Histoire romaine (Velleius Paterculus) - Livre I

HISTOIRE ROMAINE DE CAIUS VELLEIUS PATERCULUS ADRESSÉE A M. VINICIUS, CONSUL.

LIVRE PREMIER.

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Épeus, séparé, par la tempête, de Nestor son chef, bâtit Métaponte. Teucer, chassé des états de Télamon son père, pour avoir laissé sans vengeance l’affront fait à son frère Ajax, alla fonder, dans l’île de Chypre, une autre Salamine. Pyrrhus, fils d’Achille, s’empara de l’Épire. Phidippus se saisit d’Éphyre, dans la Thesprotie. Agamemnon, le roi des rois, jeté dans l’île de Crète, y construisit trois villes : il appela les deux premières Mycènes et Tégée, du nom de deux villes du Péloponnèse, sa patrie ; la troisième reçut le nom de Pergame, en mémoire de la ruine de Troie. Peu de temps après, il périt, livré par sa perfide épouse au poignard d’Égisthe, son cousin, héritier de toute la fureur de Thyeste contre les Atrides. Égisthe usurpa le trône de Mycènes : il en jouissait depuis sept ans, lorsqu’Oreste, aidé de sa sœur Electre, princesse d’une âme virile, immola le meurtrier de son père et la reine complice de ses forfaits. Il parut que les dieux approuvaient l’action d’Oreste, puisqu’ils accordèrent à ce prince des prospérités et de longs jours. Son règne fut de soixante et dix ans, et sa vie, de quatre-vingt-dix. Pyrrhus, fils d’Achille, était devenu l’époux d’Hermione, fille de Ménélas et d’Hélène. Oreste, à qui cette princesse avait été promise, se vengea de cette injure, en tuant Pyrrhus dans le temple de Delphes.

En ce même temps, deux frères, Lydus et Tyrrhenus, gouvernaient la Lydie : leur pays fut frappé d’une telle stérilité, qu’il fallut qu’un des deux consentît à s’expatrier, avec une partie de la population. Ils consultèrent le sort, qui tomba sur Tyrrhenus. Ce prince partit et fit voile vers l’Italie. La contrée qui le reçut, le peuple qui l’habitait, la mer qui la baigne, prirent son nom, illustre à jamais.

Pehthilus et Tisamène, fils d’Oreste, furent ses successeurs, et ne régnèrent que trois ans.

Quatre-vingts ans environ après la ruine de Troie, cent vingt ans depuis qu’Hercule. était allé s’asseoir au rang des dieux, les enfants de Pélops, que l’expulsion des Héraclides avait laissés, pendant tout ce temps, maîtres du Péloponnèse, en furent chassés à leur tour par d’autres Héraclides. Témène, Cresphonte, Aristodème, arrière-petits-fils d’Hercule, conduisaient l’entreprise qui les remit en possession de ces états.

Vers ce même temps, à. peu près, les Athéniens cessèrent d’être gouvernés par des rois. Le dernier qui régna sur eux, Codrus, fils de Mélanthe, est digne de mémoire. Ses sujets étant en guerre avec les Lacédémoniens, et se trouvant vivement pressés, l’oracle d’Apollon déclara que le parti dont le chef serait tué par l’ennemi resterait vainqueur. Codrus quitte les ornements de la royauté, se cache sous l’habit d’un pâtre, pénètre dans le camp des ennemis, irrite à dessein un soldat, et se fait tuer, sans être connu. Ce dévouement rendit les Athéniens vainqueurs, et Codrus, immortel. Comment ne pas admirer un homme qui cherche la mort par les mêmes moyens qu’un lâche emploie pour l’éviter ? Médon, son fils, fut le premier archonte d’Athènes ; ses successeurs, qui, de son nom, furent appelés Médontides, et les archontes qui suivirent, jusques à Charops, jouirent de cet honneur toute leur vie.

En sortant de l’Attique, ceux du Péloponnèse bâtirent Mégare, également distante de Corinthe et d’Athènes. Ce fut alors qu’une flotte de Tyriens, nation puissante sur la mer, s’étant avancée jusqu’aux extrémités de l’Espagne et de notre continent, jeta les fondements de la ville de Cadix, dans une île de l’Océan, séparée de la terre ferme par un petit détroit. Peu d’années après, ils bâtirent Utique, en Afrique.

Les enfants d’Oreste, dépossédés par les Héraclides, furent pendant quinze années le jouet des événements et des tempêtes. Ils se fixèrent, à la fin, dans le voisinage de l’île de Lesbos.

