

en régie pour le compte du gouvernement. Le premier moyen paraît offrir plus d’inconvénients que d’avantages : on craint qu’il ne fasse resserrer les blés et qu’il n’en augmente le prix. Le second moyen promet des résultats plus sûrs : il pourrait fournir, moyennant 1 500 000 francs, 100 000 quintaux par mois, il exigerait, pour les deux premiers mois, une avance de 3 millions. Le conseil ne se fixe à aucune détermination. Le ministre de l’intérieur est invité à proposer incessamment d’après les vues exposées dans le cours de la discussion les moyens qu’il croira les plus propres à procurer les approvisionnements nécessaires à la consommation de Paris, et les mesures à suivre pour l’exécution. Le premier consul fait mettre sous les yeux du conseil un mémoire[46] qui a pour objet l’application aux circonstances actuelles d’un système anciennement suivi, et qui consiste à charger le munitionnaire des vivres de l’armée de faire, indépendamment d’un approvisionnement de 300 000 sacs auquel il est obligé par son marché, un approvisionnement d’une quantité semblable pour le compte du gouvernement. Il observe, après la lecture de ce mémoire, que ce moyen, bon pour prévenir les besoins, est inexécutable lorsqu’ils commencent à se faire sentir. Il ordonne au préfet de police de s’assurer avant la fin de la semaine : 1° si le magasin de farines des boulangers à Sainte-Élisabeth est complet ; 2° si le magasin de farines de réserve est complet ; 3° si le magasin militaire est approvisionné pour 20 000 rations par jour pour trois mois ; 4° si les magasins des hospices, des invalides et de la garde des consuls sont approvisionnés pour trois mois. Le préfet de police remettra nonidi prochain au premier consul un rapport sur les résultats de cette vérification. Le premier consul invite le conseil à exprimer son opinion sur les moyens à prendre : 1° pour assurer pendant l’hiver de l’ouvrage aux ouvriers tels que maçons, manœuvres ; 2° pour faire descendre le prix du pain à 10 sous ; 3° pour disposer les artisans et les citoyens pauvres à consommer du pain d’une qualité inférieure au prix de 13 à 14 sous.

Les membres du conseil présentent sur le premier objet des vues qui donnent lieu aux déterminations suivantes : Le ministre de l’Intérieur prendra des mesures pour employer 100 000 fr. par mois d’hiver à des journées de maçon dans les carrières, il proposera demain un projet d’arrêté pour la démolition du Châtelet ; il fera commencera primidi prochain, les travaux de la ménagerie du muséum d’histoire naturelle ; il présentera incessamment un rapport sur la démolition des maisons qui bordent la rivière entre le pont Notre-Dame et le pont Rouge ; il pressera les travaux du marché Saint-Honoré et rendra compte des mesures à prendre pour l’ouverture de la rue qui, en passant sur la maison du citoyen Rouen, notaire, débouchera de ce marché sur la rue neuve des Petits-Champs ; il prendra connaissance du projet du citoyen Bralle pour la construction de quatre fontaines qui seraient alimentées par les pompes du pont Notre-Dame et de la Samaritaine mises en état de donner toute l’eau qu’elles peuvent fournir. Le ministre fera un rapport sur tous les autres moyens qu’il jugera propres à faire atteindre le but que le gouvernement se propose d’employer pendant l’hiver tous les maçons, manœuvres, etc., sans ouvrage….

Le conseil, consulté sur les moyens de faire descendre le prix du pain à 10 sous, n’en discute qu’un seul, celui des primes aux boulangers. Il paraît se fixer à l’opinion que ce moyen dont les résultats seraient incertains pourrait être, sinon entièrement inutile, du moins dangereux. Il pense sur le troisième objet qui serait de faire adopter aux ouvriers et aux pauvres l’usage d’un pain de qualité inférieure que les habitudes de la classe qui vit du travail de ses mains, ses préjugés, ses dispositions naturelles, ne permettent pas d’espérer beaucoup de succès de cette mesure.

Le premier consul, pour procurer des secours aux citoyens indigents et accoutumer à la consommation de pain de qualité inférieure, charge le préfet de police de désigner un boulanger par section pour faire du pain à 14 sous. Il autorise le ministre de l’Intérieur à affecter 100 000 fr. par mois aux comités de bienfaisance qui délivreront aux indigents des cartes de pain sur ces boulangers. Le préfet de police s’informera du nombre des cartes qui seront distribuées chaque jour aux indigents par les comités de bienfaisance ; il fera mention de ce nombre dans le rapport journalier qu’il adresse au premier consul. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour maintenir dans Paris le prix du pain de consommation ordinaire d’un « taux uniforme ». À ce compte rendu officiel témoignant des préoccupations du gouvernement, nous tenons à joindre un mémoire[47] bien fait, clair et précis qui donne sur les conditions générales de la culture du blé pendant plusieurs années, des notions assez complètes.

Ce mémoire est divisé en paragraphes. La première partie qui traite d’idées générales peut être laissée de côté ; elle tend à démontrer que les gouvernements ne doivent pas cacher l’état réel des récoltes et qu’il faut, au contraire, savoir dire qu’une récolte est mauvaise.

Récolte mauvaise. — Oui, la récolte des blés est mauvaise, les blés sont déjà rares ; le pain sera d’une cherté excessive pour la masse du peuple. Il faut que je sois bien convaincu de ce que j’avance, puisque je ne crains pas de prendre un ton aussi affirmatif… Il a été répété dans les feuilles publiques que tous les départements avaient récolté une riche moisson. Je ne scruterai pas jusqu’à quel point il a été convenable que cette opinion fut accréditée : il y avait sans doute de la sagesse à ne pas avouer notre maladie interne lorsque d’importantes négociations avaient lieu. Peut-être aussi a-t-on été trompé. L’erreur ne saurait durer plus longtemps. Il est juste que j’articule des preuves…

Preuves. — La récolte précédente, c’est-à-dire celle de 1800, n’était que passable, mais celle de 1789 avait été assez bonne ; il y avait surplus. Donc, l’année dernière n’a pas été extrêmement pénible. Le prix des blés a même été trop modéré pendant les premiers mois : le blé s’est vendu d’abord 18 fr. le septier. Le prix a augmenté ensuite : il est allé jusqu’à 30 fr. au mois de mai. Il a monté constamment jusqu’au mois d’août. Le blé a valu plus de 40 fr. Ce dernier prix semblait excessif parce qu’on sortait d’éprouver le bienfait de plusieurs années tempérées…. Toutes granges étaient épuisées. Il n’était plus question de blé vieux. Il a fallu dévorer sur le champ le blé nouveau. On a, chose très vraie et heureusement peu commune, recueilli le blé, on l’a battu, on l’a moulu, on l’a cuit, on l’a mangé presque dans la même journée. Qu’est-il arrivé ? Le prix s’est tenu durant la moisson. On a pu s’y méprendre, on a pu croire que les laboureurs, tout entiers occupés de leur récolte, n’avaient pas le loisir d approvisionner les marchés ; on a pu se flatter que ce n’était qu’un mal temporaire. Lorsque les épis ont été par terre, les laboureurs ont compté leurs gerbes et ont été attristés de leur petit nombre. Ils n’ont entrevu qu’un moyen de salut pour eux : ils ont tous, et sans avoir besoin de se communiquer et par un accord tacite, résolu que le prix les indemniserait de la quantité. Il y a longtemps que l’on reproche aux laboureurs d’être avides. Ce n’est pas sans fondement. Mais il ne faut pas pousser ce reproche trop loin. Il est de toute justice que le cultivateur trouve le salaire de ses peines soit dans la quantité, soit dans la valeur de sa récolte… Toute espérance n’était pas éteinte. Les travaux de la moisson avaient occupé les laboureurs. Ceux de la semaille sent venus ensuite. Les premiers blés battus devaient être consacrés à l’ensemencement des terres. On se flattait que lorsque ce dernier ouvrage serait terminé les fermiers ne battraient plus que pour vendre, qu’alors il y aurait à tout le moins une abondance momentanée et que le prix serait moindre ou serait stationnaire. En effet, il est constamment d’usage que les blés de la Saint-Martin sont moins chers qu’en tout autre temps. Les fermiers ont à payer leur redevance, ils ont à s’acquitter des impositions, ils ont à fournir à leurs besoins, il faut prévenir les pénibles charrois de la mauvaise saison. Il en résulte que les marchés sont bien garnis et à un prix tel, que les pères de famille et les spéculateurs choisissent cette époque pour acheter leurs provisions. Or, la Saint Martin est passée, le blé n’abonde pas, sa cherté va toujours croissant. Pourquoi cela ? La raison est assez connue. [C’est que, en battant, les fermiers ont vu que la « rendition » était très faible. Les 100 gerbes n’ont produit et ne produisent que 10, que 8, que 6 bichets. La récolte est trop mauvaise][48].

Détresse. — Au moment où j’écris, le septier vaut couramment 42 et 43 fr. Il n’est pas aisé d’en avoir. La consommation absorbe journellement tout ce qui est battu dans les fermes. Il n’est peut-être pas un fermier qui ait 100 septiers de blé battu dans sa grange… Le prix ne fera qu’augmenter. Présentement le peuple des petites villes et des campagnes se nourrit avec le blé qu’il a moissonné. Cette ressource aura un terme. Généralement, la moisson du peuple est consommée à la fin de l’hiver, aux environs de Pâques. Beaucoup de batteurs sont employés, ils gagnent du blé ; ils nourrissent leur famille. Mais ce gain aura pareillement son terme. Les petites granges se vident rapidement… [En fin de compte, les gros fermiers se trouveront seuls bientôt à avoir du blé et exerceront un monopole de fait. En conséquence la main d’œuvre augmentera, le salaire de même ; et on verra en outre la neige, la glace arrêter le moulin à eau de la banlieue parisienne, en sorte que, seuls, les moulins à vent pourront fonctionner].

Plaintes. — La détresse enfantera des murmures… Au lieu d’accuser la nature, on accusera, dans une douleur aveugle, ceux qui sont à la tête des affaires. On se souviendra que les blés ont été exportés. On ne saura pas juger que cette exportation pour la majeure partie a été nécessaire en politique, que l’on ne pouvait pas s’attendre à une récolte si modique, que les promesses du printemps étaient superbes… Je suis convaincu que jamais la réputation de force dont jouit le gouvernement ne lui sera plus nécessaire… Il suffira de la faire sentir pour que la turbulence soit enchaînée… Des émeutes ne font pas abonder les blés, ne produisent pas le miracle de la multiplication des pains et ne font que préluder à de grands bouleversements… Dans presque toute la France, mais notamment dans les départements qui entourent Paris, le peuple a l’habitude de ne manger que du pain de froment, il ne consent qu’avec une certaine répugnance à se nourrir de méteil. Il est très rare que le plus petit peuple vive de seigle. Cela est un inconvénient. La subsistance dès lors est uniquement fondée sur une des productions du sol. Si cette production manque, il y a disette. Il serait sans doute plus avantageux qu’il comptât parmi ses aliments plus d’une espèce de grain… [L’auteur remarque qu’en Angleterre la viande joue un grand rôle dans l’alimentation ; en Écosse, c’est le pain d’orge ; en Irlande, la pomme de terre ; en Hollande, en Allemagne, dans les pays du Nord, le pain est mélangé orge et seigle. « Dans toutes ces contrées, si les graines semées en automne n’ont pas bien réussi, on a recours aux graines semées dans le printemps. On a double ressource »]… De tout temps le peuple, lorsqu’il pâtit, tourne ses regards vers ceux par qui il est gouverné ; il attend d’eux assistance contre tous les fléaux. Bonaparte a tout fait. On suppose que tout lui est possible, on l’invoquera dans une crise où naturellement on devrait n’invoquer que le Très-Haut.

« La terre a refusé des blés, on voudra qu’il en trouve… — Secours… On évalue que la récolte ne va qu’à moitié. D’autres la portent à 5/8. Sur quoi il faut prélever les semences. On présume que le net produit n’ira qu’au 1/3 d’une bonne année. C’est avec ce 1/3 disponible qu’il s’agit d’alimenter la population française. On ne nie pas que quelques cantons n’aient été privilégiés… mais les blés ont, sans contredit, manqué dans tous les départements qui sont près de Paris. Des signes trop certains le décèlent : la rareté et la cherté. Le blé se vend aujourd’hui 43 et 44 francs. Est-il possible de secourir la France entière ? On appellera les blés étrangers. [L’auteur démontre ici à quelles difficultés on se heurte en voulant obtenir des grains étrangers. Il s’appuie sur l’exemple de l’Angleterre, difficile à ravitailler en cas de mauvaise récolte]. Les mers sont libres. Nous tirerons des blés de la Baltique, de l’Elbe, du Weser, de la Sicile, de la Barbarie. Les États-Unis nous enverront peut-être quelques farines ; nous ne négligerons pas de faire venir du riz. Tout cela produira soulagement ; cela ne produira ni l’abondance ni la diminution du prix actuel… Il sera probablement utile d’encourager l’importation par la voie des primes… La sage politique conseillera d’accorder une prime plus forte pour tous les blés qui seront importés sur des bâtiments nationaux. J’avoue à regret qu’on ne doit compter que faiblement sur les premiers efforts de notre commerce. Nos commerçants sont dans la stupeur. Les grandes maisons sont ruinées, les capitaux sont rares, les navires en mauvais état, le crédit précaire… [Le gouvernement fera bien « de passer des marchés avec de gros capitalistes, avec des compagnies, pour être certain d’avoir à temps la provision de blé qu’il estimera nécessaire ».] — Paris… [Paris réclame toute la sollicitude du gouvernement] parce qu’il est le centre de l’autorité, parce qu’il renferme une population immense, parce que cette population a besoin d’être contenue… Il faut que le peuple parisien, brillant, léger et séditieux, soit entretenu des deux choses qui contentaient le peuple d’Auguste. Paris a coutume d’être approvisionné. Il ne l’est pas… Il l’est si peu, que si d’ici à peu de jours les rivières étaient fermées par des glaces, ou si seulement les eaux étaient trop hautes et la navigation interrompue, il y aurait rareté de pain. Le préfet de police a pris un arrêté relatif aux boulangers, rien de plus sage. Mais cela est insuffisant. On exige que les boulangers soient munis d’une certaine quantité de farine. Il faut que la faculté de se munir existe. Or elle peut ne pas exister. [La Belgique doit être le grenier de Paris. Il faut faire venir vers la France les blés du Brabant qui vont en Hollande.] Le gouvernement doit autoriser des achats avant et pendant l’hiver. Aussitôt que la saison le permettra, on transportera les blés achetés. Dès lors, on verra sans inquiétude arriver les mois dangereux de mars, avril et les suivants… »

Au milieu d’une situation aussi difficile que celle décrite par le perspicace auteur du mémoire que nous venons d’analyser, parmi tant de mesures conseillées et prises, Bonaparte s’avisa, comme il avait accoutumé de faire, d’agir selon son propre mouvement. Comme, malgré la surveillance de la police, malgré les efforts de toutes sortes, on ne pouvait pas ramener l’abondance des blés ni rabaisser le prix du pain, et cela, comme on le disait justement plus haut, parce qu’on ne pouvait pas faire, qu’une récolte mauvaise devînt bonne comme par miracle, le premier consul s’avisa de jeter sur le marché les blés du gouvernement, en les vendant au-dessous du cours. Et il y eut, entre lui et Chaptal, un incident qu’il est curieux de connaître, car il montre que Bonaparte ne comprenait pas qu’on ne fait pas de coup d’État contre les lois économiques. Nous sommes en floréal an X, c’est-à-dire avril 1802, en pleine crise. Le ministre de l’intérieur écrit au premier consul[49] :

« Général, le grand objet des subsistances mérite chaque jour une attention plus particulière, et je vous transmets à ce sujet quelques observations que je vous prie de peser dans votre sagesse. Vous avez cru devoir fixer à 86 francs le prix des farines du gouvernement ; depuis huit jours, nous fournissons la halle à ce prix. Le premier résultat de cette mesure me paraît de faire dévier les farines du commerce en les éloignant de la halle, où elles ne peuvent plus concourir, et de condamner au chômage tous les moulins qui fournissaient aux boulangers de Paris ; le deuxième résultat, c’est de faire exporter le pain et les farines de Paris pour approvisionner un rayon de vingt à vingt-cinq lieues. Cette mesure est blâmée par toutes les personnes qui ont la pratique du commerce. Je persiste à croire : 1° que le gouvernement doit employer tous ses moyens pour acheter des blés et, à cet effet, il a fait des dispositions convenables ; 2° qu’il doit se mettre en état de verser au moins 500 sacs de farine par jour à la halle (cette quantité paraît suffisante s’il ne s’agit que d’alimenter Paris concurremment avec le commerce) ; 3° qu’il doit approvisionner les marchés de Pontoise, Beaumont, Saint-Valéry de l’excédent de son blé (c’est le seul moyen de calmer les inquiétudes dans les départements voisins de Paris, de conserver nos farines pour la capitale et de forcer le propriétaire à vendre ce qu’il possède encore de la dernière récolte) ; 4° qu’il doit vendre les blés et farines au prix du commerce (La seule abondance peut en amener la baisse) ; 5° qu’il est possible de maintenir le pain à 18 sous pour les seuls nécessiteux de Paris en adoptant la mesure que je propose ci-joint. Je vous prie, général, de voir dans le projet que je vous soumets le résultat d’une mûre réflexion. Je crois qu’en l’adoptant nous diminuerons la consommation de Paris et nous rendrons au commerce l’activité que nous éteignons en fournissant au-dessous du cours. Ne perdons pas de vue, qu’en fait de subsistances, le principal est de ne pas en manquer, et que, pour ne pas en manquer, il ne faut ni tarir ni détourner aucune des sources du commerce. Le prix des subsistances n’est qu’un objet secondaire, et n’oublions pas qu’on ne peut le maîtriser que par l’abondance de la matière et le concours des vendeurs. J’aurai l’honneur de vous voir demain ou après-demain pour connaître vos intentions. Si j’insiste sur le parti que je vois qu’on peut prendre dans l’affaire délicate des subsistances, c’est surtout parce que je regarde tout ce qui y a rapport comme des devoirs attachés à ma place, et que je désire pouvoir écarter de votre carrière glorieuse tout ce qui pourrait affecter péniblement votre cœur. Salut et respect. Signé :
CHAPTAL. »

À cette lettre est annexé un projet qui en reproduit les idées principales, c’est-à-dire la nécessité de compléter par des blés du gouvernement l’approvisionnement de Paris, faire arriver des blés sur les marchés de l’Eure, de la Seine-Inférieure et de la Somme, mais laisser en tous cas le commerce établir lui-même les cours, car autrement, les négociants, ne pouvant plus faire concurrence à l’État, se retireront du marché, et le gouvernement sera entraîné à fournir « à une consommation dont on ne peut pas calculer l’étendue », et la famine ne tardera pas à apparaître. Et Chaptal termine en exposant le système suivant : « Pour concilier cette liberté des prix avec les considérations majeures qui peuvent porter le gouvernement à maintenir le pain à 18 sous pour Paris, le gouvernement pourrait autoriser les comités de bienfaisance à délivrer des bons aux familles indigentes, à la faveur desquels le pain leur serait délivré à 18 sols les 4 livres, à raison d’une livre et demie par tête de famille. Le gouvernement tiendrait compte aux boulangers, sur la remise de ces bons, de la différence des prix… »

Cette leçon d’économie politique donnée à Bonaparte par Chaptal mérite d’être signalée. Le premier consul faisait de la politique de surenchère comme nous en voyons encore faire aujourd’hui par des gens qui, pour tenter de ramener vers eux la faveur du peuple qui les abandonne, entassent propositions sur propositions, sachant bien qu’elles ne peuvent aboutir sans un long et sérieux travail préparatoire qui doit tendre, non pas à introduire dans un organisme qui fonctionne une modification qui l’arrêtera tout d’un coup, mais bien à réformer par la base et selon des données rationnelles, le mécanisme social que des maîtres intéressés ont dès longtemps faussé. Et ce n’est certes pas les hommes dont nous parlons qui sont capables de ce travail préparatoire ! Il est évident qu’en l’espèce Bonaparte, pour satisfaire au désir de la population, allait promptement l’acculer à la famine et cela parce qu’il ne voulait pas voir les raisons profondes du manque de grain.

Nous terminerons cette étude des subsistances, étude capitale au point de vue économique, politique et social, par la publication de deux derniers documents, l’un pour montrer dans quelles conditions le gouvernement achetait les blés et les envoyait sur les marchés, l’autre pour indiquer les mesures générales prises pour assurer la répartition des grains sur le territoire.

La première pièce est de prairial an X et c’est encore un rapport de Chaptal[50]. Le ministre écrit : «…Les achats de blé effectués jusqu’à ce jour pour compte du gouvernement s’élèvent à peu près à onze cent mille quintaux. Ces achats se composent : 1° de 9 571 quintaux achetés dans la Belgique par le citoyen Declercq ; 2° de 384 000 quintaux achetés par les banquiers du

Mlle Chameroy refusée par St Roch.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).

trésor public ; 3° d’environ 700 000 quintaux achetés par le citoyen Vanderbergh.

La totalité des achats de Declercq est convertie en farine. Les banquiers ont versé dans nos magasins 163 400 quintaux de blé sur lesquels environ 84 000 quintaux ont été convertis en farine ; 21 800 quintaux sont en déchargement dans les ports de Pontoise, Corbeil et Saint-Denis ; 36 500 sont en rivière sur la Seine et sur la Loire ; 26 000 en transbordement à Rouen 81 000 en mer dirigés vers Le Havre et 55 300 dans les dépôts de la Charité, de Saint-Brieuc, de Dantzig et d’Ostende. Les achats de Vanderbergh ont été aussi rapides que considérables. Quatre-vingt à cent vaisseaux chargés de grains ou farines sont déjà arrivés dans les ports de France. Un plus grand nombre sont en mer pour la même destination, et, dans un mois, tous les achats auront touché le sol de la République. Ces arrivages ont déjoué déjà les spéculations des accapareurs et les projets des mal intentionnés. Environ 100 000 quintaux de seigle ou froment sont dirigés vers les départements du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme, où les besoins sont extrêmes. Le reste est destiné pour Paris et arrive au Havre pour entrer dans la Seine. Ces quantités suffiront, je pense, pour nous faire arriver au moment où l’agriculteur des départements voisins de Paris porte sa récolte au marché. Mais il ne suffit pas d’avoir des blés dans nos ports ou même dans nos magasins pour être rassurés sur les subsistances pendant les cinq mois que nous avons à parcourir. En effet, le temps des moissons est l’époque de l’année où les marchés sont le moins approvisionnés et, conséquemment, il est à présumer qu’on sera forcé d’opérer alors des versements considérables à la halle. D’un autre côté, les eaux basses dans cette saison ralentissent les arrivages et rendent les moutures difficiles, mauvaises et souvent impossibles. Il est donc de la prudence de prévoir ces cas. Or, les moyens de transport employés jusqu’ici ne nous mettent pas suffisamment en mesure pour pouvoir fournir à une consommation forcée. Et il serait possible que les ports du Havre et de Rouen fussent engorgés de nos blés sans que nous eussions le moyen de fournir la farine nécessaire à l’approvisionnement de Paris. C’est pour obvier à ce grave inconvénient que j’ai cru devoir profiter du mois de navigation qui nous reste pour amener aux environs de Paris et convertir en farines tous les blés achetés au dehors. En conséquence, j’ai organisé le transport le plus rapide possible. Presque tous les bateaux de l’Oise et de la Seine vont être employés. Des relais sont placés dans les passages difficiles pour hâter la marche ces bateaux et surmonter tous les obstacles. La navigation sera soutenue nuit et jour et des hommes de confiance accompagneront tous les convois, tant pour accélérer les transports que pour surveiller les conducteurs. Les blés seront distribués à Corbeil, Saint-Denis, Pontoise et Beaumont où des moulins seront retenus en nombre suffisant pour fournir 1 000 à 1 200 sacs de farine par jour. On sera peu étonné de ces précautions et de l’étendue des moyens qu’on emploie si on réfléchit que, pour fournir ces 1 200 sacs de farine par jour, il faut 5 000 à 6 000 quintaux de blé et le travail de trois cents moulins.

« Quant aux blés qui sont destinés pour les départements du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme, j’ai cru que la vente devait en être opérée sur les marchés des lieux qui ont le plus de besoins et j’ai envoyé dans chaque département un homme de confiance pour se concerter avec le préfet, recevoir de lui l’indication des lieux vers lesquels les blés doivent être dirigés, assurer la recette des ventes et la transmettre à Paris. Toutes les précautions que peut inspirer la prudence ont été prises pour concilier le bien du service avec la sûreté et la fidélité nécessaires dans ces opérations. Tel est l’état dans lequel nous sommes aujourd’hui par rapport aux subsistances. Je vous propose, citoyens consuls : 1° de suspendre tout achat de graines au dehors ; 2° d’autoriser le Trésor public à prêter quatre millions au ministre de l’Intérieur pour couvrir le citoyen Vanderbergh des engagements pressants qu’il a contractés ; 3° de l’autoriser à donner aux banquiers et aux citoyens Vanderbergh le produit de la vente des farines à mesure des rentrées. Signé : Chaptal ».

Le second document[51] édicte diverses mesures ; il se trouve sur une feuille volante et n’est pas daté, mais il se rapporte certainement à l’époque dont nous nous occupons.

Mesures à prendre pour le Midi. — Empêcher la sortie par Agde, Cette et le canal de Silvereux qui se jette dans le Rhône à deux lieues d’Arles, et laisser absolument libre la circulation par le Rhône des produits de la ci-devant Bourgogne et de la Beauce. Il s’en suivra que les accidents des départements de Haute-Garonne, de l’Aude et du Tarn se répartiront uniquement sur les départements plus au sud, en même temps que la ci devant Bourgogne et la Beauce satisfairont au surplus des besoins des mêmes départements et d’une portion de ceux de la Ligurie, si elle ne pouvait se pourvoir des pays barbaresques par le moyen des primes.

Mesures à prendre pour Paris. — Il faudrait ne rien laisser sortir de Rouen par mer ; alors les ressources des départements de l’Eure, de l’Oise, de Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, les besoins de Rouen satisfaits reflueraient de toute nécessité sur Paris.

Mesures à prendre pour Bordeaux. — Il sera très difficile de procurer à Bordeaux des secours en grains de la Belgique, attendu que les neutres ne peuvent être expédiés de ce lieu qu’avec une destination simulée et qu’il est présumable que la cupidité du commerce, la mauvaise foi des capitaines et la surveillance des Anglais feraient que, sur quatre cargaisons, trois peut-être ne parviendraient pas à leur vraie destination. La ci-devant Beauce, les départements de l’Indre, du Cher, de la Nièvre, du Morbihan et des Deux-Sèvres, pourront indubitablement satisfaire à ses besoins.

Mesures générales. — Empêcher autant que possible les emmagasinements pour spéculation parce qu’ils ont le double inconvénient d’accélérer l’augmentation dans les prix et de produire la disette dans les marchés afin d’atteindre un gain sûr et illimité. Ces emmagasinements par spéculation sont d’autant plus à redouter que le commerce, ne trouvant pas, en général, à faire valoir ses capitaux, les applique en grande partie à spéculer sur les grains et farines comme étant l’objet d’une consommation plus rapide et plus sûre. » Nous pouvons dès maintenant, et pour en finir avec la question des blés, donner sur la situation de ceux qui les cultivaient quelques renseignements qui nous sont fournis par un mémoire[52] de l’an xii ou de l’an xiii. Un premier valet de ferme, qui gagnait avant la Révolution 120 francs, gagnait alors 300 francs ; le petit valet était passé de 100 à 200 ; la fille de basse-cour, de 60 à 100 ; le maréchal et le charron, de 500 à 800. « Dans l’état de choses, lit-on dans ce mémoire, c’est la classe d’ouvriers de la campagne qui est le moins à plaindre. Elle a son pain et sa boisson, qui font la majeure partie de sa dépense, au même prix qu’avant la Révolution, et sa journée, qui n’était alors que de 15 à 20 sous, est aujourd’hui de 30… » Cette progression dans les salaires se retrouve aussi dans le monde ouvrier des villes, mais ce serait un travail immense que de rechercher toutes les variations qui eurent lieu à ce sujet, non seulement aux divers moments de l’histoire qui nous occupe, mais encore dans les différentes régions et dans toutes sortes de métiers. M. Levasseur a dressé, dans son ouvrage, des tableaux de salaires comparés, en tenant compte de renseignements partiels recueillis aux Archives et nous ne pouvons, pour l’instant, que renvoyer à lui et aussi au premier volume de la publication de l’Office du Travail, intitulée : Les associations professionnelles ouvrières. Dans un temps aussi agité que le Consulat et l’Empire, à une époque où des guerres continuelles, des mesures douanières incessantes venaient modifier toutes les lois économiques, les arrêter dans leur développement ou, au contraire, le hâter, on comprend combien a pu être variable le taux des salaires et aussi la somme de travail fournie dans la nation. La situation créée au monde commerçant et industriel par les guerres commence déjà, dans notre période, à ne pas être acceptée sans murmures et puisque, dans cette partie de notre travail nous laissons volontairement de côté tout ce qui a pu déjà être publié pour nous attacher à des documents que nous croyons utile de mettre au jour, nous nous placerons à cette année 1806, qui vit des succès militaires considérables, et nous montrerons comment le commerce français accueillait l’annonce des nouvelles campagnes. Notons d’abord que l’année 1805 s’était achevée dans des débâcles financières inquiétantes : les billets de banque dépréciés avaient en octobre perdu plus de 8 % de leur valeur ; on s’était battu, à la Banque, pour se faire rembourser ; les faillites s’étaient multipliées à la suite de l’effondrement du banquier ; Récamier. Dans le Nord, la situation était mauvaise. Le préfet de Lille écrit, le 23 brumaire an xiv, qu’il a des inquiétudes[53] : « Les fabricants congédient un grand nombre de leurs ouvriers. On en compte actuellement plus de 800 sans travail. La cherté des blés est excessive. On remarque des réunions où quelques signes d’anarchie commencent à paraître. On dit qu’on ira prendre du pain où il y en aura, qu’on saura enfin trouver de l’argent. » Une certaine détente parut se produire après les succès de la campagne d’Autriche, puis, dès juillet 1806, la situation redevient mauvaise, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, il n’y a plus assez de travail, le chômage s’étend. Tantôt, quand on annonce la paix, les patrons embauchent des ouvriers puis, comme le lendemain on annonce la guerre, ils congédient. Voyez ce qui se passe à Lyon : en juin 1806, on compte dix-huit grosses faillites ; en juillet, le commerce reprend avec activité dans les ateliers d’étoffes de soie, broderie, tirage d’or et d’argent, chapellerie ; dans les premiers jours d’août, les commandes baissent ; à la fin du même mois, comme on parle de paix, le prix de la soie augmente d’un quart, les fabricants engagent et emploient un grand nombre d’ouvriers ; en octobre, tout paraît bien marcher, en novembre, tout est perdu[54] ! À Marseille et à Bordeaux, c’est dès octobre que la situation est déplorable. « À Marseille, dit un rapport[55], le commerce est nul. Les ouvriers sont inquiets et sans ressources. Les propriétaires désirent qu’on établisse des ateliers pour les occuper et les alimenter pendant l’hiver. Les vols deviennent plus fréquents et les moyens de répression manquent. Depuis que la garde municipale a été licenciée, le commissaire général de police n’a que trois hommes à sa disposition. Il sollicite une garde particulière de 20 hommes. À Bordeaux, même stagnation dans le commerce. Mêmes réflexions sur les ouvriers et sur la nécessité d’ateliers publics où on puisse les occuper. L’agitation est plus vive qu’à Marseille. Des placards ont paru dans le mois d’août par lesquels on demandait du pain, la paix ou la guerre civile. Les suicides y sont aussi plus fréquents… » Et arrivons maintenant à l’exposé du langage tenu à l’empereur par les représentants du commerce des grandes villes au moment où va s’ouvrir la campagne contre la Prusse ; le langage est absolument remarquable et mérite d’être retenu. Le 13 novembre 1806, la chambre de commerce de Lyon écrit[56] : « Sire, dans un moment où, prêt à dicter la paix à vos ennemis, Votre Majesté va décider le sort de l’Allemagne, la chambre de commerce d’une ville que vos bienfaits consolent de ses malheurs croit prévenir vos désirs en mettant sous vos yeux le tableau des relations de commerce de la ville de Leipzig avec Lyon et plusieurs autres villes de votre Empire ; elles sont très importantes et tellement appropriées aux besoins de divers peuples que quinze ans d’une guerre générale et opiniâtre, qui a paralysé et appauvri le commerce, n’ont pu encore interrompre et n’ont que modérément diminué les exportations de la France pour Leipzig ; c’est la seule branche qui, pendant cette période de temps, ait soutenu le commerce de Lyon.