De grands mouvements d’émigration agitèrent alors la Grèce. Les Achéens, contraints d’abandonner la Laconie, s’emparèrent de la contrée qu’ils occupent encore de nos jours. Les Pélasges passèrent dans l’Attique. Un jeune et bouillant guerrier, né Thesprotien, et nommé Thessalus, se mit à la tête d’un nombre considérable d’hommes de sa nation, et s’établit, les armes à la main, dans le pays qu’on appelait l’État des Mirmidons, et qui, du nom du conquérant, s’appelle aujourd’hui la Thessalie. C’est une chose assez étrange, que les auteurs des récits de la guerre d’Ilion l’aient désigné sous ce nom de Thessalie. Plusieurs écrivains ont commis la même faute, et surtout les tragiques ; en cela d’autant plus inexcusables, que, dans leurs compositions, ce n’est pas le poète qu’on entend, ce sont les personnages mis en scène, et qui vivaient à l’époque de l’action représentée. Dira-t-on que les Thessaliens reçurent leur nom de Thessalus, fils d’Hercule ? Alors on demandera pourquoi la Thessalie ne fut pas connue sous ce nom, avant l’invasion du second Thessalus ?

Quelque temps auparavant, Alétès, fils d’Hippotès, et le sixième des Héraclides, bâtit dans l’isthme la ville de Corinthe, autrefois Éphyre, barrière du Péloponnèse. Ne nous étonnons pas qu’Homère l’appelle de son dernier nom ; c’est le poète qui parle lui-même, et, comme tel, il donne à quelques colonies ioniennes le nom qu’elles portaient de son temps, quoiqu’elles eussent été fondées près d’un siècle après la prise de Troie.

Des colonies athéniennes se saisirent de Chalcis et d’Éréthrie, dans l’Eubée ; une colonie lacédémonienne occupa Magnésie, dans l’Asie Mineure. À quelque temps de là, les Chalcidiens, originaires de l’Attique, ainsi que je l’ai dit, allèrent fonder Cumes, en Italie, sous la conduite d’Hippoclès et de Mégasthène, leur flotte étant guidée, selon quelques-uns, par le vol d’une colombe qui la précédait, et, selon d’autres, par les sons nocturnes d’un instrument d’airain, pareils à ceux qu’on entend aux fêtes de Cérès. Longtemps après, une portion détachée de cette colonie bâtit la ville de Naples. La noble fidélité dont ces deux villes ont donné des preuves constantes aux Romains, les rend dignes du renom dont elles jouissent, et de tous leurs agréments Naples a retenu plus soigneusement les mœurs et les usages de ses fondateurs ; Cumes s’est ressentie du dangereux voisinage des Osques. L’une et l’autre étaient très fortes ; on peut en juger par la vaste enceinte de leurs murailles.

Dans la suite, une colonie grecque, jeune et nombreuse, qu’un excès de population forçait de chercher un asile, se répandit en Asie. Les Ioniens, sortis d’Athènes et conduits par Ion, s’emparèrent de la plus belle partie de la région maritime qui porte aujourd’hui le nom d’Ionie. Ils y construisirent Éphèse, Milet, Colophon, Priène, Lébède, Myunte, Érythra, Clazomène et Phocée. Ils se rendirent maîtres de plusieurs îles dans la mer d’Icare et dans la mer Egée, de Samos, de Chio, d’Andros, de Ténos, de Paros, de Délos, et de quelques autres Heur moins connus. Bientôt les Éoliens quittèrent aussi la Grèce, furent longtemps errants, et s’arrêtèrent enfin sur des bords ’qui n’ont pas été moins célèbres. Ils y fondèrent les villes renommées de Smyrne, de Cymès, de Larysse, de Myrine, de Mytilène, et quelques autres dans l’île de Lesbos.

Ensuite brilla le beau génie d’Homère, de cet homme illustre qui ne dut sa gloire qu’à lui-même ; éminemment digne du nom de poète, par la grandeur de ses compositions et l’éclat de ses vers. Ce qui l’élève au dessus de tous, c’est qu’il n’eut point de modèle, et qu’il n’a point eu d’imitateur. Archiloque et lui sont les seuls qui créèrent leur genre et qui le perfectionnèrent ; on n’en citerait pas d’autres. Homère toucha de moins près que quelques-uns ne l’imaginent à la guerre de Troie, qu’il a chantée ; car il florissait, il y a neuf cent cinquante ans ; et, depuis sa naissance jusqu’à nous, il ne s’en est pas écoulé mille. Ne soyons donc pas surpris de l’entendre dire et répéter, Les hommes, tels qu’ils sont aujourd’hui, le poète indiquant par là des siècles différents du sien, et d’autres hommes. Quant à l’opinion qu’Homère naquit aveugle, il faut être dépourvu de sens pour l’adopter.