Leipzig est un centre où des foires, d’une très antique institution ont établi un commerce très étendu entre le Nord et les pays tempérés de l’Europe. Les villes d’Allemagne ont leurs agents dans ce marché général, qui est fréquenté par toutes les nations et particulièrement par les Russes, les Polonais, les Français, les Italiens ; même les Turcs ou Grecs qui s’y rendent par terre et viennent s’y pourvoir de nos étoffes riches d’or, d’argent et de soie.

« Cette foire célèbre facilite, en notre faveur, l’importation de nos articles de soieries et élude en partie les lois prohibitives qui interdisent l’entrée d’un grand nombre de nos articles en Russie et dans les états de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse. La ville de Leipzig, quoique soumise à la souveraineté de l’électeur de Saxe, jouit de privilèges qui lui sont propres et est régie par de fort bons règlements municipaux et c’est à la précieuse sécurité qui résulte de cet avantage, autant et plus qu’au génie commerçant de ses habitants et à sa position géographique, qu’elle doit la grande et non interrompue fréquentation de ses deux foires annuelles. Nous autres, Lyonnais, débitons dans ces deux foires à peu près les 2/3 des étoffes que nous fabriquons et, dans la même proportion, nos gants et bas de soie. Il s’y consomme en outre la majeure partie des rubans de Saint-Étienne, une quantité considérable d’ouvrages de tricot de soie de Nîmes, Ganges, Saint-Hippolyte, etc. Presque la totalité des ouvrages d’horlogerie et bijouterie de Genève, une grande partie des porcelaines fabriquées à Paris, qui y fournit de plus de l’horlogerie, des bijoux, des bronzes, des fleurs, des parfumeries, des modes ; et enfin de la librairie, branche de commerce que l’ancienneté et les lumières des marchands de cet ordre à Leipzig rendent très considérable ; des draps et des velours du département du Rhin, malgré la concurrence des manufactures anglaises ; des dentelles, linons et toiles fines de la Belgique ; des vins de Bourgogne, Bordeaux et Champagne.

« Toutes ces fournitures se payent et se soldent en argent comptant, en sorte qu’on peut dire que Leipzig est le principal canal par lequel aujourd’hui rentre en France le numéraire que nous dépensons pour les approvisionnements que nous tirons du Nord et pour le supplément des denrées coloniales depuis la perte de Saint-Domingue. Il serait donc très important pour le commerce de la France, et surtout pour celui de la ville de Lyon, que cette combinaison d’intérêts commerciaux ne reçût point d’atteinte par les modifications que vos victoires pourront apporter à l’organisation de l’Allemagne, et particulièrement au mode d’existence de Leipzig, afin que, sous le sceau de votre puissance, et, particulièrement, de votre protection, cette ville libre puisse continuer à se livrer à un commerce qui, en faisant sa prospérité, contribue au bien général de celui de la France, et que, sous les auspices de Votre Majesté, l’assurance fut promptement publiée et donnée à l’Europe. Tel est le but et l’objet de la pétition que le commerce de Lyon vous adresse par notre organe. La neutralité de la Saxe, déjà par vous accordée, nous fait pressentir que Votre Majesté daignera agréer notre vœu[57]. »

Cette pétition, à laquelle est jointe une semblable de la chambre de commerce de Genève, est accompagnée d’une lettre du ministre de l’Intérieur, Champagny. « Sire, lui écrit-il, je ne vous ai point encore parlé du commerce de la France. Votre Majesté sait quel est son état. La guerre actuelle ne l’a pas empiré : il n’a presque plus de pertes à faire(sic). Mais les prodigieux succès de cette guerre raniment le courage des commerçants et des manufacturiers. Ils savent que Votre Majesté, qui ne fait jamais les choses à moitié, sait non seulement conquérir, mais faire tourner ses conquêtes au profit de son peuple, et ils espèrent que le commerce et l’industrie française trouveront aussi leurs avantages dans le nouvel ordre de choses qui doit sortir des mains de Votre Majesté. » Nous pouvons remarquer que les commerçants lyonnais, au contraire du ministre, n’émettaient pas le moins du monde l’idée que le commerce augmenterait, mais se bornaient à déplorer la guerre, en craignant que par elle le statu quo fût changé. Le 8 décembre 1806, une nouvelle lettre de Champagny rappelle à l’empereur la pétition que nous avons vue plus haut, et annonce qu’il en a reçu de semblables des commerçants de Paris et de Saint-Étienne. Il signale que les commerçants de Leipzig ont révoqué toutes leurs commandes, ce qui alarme tout le commerce français.

« La chambre de commerce de Lyon, alarmée de n’avoir pas reçu depuis longtemps une seule lettre de Russie, supplie Votre Majesté d’ordonner que les lettres de commerce, après avoir subi l’examen convenable soient envoyées à leur destination, l’interruption de cette correspondance pouvant amener celle de toutes relations commerciales. Sire, j’ai l’honneur de transmettre à Votre Majesté ces demandes, qui ne peuvent être bien appréciées que par elle, vu qu’elles se rattachent à d’autres intérêts dont Votre Majesté est seule l’arbitre. En ne les considérant que sous le rapport commercial, elles méritent d’être prises en considération. Mais Votre Majesté a prouvé par son mémorable décret du 21 novembre[58] qu’en faisant servir ses merveilleux succès à la ruine du commerce ennemi, elle s’occupe efficacement de relever le commerce et l’industrie de la nation dont elle a élevé si haut la gloire militaire. »

Derrière cette fameuse gloire militaire, les désastres s’amoncelaient, et le ministre, tout flatteur qu’il fût, ne pouvait les cacher à Napoléon. Le 10, le 12 décembre, il écrit de nouveau et, cette fois, pour rapporter les doléances du commerce bordelais, à qui il est dû plus de dix millions par les villes de Brême, Hambourg, Lübeck, Rostock, Stettin et Dantzig. « Les négociants de Bordeaux, écrit-il, implorent la clémence de Votre Majesté en faveur de ces places qui, seules, fournissent des débouchés avantageux à nos vins et à nos eaux-de-vie, et vous supplient de les maintenir dans un état tel qu’elles puissent continuer avec la France des relations qui lui sont très avantageuses ». Le 11 décembre, le commerce de Lyon envoie une nouvelle pétition qui, sous la platitude des termes de respect, sous l’amoncellement des excuses, cache une désapprobation nette de la guerre qui ruine les commerçants français :

« Sire, les événements qui se pressent nous ramènent aux pieds de Votre Majesté. Il y a peu de jours que nous avons pris la liberté de l’entretenir de l’importance des relations qui existent entre la ville de Leipzig et les principales villes manufacturières de France, parmi lesquelles la nôtre tient le premier rang, En ce moment, vos armes victorieuses menacent la Russie ; vos décrets, aussi terribles que vos armes, atteignent dans son île l’éternel ennemi du continent ; Votre Majesté marche à grands pas vers le but qu’elle poursuit sans relâche ; elle forcera les perturbateurs du monde à cette paix générale qui est le vœu le plus cher à son cœur, parce que, comme elle l’a dit elle-même, elle est le besoin le plus pressant de l’Europe. Oserions-nous cependant la distraire de ses hautes pensées en la priant de jeter un regard paternel sur les malheurs qui sont, pour le commerce français et particulièrement pour celui de notre ville, la conséquence inévitable du fléau de la guerre qu’elle tend à détruire pour jamais, et des mesures sévères qu’elle s’est vu forcée de prendre pour y réussir. Ce n’est point une vaine plainte que nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté. Elle sait bien que ses fidèles Lyonnais sont prêts à sacrifier leurs fortunes et leurs vies pour son bonheur et pour sa gloire, et nous attendrions dans le silence l’heureux dénoûment qui s’approche si, après l’avoir affligée du récit de nos vœux, nous n’espérions pas soulager son cœur en lui indiquant quelques remèdes. L’Allemagne et la Russie sont depuis longtemps le débouché le plus considérable de nos fabriques et la seule ressource qui leur restait depuis que la France et l’Espagne ne peuvent plus rien expédier à leurs colonies et que l’Italie a été appauvrie par les longues guerres dont elle a été le théâtre. L’Allemagne vient d’éprouver des pertes immenses ; les contributions qui lui sont imposées ; le sort encore incertain de la ville de Leipzig, si importante pour nous par ses foires ; la saisie des marchandises anglaises chez les négociants qui faisaient ce commerce en même temps que celui des marchandises françaises, ruinent à la fois et le consommateur et nos acheteurs ; ainsi nous ne pouvons espérer de ce côté de nouvelles commissions, et nous avons à craindre que nos débiteurs soient dans l’impossibilité de nous payer. Les retards qu’ils font déjà éprouver pour les parties échues justifient cette pénible appréhension. Nous estimons, et nous pourrons l’établir si Votre Majesté le désire, que la Russie tire de la France pour la valeur de quatre-vingts à quatre-vingt-dix millions de francs en produits territoriaux ou en marchandises manufacturées, dont vingt-cinq sortent de la seule fabrique de Lyon et sont expédiées, soit directement par nos négociants, soit indirectement par

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


ceux de Leipzig. Tous nos envois de mars, d’avril et de mai, qu’on peut évaluer aux deux tiers de nos expéditions, sont échus ; c’est dans ce moment qu’ils se payent et qu’avec les remises qui les soldent, arrivent les commissions qui occupent nos ouvriers pour l’hiver. Neuf courriers de Russie sont en arrière jusqu’à cette heure. Sont-ils retenus par l’armée française ? Sont-ils retenus par les Russes ? Nous l’ignorons, mais le mal est le même : nous ne recevons ni remises, ni commissions. Cependant notre place a des engagements majeurs qu’elle ne peut remplir qu’avec le retour de ses avances. Et l’ouvrier, à qui le travail de chaque jour apporte la subsistance du lendemain, n’a plus d’autre perspective qu’une affreuse misère. C’est ici le lieu de soumettre à Votre Majesté plusieurs observations d’une grande importance dans les circonstances présentes, sur la nature de nos relations commerciales avec la Russie. Elle a déjà dû juger, par la somme à laquelle nous évaluons nos exportations pour ce pays, de quel intérêt ces relations sont pour nous. Quoique la Russie nous fournisse en échange des chanvres, des bois de construction, du cuivre, du goudron, etc., la balance est de beaucoup en faveur de la France, et se solde par du numéraire. Les remises ne sont point directes ; les Russes profitent peu du change ouvert entre Pétersbourg et Paris. Ils payent les villes manufacturières de France par des remboursements qu’ils assignent sur Londres, avec lequel nous avons peu d’autres intérêts, sur Amsterdam et, plus essentiellement, sur Hambourg, devenue la place intermédiaire la plus importante entre le nord et le midi de l’Europe ; car non seulement les payements de la Russie, mais ceux du Danemark et de la Suède se faisaient dans cette ville.

« En ce moment, les communications de Hambourg avec la Russie sont interceptées comme les nôtres ; ainsi, les traites que nos négociants avaient faites sur Hambourg depuis trois mois pour compte russe sont à échéance et ne sont point payées parce que les fonds qui devaient y faire face ne peuvent pas arriver de Russie. Déjà cinq maisons de Hambourg ont suspendu leurs paiements et peut-être un plus grand nombre encore au moment où nous écrivons. Les remboursements indiqués seulement depuis peu de temps ne sont pas acceptés et le remboursement de ceux qui pourraient avoir été assignés sur Londres est impossible puisque toute communication avec l’Angleterre est interdite. Les malheurs de la place de Hambourg, dont l’existence et le crédit se trouvent si essentiellement liés à nos plus chers intérêts sont encore augmentés par l’intimité des relations qui existaient entre cette ville et l’Angleterre. Il était temps, sans doute, d’enlever à cette odieuse ennemie l’influence dont elle a fait un si cruel usage. Votre Majesté a voulu la séparer du continent ; elle ne l’a pu qu’en brisant la chaîne qui unit toutes les nations commerçantes. Elle a gémi des maux que cet acte de sa puissance nécessaire, mais terrible, allait produire. Puissent-ils retomber tous un jour sur ceux dont les insolentes provocations l’ont arraché à sa longue patience. Nous ne voulons pas abuser, Sire, des bontés de Votre Majesté en aggravant inutilement le tableau déjà si affligeant de nos misères. Lorsque nous considérons cependant quelle étroite amitié paraît attacher la Russie à l’Angleterre, nous ne pouvons nous défendre de craindre qu’elle n’exerce des représailles au profit de son alliée. Si les propriétés françaises étaient saisies en Russie, nos malheurs seraient à leur comble et nous n’osons pas en envisager l’étendue.

« Il est dû au Piémont des sommes considérables en Angleterre pour les soies qu’il y envoie. Ne deviendront-elles pas la proie de nos ennemis ? Nous tremblons encore que les Anglais n’interdisent aux neutres l’entrée de ceux de nos ports qui étaient restés libres jusqu’à ce jour. À Anvers, à Nantes, à Bordeaux, à Marseille, à Livourne, les Américains apportent les cotons dont s’alimentent nos manufactures de toile de coton qui organisent une guerre d’industrie avec l’Angleterre. Ces neutres nous pourvoient aussi de denrées coloniales et de drogues de teinture indispensables à nos fabriques. Ils chargent en retour des vins, des eaux-de-vie et des objets manufacturés. Les soieries de Lyon ou de Nîmes, les dentelles de Caen, les batistes de Valenciennes, la quincaillerie et la bijouterie de Paris commencent à avoir un grand succès aux États-Unis. Notre fabrique ne se soutient depuis quelques mois que par ces exportations ; les maisons françaises sont souvent, par suite de ces relations, en avance avec les maisons américaines et si les bâtiments qui apportent des retours ne peuvent plus arriver, si les marchandises de France qu’ils porteront sont saisis par les Anglais, lors même qu’elles seront propriété neutre, cette branche de notre commerce sera à son tour entraînée dans une ruine complète.

« Nous demandons pardon, Sire, à Votre Majesté de l’importance de ces pénibles détails, mais son administration toute paternelle nous a accoutumés à ne la trouver étrangère à aucun de nos besoins et, si elle nous a inspiré pour sa personne chérie le dévouement d’enfants soumis et respectueux, elle nous a aussi donné la confiance. Nous nous hâtons donc de lui indiquer ce que nous osons espérer. Les embarras de notre position actuelle réclament deux genres de secours également pressants : la liberté des communications commerciales avec la Russie et du travail pendant l’hiver. Les relations avec la Russie n’ont jamais été interrompues pendant les guerres précédentes ; si elles n’ont pas été toujours directes, elles existaient au moins par l’intermédiaire de Hambourg, Lübeck et des autres places d’Allemagne ; les marchandises françaises traversaient librement les armées ennemies lorsqu’on constatait, ce qui était très facile, que les caisses ne contenaient aucun effet de guerre. La Russie paraissait disposée à en favoriser l’introduction sur son territoire parce que les douanes sont un de ses principaux revenus et que les importations de France s’élevant, comme nous l’avons dit, de 80 à 90 millions sont pour elle d’un grand produit. Nous pensons donc que le même intérêt devrait lui inspirer aujourd’hui la même conduite et Votre Majesté venant de proclamer le principe dont elle ne s’écarte que vis-à-vis de ceux qui le violent, que les propriétés des particuliers et du commerce ne doivent point être soumises aux chances de la guerre, nous sommes portés à nous flatter que si elle daignait tolérer un arrangement à ce sujet avec la Russie, nous obtiendrions la liberté que nous réclamons et déjà nous serions allégés d’un poids énorme ; Hambourg reprendrait ses paiements, nos négociants rentreraient dans leurs fonds et sans doute aussi de nouvelles commissions rendraient la vie à notre manufacture si toutefois l’incertitude des événements n’empêchait pas ceux qui les recevraient de les mettre à exécution. L’absence de Votre Majesté de sa capitale y a singulièrement diminué la consommation des étoffes riches que nous fabriquons pour cette ville. Il ne nous reste donc aucune ressource pour assurer, cet hiver, du pain au 35 000 ouvriers qu’emploie notre manufacture. Sire, cette population intéressante qui, devinant les hautes destinées du libérateur de l’Europe se précipitait sur vos pas lorsque la providence vous ramenat (sic) au milieu de nous, qui la première saluat (sic) de ses acclamations le vainqueur de Marengo, qui dut à la protection particulière dont Votre Majesté l’honore le commencement d’une prospérité nouvelle, au milieu de laquelle elle a accepté d’avoir un palais, menacée, aujourd’hui d’une ruine totale par ces mêmes ennemis qui, sans vous, auraient depuis longtemps consommé sa perte, implore vos bontés et ne les réclamera pas en vain.