L’empire d’Asie, que les Assyriens possédaient depuis mille soixante-dix ans, fut transmis aux Mèdes. Il était alors sous les lois de Sardanapale, prince énervé par les délices, et à qui trop de bonheur fut fatal. Le Mède Arbacès lui ravit à la fois le sceptre et la vie. De cette révolution jusqu’à nous, on compte à peu près huit cent soixante-dix ans. Issu de Ninus et de Sémiramis, fondateurs de Babylone, Sardanapale était, par une succession non interrompue, de père en fils, le trente-troisième héritier de leur couronne.

Lycurgue, de Lacédémone, un des personnages les plus illustres de la Grèce, signala cette époque. Né du sang royal, il traça pour ses concitoyens un code de lois sévères et justes. Il y joignit un plan d’éducation propre à former des hommes, et qui, tant qu’il fut suivi, maintint sa patrie dans un haut degré de gloire et de prospérité.

Vers cet âge, et soixante-cinq ans avant la naissance de Rome, Élissa de Tyr, qui, selon quelques-uns, est la même que Didon, jeta les fondements de la ville de Carthage. Dans ce même temps, à peu près, Caranus, d’origine royale, et le seizième du sang des Héraclides, partit d’Argos, et s’empara de la Macédoine. C’était par ce Carus, qu’Alexandre le Grand, son dix-septième successeur, se vantait d’avoir Hercule pour auteur de sa race, comme il prétendait descendre d’Achille, par sa mère.

Citons un passage d’Émilius Sura, dans ses Annales romaines. « Les Assyriens ont été les premiers dominateurs des nations ; les Mèdes leur succédèrent. Les Perses eurent leur tour, et firent place aux Macédoniens. Enfin, après la défaite des deux rois Antiochus et Philippe, macédoniens d’origine (défaite qui suivit d’assez près la ruine de Carthage), Rome eut l’empire du monde. Il s’est écoulé dix-neuf cent quatre-vingt quinze ans entre ce dernier temps et le commencement du règne de Ninus. »

Cent vingt ans après Homère, parut Hésiode. Voisin du siècle de ce grand poète, Hésiode s’en rapproche encore par la réputation qu’obtinrent ses ouvrages. Doué d’un esprit enchanteur, Hésiode alliait au talent de produire des vers pleins de douceur et de grâce, l’amour d’une vie paresseuse et tranquille. Il a pris le soin, qu’Homère négligea, de nous faire connaître ses parents et sa patrie. Mais il eut à se plaindre d’Ascrée ; des vers injurieux l’en ont vengé.

Ce que je rapporte de l’histoire des autres peuples, m’amène à discuter un fait relatif à la nôtre. Sur ce point, les auteurs sont opposés les uns aux autres, et surtout à la vérité. Il s’agit de Nole et de Capoue : quelques-uns reportent la fondation de ces deux villes, par les Toscans, à ce même temps, qu’un laps de huit cent trente années sépare de notre âge ; et j’adopterais leur sentiment. Mais combien Marcus Caton s’en éloigne ! Il reconnaît que les Toscans ont fondé Capoue, qu’ensuite ils ont bâti Nole. Mais il ajoute que Capoue n’existait que depuis deux cent soixante ans, lorsque les Romains s’en emparèrent. Dans cette supposition, la fondation de Capoue ne remonterait pas au delà de cinq cents ans, puisqu’il y a deux cent quarante ans que les Romains s’en sont rendus maîtres. L’autorité de Caton est sans doute imposante ; mais qu’en un si court espace de temps une aussi grande ville ait pu s’accroître, fleurir, tomber et se relever, c’est là ce qui me paraît difficile à croire.

On vit se renouveler ces célèbres luttes olympiques, si propres à développer les forces du corps et la vigueur de l’âme. Iphitus, roi d’Elide, rétablit ces grandes solennités huit cent quatre ans, Vinicius, avant votre consulat. Atrée, dit-on, les avait instituées dans ce même lieu, lorsqu’il fit célébrer des jeux funèbres en l’honneur de Pélops, son père, il y a douze cent cinquante ans. On ajoute qu’Hercule y remporta tous les prix des différents combats.

L’autorité des archontes d’Athènes cessa d’être perpétuelle. Après Alcméon, on borna l’exercice de ce pouvoir à dix années, et cette disposition fut maintenue pendant soixante et dix ans ; ensuite, l’administration de la république fut commise à des magistrats annuels. Le premier de ceux qui gouvernèrent dix ans fut Charops, et le dernier, Éryxias. Créon fut le premier des magistrats annuels.