Nous ne demandons pas que des aumônes soient distribuées à l’ouvrier sans travail, nous ne proposons point à Votre Majesté de salarier l’oisiveté : il est un moyen plus digne d’elle et plus utile ; vos prédécesseurs l’ont employé : le sage Colbert sous Louis XIV, les ministres de Louis XV, en 1740, vinrent, dans des crises semblables, au secours de notre fabrique en y faisant des commandes pour le compte du gouvernement. M. Camille Pernon, qui a l’honneur d’être connu de Votre Majesté, conserve encore la commission qui lui fut donnée par l’intendant de notre province. Si Votre Majesté daignait consacrer une somme de deux millions à faire travailler notre fabrique, elle pourrait être distribuée par les soins de M. le préfet et de M. le maire que nous nous empresserions de seconder, entre les divers fabricants ; on ferait des étoffes qui occupent le plus de bras et pour lesquelles il y aurait le moins d’autres demandes. Le Gouvernement ne perdrait point sur cette opération. Au moment de la paix générale, lorsque les commissions viendront de toutes parts, les marchandises manufacturées manqueront et celles que Votre Majesté aurait fait fabriquer se trouveraient heureusement prêtes pour satisfaire aux premiers besoins. L’ouvrier ainsi secouru conservera l’amour et l’habitude du travail ; nous le retiendrons dans nos ateliers qu’il commence à déserter et Votre Majesté préviendrait ainsi l’anéantissement total de notre fabrique qu’il serait impossible de relever après la dispersion de ses matériaux à l’époque où elle, sera appelée à jouir des jours prospères que vos travaux lui promettent… »

Cette importante pétition, qui contient tout le tableau de la situation commerciale et industrielle en 1806, se termine par un rappel de ce que nous savons sur l’importance des foires de Leipzig et la demande de leur maintien. On remarquera que ce véritable mémoire contient une critique certaine du décret de Berlin et des procédés employés par l’armée en Allemagne : confiscation, contributions de guerre. On remarquera aussi la fin de la pétition où le « péril ouvrier », si nous pouvons ainsi dire, est soulevé. Cette considération était certainement une de celles qui devaient le plus toucher l’empereur et c’est à ce péril que s’attache, dans une lettre annexée à la pétition, le ministre Champagny[59]. Le maire et le préfet de Lyon, lit-on dans cette lettre, « redoutant également la désertion des ouvriers ou leur oisiveté, vous demandent, au nom de l’intérêt public, ce que sollicite l’intérêt particulier du commerce lyonnais. » Champagny, du reste, ne se borne pas à présenter simplement la pétition de la chambre de Commerce de Lyon : il l’appuie et étendant franchement l’examen de la situation au reste de la France, il ne craint pas de dire la vérité désastreuse.

« Sire, écrit-il, l’emploi d’une somme de deux millions dans le moment actuel peut être déterminé par tant de considérations que je ne me crois pas en droit de proposer à Votre Majesté celui qu’appellent les vœux et l’intérêt des Lyonnais. Votre Majesté en appréciera d’elle-même tous les avantages. Je n’ai pas besoin de lui dire que c’est le meilleur moyen de soulager les besoins d’une ville à grandes manufactures, que c’est le meilleur atelier de travail qu’on puisse y ouvrir et le seul dont on puisse espérer quelque produit utile ; qu’une population manufacturière composée d’hommes faibles, amollis par la vie sédentaire et ne pouvant faire que ce qu’ils ont fait toute leur vie, est entièrement impropre pour les travaux publics ; et j’ajouterai à ces considérations que le budget de Lyon, pour 1807, rédigé avec une sûre économie ne présente que les ressources nécessaires pour subvenir aux dépenses indispensables de cette ville…. Je dois dire à Votre Majesté que la ville de Lyon n’est pas la seule qui souffre des circonstances actuelles. Presque toutes les villes de commerce qui avaient conservé des relations avec l’étranger éprouvent, ou sont sur le point d’éprouver des pertes. Le peu de commerce qu’avait Bordeaux lui est enlevé. Les ressources sont nulles, les ateliers de travail que je cherche à y organiser y éprouvent beaucoup de difficultés. Là, il n’y a jamais eu de manufactures, il est impossible d’en créer. Les travaux publics ne soulagent qu’une petite partie de la population indigente. Là, les secours gratuits donnés à domicile seront plus nécessaires. Les besoins de cette ville appellent toute la bienveillance de Votre Majesté. Rouen est aussi dans la détresse, mais ses maux sont plus faciles à soulager. Les villes du midi où se fabriquent des étoffes de soie souffriront nécessairement, cette année, de l’interruption de ce commerce. Sire, au sein de la gloire qui vous environne, vous serez touché des souffrances de quelques-uns de vos sujets, votre désir sera de les soulager, et votre génie qui sait pourvoir à tout, vous en fournira les moyens. Agréez que votre ministre de l’Intérieur, indépendamment de la demande de la ville de Lyon, vous propose de mettre à sa disposition une somme de 500 000 francs payable en janvier et février et à prendre sur le fonds de réserve de 1787, pour être employée au soulagement des villes de commerce ou manufacturières dont la durée de la guerre et l’interruption des relations commerciales ont anéanti les ressources. Autant qu’il sera possible, cette somme jointe à ce que les villes pourront se créer de moyens extraordinaires sera employée en ateliers de travail ou en travaux publics. Ainsi les fruits de la conquête répareront les maux de la guerre et, du fond de la Pologne, Votre Majesté aura pourvu aux besoins de ses sujets les plus indignes. »

Les chambres de Commerce dont nous venons de voir l’action intéressante furent instituées par arrêté du 3 nivôse an XI. Elles sont par conséquent antérieures aux chambres consultatives de Manufactures. Les différences entre ces deux sortes de conseils nous sont indiquées par les délibérations d’un troisième organe, le conseil général du Commerce établi à Paris près du ministre de l’Intérieur avec mission de centraliser les vœux de tout le monde commerçant[60]. Deux documents nous montrent bien le rôle des chambres de Manufactures et des chambres de Commerce. Tous les deux sont des procès-verbaux des séances du conseil général du Commerce, procès-verbaux dont les conclusions ont été adoptées par le Gouvernement. Le premier est du 9 fructidor an XI[61] : « Un membre fait un rapport sur l’établissement des chambres consultatives de Manufactures et sur l’arrondissement à donner aux chambres de Commerce. Après avoir rappelé les principales dispositions de la loi du 22 germinal an XI et de l’arrêté du 10 thermidor suivant concernant les chambres consultatives de Manufactures, il établit la nécessité de déterminer les villes où il est convenable d’en établir et de fixer également l’arrondissement sur lequel s’étendront les fonctions et la surveillance des chambres de Commerce qui doivent remplacer les chambres consultatives où il n’y en aura pas d’établie. Le rapporteur observe qu’on avait pensé que les chambres de Commerce appartenaient seulement à la ville ou au port où elles sont formées parce qu’autrefois elles en portaient le nom ou celui de la province où ils existaient ; mais il fait remarquer que ces chambres étant autorisées à remplir les fonctions attribuées aux chambres consultatives, on devait nécessairement rechercher dans les départements où il n’y a pas de chambre de Commerce les villes dont l’industrie appelle l’établissement d’une chambre consultative. En conséquence il propose deux tableaux. Celui no 1 indique, ainsi qu’il suit, les villes où il croit nécessaire de placer des chambres consultatives de Manufactures, Fabriques, Arts et Métiers :

Agen (Lot-et-Garonne). Morlaix (Finistère).
Angoulême (Charente). Nancy (Meurthe).
Beauvais (Oise). Reims (Marne).
Besançon (Doubs). Saint-Étienne (Loire).
Caen (Calvados). Saint-Omer (Pas-de-Calais).
Colmar (Haut-Rhin). Saint-Quentin (Aisne).
Laval (Mayenne). Sedan (Ardennes).
Liège (Ourthe). Troyes (Aube).
Louviers (Eure). Verviers (Ourthe).
Le Mans (Sarthe).

Le tableau numéro deux indique, ainsi qu’il suit, l’arrondissement à donner à chaque chambre de commerce :

Départements. Départements.
Paris. Seine Bayonne. Basses-Pyrénées.
Lyon. Rhône. Toulouse. Haute-Garonne.
Rouen. Loire - Inférieure. Les communes de ce département où il existe des manufactures et fabriques, ensemble les ports et rivières de l’arrondissement de Rouen. Tours. Indre-et-Loire.
Le Havre. Seine-Inférieure. Les ports et villes de ce département. Carcassonne. Aude.
Bordeaux. Gironde. Amiens. Somme.
Marseille. Bouches-du-Rhône et Var. La Rochelle. Charente-Inférieure.
Bruxelles. Dyle. Saint-Malo. Ille-et-Vilaine.
Dunkerque. Nord. Les ports et villes maritimes de ce département. Nice. Alpes-Maritimes.
Lille. Nord. Les communes de ce département où il existe des manufactures ; ensemble les ports et rivières de l’arrondissement de Lille. Orléans. Loiret.
Mayence. Mont-Tonnerre. Cologne. Roër.
Nîmes. Gard. Gand. Escaut.
Avignon. Vaucluse Bruges. Lys. Les communes de ce département où il existe des manufactures et fabriques ; ensemble les ports et rivières de l’arrondissement de Bruges.
Strasbourg. Bas-Rhin. Ostende. Lys. Les ports et villes maritimes de ce département.
Turin. Les départements de la 27e division militaire. Genève. Léman.
Montpellier. Hérault.

Le second procès-verbal des séances du Conseil général du commerce touchant le point qui nous occupe est du 16 fructidor an xi[62]. « La recherche des attributions des chambres de commerce étant à l’ordre du jour, on a commencé par faire la lecture de l’arrêté du 3 nivôse, qui crée les chambres de commerce. Quoique l’article 4 de cet arrêté spécifie les objets qui seront attribués à la surveillance des chambres de commerce, le Conseil, sur le vœu du ministre, croit devoir, par une énumération plus détaillée de ces objets, déterminer avec plus de précision la nature de leurs fonctions et le cercle qu’elles doivent embrasser afin de répondre aux vues du gouvernement. Sur la première attribution, portant que les chambres présenteront des vues relatives à l’accroissement du commerce, etc., on établit la division naturelle du commerce en intérieur et en extérieur. Pour le commerce intérieur, le premier soin du gouvernement est principalement d’encourager les manufactures destinées à l’exploitation des matières premières que produit le sol de la France. Ainsi les vues d’encouragement pour la consommation intérieure des produits des manufactures, la multiplication et le perfectionnement des matières, la solution et l’application à chaque espèce de fabrication de ce problème important : élever le prix du temps pour l’ouvrier et diminuer le prix de la chose faite pour le consommateur. L’examen et l’essai des machines, inventions et découvertes, les avantages ou les inconvénients des nouvelles fabriques dont l’établissement est demandé, la confection de règlements pour la police des fabriques, le salaire des ouvriers et agents subalternes du commerce, les moyens d’encourager l’importation des matières premières à l’étranger : tels sont les premiers points offerts à la méditation des chambres de commerce. À l’égard du commerce extérieur : 1° Il importe de chercher, dans les rapports du commerce français avec les nations étrangères, quelles sont les entraves qu’éprouve ce commerce par l’effet des traités de commerce formés avec ces nations et par celui des tarifs de douane et des règlements en vigueur chez elles. 2° S’il ne conviendrait pas d’acheter quelque concession plus avantageuse pour notre commerce. 3° Quelle est, sur l’exploitation de notre main-d’œuvre, l’influence des primes et gratifications accordées par les gouvernement étrangers. 4° Quelles sont les causes de l’infériorité relative de notre navigation et quels seraient les moyens d’en diminuer les frais pour en soutenir la concurrence. 5° Par quelles mesures le gouvernement peut étendre notre commerce maritime, procurer l’accroissement des pêches et du commerce colonial.

« Sur la seconde attribution relative aux ressources qu’on peut se procurer, les chambres auront à considérer ces ressources sous le rapport de nos intérêts commerciaux dans la concurrence qu’ils éprouvent de la part des nations étrangères et sous celui de certaines contributions intérieures qui

gênent l’action commerciale et le mode de les remplacer.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)

Quant à la troisième attribution, qui concerne les travaux publics, les chambres proposeront les changements et réparations utiles aux ports et canaux, provoqueront l’exécution des travaux publics relatifs au commerce, prendront l’initiative pour l’ouverture des nouveaux canaux et donneront les moyens d’exécution, réclameront l’amélioration des chemins de halage.

La quatrième attribution se rapporte à l’exécution des lois et arrêtés concernant la contrebande. Les chambres indiqueront les mesures locales les plus propres à prévenir la contrebande. Elles feront connaître au gouvernement les fausses interprétations des règlements des douanes et les abus qu’elles entraînent. Un membre a proposé d’ajouter à ces fonctions celle de transmettre au gouvernement des informations sur l’état des récoltes, sur l’abondance et la rareté des subsistances. Le conseil, après une discussion sur ce point, a pensé que l’administration intérieure était suffisamment instruite de ce détail, qu’il était plus utile de compléter ce genre d’information en chargeant les chambres de commerce de lui faire connaître l’état et le prix des récoltes en pays étranger et le degré de leur influence sur les subsistances de l’intérieur[63]. » Comme on le voit, le rôle des chambres de commerce devait être considérable et il faut reconnaître que leur activité fut très grande. D’ailleurs, les chambres de commerce n’étaient pas chose inconnue en France où un arrêt du 24 septembre 1724 les avait instituées et, avant même l’arrêté du 3 nivôse an xi, existaient, dans certains ports, des conseils de commerce. Nous citerons par exemple le conseil de commerce de La Rochelle qui, en l’an x, établit un rapport où l’on voit affirmer la nécessité d’employer des noirs esclaves à la culture des colonies et aussi de fermer le port d’Anvers pour sauvegarder La Rochelle, Nantes et Bordeaux[64]. Les chambres de commerce, fort heureusement, firent de meilleure besogne et émirent des vœux plus importants que ceux-là. C’est ainsi, par exemple, qu’on les vit s’occuper de combattre contre la dangereuse passion du jeu et nous citons ce fait entre tant d’autres pour montrer que ces assemblées ne craignaient pas de sortir de leurs attributions strictement légales pour rechercher les moyens d’améliorer la situation générale du pays. C’est la chambre de Bayonne qui fit parvenir au Conseil général du Commerce la première réclamation sur l’établissement « d’une banque de jeu de hasard dans cette ville » et le Conseil général prit aussitôt une délibération demandant au Gouvernement de prononcer « la prohibition absolue dans les villes de commerce, des banques de jeux de hasard, soit clandestines, soit tolérées par la police[65] ». C’est à la chambre de Commerce de Lyon qu’est due l’institution des Conseils de prud’hommes. Ayant demandé sans succès, à plusieurs reprises, l’organisation de conseils destinés à prévenir les conflits du travail sans recourir aux pouvoirs de police, les commerçants de Lyon s’adressèrent directement à Napoléon au cours d’un voyage qu’il fit dans leur ville et ils obtinrent la loi du 18 mars 1806. Il ne faudrait pas se hâter de voir dans l’institution nouvelle une marque particulière du libéralisme impérial. On retrouve jusque dans leur création cette méfiance que nous avons reconnue être la caractéristique des sentiments que Bonaparte nourrissait à l’égard du prolétariat. Les prud’hommes devaient bien juger les contestations soulevées à l’occasion du travail, ils devaient bien concilier, dans la mesure du possible, les patrons et les ouvriers, ils devaient bien veiller à l’observation des lois et règlements, mais le législateur, inspiré par la bourgeoisie possédante d’une part, dirigé par la volonté du souverain autocrate d’autre part, eut soin d’écarter les ouvriers du nouveau tribunal.

Les prud’hommes, au nombre de neuf, devaient compter cinq fabricants et quatre chefs d’ateliers, c’est-à-dire uniquement des patrons. Les Conseils de prud’hommes, néanmoins, demeuraient un instrument perfectible de justice prolétarienne et c’est pour cela que nous devons considérer comme heureuse, l’initiative de la chambre de Commerce de Lyon[66]. Le Conseil général du Commerce ne laissait pas aussi de travailler utilement à Paris et certains exemples prouvent son activité. C’est ainsi que nous le voyons[67] étudier un vœu de la ville de Valenciennes « pour faire mettre à sa disposition des mécaniques propres à filer le coton, appartenant au gouvernement et qui depuis plusieurs années sont inactives dans la ville de Dunkerque. Elle indique un édifice capable de recevoir le dépôt de mendicité de tout le département, mesure ajoute-t-elle qui fournirait un moyen d’utiliser des bras dans les différentes branches de ses fabriques. » Le rapporteur se montrait favorable à ces vues, mais un membre a fait sentir que ces concessions, en donnant un trop grand avantage aux fabricants qui les auraient obtenues, éteindraient nécessairement l’émulation et décourageraient l’industrie ; que même elles n’atteindraient pas leur but : qu’il fallait vendre et non donner. Le rapporteur demanda alors à présenter un autre rapport. Il le présenta à la séance du 3 thermidor an XI. Il conclut : 1° que l’abandon d’un bâtiment pour les salles de travail des pauvres de Valenciennes est de l’attribution des secours publics et pourra servir à la répression du vagabondage, etc. ; 2° que le premier apprentissage de mains inhabiles et d’êtres fainéants ne peut entrer dans les calculs d’établissements de manufactures nouvelles parce qu’il se lie nécessairement à trop de déchets, pertes de temps, etc. ; 3° que ces ateliers de charité, régis et surveillés avec zèle, n’appartiennent point à la classe des établissements commerciaux dont ils sont même essentiellement séparés ; 4° que la demande de la cession gratuite d’un édifice et de l’abandon, au profit de la ville de Valenciennes, des mécaniques en dépôt à Dunkerque, ne se présente pas sous un aspect essentiellement favorable aux progrès des filatures de coton ; 5° qu’il serait utile de faire examiner, par des artistes experts, les mécaniques de filatures déposées à Dunkerque pour constater si ces mécaniques ont le degré de perfection qu’ont amené les découvertes les plus récentes et, dans l’affirmative, pour en faire faire une vente publique qu’on aura soin d’annoncer deux mois d’avance. Le conseil adopte ces conclusions. »

En fructidor an XI, nous voyons le Conseil général du Commerce[68] demander que la publication du Code de commerce soit hâtée, et ce, pour un motif intéressant : « La situation malheureuse de la place de Paris occupe l’attention du conseil ; l’Assemblée pense que, pour mettre fin à des désordres qui altèrent la considération dont le commerce doit jouir, il devient urgent de passer immédiatement à la discussion du titre des faillites afin de proposer de suite au gouvernement un projet de loi qui puisse suppléer à celles qui existent et dont on ne reconnaît que trop l’insuffisance. » Le code de Commerce ne fut en réalité mis sur pied définitivement qu’en 1806-1807 et précisément à la suite des faillites qui se produisirent en 1806.

Dès 1801 (13 germinal an XI) une commission de sept membres avait été nommée pour établir un projet et c’est ce projet, terminé en décembre 1801, puis communiqué aux tribunaux et aux conseils de Commerce, amendé et remis au Conseil d’État que vise la délibération du Conseil général dont nous venons de parler.

Ce premier projet fut délaissé jusqu’en 1806, discuté alors pendant soixante séances par le Conseil d’État, communiqué officieusement au Tribunat pour entendre les observations de la section de législation, présenté au Corps législatif puis officiellement au Tribunat pour l’adoption, et voté par le Corps législatif. Les cinq lois qui forment le Code de commerce furent rendues exécutoires à partir du 1er janvier 1808. Ce code reproduit, en les remaniant assez peu, les ordonnances de 1673 et 1681. Il n’a point d’originalité propre, et pourtant il aurait pu être établi sur des bases neuves et solides, car il y avait au Conseil d’État une section de commerce créée en l’an XII et formée de gens compétents en matière commerciale. Mais il ne pouvait être question d’innover sous un régime absolu, et la seule tâche devait consister à mettre quelque ordre dans ce qui avait été fait sans songer à créer au sens exact du mot. On trouve aux Archives[69] la liste des premiers candidats commerçants au Conseil d’État, et il est intéressant de la faire connaître, d’autant plus que la liste est précédée d’une lettre de Chaptal à l’empereur, qui montre ce que devait être cette section de commerce admise dans un des grands corps de l’État :

« Sire, écrit le ministre de l’Intérieur, Votre Majesté a beaucoup fait pour le commerce en lui donnant des représentants dans le sein du Conseil d’État. Il ne s’agit plus que de composer cette section de manière à dissiper toutes les craintes que l’administration peut concevoir dans la réunion de négociants appelés à délibérer sur des objets qui tiennent de si près à leurs intérêts individuels. Votre Majesté ne croira sans doute pas convenable d’appeler au Conseil d’État des hommes qui soient encore en activité de commerce, car lors même qu’ils porteraient dans leurs fonctions et leur conduite cette réserve et cette délicatesse qui tiennent à l’honneur, on ne manquerait pas de les accuser de spéculer d’après les projets ou la pensée du gouvernement, on les flétrirait dans l’opinion, et les mesures les plus salutaires proposées par votre conseil paraîtraient toujours se rattacher à des spéculations ou à des vues d’intérêt privé. Je pense donc que vous ne devez admettre dans votre conseil que des commerçants distingués par de grands talents comme par des entreprises bien combinées, et vieillis dans une réputation de probité, de loyauté et de bonne conduite. Je pense que dans le nombre des hommes de cette trempe, vous devez, de préférence, fixer votre choix sur ceux qui, après avoir parcouru une honorable carrière, se sont retirés des affaires. C’est le seul moyen d’éclairer le Conseil d’État des leçons de l’expérience sans courir le danger des spéculations ni des suggestions perfides de l’intérêt privé. Si Votre Majesté se décide pour quelque négociant en activité, je croirais prudent d’exiger renonciation absolue de toute affaire de commerce. Pour que la section présente tous les avantages que Sa Majesté peut désirer, il est nécessaire d’y réunir les hommes les plus marquants dans les divers genres de commerce : ainsi le commerce des colonies de l’Inde et de la Chine, le commerce de nos fabriques supposent et exigent des connaissances bien différentes, et, pour former un bon conseil sur tous ces objets, il faut prendre des hommes qui se soient distingués dans chacune de ces carrières. Ce sont là les principes qui m’ont guidé pour former le tableau que j’ai l’honneur de soumettre à Votre Majesté :

Candidats pour la section de commerce dans le Conseil d’État.

Vignon. — Président du tribunal de Commerce de Paris. Un des rédacteurs du code de commerce. Très versé dans la juridiction commerciale. Retiré des affaires. Riche.

Bertrand. — Ancien directeur de la Compagnie d’Afrique… connaissant surtout très bien le commerce maritime. Écrivant et rédigeant avec grâce (sic), pureté et facilité. Retiré des affaires. Aujourd’hui secrétaire général du Conseil de commerce. Peu riche.

Biderman. — Ancien banquier très versé dans le commerce de l’Inde.

Pernon. — Fabriquant de Lyon… Ayant beaucoup voyagé et bien vu… Actuellement tribun.

De la Ville. — Négociant de Nantes… Un des hommes les plus instruits… surtout dans le commerce des denrées coloniales et du Sénégal… Est encore dans le commerce.

Étienne Rateau. — Négociant de la Rochelle…

Nicolas Savy. — Négociant de Marseille…

Anthoine. — On le regarde comme l’homme qui connaît le mieux la mer Noire et les échelles du Levant.

Dominique Audibert. — Ancien négociant de Marseille… Jouissant de 25 000 fr. de rentes.

Simon aîné. — Négociant d’Anvers… Calculateur très habile, versé dans tous les genres de spéculations.

Larbé. — Négociant de Rouen… Est membre de la Chambre de commerce ; écrit avec talent. Il paraît avoir de trente à trente-cinq ans.

Grammont. — Négociant de Bordeaux, un des hommes les plus instruits dans le commerce d’expédition que je connaisse… Il manque peut-être de prudence, et son crédit a chancelé par suite d’entreprises trop chanceuses…

Cabarrus. — Négociant de Bordeaux…

Portat. — Négociant de Bordeaux très distingué ; les meilleurs mémoires que j’ai reçus sur le commerce ont été rédigés par lui… »

Chaptal termine sa note à l’empereur en émettant l’avis que Begoüen et Cretet devraient passer à la section de commerce pour diriger les nouveaux conseillers. Il y a en plus de ces présentations du ministre une feuille volante qui porte les indications suivantes :

« Cottin. — Négociant à Saint-Quentin, dont le père fut le premier négociant qui reçut des lettres de noblesse pour prix des services que ses grandes connaissances avaient rendus au commerce. Il fut même désigné sous Louis XV pour être contrôleur général.

Cabarrus. — Négociant de Bordeaux[70].

Rémusat. — De Marseille… Ayant une grande habitude des affaires contentieuses.

Berniquet. — De Marseille… Peut être considéré comme le négociant de France qui connaît le mieux le commerce des grandes Indes et les moyens les plus efficaces pour y établir nos relations.

Emery. — De Bordeaux… Très compétent en législation maritime et commerciale. »

On remarquera que nous avons jusqu’ici évité de parler du commerce et de l’industrie au point de vue actif, si nous pouvons ainsi nous exprimer, c’est-à-dire de montrer le mouvement commercial et industriel au moyen de statistiques et de balances. Cela tient à ce que l’histoire commerciale du Consulat et de l’Empire est dominée tout entière par le régime du blocus continental dont l’étude ne nous appartient pas. Dans la période qui nous

occupe, l’état de guerre fait que le commerce français est bloqué, paralysé mais cette paralysie n’est pas encore devenue un système, et nous nous trouvons sous un régime bâtard où il est infiniment difficile, sinon impossible, de relever une direction générale.

Ce que nous notons, ce sont des efforts nombreux, variés, émanant du monde du commerce pour organiser la vie commerciale ; ce que nous sentons, c’est l’appui donné par le gouvernement à la bourgeoisie commerçante, aux capitalistes négociants pour instaurer un régime commercial et industriel selon des principes conservateurs. Quant aux chiffres, nous pouvons donner les suivants qui, d’une façon générale, indiquent l’ensemble des échanges commerciaux de 1802 à 1808[71] :

En 1802. 790 millions dont 325 millions d’exportations.
1803. 777 _ 347 _
1804. 821 _ 380 _
1805. 867 _ 375 _
1806. 933 _ 456 _
1807. 769 _ 376 _

Voici maintenant le « relevé des valeurs importées de l’an VIII à 1809 inclusivement des diverses denrées et marchandises ci-après désignées[72].

C’est l’état de guerre avec la Grande-Bretagne qui, avant toute autre cause, paralysait le commerce extérieur et le développement de l’industrie. Or, après la paix d’Amiens, il paraissait qu’un traité de commerce pourrait intervenir qui rétablirait la prospérité, et Andréossy eut mission de négocier dans ce sens à Londres ; mais ce traité, que les Anglais désiraient profondément, ne fut pas conclu[73]. Du côté de

l’Angleterre, on attendait que la France s’ouvrit toute grande aux produits anglais ; du côté de la France, un courant, très justement marqué par M. Levasseur, portait les industriels à désirer que les portes fussent fermées[74]. La politique économique comprise de la grande majorité était une politique strictement protectionniste ; c’est le temps de « la frénésie des prohibitions », comme l’écrit Mollien[75]. Le Conseil général du commerce discuta les bases d’un traité de commerce avec la Grande-Bretagne, et de l’une de ses séances nous tirons les renseignements suivants sur la situation de l’industrie cotonnière et celle de nos mines de houille en l’an X[76] :

« Un membre de la section du commerce expose l’état des filatures de coton. Elles seront longtemps inférieures à l’Angleterre pour plusieurs raisons : négligence des ouvriers, imperfection du travail. Trois livres de coton (numéros 22, 40 et 50) filées en France coûtent au fabricant 30 fr. 3 sous ; trois livres de coton meilleur venant d’Angleterre coûtent 27 fr. 6 deniers. » Le même membre s’élève contre le développement des filatures qui enlèvent des enfants à l’agriculture, seule base solide de la prospérité du commerce. Se basant sur ce fait que les cotons filés sont meilleurs en Angleterre, mais que la France est supérieure pour le tissage, il demande qu’on traite les cotons filés comme une matière première. Il dit : « La France a 100 000 ouvriers oisifs tout formés pour la fabrication des tissus. Le bas prix de la main-d’œuvre, l’intelligence des ouvriers, leur aptitude à cet ouvrage nous assurent en ce genre une supériorité décidée ». Le conseil a approuvé l’idée d’établir un droit à l’introduction des cotons anglais et la répartition de ce droit au profit des filatures. Sur la question des houilles, un membre dit : « Les houilles anglaises de toutes qualités peuvent être livrées au consommateur français sur le pied de 17 à 20 sous le quintal ; celles d’Anzin coûtent à Rouen 3 fr. 3 sous ; si nous repoussons la houille anglaise, nous établissons en faveur de la nôtre un monopole funeste à toutes les entreprises que cette substance alimente. Alors, le désavantage de nos manufactures dans la concurrence avec les Anglais s’accroît de ce surhaussement de prix : seul il déterminerait la balance de leur côté ! » Le ministre dit : « Le gouvernement anglais n’a rien fait pour l’exploitation des mines de houille. C’est aux efforts des particuliers dirigés avec intelligence que sont dûs les succès de cette exploitation… Ne pouvant être au pair avec eux que lorsque nos capitaux seront assez abondants pour se porter vers ce genre de spéculation, accueillons en attendant la houille anglaise et profitons des moyens que nos voisins nous donnent de nous mesurer avec eux. »

Le tarif douanier de l’an XI (28 avril 1803) repose sur le principe protectionniste, et il frappe de droits d’entrée à peu près tous les objets de
L’intrépide Lefèvre.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
commerce. La guerre ayant repris, le régime des prohibitions commence. Un des premiers arrêtés fut celui du 6 brumaire an XII qui, tout en permettant l’importation des fils et toiles de coton, fixait les droits qu’ils devaient payer. Ces droits élevés, les manufacturiers ne les trouvèrent même pas suffisants : ils ne songeaient qu’à l’exclusion absolue. Chaptal qui n’était pas un protectionniste acharné, Chaptal, qui repoussait la prohibition comme anti-économique et anti-politique, écrivit à l’empereur un rapport sur les résultats de l’arrêté du 6 brumaire[77], en se basant sur les quatre premiers mois de l’exécution de l’arrêté. Il constate dans ce rapport que « l’introduction des toiles peintes, qui était précédemment très considérable, est presque nulle aujourd’hui. » Ces toiles se dénombrent ainsi : 1330 pièces teintes en une couleur, 84 teintes en plusieurs, et cela représente un versement de 16 131 fr. 35 de droits. « Par une conséquence naturelle, nos manufactures, n’ayant plus à rivaliser sur cet objet avec l’industrie étrangère, n’ont eu recours à elle que pour les toiles de coton blanches propres à l’impression, dont l’importation s’est élevée à 262 870 pièces, qui ont acquitté 1 693 955 fr. 63 de droits. »

Chaptal constate qu’il y a eu une faible introduction de cotons filés : 6 854 kilogrammes, avec 34 218 fr. 25 de droits, « ce qui prouve incontestablement que les inquiétudes des propriétaires de filatures n’étaient pas fondées ». Il n’a été introduit que 910 pièces de mousseline, qui ont acquitté 22 855 fr. 80 de droits ». Le ministre conclut en constatant qu’il y a eu peu de contrebande[78], et qu’en somme, les effets de l’arrêté de brumaire sont bons. Chaptal, qui aurait voulu endiguer le mouvement belliqueux qui portait les manufacturière à réclamer la prohibition absolue des toiles de coton, ne devait pas lui résister. Toute l’industrie textile, dont l’importance économique est si grande, se leva pour réclamer contre l’entrée des cotons filés, même avec des droits considérables, devançant ainsi les vœux de Napoléon, qui ne songeait qu’à dresser des barrières infranchissables — ou qu’il pensait telles — entre la Grande-Bretagne et la France.