Dans le cours de la sixième olympiade, vingt-deux ans depuis le rétablissement des jeux olympiques, quatre cent trente-sept ans depuis la prise de Troie, sept cent quatre-vingt-deux ans avant que vous fussiez consuls11, Romulus, fils de Mars, après avoir vengé son aïeul, bâtit Rome sur le mont Palatin, dans les jours consacrés aux fêtes de la déesse des campagnes. Je crois aisément, avec quelques historiens, que les soldats de Numitor contribuèrent au succès de cette entreprise. Comment Romulus, aidé d’une poignée de pâtres timides, eût-il pu créer et fortifier une ville dans le voisinage des Véiens, sur la frontière des Sabins et des autres nations étrusques ? Il est vrai qu’en ouvrant un asile entre deux bois sacrés, il grossit sa petite armée. Romulus choisit cent hommes, a. qu’il appela pères, et dont il composa le conseil public : telle est l’origine du nom de patriciens.

L’enlèvement des Sabines … {le reste manque}.

Les Romains ne s’étaient pas attendus à trouver un si redoutable ennemi dans Persée. Pendant deux années, ses troupes se battirent contre celles des consuls avec des succès divers ; mais l’avantage fut le plus souvent de son côté, ce qui lui donna pour alliés une grande partie des Grecs. La fidélité même des Rhodiens, jusque là si constante, ne se soutint point. Attentifs au sort des armes, ils semblèrent pencher pour le monarque. Le roi (de Pergame) Eumène ne prit aucun parti dans cette guerre, et démentit à la fois les engagements de son frère Attale, et l’amitié qui le liait lui-même aux Romains.

Alors le sénat et le peuple romain nommèrent consul Lucius Émilius Paullus, dont la préture et le premier consulat avaient été marqués par deux triomphes, homme digne de tous les éloges dus à la vertu la plus parfaite dont on puisse se former l’idée. Il était fils de ce Paullus Émilius qui mourut en héros à la bataille de Cannes, qu’il voulait éviter, comme devant être fatale à la république. Le consul défit complètement Persée, près de Pydna, dans la Macédoine. Battu, mis en déroute, sans armée, sans espérance, forcé d’abandonner son camp, et même son royaume, il se sauva dans.l’île de Samothrace, et s’y réfugia dans un temple, confiant ses jours à la sainteté de cet asile. Cn. Octavius, qui commandait la flotte, parvint jusqu’à lui. Il le détermina, plutôt qu’il ne le contraignit, à se livrer à la foi des Romains ; et Paullus Émilius mena en triomphe un roi puissant et renommé.

Cette année vit encore deux célèbres triomphes, le triomphe naval du préteur Octavius, et celui d’Anicius, qui conduisit captif, devant son char, Gentius, roi d’Illyrie. Compagne inséparable d’une haute fortune, l’envie s’attache à tout ce qui s’élève : cette occasion en offrit une preuve nouvelle. Les triomphes d’Octavius et d’Anicius n’éprouvèrent aucune opposition, tandis qu’on s’était efforcé de traverser celui d’Émilius, qui toutefois effaça tous les autres, soit par la grandeur de Persée, soit par la pompe des images qui rappelaient les actions du vainqueur, soit par les sommes considérables qu’il versait dans le trésor public.

Antiochus Epiphanes (celui qui jeta les fondements du temple qu’Athènes consacrait à Jupiter Olympien) assiégeait en ce moment le jeune Ptolémée, dans Alexandrie. Les Romains envoyèrent Marcus Popilius Lénas vers ce roi de Syrie, pour lui porter l’ordre de renoncer à son entreprise. Après que Popilius eut exposé l’objet de sa mission, Antiochus répondit qu’il en délibérerait. Au même instant, l’ambassadeur qui tenait une baguette à la main, traçant sur le sable un cercle autour d’ Antiochus, lui défendit de le franchir avant d’avoir rendu sa réponse. La fermeté pressante du Romain triompha de l’irrésolution du monarque, et le força d’obéir.

Le vainqueur des Macédoniens, Lucius Paullus, était père de quatre fils : les deux aînés furent adoptés, le premier, par Fabius Maximus, le second, par Publius Scipion, fils de l’Africain, en qui l’on ne retrouvait que l’héritier du grand nom de son père et de sa mâle éloquence. Les derniers portaient encore la prétexte quand Persée fut vaincu. Dans le discours qu’il fit, hors des murs, avant le jour de son triomphe, pour rendre compte de sa conduite au peuple romain, suivant l’antique usage, Lucius Paullus adressa cette prière aux dieux : « Si, parmi les immortels, il en est un qui voie d’un œil mécontent mes actions et ma fortune, je le conjure de sévir contre moi seul, et d’épargner la république. » Ces paroles furent comme un oracle prononcé contre son sang, et l’oracle s’accomplit. Des deux fils qu’il avait retenus auprès de lui, l’un mourut quatre jours avant son triomphe, l’autre, trois jours après.

Fulvius Flaccus et Posthumius Albinus exercèrent, en ce temps, la censure avec une telle inflexibilité, que Cn. Fulvius, frère du premier, et qui vivait sous un même toit avec lui, fut exclu du sénat par l’autorité de ces deux magistrats.

Après la défaite et la prise de Persée, qui mourut dans les murs de la ville d’Albe, au bout de quatre années d’une captivité sans rigueur, on vit paraître un aventurier que la supposition de son origine fit nommer Pseudo-Philippus. Cet homme, qui se donnait pour un rejeton de la tige royale, quoiqu’il fût de la plus basse extraction, envahit la Macédoine à main armée, prit le nom de Philippe et les marques de la royauté. Sa téméraire imposture ne fut pas longtemps impunie. Le préteur Quintus Metellus, à qui la valeur qu’il déploya dans cette guerre mérita le surnom de Macédonique, remporta sur Philippe et sur les Macédoniens une victoire signalée. Dans une bataille non moins sanglante, il défit les Achéens, qui commençaient à secouer le joug de l’obéissance.

Metellus le Macédonique est celui qui construisit des portiques autour de ces deux temples sans inscription, qu’enferment aujourd’hui les portiques d’Octavie. Ce fut lui qui fit transporter de Macédoine cette armée de statues équestres placées en face des deux temples, et le plus bel ornement de ce lieu. Voici, suivant ce qu’on rapporte, à quelle occasion furent faites ces statues. Alexandre le Grand chargea le célèbre sculpteur Lysippe de représenter ceux de ses cavaliers qui avaient été tués au passage du Granique, et de reproduire fidèlement leurs traits. Ce prince voulut que l’artiste le représentât lui-même, au milieu d’eux. Le premier de tous, Metellus introduisit à Rome la magnificence, ou le luxe, en élevant un temple de marbre dans l’enceinte que ces monuments embellissaient. On citerait difficilement un homme, dans quelque pays, quelque siècle, quelque rang qu’on le cherchât, dont on pût comparer le bonheur à celui de Metellus ; car, sans parler de ses triomphes, des hautes dignités qui le placèrent à la tête de la république, de sa vie prolongée jusqu’à l’extrême vieillesse, des nobles démêlés qu’il soutint contre ses ennemis, et que justifiait l’intérêt de sa patrie, Metellus eut quatre fils, qu’il vit tous parvenir à l’âge viril, et qu’il laissa comblés d’honneurs. Lorsque ces quatre fils portèrent le lit funèbre de leur père sur la place de la tribune aux harangues, le premier avait été consul et censeur, le second était consulaire, le troisième était consul, et le dernier près de l’être. Finir ainsi, ce n’est pas mourir ; c’est sortir heureusement de la vie.

L’Achaïe tout entière reprit une attitude hostile, ainsi que je l’ai dit, quoiqu’une grande partie du pays eût été ruinée par les armes de Metellus le Macédonique. Les Corinthiens, qui avaient eux-mêmes outragé les ambassadeurs romains, furent les instigateurs de cette guerre. On en confia la conduite au consul Mummius.