Nous avons des témoignages intéressants de la campagne qui aboutit au décret du 22 février 1806 prohibant les toiles de coton et établissant un droit de 60 francs par quintal sur les cotons en laine. Nous donnons ici quelques preuves de cette campagne protectionniste à outrance. Un mémoire du 19 frimaire an xiii[79] expose : « Dans l’état actuel, les filatures et tisseranderies, premières branches de l’industrie du coton, sont paralysées par l’introduction des cotons filés, des calicots et autres tissus anglais et 70 a 80 millions passent annuellement de France en Angleterre pour payer les toiles de la Compagnie des Indes et pour solder ainsi au prix de notre industrie nationale un genre de marchandises dont l’Angleterre prohibe la vente dans son intérieur parce qu’elle la reconnaît nuisible à l’intérêt de ses habitants. » Sur la réclamation des fileurs et fabricants de toiles, on a doublé les droits à l’entrée des toiles étrangères. Mais alors des fabricants de toiles peintes, qui employaient des toiles étrangères, ont réclamé « et menacent la France d’être privée de toiles peintes si le tarif de la douane n’est pas rétabli au taux où il était avant le 1er jour complémentaire de l’an xiii… La réponse des manufacturiers du département du Rhône au mémoire des fabricants de toiles peintes du département du Haut-Rhin… a victorieusement repoussé les réclamations. » Le système a consisté à prouver que, depuis le doublement des droits, les tissus de l’Inde n’ont pas augmenté de prix, qu’ils ont baissé au contraire de 10 à 15 % en Angleterre et en Suisse, qu’il y a encore un stock de plus de 1 600 000 pièces à écouler, et que, par conséquent, une baisse doit encore se produire sur ces tissus. Les fabricants de toiles peintes ne sont donc pas en droit de se plaindre. Par contre, les fileurs et tisseurs sont gravement lésés si on laisse envahir le marché par des toiles étrangères de prix inférieur. Il n’y a plus de débouchés aux produits de la filature et « le défaut de vente des fils et toiles de coton français, en opérant la ruine des deux branches de l’industrie du coton, qui emploient le plus de bras, opère la ruine de plus de 50 000 familles indigentes, celle de tous les entrepreneurs qui les occupent. » L’auteur du mémoire rappelle que déjà l’emploi des toiles d’origine anglaise dans les indienneries du département du Haut-Rhin avait détruit, dans le seul territoire de Mulhouse, plus de 3 000 métiers qui y tissaient en 1786 et il s’efforce de prouver que l’industrie française peut fournir en très peu de temps au-delà des 800 000 pièces que les fabricants de toiles peintes impriment annuellement et qu’en tous cas les entrepreneurs d’indiennes ont acheté en juillet, en Angleterre, de quoi fournir à une année. La conclusion est qu’il faut prohiber absolument les toiles et fils anglais, et ce en toute confiance puisque : « 1° l’expérience a démontré qu’elle est le moyen par lequel les fabrications de velours, bazins, toiles peintes, etc., ont obtenu en France leur rapide perfectionnement ; 2° puisqu’elle ne compromet en aucun point l’existence et les profits légaux de ceux mêmes qui réclament contre son établissement ; 3° puisqu’elle concentrera parmi nous les nombreux millions dont nous nous rendons volontairement tributaires pour l’avantage de nos ennemis et que la circulation dans l’empire de ces millions aujourd’hui perdus pour nous augmentera nos moyens de travail ; 4° parce que l’Angleterre, notre aînée en industrie, n’est parvenue que par cette mesure au degré étonnant où elle est de prospérité dans son commerce et dans son industrie, vraiment disproportionné avec l’étendue de son territoire et que, pour le dire encore une fois, elle prohibe chez elle, pour l’avantage de son industrie nationale, les toiles dont nous nous empressons de nous fournir dans ses magasins quoiqu’elles soient le fruit du travail de ses colonies, que le transport en soit un des éléments de son commerce et de sa navigation, et qu’elles soient achetées avec l’argent envoyé d’Angleterre par une compagnie puissante qu’elle a créée, qu’elle protège et dont elle tire de grandes ressources. » Le 18 vendémiaire an XIV, les manufacturiers du Rhône envoient une adresse[80] à l’empereur et nous pouvons l’analyser comme suit. On importe en France 12 à 1 400 mille pièces de coton de 14 ou 16 aunes par an. Les 2/3 viennent des ventes annuelles (janvier-juillet) de la compagnie anglaise. Chaque vente expose 6 à 700 000 pièces. Celle de juillet dernier a été de près d’un million, d’où excès sur la consommation, baisse de 20 à 25 % et 1/4 invendu. Résultat : rupture de l’équilibre entre les produits nationaux et les tissus étrangers, même malgré les droits augmentés. Le coton en laine à Paris coûte 3 francs la livre. La filature et le tissage coûtent au minimum 4 francs, ce qui met la livre, à Paris, à 7 francs. « La même livre prise à Londres nous coûte 10 sous. En effet, la pièce de toile dite de Salempouris, sur 14 aunes, soit 6 livres, coûte 9 à 10 shillings (11 à 12 francs), avec les frais de voiture jusqu’à Paris et le nouveau droit (ensemble 12 francs par pièce), la pièce nous revient à 24 francs, c’est-à-dire que le coton que nous payons 3 francs en laine nous coûte tissu 4 francs, fourni par le commerce anglais. 14 000 pièces de toile de 10 à 16 aunes viennent d’arriver de l’Inde en Angleterre (les droits pour ce convoi ont rapporté 6 millions sterlings à l’Angleterre), il reste de la dernière vente 200 000 pièces, dont le marché de janvier sera de 1 600 000 pièces. Il en résultera une baisse considérable et « en mars prochain, la livre de coton tissu ne coûtera pas aux Parisiens plus que la livre de coton en laine. » Conclusion : les fabriques seront ruinées, 200 000 ouvriers se trouveront sans travail, s’il n’y a pas prohibition absolue.

Cette adresse est accompagnée d’une lettre[81] dont l’auteur certifie l’exactitude des calculs avancés et ajoute que « la marchandise à Londres vient encore de baisser de 15 %, soit par l’effet du décret, soit par l’arrivée de leur convoi fameux et que l’on annonce pour la vente prochaine une surbaisse considérable. » Le signataire poursuit un examen très sérieux de la situation et nous donne des détails qui méritent d’être retenus : « Depuis la visite que j’ai eu l’honneur de vous faire, écrit-il, j’ai parcouru les fabriques de Belgique, Picardie et Normandie. Je ne puis vous donner une idée de leur détresse. La cotonnade de Rouen baisse journellement, soit par le peu de débouchés, soit par la baisse des toiles de coton étrangères, et le coton en laine augmente chaque marché ; si on pouvait fabriquer des toiles de coton, alors les ouvriers se diviseraient les genres d’industrie et ils pourraient vivre, mais que faire contre des tissus à 4 francs la livre, alors que le coton en laine vaut 3 francs à 3 fr. 10 ? Ce que l’on peut ajouter, c’est que, si la pénurie d’argent se fait sentir, on le doit à l’Angleterre. Depuis deux mois elle enlève toutes les piastres de Paris et des départements et les paye par les 20 millions d’engagements de nos maisons françaises, de la vente d’août dernier, qui sont à échéance. La compagnie anglaise fait partir en mars et septembre ses vaisseaux pour les grandes Indes et, un mois avant ces deux époques, elle fait enlever toutes les piastres du continent ; vous voyez que cette cause, ajoutée à tant d’autres, nous fait une guerre d’argent qui paralyse le commerce et la fabrique. Si l’on ne prohibe pas de suite, nos commerçants retourneront à Londres en janvier prochain, y achèteront encore à 20 ou 25 % de moins que celle-ci. Leurs achats arriveront en mars et feront fermer tous nos ateliers sans restriction, en même temps que nous enverrons 20 millions d’écus en piastres pour la compagnie anglaise… » Parmi les adresses qui vinrent appuyer celle envoyée par les manufacturiers du Rhône, nous relevons celle des fileurs et fabricants de toiles de Saint-Quentin.[82]

Nous pouvons en extraire un certain nombre de renseignements locaux « La loi du 1er complémentaire dernier[83] avait donné au tissage des toiles de coton pour l’impression dans l’arrondissement de Saint-Quentin un mouvement dont on devait attendre les résultats les plus avantageux et déjà ce mouvement est arrêté ; déjà les ordres des manufacturiers d’indiennes sont suspendus depuis qu’ils ont connaissance de l’arrivée en Angleterre de l’énorme quantité de toiles qui va infailliblement en faire tomber les prix hors de toute proportion… Si la branche des toiles pour l’impression des percales, des mousselines nous est ravie, branche sans laquelle il nous est impossible d’occuper le tiers de nos ouvriers, et qui nous est d’autant plus précieuse que la diminution de la fabrication des linons et gaze en met chaque jour un plus grand nombre dans la nécessité de chercher dans le tissage des cotons une nouvelle subsistance… Nous pouvons appliquer aux différents tissus en coton 11 000 métiers qui, dans l’espace d’un an, livreront 33 000 pièces dont la fabrication laissera en main-d’œuvre, dans notre arrondissement, une somme de 14 190 000 francs que la France, jusqu’à présent a payée à l’Angleterre. »

Cette adresse est appuyée d’un tableau ainsi établi :

Saint-Quentin, en 1789, était le centre d’une fabrication qui, sur un rayon de 12 lieues, employait, pour les tissus de fil de lin
15 000 métiers.
En 1805 cette même fabrique n’en emploie plus que
4 000 —
Il reste donc à destiner au tissage
11 000 métiers.
APPLICATION DE CES 11 000 MÉTIERS

4 500 employés en 1805 au tissage de coton, lesquels, à 30 pièces par an, ont produit 135 000 pièces à 55 francs 7 425 000 francs.

6 500 inoccupés produiraient 195 000 pièces à 55 francs 10 725 000 —

11 000 métiers produiraient 33 000 pièces 18 150 000 —

Valeur du coton en laine, 2 kilogrammes par pièce à 6 francs 3 060 000 —

Reste en faveur de la balance du commerce de France 14 190 000 francs.

Toujours, pendant la même campagne, pour obtenir la prohibition absolue des toiles de coton fut dressé par Tiberghien sur l’ordre même de Napoléon, un tableau détaillé des fileurs et tisseurs de coton pour vingt-quatre départements[84]. Ce tableau est adjoint à deux autres pièces[85], l’une est une demande de prohibition émanant des fileurs et fabricants de l’Eure et de la Seine-Inférieure, l’autre est une lettre de Tiberghien au secrétaire d’État Maret, pour faire remise de son travail. Nous en extrayons le résumé général :

Le tableau est suivi des quelques « observations » suivantes : « En conciliant la correspondance déposée au ministère de l’Intérieur, on se convaincra que le tableau ci-joint ne présente que les deux-tiers de ce que pourraient produire les fileurs qui y sont nommés puisque tous ont des machines en construction ou hors d’activité et que la majeure partie ne faisaient que commencer leur établissement lorsque la quantité de marchandise étrangère introduite en France est venue arrêter la vente des objets de leurs manufactures. Il existe aussi un nombre considérable de métiers de tissage dans le département du Rhône dont la chambre de Commerce de Tarare n’a pas fait mention lorsqu’elle a évalué à 2 000 le nombre de ses métiers. Comme les métiers déclarés par Tarare sont tous occupés à faire des mousselines, on ne les a pas compris dans le tableau qui ne renferme que le nombre de ceux faisant dès à présent de la toile de coton ou qui sont prêts à en faire si on pouvait en espérer la vente. Dans l’évaluation des capitaux, on n’a rien compté pour les métiers de tissage, parce qu’ils n’ont pas été construits exclusivement pour le tissage du coton. Néanmoins ils représentent toujours un capital de 3 à 4 millions. » Nous avons dit déjà que le décret du 22 février 1806 établit la prohibition des toiles de coton. L’empereur donnait ainsi satisfaction aux manufacturiers et poursuivait ses desseins. Quant au droit considérable à payer sur l’entrée des cotons en laine, c’était plus purement une mesure personnelle à Napoléon, mesure néfaste, car c’est la matière première qu’il frappait, contrairement à ce principe excellent de Chaptal : « qu’il devait être libre au fabricant de s’approvisionner où il voulait de toutes les matières premières de son industrie. » Quoi qu’il en soit, les fileurs adressèrent leurs remerciements à l’empereur[86], et leur lettre est précédée d’une note ainsi conçue :

Il est entré en France, en l’an XI 18 000 000 pesant de coton
— — — XII 20 000 000
— — — XIII 22 000 000
——————
Total 60 000 000


À déduire 480 000 achetés par les Anglais à Nantes et à Bordeaux depuis l’arrêté du 18 brumaire, il resterait 59 420 000. À déduire encore 10 % de déchet, il reste net pour le tissage 53 500 000.

Emploi de ce coton. — La bonneterie a donné au coton une valeur depuis 8 fr. jusqu’à 100 fr. la livre ; le velours de coton une valeur de 7 fr. à 25 fr. ; les siamoises, déduction faite du fil de chanvre ou de lin, le coton ne servant dans cet article que pour la trame, porte la valeur du coton à 6 fr. la livre ; le nankin de Rouen à 15 fr. ; la rouennerie de 8 à 40 fr. ; le nankin de Roubaix de 7 à 12 fr. ; les basins de 10 à 30 fr. ; les piqués de 12 à 60 fr. ; les calicots et toiles à impression de 6 à 18 fr. ; les mousselines de 12 à 200 fr. On peut estimer tous les cotons qui se sont employés depuis trois ans à 12 fr. la livre, fabriqués, évaluation très modique, attendu qu’une partie de ces cotons a reçu des teintures.

Ainsi : 53 500 000 de matière à 2 fr. ont coûté 133 750 000 fr.

Et la même quantité fabriquée à 12 fr. la livre a produit 642 000 000 fr.

Bénéfice, en faveur de la France 508 250 000 fr.

Le 22 mai 1807, le ministre Champagny écrivait à Napoléon un rapport[87] pour lui signaler les effets du décret du 22 février 1806 : L’importation des toiles de coton en France était de 70 à 80 millions de francs. Elle a cessé. Celle des fils s’est réduite de plus de moitié. C’était tout bénéfice pour l’Angleterre. En février 1806, il y avait en France l’approvisionnement d’une année au moins en tissu de coton étranger. Tout cela s’est écoulé et pendant ce temps des métiers se sont montés. Ce n’est qu’en octobre ou novembre que les effets du décret ont commencé à se faire sentir. Alors l’activité dans la Seine-Inférieure, le Nord, l’Aisne, la Somme, le Haut et le Bas-Rhin, l’Escaut, la Dyle, le Yard, etc. ; a repris. Rouen, Saint-Quentin, Mulhouse sont les villes où le travail a surtout été repris pour le plus grand bien d’ouvriers sans emploi. Percalines et calicots sont livrés aux mêmes prix et qualité que ceux qui venaient du dehors. Les toiles étrangères qui restaient à épuiser n’ont pas haussé.

Saint-Quentin rivalise avec Tarare pour les mousselines. Comme un million de pièces de toile exigent 3 millions de kilogrammes de fils, une heureuse répercussion s’est faite sur les filatures qui livrent leurs fils au fur et à mesure de leur fabrication. Le préfet de la Seine-Inférieure constate que la moitié de ses administrés formant la population manufacturière de son département s’est remise au travail…

La situation des manufactures n’était pourtant pas brillante à la fin de la période que nous étudions. Le 13 mars 1807[88], Champagny accusait à l’empereur réception d’une lettre du 4 janvier où Napoléon marquait sa volonté de mettre chaque mois 300 000 francs à la disposition du ministre de l’Intérieur pour donner du travail aux manufacturiers, et de consacrer trois millions de revenus de la couronne à l’ameublement des palais de Compiègne et de Versailles.