Vers le même temps, les Romains prirent la résolution de détruire Carthage, animés contre elle, bien moins par des rapports croyables, que par des bruits qu’ils aimaient à croire. On éleva donc au consulat (quoiqu’il ne briguât que l’édilité) Publius Scipion Émilianus, né de Paullus Émilius, et qu’avait adopté Scipion, fils de l’Africain. Héritier des vertus de son aïeul et de son père, Scipion Émilianus possédait à la fois les talents militaires et les qualités civiles, et surpassait tous ceux de son siècle, pour la culture de l’esprit et les connaissances ; homme dont les discours, les actions et les sentiments n’offrirent jamais rien que de louable, dans tout le cours de sa vie. Ses exploits avaient déjà mérité la couronne obsidionale, en Afrique, et la couronne murale, en Espagne. Ce fut en Espagne que, provoqué par un guerrier d’une taille gigantesque, il tua cet ennemi, quoique sa force ne répondît point à son courage. Scipion porta la guerre au pied des murs de Carthage, et la poussa plus vigoureusement que les consuls qui l’avaient commencée deux ans auparavant. Cette ville, en qui Rome haïssait une puissance dont elle était jalouse, mais qui, dans ces derniers temps, ne l’avait point offensée, devint, par sa ruine, un monument de la valeur de Scipion, comme elle l’avait été de la clémence de son aïeul. Carthage fut détruite, il y a cent soixante et dix-sept ans, sous ’les consuls Cn. Cornelius Lentulus et Lucius Mummius, après une durée de six cent soixante-sept ans. Ainsi tomba la rivale de Rome. Nos ancêtres entrèrent en guerre avec elle, sous le consulat de Claudius et de Fulvius, deux cent quatre-vingt-seize ans avant le vôtre, Vinicius. Pendant l’espace de cent quinze ans, il n’y eut entre les deux peuples qu’hostilités déclarées, préparatifs de guerre, ou paix infidèles. Jamais Rome, même lorsqu’elle eut assujetti le monde entier, n’espéra de repos tant que Carthage serait debout, tant que son nom ne serait pas éteint. Il est trop vrai que l’animosité née de longues querelles survit à l’inquiétude qu’elles ont inspirée, et résiste même à la victoire. Ce qu’on a longtemps détesté ne cesse d’être odieux qu’en cessant d’être.

Marcus Caton, dont l’avis constant avait été qu’il fallait anéantir Carthage, mourut trois ans avant la destruction de cette ville, sous le consulat de Marcus Manlius et de Lucius Censorinus.

L’année même de la chute de Carthage, Mummius renversa jusqu’en ses fondements la ville de Corinthe, qui comptait neuf cent cinquante-deux années, depuis sa fondation par Alétès, fils d’Hippotès. On honora les deux vainqueurs du nom de la nation dont ils avaient triomphé. Scipion fut surnommé l’Africain, et Mummius l’Achaïque. C’était le premier homme nouveau qui recevait un surnom acquis par sa valeur.

Ces deux généraux différaient absolument de mœurs et d’habitudes. Scipion, poli par la culture et l’amour des lettres, était tellement passionné pour toutes les connaissances, qu’il eut sans cesse auprès de lui, soit à Rome, soit à l’armée, deux hommes d’un génie supérieur, Panetius et Polybe. Jamais on n’occupa plus noblement son loisir. Sachant passer tour à tour des exercices de la guerre aux arts de la paix, et des combats à l’étude, il exerçait son corps au milieu des périls, et son esprit au sein de la philosophie. L’ignorance de Mummius était si grossière, que lorsqu’il voulut, après la prise de Corinthe, envoyer à Rome les chefs-d’œuvre des -plus célèbres artistes de la Grèce, il avertit ceux qui les conduisaient, que les statues ou tableaux qui manqueraient à leur arrivée seraient remplacés à leurs dépens. Il eût été plus avantageux pour la république, vous n’en doutez pas, Vinicius, d’ignorer toujours le prix des arts de Corinthe, que d’avoir appris à sentir leur mérite. Cette simplicité convenait mieux à Rome, et l’honorait davantage qu’une vaine connaissance.

Comme les faits qu’on rapproche et qu’on présente à la fois s’impriment plus aisément dans l’esprit en frappant les yeux, que lorsqu’ils sont épars et divisés, je me propose de placer, entre la première et la seconde partie de mon ouvrage, comme un détail qui ne sera point inutile, le tableau rapide de nos colonies, depuis que les Gaulois se furent emparés de Rome, avec l’indication des temps où chacune d’elles fut formée par ordre du sénat. Les noms des colonies militaires, les motifs et les noms de ceux qui les fondèrent étant assez connus, je n’en parlerai point. Mais je crois à propos d’y joindre les cités, devenues en quelque sorte des rejetons de Rome, et qui, gouvernées par nos lois, agrandissaient encore le nom romain.

Sept ans après l’invasion des Gaulois, une colonie fut conduite à Sutrium ; une autre colonie fut envoyée, l’année d’après, à Setina ; neuf ans après, à Népé. Le droit de citoyen romain fut accordé, trente-deux ans après, à ceux d’Aricie. Les Campaniens l’obtinrent de même, ainsi qu’une partie des Samnites, il y a trois cent cinquante ans, mais sans droit de suffrage : Sp. Posthumius et Veturius Calvinus étaient consuls. La même année, Calès eut une colonie. Trois ans après, à l’époque de la fondation d’Alexandrie, ceux de Formies et de Fondi furent admis au nombre des citoyens. L’année suivante, les censeurs Sp. Posthumius et Philon Publilius accordèrent aux habitants d’Acerra le droit de bourgeoisie romaine. Une colonie fut placée trois ans après à Terracine ; quatre ans après, une autre à Lucérie ; trois ans après, une autre à Suesse, dans le pays des Aurunques ; une autre, deux ans après, dans les villes de Saticule et d’Intéramne. Ce mouvement fut suspendu pendant dix années. Après ce laps de temps, Sora, Albe et Carséoles reçurent des colonies. Sinuesse et Minturnes en reçurent également pendant le cinquième consulat de Quintus Fabius, et le quatrième de Decius Mus, lorsque Pyrrhus commençait à régner. Quatre ans après, on en mit une à Venuse. Deux ans après, Manius Curius et Cornelius Rufinus étant consuls, les Sabins jouirent du droit de citoyens romains, sans suffrage ; cela remonte à trois cent vingt ans. Sous le consulat de Fabius Dorson et de Claudius Canina, des colonies furent envoyées à Pestum, à Cosa : depuis cette émigration, jusqu’au temps où nous sommes, on compte trois cents ans. Cinq ans après, sous le consulat de Sempronius Sophus et d’Appius, fils de l’Aveugle, Ariminum et Bénévent se peuplèrent de nouveaux habitants, et les Sabins acquirent le droit de donner leur suffrage. Au commencement de la première guerre Punique, on s’assura de Firmum et de Castrum, par des colonies. Un an après, Æsernia vit une colonie dans ses murs. Vingt-deux ans après, Æsulum en reçut une, ainsi qu’Alsium ; Frégelles, deux ans après, et Brindes l’année suivante, sous le consulat de Torquatus et de Sempronius ; Spolette, trois ans après. Les jeux Floraux furent institués la même année. Deux ans après, une colonie se rendit à Valence. Celles de Crémone et de Placentia datent de l’arrivée d’Hannibal en Italie.

L’envoi d’aucune colonie romaine ne fut possible, ni pendant le séjour d’Hannibal en Italie, ni dans les années qui suivirent sa retraite. Tant que dura la guerre, on pensa plutôt à chercher des soldats qu’à les congédier ; et, lorsqu’on fut en paix, il fallut ranimer les forces de la république, au lieu de les affaiblir en les dispersant.


Sous le consulat de Cn. Manlius Volson et de M. Fulvius Nobilior (il y a deux cent dix-sept ans), on fit partir une colonie pour Bologne ; quatre ans après, on en établit une à Pisaure, une autre à Potentia ; trois ans après, à Aquilée, à Gravisca ; quatre ans après, à Luca, et, dans le même temps, à Putéoles, à Salerne, à Buxentum ; ce que quelques historiens n’admettent pourtant pas comme certain. La colonie d’Auxime, dans le Picenum, est fondée depuis cent quatre-vingt-sept ans. Trois ans avant, le censeur Cassius entreprit de faire construire un théâtre qui devait s’étendre du Lupercal au mont Palatin ; mais la sévérité qui régnait dans les mœurs s’opposa, par l’organe du consul Scipion, à l’achèvement de cet ouvrage ; et c’est une des preuves les plus éclatantes que le peuple ait données de l’esprit qui l’animait. Fabrateria s’accrut d’une colonie, il y a cent cinquante-sept ans, sous le consulat de Longinus et de Sextius Calvinus, qui vainquit les Saliens près des eaux appelées depuis eaux Sextiennes, du nom de ce consul. Un an après, des colonies furent envoyées à Scylacium, à Minervium, à Tarente, à Neptunia, à Carthage en Afrique, lieu de la première colonie romaine hors de l’Italie. On n’est pas sûr qu’il en ait été envoyé une à Dertone. Porcius et Marcius étant consuls, Narbonne, dite Martienne, dans la Gaule, reçut une colonie, il y a cent cinquante-trois ans. Vingt-trois ans après, pendant le sixième consulat de Marius, collègue de Valerius Flaccus, une colonie fut placée dans Époredia, chez les Vagiennes. Il me semble que depuis ce temps on ne forma plus guère que des colonies militaires.

Cette partie de mon ouvrage s’écarte déjà de la forme que je me suis proposée. Je sens qu’entraîné par un mouvement aussi rapide que celui d’un char qui vole, ou d’un torrent qui se précipite, je dois plutôt omettre des détails nécessaires qu’en embrasser de superflus. Cependant, je ne puis ne pas insister ici sur une chose à laquelle j’ai souvent réfléchi, sans me l’être nettement expliquée.