Champagny aurait voulu entreprendre de suite des travaux sans attendre que l’empereur ait statué sur les résultats du conseil réuni pour statuer sur ce qu’il convenait de faire avec les 300 000 francs mensuels ; mais l’archichancelier s’y était opposé. Le ministre attend donc des ordres, et il dit : « J’ose les solliciter avec quelques instances. Les ouvriers de Lyon sont dans la misère ». Les Américains, qui avaient fait quatre millions de commandes pour profiter de la bassesse des prix, ont reçu livraison et ne demandent plus rien. La manufacture de cristaux du Mont-Cenis[89] est sur le point de crouler et Champagny lui a versé 20 000 francs à titre de secours. Le ministre de l’Intérieur, apprenant qu’un traité de commerce allait être conclu entre la Bavière et l’Italie, demande qu’auparavant il en soit passé un entre la France et l’Italie. Il joint à sa lettre un projet de commandes pour l’ameublement des palais impériaux, projet proposé par MM. Fontaine et Dumasis, où nous voyons figurer des commandes aux manufactures de Lyon pour 1 800 000 francs (réductibles selon Champagny à 1 400 000) ; à la manufacture


(D’après un manuscrit de la Bibliothèque Nationale).


de cristaux du Mont-Cenis pour 60 000 (réductibles à 50 000) ; aux fabriques de serrurerie pour 300 000 francs (réductibles à 200 000).

Ces mesures étaient des mesures spéciales ; les décrets du 27 mars et du 11 mai 1807, établissant des prêts sur gage aux manufacturiers, sont des mesures générales qui montrent l’état lamentable de l’industrie et la situation du crédit. Autour de l’empereur, on s’était montré hostile à l’institution de ces prêts, car il semblait précisément qu’ils fissent trop voir les conséquences ruineuses de la guerre. C’est à ce sujet que Napoléon écrit a Cambacérès, le 5 avril 1807[90] : « J’ai pris, il y a quinze jours, un décret pour prêter aux fabricants sur nantissement[91]. Toutes ces prétendues délicatesses que l’on met en avant sont des bêtises et des sophismes. À quel cri d’alarme cela donnerait-il lieu qu’un fabricant dise : « Je suis riche, j’ai pour un million de marchandises ; je ne puis les vendre, et je n’ai pas un sou. Le gouvernement me prête 100 000 écus ; je lui donne pour sûreté 100 000 écus de marchandises. Au lieu d’être un objet de discrédit, cela est au contraire, un moyen de crédit. » Le premier prêt fut consenti à Dufougerais « propriétaire de la manufacture de cristaux de Sa Majesté l’Impératrice ». C’est de la manufacture du Mont-Cenis qu’il s’agit. Nous voyons sur l’état[92] de proposition que Dufougerais fabriquait ordinairement pour 450 000 ou 500 000 francs par an, dont 160 000 francs d’exportations. Il avait, en 1807, pour 350 000 francs de marchandises invendues à Paris ; il en avait pour 150 000 francs au Creusot et il employait 300 ouvriers au lieu de 400. Parmi les industriels à qui des prêts furent encore consentis, nous voyons[93] Perrier, constructeur de machines à Chaillot qui, au lieu de 250 ou 300 ouvriers, en occupe 52 ; Dilh, propriétaire d’une manufacture de porcelaine à Paris, qui a 40 ouvriers ; au lieu de 200 ou 250. Girard, fabricant de lampes à Paris, qui garde 30 ouvriers ; Thomire, fabricant de meubles et de bronzes à Paris, qui, de 800 ouvriers, est tombé à 211.

La Banque de France, créée au lendemain du coup d’État de brumaire par des banquiers de Paris, avait pour but primitif d’aider au développement du commerce et de l’industrie. Le capital de la Banque, tel qu’il fut fixé le 24 pluviôse an VIII (13 février 1800), était de 30 millions et divisé en actions de 1 000 francs. Bonaparte, voyant grandir le crédit de la Banque, résolut de rendre plus étroits les rapports qui l’unissaient au Trésor, et c’est ainsi que, le 24 germinal an XI, puis le 22 avril 1806, il fit porter le capital à 45 puis à 90 millions, donna à la Banque le privilège des billets payables au porteur et à vue, et l’incorpora pour ainsi dire à l’État, se réservant la nomination d’un gouverneur et de deux sous-gouverneurs[94]. Bien entendu, de cette façon, la Banque de France ne restait pas seulement un instrument pour favoriser le développement du commerce et de l’industrie, elle devait surtout fournir de l’argent pour appuyer les armées et aider aux luttes contre l’étranger. Et, puisque nous venons de noter rapidement la création de la Banque de France, ajoutons que c’est une loi de l’an XI (17 germinal) qui a institué en France l’unité monétaire basée sur le métal argent, et organisée de telle sorte que la valeur du métal est égale à sa valeur fictive.

Quand parurent les premières monnaies à l’effigie de Bonaparte, il y eut dans les partis de réaction un mouvement assez curieux. Les royalistes, en effet, qui croyaient encore à la possibilité du retour des Bourbons, envisagèrent comme une prise de possession définitive du consul le fait qu’il mettait en circulation des pièces où il était représenté. « Le projet de loi sur la nouvelle monnaie, est-il dit dans un rapport[95], a fait une petite révolution dans plusieurs salons qui s’étaient apaisés depuis quelques temps. Comme un petit nombre d’incorrigibles rêvent toujours que le gouvernement actuel n’est qu’un provisoire, ils trouvent que l’article de la monnaie passe les bornes : c’est fini, cela ne peut plus tenir, c’en est trop, telles sont les formules en usage à ce sujet… » Et un autre rapport nous raconte[96] : « On parle dans le public de quelques pièces de cinq francs qui ont paru dans la circulation avec une raie au col ; plusieurs ajoutent même que cette raie ou collier est telle qu’elle n’a pu qu’être frappée avec la pièce… On se rappelle d’avoir vu avant la Révolution une semblable polissonnerie sur des louis d’or, où il y avait deux cornes sur la tête de Louis XVI. Ces cornes étaient en relief, et les louis avaient été fabriqués et frappés exprès. On assure que la police est sur la voie et a déjà interrogé plusieurs personnes qui avaient de ces pièces de cinq francs. »

En dehors de l’action gouvernementale traduite par des institutions, nous citerons, comme œuvre particulière destinée à accroître le domaine industriel, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, où des hommes comme Chaptal, Berthollet, Monge, Montgolfier s’unirent, dès 1801, pour aider au développement de l’industrie et au perfectionnement des instruments de travail. M. Levasseur a consacré d’excellentes pages aux améliorations obtenues dans les différentes branches de l’industrie, par la coopération de la science, de l’art et du travail[97]. La nécessité de veiller aux transformations du machinisme à l’époque intermédiaire qui nous occupe était évidente, et nous avons des preuves que l’on s’en préoccupait. Voici, par exemple, un rapport à l’empereur, où l’on voit proposer d’accorder des pensions aux artistes et ouvriers distingués de la ville de Lyon[98] :

« Sire, en arrêtant ses regards sur les productions les plus distinguées de l’industrie lyonnaise, Votre Majesté l’a déjà puissamment encouragée, lui a donné un nouvel essor et assuré de nouveaux succès. Elle a daigné cependant conserver cette journée par des bienfaits multipliés. Elle a remarqué le nouveau métier du sieur Jacquart, qui supprime dans la fabrication des étoffes brochées et façonnées l’emploi de la tireuse, supprime aussi une quantité considérable de cordages et rend la fabrication beaucoup plus économique, invention ingénieuse de l’artiste mécanicien le plus habile que Lyon possède aujourd’hui dans son sein. Elle a daigné lui assurer une prime de 50 francs par chaque métier qu’il livrerait sans fabriquer. J’ai pensé justement que comme ce métier sera bientôt d’un usage général, il convenait de limiter à six années la délivrance d’une prime qui pourrait s’élever très haut si elle restait indéterminée pour sa durée. Votre Majesté a annoncé l’intention de remplacer les quatre ouvriers auxquels elle avait daigné accorder des pensions lors de son dernier passage, et qui sont morts dans l’intervalle. J’ai pris, relativement à ce choix, l’avis de la chambre de commerce. Elle m’a désigné d’abord Mme Lasalle, veuve d’un mécanicien célèbre auquel l’ancien gouvernement avait accordé une pension de 1 500 livres, dont les découvertes furent de la plus haute importance pour les fabriques lyonnaises. Elle m’a désigné ensuite les frères Richard et Gaillard, ouvriers distingués, le premier comme chineur ; le second pour la fabrication des étoffes brochées et façonnées, recommandables d’ailleurs par leur âge ou leur caractère. Enfin elle m’a entretenu du sieur Gouin père, teinturier d’un grand talent, auteur d’un très beau noir qui porte son nom, que l’étranger ne peut imiter, qui est très précieux pour nos étoffes, et dont cet artiste conserve et veut ensevelir le secret. En accordant une pension à cet artiste, il était nécessaire de s’assurer, d’une part, que son procédé serait conservé et transmis, de l’autre, qu’il ne serait point publié… »

Ce qui se faisait à Lyon se faisait partout sur le territoire, et surtout se fera pendant le régime du blocus continental, lorsqu’il apparut comme indispensable de multiplier les sources de revenus industriels et de garder jalousement les secrets des ouvriers ou artisans français. Sur les manufactures des Gobelins et de Sèvres, nous pouvons donner deux rapports[99] de l’année 1806 qui nous font connaître leur situation. Pour les Gobelins, le rapporteur — qui n’a pas signé — nous dit avoir vu au dépôt les tableaux à exécuter en tapisserie, et il ne cache pas que « la grande majorité est au-dessous du médiocre ». Ce qui l’a surtout frappé, c’est le choix des sujets. « Je crois, écrit-il, que Votre Majesté se soucie également peu des histoires de Mardochée ou de don Quichotte », et il propose que dorénavant il ne soit plus rien fait qui ne retrace les fastes du règne. Les ouvriers sont meilleurs, à son avis, que sous Louis XV, le directeur Guillaumot est excellent : « C’est donc par le bon goût et par le bon choix des sujets qu’il faut remonter cet établissement ». Il propose, en conséquence, des peintures reproduisant des anecdotes de la vie de l’empereur. Pour Sèvres, le rapporteur, après un éloge de l’administrateur Brongniart, écrit : « Si Votre Majesté visite cet établissement, elle verra qu’il y règne un goût déjà si épuré qu’on peut assurer que d’ici un an tout ce qui y sera exécuté deviendra des types pour toutes les autres manufactures, et que certaines pièces sont destinées à servir à l’avenir dans les cabinets des curieux comme des monuments d’art pour cette partie de l’industrie. Le service égyptien ordonné par Votre Majesté sera à lui seul une curiosité… Votre Majesté ne verra pas avec moins d’intérêt le goût exquis des Étrusques… Votre Majesté y trouvera exécutés dans le style étrusque quelques détails de l’histoire de sa vie. Enfin elle pourra observer que tout ce qui tient au mauvais goût du siècle passé disparaît dans les salles d’exposition et ne se renouvelle plus dans les ateliers. La dépense de cette restauration se fait avec économie et intelligence, et devient pour un certain nombre d’artistes une ressource utile sans corrompre leur goût. »

Les expositions de 1801, 1802, 1806 eurent pour objet de stimuler les industriels et de montrer les progrès accomplis. C’est celle de 1806 qui, de beaucoup, fut la plus importante, puisqu’elle compta 1 422 exposants contre 229 en 1801 et 540 en 1802. À ces diverses expositions, on vit apparaître les premières machines, ébauches encore bien rudimentaires des instruments qui devaient révolutionner le monde du travail.

« Les 1422 exposants de 1806, dit M. Levasseur, appartenaient à 104 départements dont 81 dans l’ancien territoire de la France[100] ». Il fut distribué 54 médailles d’or, 97 médailles d’argent, 80 médailles de bronze. Pendant l’Exposition, l’empereur était en Allemagne et Champagny lui écrivait le 4 octobre[101] : « Sire, je crois devoir dire un mot à Votre Majesté de l’exposition des produits de l’industrie. Elle dure depuis 9 jours et l’affluence des spectateurs qui accourent dès la pointe du jour est telle que dans l’ancien local de l’École polytechnique où sont les objets les plus précieux il a fallu, pour prévenir les accidents que la foule peut occasionner, doubler les gardes et mettre des barrières. Tout le monde s’accorde à dire que les expositions précédentes étaient bien loin d’avoir excité un pareil concours. Il atteste que nos manufactures ont fait des progrès. Lord Landerdale en a été surpris. Ce qu’un gouvernement ennemi de Votre Majesté verrait avec plus de regret encore, c’est l’esprit qui anime ces bons manufacturiers, interprètes naïfs du sentiment de leurs concitoyens. Il n’y en a pas un qui ne soit venu du fond des départements pour vous offrir un hommage et qui n’ait imaginé que c’était le meilleur moyen d’obtenir le suffrage public. Il n’y a pas un portique où on n’aperçoive ou votre portrait ou votre chiffre ou votre nom et qui ne renferme une allusion à l’éclat de votre règne, à la gloire de votre nom… Tous attendaient, pour prix de leurs efforts et de leurs industries, de voir leurs ouvrages honorés d’un regard de Votre Majesté. Il leur en coûte tellement de renoncer à ce flatteur espoir que l’opinion se répand parmi eux que Votre Majesté qui n’a pas encore fait retentir la trompette guerrière reviendrait incessamment à Paris. Je laisse se prolonger cette exposition tant pour ménager cette opinion consolatrice que pour satisfaire la curiosité publique. Elle est telle qu’on peut dire que chaque jour un dixième de la population de Paris se met en mouvement pour aller voir l’exposition. Il faut huit jours pour en faire un examen attentif et détaillé… »

Le même ministre écrit le 19 octobre[102] : « Sire, l’exposition des produits de l’industrie finit aujourd’hui, elle a duré près d’un mois. Pour la quantité d’objets exposés elle a été décuple des expositions précédentes… J’ai distribué aujourd’hui les médailles adjugées par le jury[103]… Le nombre des prix et des mentions honorables obtenus dans ce jour se monte à près de 300… Ce nombre n’est pas un dixième de ceux qui avaient concouru. C’est surtout des départements que le concours a été le plus considérable. On a remarqué celui de la Roër comme possédant une industrie très précieuse, car il n’y a pas eu un genre de concours dans lequel ses fabricants ne soient entrés en lice. C’est dans les machines à filer le coton que notre industrie paraît avoir fait le plus de progrès ainsi que dans les tissus de cette matière. C’est dans la fabrique des aciers, des fils de fer et des aiguilles que ses progrès, presque inattendus, ont le plus étonné. Les casimirs, les tulles, les satins, les cuirs et maroquins, les cardes et les aluns ont aussi obtenu une amélioration sensible. Celle qui l’a été le plus, mais qui est le produit d’une industrie agricole, est celle des laines mérinos que bientôt on pourra compter parmi les produits ordinaires de notre agriculture. La bijouterie a soutenu sa supériorité ordinaire ; la quincaillerie s’est améliorée… »

Nous avons a plusieurs reprises traité de matières connexes à l’agriculture. Quelques autres indications sont cependant nécessaires. Les terrains de culture ont augmenté dans notre période, surtout à la fin, pour trois raisons principales : le défrichement des biens communaux[104], la destruction du gibier, les conquêtes[105]. Chaptal, dans le premier volume de son ouvrage De l’industrie française, donne des chiffres que reproduit M. Levasseur[106], mais ces chiffres qui naturellement débordent notre sujet, indiquent des moyennes très approximatives et c’est à notre ami Turot que doit incomber la tâche de les commenter dans l’exposé général de la situation agricole en 1815. Nous nous bornerons, quant à nous, à signaler les deux lois du 9 floréal et du 14 floréal an XI, empêchant le déboisement sur le territoire de la République et réglementant le curage des canaux et rivières[107].


§ 2. Le mouvement scientifique.