Peut-on s’étonner assez de ce que les plus beaux génies, en différents genres, se rencontrent toujours dans la courte durée d’un même âge ? Qu’on me permette une comparaison : rassemblez dans une même enceinte des animaux d’espèces différentes ; ils s’éloigneront de celle à laquelle ils n’appartiennent point, pour se réunir à la leur. Ainsi, peut-être, les esprits capables de produire se sont-ils séparés des autres, pour atteindre, dans un même temps, un égal degré de perfection. En peu d’années, la tragédie prit l’essor le plus brillant, sous la plume d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, trois hommes animés d’un souffle divin. En peu d’années, Cratinus, Aristophane, Eupolis perfectionnèrent l’ancienne comédie. Dans un espace de temps assez court, Ménandre, ainsi que Philémon et Diphile, ses contemporains plutôt que ses rivaux, créèrent la comédie nouvelle, et laissèrent des pièces inimitables. Ces philosophes, dont la doctrine semble découler de la bouche même de Socrate, tardèrent-ils à paraître après Aristote et Platon ? Avant Isocrate, après ses disciples et leurs élèves, quel homme a tenu quelque rang parmi les orateurs ? Ils furent tous comme resserrés dans un si petit nombre d’années, que les premiers d’entre eux, et les plus dignes de mémoire, ont pu se voir et se connaître.

Telle fut la marche des choses, dans la Grèce, et telle nous allons la retrouver chez les Romains ; car, à moins qu’on ne se reporte à ces informes essais que recommande le seul mérite de l’invention, il faut reconnaître pour époque de la tragédie romaine, les compositions d’Accius et de ses contemporains. Ce fut dans le cours d’un même âge que Cécilius, Afranius et Térence firent briller les finesses et les grâces de notre langue. Quant aux historiens, rangeât-on Tite-Live au nombre des anciens, il est certain qu’à l’exception de Caton, de quelques autres plus loin de nous et peu connus, l’espace qui les renferme ne comprend pas quatre-vingts ans. Le temps où la poésie répandit ses richesses ne remonte pas plus haut et ne descend pas plus bas. Pour ce qui regarde le talent oratoire, nous oserions dire, en mettant toujours Caton à part, et sans offenser la mémoire de P. Crassus et de Scipion, de Lélius, des Gracchus, de Fannius, de Serg. Galba, qu’après Cicéron et la hauteur où sont parvenus tous les genres d’éloquence sous ce grand maître de l’art, il ne nous est possible de goûter qu’un très-petit nombre de ses devanciers, et d’admirer que les hommes qu’il a pu voir et ceux qui l’ont vu. Nous ferons la même remarque à l’égard des grammairiens, des peintres, des statuaires et des autres artistes. En observant l’époque à laquelle ces hommes ont paru, nous nous convaincrons que peu d’années ont suffi pour produire les chefs-d’œuvre de tous les arts.

Le siècle d’Auguste et le nôtre ont été féconds en génies heureux, échauffés d’une même émulation, animés par les mêmes avantages. A quoi tient donc l’infériorité du dernier ? II m’arrive souvent d’en rechercher les causes, et je n’en ai pas découvert dont la vérité m’ait frappé ; mais peut-être en ai-je aperçu de vraisemblables, et particulièrement celles-ci : L’émulation nourrit les esprits ; l’admiration et l’envie leur servent tour à tour d’aiguillon. Un grand succès est le prix d’un grand effort ; mais il est un point de perfection où l’art ne saurait s’arrêter longtemps ; et, par un effet naturel, ce qui n’avance plus rétrograde. D’abord, on s’enflamme pour atteindre ceux qui sont les premiers ; mais, dès qu’on ne se flatte plus de pouvoir les surpasser, ou même les égaler, le zèle se ralentit avec l’espérance. On ne poursuit plus ce qui nous échappe ; et, laissant comme envahie par d’autres la matière où l’on ne peut plus exceller, on en cherche une autre. Il résulte de cette mobilité, qu’on parvient difficilement à perfectionner un ouvrage.

Voilà pour les temps : les lieux nous offriront un autre phénomène. La seule ville d’Athènes a brillé plus longtemps que la Grèce entière, par ses orateurs et ses écrivains. On eût dit que les esprits de cette nation étaient rassemblés dans les murs d’Athènes, et tout le reste distribué dans les autres villes. Je n’en suis pas plus étonné, que de ne pas voir dans Sparte, dans Thèbes, ou dans Argos, un seul orateur dont le talent ait honoré la vie ou la mémoire. Ces villes, ainsi que plusieurs autres, étaient pour les arts un champ stérile : toutefois, exceptons-en Thèbes, sur laquelle le génie de Pindare jette un grand éclat. Sparte n’a pas été le berceau d’Alcman, quoiqu’elle s’en glorifie.