Dans une de ses lumineuses conférences, Renan traitant des études scientifiques, disait « que ces études, en apparences réservées à un petit nombre, sont des mères fécondes de découvertes dont tous profitent, que le peuple a le plus grand intérêt à ce qu’il y ait des savants qui travaillent à agrandir le cercle des connaissances humaines, que les plus belles inventions sortent de travaux déjà obscurs et solitaires. » Et plus loin il disait encore : « La science est une cascade dont la source est dans les glaciers des montagnes, au milieu des neiges, dans une atmosphère où très peu de personnes peuvent vivre. De là, elle descend en mille ruisseaux, elle arrive à la portée de tous… Un monde sans science c’est l’esclavage, c’est l’homme tournant la meule, assujetti à la matière, assimilé à la bête de somme. Le monde amélioré par la science sera le royaume de l’esprit, le règne des hommes libres[108]. »

De telles paroles devaient être rapportées ici, car, à l’aube du xixe siècle, une forte poussée scientifique s’offre aux yeux de l’historien, poussée qui détermine, d’une part, un prodigieux élan de l’esprit vers l’affranchissement et, d’autre part, met à la disposition du travail des armes nouvelles et puissantes capables, en réduisant l’effort, de centupler la production. Si Laplace continue et complète Newton, travaillant ainsi au triomphe de la raison sur l’obscurantisme et l’ignorance, les Berthollet et les Chaptal donnent à l’industrie les acides nitrique, chlorhydrique et sulfurique, Vauquelin découvre le chrome, Thénard prépare le blanc de céruse, Edouard Adam perfectionne les alambics…

Laplace, se basant simplement sur la loi de l’attraction, établit mécaniquement le système du monde et rend désormais inutile et antiscientifique toute intervention d’une puissance extra-scientifique quelconque à un moment quelconque. L’Exposition du système du Monde et la mécanique céleste marquent des époques glorieuses dans l’histoire de l’esprit humain. « Au bout de cent ans, nous ne possédons pas encore le recul nécessaire pour apprécier la véritable importance des additions faites au monument élevé par Laplace[109] (1749-1827). » Les opinions plus que flottantes de Laplace, son attitude plate à l’égard du pouvoir, son égal dévouement à la République, à l’empire et à la royauté ne doivent pas nous faire oublier que sa pensée librement et scientifiquement affirmée demeure une des hautes manifestations de l’esprit humain. À côté de Laplace, et se reliant à lui par les mathématiques qu’il cultiva aussi sans y exceller, prennent place Lagrange, Monge, Carnot, dont la Géométrie de position est de 1803 et les Essais sur les transversales de 1806. Ces hommes ont mis, à l’aube du xixe siècle, des assises très fortes, et il est étrange de voir un Michelet[110] embrasser d’un vaste regard ces cent années et n’y rien découvrir de vraiment solide. Comparant le xviiie siècle à celui qui vient de finir, il vante le premier, qui est « vif, franc-marcheur, a le jarret solide », tandis que le xixe est lourd et regarde vers la fatalité. Michelet n’a pas voulu comprendre que c’est par les données positives, mises au jour par la science pendant la tourmente impérialiste où sombrait la liberté, que l’esprit libre devait se sauver, reprendre la pleine possession de soi-même et travailler à l’édification d’un état social non pas entraîné vers la fatalité, mais tout au contraire redressé vers le plus noble idéal de justice et de vérité. L’œuvre politique d’un Bonaparte, son œuvre militaire, tout l’exécrable produit de sa folie ambitieuse déchaînée à travers le monde, la terreur blanche et le régime du prêtre-roi, la dictature, le coup d’État, les menées de réaction, les guerres honteuses, les vilenies et les turpitudes qui marquent l’histoire de la domination bourgeoise, tout cela passe, mais la pensée scientifique demeure et c’est par elle et sur elle que nous saurons édifier. Michelet, qui se hâtait parfois de condamner le socialisme se hâtait aussi de condamner irrémédiablement le règne des machines qui « attire et dévore les races, dépeuple les campagnes », et comme Renan a raison contre lui lorsqu’il dit simplement : « Songez qu’il n’y a que cent ans à peine que l’on applique sérieusement la science aux besoins de la vie. Que les machines et les inventions nouvelles soient parfois une cause momentanée de trouble et de gêne pour l’ouvrier, c’est ce qui arrive, malheureusement, car les transformations sociales se font lentement, ou du moins ne vont pas du même pas que les inventions ; l’équilibre met du temps à se rétablir. Mais je n’ai aucun doute sur l’avenir. Je suis convaincu que les progrès de la mécanique, de la chimie, seront la rédemption de l’ouvrier ; que le travail matériel de l’humanité ira toujours en diminuant et en devenant moins pénible, que, de la sorte, l’humanité deviendra plus libre de vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle[111] ». Est-ce vraiment un siècle condamné à la stérilité irrémédiable, à la chute vers la fatalité que celui qui, dès ses premières années, donne Lamarck[112] (1744-1829), le précurseur, le fondateur de l’évolutionnisme qui a enfin déchiré pour l’homme le rideau qui cachait ses origines, comme Laplace lui avait dévoilé le mécanisme du monde ; Cuvier[113] (1769-1832), Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844). Dans le même temps, Gay-Lussac (1778-1750), Thénard (1777-1857) augmentaient en physique et en chimie le domaine de la science. Toutes les branches de l’activité scientifique sont alors en pleine croissance.

D’après un document de la Bibliothèque Nationale.
La médecine, de son côté, a de grands noms : Bichal, qui meurt en 1802, Broussais, Pinel, Dupuytren ; en astronomie, Arago entreprend ses plus fameux travaux. Tous ces savants français discutaient, correspondaient avec des savants étrangers très remarquables, tels que Volta qui, à Pavie établissait la première pile électrique, tel que Humboldt qui s’associait aux travaux de Gay-Lussac pour l’analyse de l’eau, tels encore que les deux chimistes anglais Dalton et Davy.

Et cette revue rapide de tant d’hommes qui ont bien mérité de l’humanité fait qu’on oublie pour un moment celui qui, malgré tout, remplit l’histoire de son temps, pour cette raison sans doute que les hommes songent toujours aux malheurs qui les ont frappés et rarement aux bienfaits qu’ils ont pu recevoir.

Paul Brousse.


Si j’ai pu malgré l’obstacle d’une maladie grave, mener à bien la partie de l’Histoire socialiste dont j’avais assumé la responsabilité, c’est grâce au concours décisif de mon ami, le citoyen Louis Noguères. Je suis sûr que les lecteurs attentifs et les hommes de science seront frappés de la valeur des documents inédits qu’il a mis en œuvre et de la sûreté de méthode qu’il y a appliquée. C’est à lui que je dois la certitude que cette partie de l’œuvre ne déparera pas le vaste et consciencieux effort historique qui va se poursuivre.

Paul Brousse.


________


  1. Archives nationales, AFiv, pl. 6, no 45.
  2. Archives nationales, AFiv, pl. 19, 18 nivôse an VIII, no 8.
  3. Rayé sur l’original.
  4. Archives nationales, AFiv 124.
  5. Archives nationales, AFiv pl. 38, no 9.
  6. Nous ne savons pas exactement où furent employés les ouvriers de ces « ateliers nationaux », mais ils eurent sans doute à travailler en partie au palais du Luxembourg.
  7. Archives nationales, AFiv pl. 56, no 15, 8 floréal an VIII.
  8. Arch. nat. AFiv pl. 304, 27 nivôse an X, no 9.
  9. Archives nationales. AFiv, plaq. 507, no 47.
  10. Archives nationales, AFiv, plaq. 62, no 33.
  11. Archives nationales AFiv, 1060.
  12. Voir Levasseur. Histoire des classes ouvrières, t. I., chap. IV.
  13. Texte abrogé par la loi du 2 août 1868.
  14. Archives Nationales F7 3703.
  15. Archives Nationales F7 3704. Brumaire an XII.
  16. Archives Nationales F7 3711.
  17. Biffé sur l’original.
  18. Biffé sur l’original.
  19. Biffé sur l’original.
  20. En note sur l’original.
  21. Archives nationales F7 3712
  22. Arrêté du 10 thermidor an XI. Archives nationales APiv, plaq. 565, no 66.
  23. Archives nationales AFiv pl. 621, no 39.
  24. Voir encore l’arrêté additionnel aux livrets du 10 ventôse an XII.
  25. Code civil, art. 1142.
  26. À ceux qui pourraient croire à une exagération de notre part, nous conseillons la lecture d’un rapport fait à la Chambre des pairs en 1815, rapport où il est dit qu’en certaines villes industrielles, les avances dépassaient plusieurs centaines de mille francs…
  27. Le compagnonnage, p. 80.
  28. Cette désignation qui était employée par les compagnons, montre bien que c’étaient des nomades qui formaient les associations. Dans les villes du Tour de France ils avaient une auberge spéciale tenue par « une Mère », et c’était cette auberge qui était le siège local de l’association. Les compagnons étaient organisés secrètement. Il y avait tout un rituel d’initiation et des mots de passe permettant de se reconnaître entre membres de la même association.
  29. Un rapport du préfet de police au 1er mars 1807, cité par Levasseur, o. c. I, p. 513, dit : « Le compagnonnage favoriserait de fréquentes coalitions s’il n’était contenu par une grande surveillance. » Il ajoute du reste : « Il est d’une grande utilité pour les ouvriers malheureux : Il a encore cela d’avantageux, qu’il repousse les hommes immoraux. »
  30. Il y avait Les enfants de Salomon ou Devoir de liberté, comprenant les tailleurs de pierre, les menuisiers (gavots), les serruriers et les Enfants de Maître Jacques ou compagnons du Devoir, association strictement catholique de nombreux métiers. Voir Martin Saint-Léon, o. c. pp. 91 et 99.
  31. Archives Nationales, F7 3711.
  32. Voir Levasseur, o. c. I, p. 330, note 1.
  33. Archives Nationales, F11 292.
  34. De la préfecture de police.
  35. 13 fructidor. Archives nationales F7 3702.
  36. Cf. avec le bulletin précédent.
  37. Archives Nationales. F7 3802.
  38. Archives Nationales F11 92.
  39. Archives Nationales. A Fiv 1058, pièce 14 à 27.
  40. Archives Nationales, F11 292.
  41. Archives Nationales, AFiv 1058 pièce 8, 11 vendémiaire an X.
  42. C’est un tableau des principaux marchés de Seine-et-Oise, Eure-et-Loir, Oise, Somme, Aisne, Seine-et-Marne, Aube
  43. Supra, p. 249.
  44. « Les 641 boulangers de la ville s’étant soumis à cette loi, le préfet déclara que ceux qui auraient déposé au 1er frimaire les 15 sacs de garantie pourraient seuls exercer, et que les commissaires feraient au moins deux visites par décade chez chaque boulanger pour vérifier l’approvisionnement. » (Levasseur, o. c, I, p. 333.)
  45. Archives nationales AFiv 1058, pièce 13.
  46. C’est le mémoire cité plus haut, p. 250.
  47. Archives Nationales. AF4 1318. « De la Récolte des Blés et de l’Approvisionnement de Paris. » 9 frimaire an X (30 novembre 1801).
  48. Nous mettons entre crochets le résumé de développements trop considérables.
  49. Archives nationales, AFiv 1058, pièce 7, 25 floréal an X.
  50. Archives Nationales. AFiv 1058, pièce 4. Bureau des Subsistances.
  51. Archives nationales, AFiv 1058.
  52. Archives Nationales, F11 292.
  53. Archives Nationales, F7 3709.
  54. Archives Nationales, F7 3710, F7 3711.
  55. Archives Nationales, F7 3711, 4 octobre 1806.
  56. AFiv, 1060.
  57. Suivent les signatures.
  58. Le décret de Berlin organisant le Blocus continental.
  59. Lettre du 17 décembre 1806, extraite toujours du même fonds : Archives Nationales AFiv 1060.
  60. Archives nationales, F12* 191, 18 germinal an X.
  61. Archives nationales, F12 192A.
  62. Archives Nationales, F12 x 192A.
  63. Quant aux fonds nécessaires aux chambres de commerce, tenant compte du vœu exprimé par la majorité des chambres, le conseil général est d’avis de les obtenir en accroissant le droit de patente. « Le conseil estime que deux centimes et demi par franc sur l’universalité du droit de patente donneront un fonds suffisant pour cet objet. »
  64. Archives Nationales, F12*, 191, 4 floréal an x.
  65. Archives nationales. F12*, 192A. Rapport de Coudere, 7 thermidor an xi.
  66. Voir Pariset : Histoire de la Fabrique lyonnaise. Des conseils furent établis en 1806 à Clermont de l’Hérault, en 1807 à Nîmes.
  67. Archives nationales, F12*, 192A. 30 messidor XI et 3 thermidor XI.
  68. Archives nationales. F12* 192A.
  69. Archives nationales. AFiv 1060, 10 prairial an XII.
  70. Déjà désigné plus haut.
  71. Histoire générale, Lavisse et Rambaud, IX, 412.
  72. Archives nationales AFiv, 1061. Tableau ci-contre.
  73. Voir supra pp. 126 et seq.
  74. Levasseur, o. c., I, p. 465.
  75. Cité par Levasseur, id. loc.
  76. Archives nationales F12* 191, 5 prairial an X.
  77. Archives nationales AFiv 1060.
  78. Chaptal avait très bien vu que la prohibition absolue ne pouvait qu’encourager la contrebande. Voir son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France.
  79. Archives nationales, F12 533. Mémoire de Liancourt.
  80. Archives nationales, F12 533.
  81. Archives nationales, id. loc. lettre de Rubichon, négociant à Lyon, 20 vendémiaire an XIV.
  82. Archives nationales, AF12 533.
  83. Il s’agit toujours de la loi qui a doublé les droits d’entrée.
  84. Seine, Seine-Inférieure, Eure, Nord, Aisne, Seine-et Oise, Oise, Loiret, Escaut, Dyle, Yonne Jemmapes, Orne, Meurthe, Haute-Garonne, Haute-Vienne, Calvados, Bas-Rhin, Lozère, Ourthe, Eure-et-Loir, Pas-de-Calais, Somme.
  85. Archives nationale AFiv 31 décembre 1805.
  86. Archives nationales AFiv 1060. 28 février 1806.
  87. Archives nationales AFiv 1060.
  88. Archives nationales AFiv 1060.
  89. Le Creusot.
  90. Correspondance de Napoléon t. XV, p. 34.
  91. La Caisse d’amortissement dut consacrer 6 millions à ces prêts consentis à 2 % d’intérêt.
  92. Archives nationales AFiv 1060, 22 avril 1807.
  93. Archives nationales AFiv 1060, 10 juin 1807.
  94. Voir Stourm, Les Finances du Consulat. La loi du 28 ventôse an IX rétablit les agents de change et leur donne le monopole de leurs fonctions, qui consistaient alors très essentiellement à servir d’intermédiaires dans les opérations sur capitaux. Nommés par le chef de l’État, ils devaient prêter serment, déposer un cautionnement et constituer un syndicat.
  95. Archives nationales, F7 3703, 21 ventôse an XI.
  96. Archives nationales, id. loc., 21 floréal an XI.
  97. O. c., I, p. 397, La science et l’art dans l’industrie.
  98. Archives nationales, AFiv*, 1060, germinal an XIII.
  99. Archives nationales, AFiv 1060.
  100. Levasseur o. c. I, p. 408.
  101. Archives nationales, AFiv 1060
  102. Archives nationales AFiv 1060.
  103. Présidé par Monge.
  104. La loi du 10 juin 1793 sur le partage des biens communaux fut abrogée le 9 ventôse an XII.
  105. Archives nationale F11 292 Mémoires sur la situation des cultivateurs de blé an XII ou XIII.
  106. O. C. 1. p. 438 et sqq.
  107. Les grands travaux publics sont surtout l’œuvre de la seconde période de l’Empire et y trouveront place.
  108. Renan. Mélanges religieux et historiques : Les Services que la Science rend au peuple.
  109. Tannery. Histoire générale, de Lavisse et Rambaud, t. IX, p. 366.
  110. Michelet. Histoire du dix-neuvième siècle, t. III. Préface.
  111. Renan, o. c. p. 145.
  112. Philosophie zoologique. Histoire naturelle des animaux sans vertèbre.
  113. Leçons d’anatomie comparée. Règne animal. Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes.