Traduction par Charles Alfred Alexandre.
Albert L. Herold (p. 78-111).



CHAPITRE V

LES INSTITUTIONS PRIMITIVES DE ROME



La maison Romaine.Le père et la mère, les fils et les filles, le domaine agricole et l’habitation de la famille, les serviteurs et le mobilier domestique, tels sont partout, hormis là où la polygamie fait disparaître la mère, les éléments naturels et essentiels de l’unité ménagère. La diversité qui se remarque entre les peuples doués du génie de la civilisation tient, avant toute chose, au développement de ces institutions ; les uns y apportant un sens plus profond, des mœurs et des lois plus tranchées que ne le font les autres. Nul peuple n’a égalé les Romains dans la rigueur inexorable de leurs institutions du droit naturel.

Le père et sa famille.La famille, composée de l’homme libre, que la mort de son père a fait maître de ses droits ; de son épouse, que le prêtre lui a unie dans la communauté du feu et de l’eau, par le rite sacré du gâteau au sel (confarreatio) ; de ses fils ; des fils de ses fils avec leurs femmes légitimes ; de ses filles non mariées, et des filles de ses fils, avec tout le bien que chacun d’eux possède : telle est l’unité domestique, base de l’ordre social, à Rome. Les enfants de la fille en sont exclus, bien entendu, dès qu’elle est passée, par le mariage, dans la maison d’un autre homme ; ou quand, procréés en dehors du légitime mariage, ils n’appartiennent à aucune famille. Une maison, des enfants, voilà, pour le citoyen romain, le but et l’essence de la vie. La mort n’est point un mal, puisqu’elle est nécessaire ; mais que la maison ou la descendance périsse, voilà un vrai malheur. On l’empêchera à tout prix, dès les premiers temps, en donnant à l’homme sans enfants le moyen d’en aller solennellement chercher dans le sein d’une famille étrangère, et de les faire siens en présence du peuple. La famille romaine, ainsi constituée, portait en elle-même, grâce à cette subordination morale puissante de tous ses membres, les germes d’une civilisation féconde dans l’avenir. Un homme seul peut en être le chef : la femme, sans doute, peut aussi bien que lui acquérir et posséder la terre et l’argent : la fille a dans l’héritage une part égale à celle de son frère ; la mère hérite aussi sur le même pied que les enfants. Mais cette femme ne cesse jamais d’appartenir à la maison : elle n’appartient point à la cité ; et, dans sa maison, elle a toujours un maître, le père, quand elle est la fille ; le mari, quand elle est l’épouse[1] ; son plus proche agnat mâle, quand elle n’a plus son père et qu’elle n’est point mariée. Eux seuls, et non le prince, ont droit de justice sur elle.

Mais, sous le toit conjugal, loin d’être asservie, elle est maîtresse. Suivant l’usage romain, écraser le grain sous la meule, vaquer aux travaux de la cuisine, constituent la tâche imposée à la domesticité ; ici, la mère de famille exerce une haute surveillance ; puis elle tient le fuseau, qui, pour elle, est comme la charrue dans les mains du mari[2].

Les devoirs moraux des parents envers leurs enfants étaient profondément gravés dans le cœur du Romain. C’était un crime à leurs yeux que de négliger un fils, que de le gâter, que de dissiper le bien patrimonial à son préjudice. D’un autre côté, le père dirige et conduit la famille (pater familias) selon la loi de sa volonté suprême. En face de lui, tout ce qui vit dans la maison est absolument sans aucun droit : le bœuf comme l’esclave, la femme comme l’enfant. La vierge, devenue épouse par le libre choix de l’époux, a cessé d’être libre ; l’enfant qu’elle lui donne, et qu’il s’agit d’élever, n’aura pas davantage son libre arbitre. Et qu’on ne suppose pas que cette loi ait eu sa source dans l’absence de tout souci pour la famille : les Romains croyaient fermement, au contraire, que fonder sa maison et procréer des enfants, constitue une nécessité, un devoir social. Nous ne rencontrons peut-être à Rome qu’un seul et unique exemple de l’immixtion du pouvoir public dans les choses de la famille et il fut en même temps un acte d’assistance. Nous voulons parler des secours fournis au père ayant trois jumeaux. L’exposition des nouveau-nés donnait lieu à une loi caractéristique : interdite par rapport au fils, sauf au cas de difformité, elle était également défendue pour la première fille. Sauf ces restrictions, quelque blâmable en soi, quelque dommageable pour la société que fût un pareil acte, le père avait le droit de le consommer ; il était et devait rester maître absolu chez lui. Il tenait les siens assujettis à la règle d’une discipline sévère ; il avait le droit et le devoir d’exercer la justice parmi eux ; il prononçait même, s’il le jugeait à propos, la peine capitale. — Le fils, devenu adulte, fonde-t-il un ménage distinct, ou, pour parler comme les Romains, a-t-il reçu de son père un troupeau (peculium) en propre ? Peu importe ; dans la rigueur du droit, tout ce qu’il gagne par lui même ou par les siens, qu’il le doive à son travail ou aux libéralités d’autrui, qu’il le gagne dans sa maison ou sous le toit paternel, appartient avant tout au père de famille. Tant que celui-ci est vivant, nul de ses subordonnés ne peut être propriétaire de ce qu’il possède ; nul ne peut aliéner, ou hériter, sans son assentiment. Sous ce rapport, la femme et l’enfant sont sur la même ligne que l’esclave, à qui souvent il est permis aussi de tenir un ménage ; et d’aliéner même son pécule. Bien plus, comme il transfère souvent la propriété de son esclave à un tiers, le père peut en agir de même à l’égard de son fils : l’acheteur est-il un étranger, le fils devient son esclave ; le fils est-il cédé à un Romain, comme il est Romain lui-même, et ne peut être asservi à un concitoyen, il tient seulement lieu d’esclave à son acquéreur. On le voit donc, la puissance paternelle et conjugale du père de famille est absolue. La loi ne la limite point. La religion parfois a pu maudire ses excès : de même que le droit d’exposition a été restreint (p.81), de même le père est excommunié quand il vend sa femme ou son fils marié. Enfin, la loi voulut encore que, dans l’exercice de son pouvoir de justice domestique, le père et surtout le mari ne pussent prononcer sur le sort des enfants et de la femme, sans avoir auparavant convoqué leurs proches, et au second cas, les proches aussi de la femme. Toutefois leur puissance n’était point pour cela amoindrie. Aux dieux seuls, et non à la justice humaine, appartenait l’exécution de la sentence d’excommunication qu’ils auraient pu encourir ; et les agnats, appelés par lui au jugement domestique, ne faisaient que donner leur avis ; ils ne jugeaient pas. De même qu’elle est immense et irresponsable devant les hommes, de même la puissance du père de famille est immuable et inattaquable tant qu’il n’a pas cessé de vivre. Dans le droit grec, dans le droit germanique, dès que le fils est adulte, dès que sa force physique lui a donné l’indépendance, la loi lui donne aussi la liberté. Chez les Romains, au contraire, ni l’âge du père, ni les infirmités mentales, ni même sa volonté, expresse, ne peuvent affranchir sa famille. La fille seule sort de sa dépendance, quand elle passe par les justes noces sous la main de son mari ; elle quitte alors la famille et les pénates paternels, pour entrer, dans la famille de celui-ci, sous la protection de ses dieux domestiques ; elle lui devient assujettie comme auparavant elle l’était à son père. La loi permet plus facilement l’affranchissement de l’esclave que celui du fils. De bonne heure, celui-là a été libéré, au moyen des formalités les plus simples. L’émancipation de celui-ci, au contraire, n’a pu avoir lieu que plus tard, et par toutes sortes de voies détournées.

Le père a-t-il vendu à la fois son fils et son esclave, et l’acquéreur les a-t-il affranchis tous les deux ? L’esclave est libre ; le fils, lui, retombe sous la puissance paternelle. La puissance paternelle et conjugale, fortement organisée comme elle l’était à Rome, avec tous ses attributs et ses conséquences d’une inexorable logique, constituait un véritable droit de propriété. Mais si la femme et l’enfant étaient, on le voit, la chose du père ; s’ils étaient sous ce rapport traités comme l’esclave et le bétail, sous d’autres rapports ils étaient loin de se confondre avec le patrimoine : en fait et en droit, leur position était bien tranchée. La puissance du père de famille ne s’exerce qu’à l’intérieur de la maison ; elle est viagère, elle est une fonction personnelle en quelque sorte. La femme et l’enfant ne sont point là pour le seul bon plaisir du père, comme la propriété pour le bon plaisir du propriétaire, comme le sujet pour celui du prince, dans un royaume absolu. Ils sont aussi des choses juridiques : mieux que cela, ils ont des droits actifs, ils sont des personnes. Ces droits actifs, sans doute, ils ne les peuvent exercer, parce que la famille est unie et a besoin d’un pouvoir unique qui la gouverne ; mais, vienne la mort du chef, aussitôt les fils sont pères de famille à leur tour, et ils ont dès lors sur leurs femmes, leurs enfants et leurs biens, la puissance à laquelle ils étaient soumis tout à l’heure. Pour les esclaves, au contraire, rien n’est changé ; ils restent esclaves comme devant.

Familles et races (gentes).D’un autre côté, telle est la force d’unité de la famille que la mort même de son chef n’en dénoue pas le faisceau. Ses descendants, devenus libres, continuent, sous beaucoup de rapports, l’unité ancienne, pour le règlement, par exemple, des droits de succession et autres, et surtout en ce qui touche le sort de la veuve et des filles non mariées. Comme, dans les idées des anciens Romains, la femme n’est pas capable d’avoir la puissance sur autrui et sur elle-même, il faut bien que cette puissance, ou, pour parler en termes moins rigoureux, cette tutelle (tutela) soit donnée à la maison à laquelle la femme appartient. Dès lors elle est exercée, à la place du père de famille défunt, par tous les hommes membres de la famille, et plus proches agnats ; par les fils sur la mère ; par les frères sur la sœur. Et ainsi la famille dure immuable, jusqu’à l’extinction de la descendance masculine de son fondateur. Toutefois, après plusieurs générations, le lien qui l’attache devait se desserrer : la preuve de l’origine remontant à l’auteur commun devait aussi s’évanouir. Telles sont les bases de la famille romaine, qui se distingue en famille proprement dite, et en race ou gens ; dans l’une sont compris les agnats (adnati) ; dans l’autre, les gentils (gentiles). Les uns et les autres remontent à la souche masculine commune ; mais, tandis que la famille ne contient que les individus pouvant établir le degré de leur descendance, la gens comprend aussi ceux qui, tout en se réclamant du même ancêtre commun, ne peuvent plus énumérer, ni les aïeux intermédiaires, ni leur degré par rapport à lui. Les Romains exprimaient clairement ces distinctions, quand ils disaient : « Marcus, fils de Marcus, petit-fils de Marcus, etc. » Les Marciens, voilà la famille ; elle se continue tant que les ascendants peuvent être individuellement désignés par le nom commun ; elle finit et se complète par la race ou gens, qui remonte, elle aussi, à l’antique aïeul, dont tous les descendants ont hérité de même du nom d’enfants de Marcus.

Clientèle.Ainsi concentrée autour de son chef, lorsque celui-ci est vivant, ou formée du faisceau des diverses maisons issues de la maison du commun aïeul, la famille ou la gens s’étend encore sur d’autres personnes. Nous n’y voulons pas compter les hôtes (hospites), parce que, membres d’une autre communauté, ils ne s’arrêtent pas sous le toit où ils ont reçu accueil. Nous n’y comptons pas les esclaves, parce qu’ils font partie du patrimoine, et ne sont pas, en réalité, des membres de la famille. Mais nous devons y adjoindre la clientèle (clientes, les clients, de cluere), c’est-à-dire tous ceux qui, n’ayant pas un droit de cité ne jouissent à Rome que d’une liberté tempérée par le protectorat d’un citoyen père de famille. Les clients sont : ou des transfuges venus de l’étranger, et reçus par le Romain qui leur prête assistance ; ou d’anciens serviteurs, en faveur desquels le maître a abdiqué ses droits, en leur concédant la liberté matérielle. La situation légale du client n’avait rien qui ressemblât à celle de l’hôte ou à celle de l’esclave : il n’est point un ingénu (ingenuus) libre, bien qu’à défaut de la pleine liberté, il pût jouir des franchises que lui laissait l’usage et la bonne foi du chef de maison. Il fait partie de la domesticité comme l’esclave, et il obéit à la volonté du patron (patronus, dérivé de la même racine que patricius). Celui-ci, enfin peut mettre la main sur sa fortune ; le replacer même, en certains cas, en état d’esclavage ; exercer sur lui le droit de vie et de mort. Si, enfin, il n’est pas, à l’égal de l’esclave, assujetti à toutes les rigueurs de la loi domestique, ce n’est que par une simple tolérance de fait qu’il reçoit cet adoucissement à son sort. Enfin, le patron qui doit à tous les siens, esclaves ou clients, sa sollicitude de père, représente et protège, d’une façon toute spéciale, les intérêts de ces derniers. Leur liberté de fait se rapproche peu à peu de la liberté de droit, au bout d’un certain nombre de générations : quand l’affranchissant et l’affranchi sont morts, il y aurait impiété criante, chez les successeurs du premier, à vouloir exercer les droits du patron sur les descendants du second. Aussi, voit-on peu à peu se relâcher le lien qui rattache à la maison les hommes libres et dépendants tout à la fois : ils forment une classe intermédiaire, mais nettement tranchée, entre les serviteurs esclaves et les gentiles ou cognats, égaux en droits au nouveau père de famille.

La cité romaine.Au fond et dans la forme, la famille romaine est la base de l’État romain. La société s’y compose de l’assemblage des anciennes associations familiales, Romiliens, Voltiniens, Fabiens, etc., qui se sont à la longue, ici comme partout ailleurs, fondues en une grande communauté. Le territoire romain se compose de leurs domaines réunis (p.50) ; tout membre d’une de ces familles est citoyen de Rome. Tout mariage contracté suivant les formes voulues, dans le cercle de la cité, est un juste mariage ; les enfants qui en proviennent seront également des citoyens. Aussi, les citoyens, de Rome s’appellent-ils emphatiquement pères, patriciens, ou enfants de pères (patres, patricii) : eux seuls ont un père, selon le sens rigoureux du droit politique : eux seuls sont pères ou peuvent l’être. Les gentes, avec toutes les familles qu’elles embrassent, sont incorporées en bloc dans l’État. Dans leur constitution intérieure, les maisons et les familles restent ce qu’elles étaient auparavant ; mais au regard de la cité, leur loi n’est plus la même : sous la main du père chez celui-ci, le fils de famille, au dehors, se place à côté de lui ; il a ses droits et ses devoirs politiques. De même, et par la force des choses, la condition des individus, sous le protectorat d’un patricien, s’est aussi altérée : les clients et les affranchis sont admis dans la cité à cause de leur patron ; et, tout en restant dans la dépendance de la famille à laquelle ils tiennent, ils ne sont point totalement exclus de la participation aux cérémonies du culte, aux fêtes populaires ; sans qu’ils puissent prétendre encore, cela va de soi, aux droits civils et civiques, et sans qu’ils aient à supporter les charges acquittées par les seuls citoyens. Il en est de même, et a plus forte raison, des clients de la cité tout entière. — Ainsi donc l’État, comme la maison, renferme deux éléments distincts : les ingénus, s’appartenant à eux mêmes, et ceux qui appartiennent à autrui : les citoyens, et les habitants ayant simplement l’incolat.

Le Roi.Comme l’État repose sur l’élément de la famille ; de même, dans l’ensemble et dans les détails, il en a adopté les formes. La nature a donné pour chef à la famille, le père dont elle procède, et sans lequel elle prendrait fin. Mais dans la communauté politique qui ne doit pas périr, il n’existe point de chef selon la loi de la nature. L’association romaine, entre toutes, s’est formée par le concours de paysans, tous libres, tous égaux, sans noblesse instituée de droit divin. Il lui fallait quelqu’un pourtant qui la dirigeât (rex), qui lui dictât ses ordres (dictator), un maître du peuple enfin (magister populi) ; et elle l’a choisi dans son sein pour être, à l’intérieur, le chef de la grande famille politique. Longtemps plus tard, on verra encore auprès de la demeure, ou dans la demeure même de ce chef, le foyer sacré de la cité toujours allumé, les magasins clos de l’État, la Vesta romaine, et les Pénates romains[3] ; symboles vénérés de l’unité domestique suprême de la cité romaine. La fonction royale a commencé par une élection : mais dès que le roi a convoqué l’assemblée des hommes libres en état de porter les armes, et qu’ils lui ont formellement promis obéissance, ils la lui doivent fidèle, entière. Il a dans l’État la puissance du père de famille dans sa maison : elle dure également tant qu’il vit. Il entre en rapports avec les dieux de la cité ; il les interroge et leur donne satisfaction (auspicia publica) : il nomme les prêtres et les prêtresses. Les traités qu’il a conclus avec l’étranger, au nom de la cité, obligent le peuple ; alors que dans l’origine, aucun contrat avec un non-Romain n’était obligatoire pour un membre de l’association romaine. Il commande (imperium) en temps de paix et en temps de guerre et, quand il marche officiellement, ses appariteurs, ou licteurs (lictores de licere, ajourner), le précèdent portant la hache et les verges. Lui seul a le droit de parler en public aux citoyens ; il tient les clefs du trésor, que seul il peut ouvrir. Comme le père de famille, il rend la justice et châtie. Il prononce les peines de police : il soumet à la peine du bâton, par exemple, les contrevenants au service militaire. Il connaît des causes privées et criminelles : il condamne à mort : il condamne à la privation de la liberté, soit qu’il adjuge le citoyen à un autre citoyen pour lui tenir lieu d’esclave, soit même qu’il ordonne sa vente et mise en esclavage, chez l’étranger. Sans doute l’appel au peuple (provocatio) est possible après la sentence capitale prononcée : mais ce recours en grâce, le roi, qui a mission de l’accorder, n’est point tenu à l’ouvrir. Il appelle le peuple à la guerre et commande l’armée ; en cas d’incendie il doit accourir en personne sur le lieu du sinistre. Comme le père de famille qui n’est pas seulement le plus puissant, mais le seul puissant dans sa maison, le roi est à la fois le premier et le seul organe du pouvoir dans l’État ; qu’il prenne et organise en collèges spéciaux, pour pouvoir demander leur conseil, les hommes ayant davantage la connaissance des choses de la religion et des institutions publiques : que, pour faciliter l’exercice de son pouvoir, il confère à d’autres des attributions diverses, les communications à transmettre au sénat, certains commandements à la guerre, la connaissance des procès moins importants, la recherche des crimes : qu’il confie par exemple, lorsqu’il s’absente du territoire, tous ses pouvoirs d’administration à un autre lui-même, à un préfet urbain (præfectus urbi) laissé en ville à sa place : toutes ces fonctions ne sont que des émanations de la royauté : tout fonctionnaire n’est tel que par le roi et ne reste tel que pendant le temps qu’il plaît au roi. Il n’y a point, alors, de magistrats dans le sens plus récent du mot ; il n’y a que des commissaires royaux. Nous venons de parler du préfet urbain temporaire ; nous en disons autant des inquisiteurs du meurtre (quœstores paricidii) dont la mission continue, sans doute, et des chefs de section (tribuns ; tribuni de tribus, p.59), préposés à la milice de pied (milites) et à la cavalerie (celeres). La puissance royale est et doit être sans limites légales : pour le chef de la cité il ne peut y avoir de juge dans la cité ; pas plus que dans la maison il n’y a de juge pour le père de famille. Avec sa vie finit seulement son règne. Quand il n’a pas nommé son successeur, ce qu’il avait assurément le droit et même le devoir de faire, les citoyens se réunissent sans convocation et désignent un interroi (interrex), qui ne reste que cinq jours en fonctions, et ne peut prendre le peuple à foi et hommage. Et comme il ne peut non plus nommer le roi puisqu’il a été simplement et imparfaitement désigné, sans la convocation préalable des citoyens, il nomme alors un second interroi pour cinq autres jours et celui-ci a enfin le pouvoir d’élire le roi nouveau. Il ne le fera pas, on le comprend, sans interroger les citoyens et le conseil des anciens, sans s’assurer de leur assentiment au choix qu’il va faire. Toutefois, ni le conseil des anciens, ni les citoyens ne concourent virtuellement à ce grand acte ; et ceux-ci même n’interviennent qu’après la nomination. Le roi est toujours bien et régulièrement nommé, dès là qu’il tient son titre de son prédécesseur[4]. C’est par là que « la protection divine qui avait présidé à la fondation de Rome, » a continué de reposer sur la tête des rois, se transmettant sans interruption de celui qui le premier l’avait reçue, à tous les successeurs. C’est ainsi que l’unité de l’État a persisté inviolable, malgré les changements survenus dans la personne de son chef. Le Roi est donc le représentant suprême de cette unité du peuple de Rome, symbolisée par le Diovis[5], dans le Panthéon romain. Son costume est pareil à celui du plus grand des dieux : il parcourt la ville en char, quand tout le monde va à pied : il tient un sceptre d’ivoire, surmonté de l’aigle : il a les joues fardées de rouge : comme le dieu romain, enfin, il porte la couronne d’or de feuilles de chêne. Toutefois, la constitution romaine n’est rien moins qu’une théocratie. Jamais en Italie les notions de Dieu et de Roi ne se sont fondues l’une dans l’autre, comme chez les Égyptiens ou les Orientaux. Le roi n’est point dieu aux yeux du peuple ; il est plutôt le propriétaire de la cité. On n’y rencontre pas la croyance en une famille faite royale par la grâce de Dieu ; en ce je ne sais quel charme mystérieux, qui fait du roi autre chose qu’un mortel ordinaire. La noblesse du sang, la parenté avec les rois antérieurs est une recommandation : elle n’est point une condition d’éligibilité. Quiconque est majeur et sain de corps et d’esprit peut être fait roi[6]. Le roi est un citoyen comme un autre : son mérite ou son bonheur, la nécessité d’avoir un père de famille à la tête de la cité, l’ont fait le premier parmi ses égaux, paysan parmi les paysans, soldat parmi les soldats. Le fils, qui obéit aveuglément à son père, ne s’estime pas son inférieur : de même, le citoyen obéit à son chef, sans se croire au-dessous de lui. C’est ici que dans les mœurs et dans les faits la royauté se trouve limitée. Certes, le roi peut faire beaucoup de mal, sans violer absolument le droit public : il pourra réduire la part de butin de son compagnon de guerre ; ordonner des corvées excessives ; porter atteinte par des impôts injustes à la fortune du citoyen ; mais, en agissant ainsi, il oubliera que sa puissance absolue ne lui vient pas de la Divinité, qu’elle ne lui vient que du peuple qu’il représente, avec l’assentiment de celle-ci. Et alors qu’arrivera-t-il de lui, si ce peuple oublie le serment qu’il lui a prêté ? Qui le défendra en un tel jour ? — Enfin la constitution aussi avait, sous un rapport, élevé une barrière devant la puissance royale. Pouvant librement appliquer la loi, le roi ne pouvait la modifier. S’il veut la faire changer de route, il convient, qu’avant tout l’assemblée populaire l’y autorise ; sans quoi l’acte qu’il consomme sera nul et tyrannique, et n’engendrera pas de conséquences légales.

La royauté, à Rome, telle que les mœurs et la constitution l’avaient faite, diffère essentiellement de la souveraineté chez les modernes : de même qu’on ne trouve chez ceux-ci rien qui ressemble à la famille et à la cité romaines.

Le Sénat.À cette puissance absolue que nous venons de dépeindre, la coutume et les mœurs opposèrent pourtant une barrière sérieuse. Comme fait le père de famille chez lui, le roi, en vertu d’une règle reconnue, ne prend pas de décision dans les circonstances graves, sans s’éclairer du conseil d’autres citoyens. Le conseil de famille est un pouvoir modérateur pour le père et l’époux : le conseil des amis, dûment convoqué, influe par son avis sur le parti qui sera adopté par le magistrat suprême. C’est là un principe constitutionnel en pleine vigueur sous la royauté, comme sous les régimes venus après elle. L’assemblée des amis du Roi, rouage désormais important dans l’ordre politique, ne fait pas pourtant obstacle légal au pouvoir illimité dont le représentant l’interroge en certaines graves occurrences. Elle n’a point à intervenir dans les choses touchant à la justice ou au commandement de l’armée. Elle est un conseil politique : le Conseil des anciens, le Sénat (Senatus). Mais le roi ne choisit pas les amis, les affidés qui le composent : corps politique institué pour durer toujours, le Sénat, dès les premiers temps, a le caractère d’une véritable assemblée représentative. Les gentes romaines, quand elles nous apparaissent dans les documents d’une histoire bien moins ancienne que le temps des rois, n’ont plus leur chef à leur tête : nul père de famille ne représente au-dessus d’elles ce patriarche, souche commune de chaque groupe de familles, de qui tous les gentiles mâles descendent ou croient être descendus. Mais à l’époque où nous sommes, lorsque l’État se formait de la réunion de toutes les gentes, il n’en était point ainsi : chacune d’elles avait son chef dans l’Assemblée des anciens. Aussi voit-on plus tard les sénateurs se regarder encore comme les représentants de ces anciennes unités familiales, dont l’agrégation avait constitué la cité. Voilà ce qui explique pourquoi, une fois entré dans le Sénat, le sénateur y demeurait à vie, non par l’effet de la loi, mais par la force même des choses. Voilà ce qui explique pourquoi les sénateurs étaient en nombre fixe : pourquoi celui des gentes restait invariable dans la cité ; et pourquoi, enfin, lors de la fusion en une seule, des trois cités primitives, chacune ayant ses gentes en nombre déterminé, il devint à la fois nécessaire et légal d’augmenter proportionnellement aussi le nombre des sièges des sénateurs. Du reste, dans la conception première du Sénat, celui-ci n’était que la représentation des gentes, il n’en fut point ainsi dans la réalité, et cela même sans violer la loi. Le roi était pleinement maître du choix des sénateurs ; et il dépendait de lui de le porter même sur des individus non citoyens. Nous ne soutenons d’ailleurs pas qu’il l’ait fait quelquefois : seulement on ne soutiendra pas contre nous qu’il ne l’a pas pu faire. Tant que l’individualité des gentes a survécu, il a sans doute été de règle, qu’en cas de mort d’un sénateur, le roi appelât à sa place un homme d’âge et d’expérience appartenant à la même association de famille ; mais tous ces éléments jadis distincts se confondant chaque jour davantage, et l’unité du peuple s’étendant de plus en plus, l’élection des membres du conseil a fini par dépendre souverainement du libre arbitre du chef de la cité. Seulement il aurait commis un excès de pouvoir, s’il n’avait pas pourvu à la vacance. — La durée viagère de la fonction, et son origine basée sur les éléments fondamentaux de la cité elle-même, conférèrent d’ailleurs au Sénat une importance grande, et qu’il n’aurait jamais acquise, s’il n’avait dû sa convocation qu’à un simple appel venant de la royauté. En la forme, il est vrai, le droit des sénateurs n’est que le droit de conseil, quand ils en sont requis. Le roi les convoque et les interroge, lorsqu’il lui plaît ; nul n’a à ouvrir un avis, si cet avis n’est pas demandé ; et le Sénat n’a pas à se réunir lorsqu’il n’est pas convoqué. Le sénatus-consulte, à l’origine, n’est rien moins qu’une ordonnance ; et si le roi n’en tient pas compte, il n’existe pas pour le corps dont il émane de moyen légal de faire descendre son « autorité » dans le domaine des faits. « Je vous ai choisis, dit le roi aux sénateurs, non pour être conduit, mais pour être obéi par vous. ». D’un autre côté, il y aurait abus criant à ne pas consulter le Sénat dans toute circonstance grave ; soit pour l’établissement d’une corvée, ou d’un impôt extraordinaire ; soit pour le partage ou l’emploi d’un territoire conquis sur l’ennemi ; soit, enfin, au cas où le peuple lui-même est nécessairement appelé à voter, qu’il s’agisse d’admettre des non citoyens au droit de cité, ou d’entreprendre une guerre offensive. Le territoire de Rome a-t-il été endommagé par l’incursion d’un voisin, et la réparation du tort est-elle refusée, aussitôt le Fécial appelle les dieux à témoin de l’injure, et il termine son invocation par ces mots : « C’est au Conseil des anciens qu’il convient maintenant de veiller à notre bon droit ». Là-dessus le roi, après avoir pris l’avis du Conseil, fait rapport de l’affaire au peuple : si le peuple et le Sénat sont d’accord (il faut cette condition), la guerre est juste, et elle aura certainement pour elle la faveur des Dieux. Mais le Sénat n’a pas affaire dans la conduite de l’armée, non plus que dans l’administration de la justice. Que si, dans ce dernier cas, le roi, siégeant sur son tribunal, s’adjoint des assesseurs à titre consultatif, ou s’il les délègue à titre de commissaires assermentés pour décider le procès, les uns et les autres, même pris dans le sein du Sénat, ne sont désignés jamais que d’après son libre choix : le Sénat en corps n’est point appelé à concourir à l’œuvre de la justice. Jamais enfin, même sous la république, on en voit la cause, le Sénat n’a exercé une juridiction quelconque.

Le Peuple.Selon la loi d’une antique coutume, les citoyens se divisent et se répartissent entre eux comme il suit. Dix maisons forment une gens ou famille (lato sensu) ; dix gentes ou cent maisons forment une curie (curia : de curare, cœrare, κοίρανος) : dix curies, ou cent gentes, ou mille maisons, constituent la cité. Chaque maison fournit un fantassin (d’où mil-es, le millième, le milicien) : de même chaque gens fournit son cavalier (equ-es) et un conseiller pour le Sénat. Quand les trois cités se fusionnent ; quand chacune d’elles n’est plus qu’une partie (une tribu, tribus) de la cité totale (tota, en dialecte ombrien et osque), les nombres primitifs se multiplient à raison du nombre des sociétés politiques ainsi réunies. Cette division fut purement personnelle d’abord : elle s’appliqua ensuite au territoire même, lorsque celui-ci fut aussi partagé. On ne peut douter qu’il n’ait eu, en effet, ses délimitations par tribus et curies, alors que, parmi les rares noms curiaux qui soient parvenus jusqu’à nous, nous rencontrons à la fois des noms de gentes (Faucia, par exemple) et des noms purement locaux (Veliensis, par exemple). Il existe aussi une ancienne mesure agraire qui correspond exactement à la curie de cent maisons : la centurie (centuria), dont la contenance est de cent héritages de deux arpents (jugera)[7]. Nous avons déjà dit un mot (p. 50) de ces circonscriptions agricoles primitives combinées avec la communauté des terres de la famille : à cette époque la centurie a été, paraît-il, la plus petite unité de domaine et de mesure.

Les cités latines, les cités romaines plus tard, créées sous l’influence ou l’initiative de Rome, reproduiront toujours l’uniforme simplicité des divisions de la métropole. Elles auront aussi leur conseil de cent anciens (centumviri, centumvirs), dont chacun sera à la tête de dix maisons (decurio)[8]. Dans la Rome tripartite des temps primitifs, on retrouve aussi les mêmes nombres normaux : trois fois dix curies ; trois cents gentes curiales ; trois cents cavaliers ; trois cents sénateurs ; trois mille maisons ; trois mille soldats de pied.

Cette organisation toute primitive n’a point été inventée à Rome. Elle est bien certainement d’origine purement latine, et remonte peut-être jusque bien au delà de l’époque de la séparation des races. La tradition mérite confiance, lorsqu’on la voit, elle qui a une histoire à conter pour chacune des autres divisions de la cité, faire cependant remonter les curies à la fondation de Rome. Leur institution n’est point seulement en parfaite concordance avec l’organisation primitive : elle constitue aussi une partie essentielle du droit municipal des Latins et de ce système archaïque, retrouvé de nos jours, sur le modèle duquel toutes les cités latines étaient établies.

Mais il serait difficile d’aller plus loin et de porter un jugement sûr touchant le but et la valeur pratique d’une telle organisation. Les curies ont été évidemment son noyau. Quant aux autres divisions ou tribus, elles n’ont pas la même valeur, à titre d’éléments constitutifs : leur avènement, comme leur nombre, est chose contingente et de hasard : et elles ne font, quand elles existent, que perpétuer la mémoire d’une époque où elles ont constitué un tout[9]. La tradition ne dit pas qu’elles aient jamais obtenu une prééminence quelconque, ni qu’elles aient eu leur lieu spécial d’assemblée. Dans l’intérêt même de l’unité sociale qu’elles ont constituée par leur réunion, un tel privilège n’a pas dû, cela se comprend, leur être donné ni laissé. À la guerre, l’infanterie avait autant de doubles chefs qu’il y avait de tribus ; mais chaque couple des tribuns militaires, loin de ne commander qu’au contingent des siens, commandait seul ou avec tous ses collègues en corps, à l’armée tout entière. Comme les tribus, les gentes et les familles à leur tour, ont plus d’importance dans la symétrie de la cité que dans l’ordre même des faits. La nature n’a pas assigné de délimitations fixes à une maison, à une race. La puissance qui légifère peut entamer ou modifier le cercle qui les enferme ; elle peut couper en plusieurs branches une race déjà nombreuse ; elle en peut faire deux ou plusieurs gentes plus petites : elle peut augmenter ou diminuer de même une famille simple. — Quoi qu’il en soit, la parenté du sang est restée à Rome le lien tout puissant des races et bien plus encore des familles ; et quelle qu’ait été sur elles l’action de la cité, elle n’a jamais détruit leur caractère essentiel et leur loi d’affinité. Que si, dans l’origine, les maisons et les races ont été de même en nombre préfixe dans les villes Latines, ce qui semble probable, là aussi le hasard des événements humains a dû bientôt détruire la symétrie première. Les mille maisons et les cent gentes des dix curies ne sont un nombre normal qu’aux premiers débuts, et à supposer que l’histoire nous les montre telles d’abord, elles constituent une division plus théorique que réelle[10], dont le peu d’importance pratique est suffisamment démontré par le fait même qu’elle ne s’est jamais, quant au nombre, pleinement réalisée. Ni la tradition, ni les vraisemblances n’indiquent que chaque maison a toujours fourni son fantassin, et chaque gens, son cavalier et son sénateur. Les 3.000 fantassins, les 300 cavaliers étaient bien requis, et devaient être fournis par les unes et les autres, en bloc : mais la répartition s’en fit, de bonne heure, on n’en peut douter, selon les circonstances du moment. Le nombre normal et typique fut uniquement maintenu, grâce à cet esprit de logique inflexible et géométrique qui caractérise les Latins. Disons-le donc une dernière fois, la curie est le seul organe resté réellement debout dans tout cet antique mécanisme : elle est décuple dans la cité, ou, s’il y a plusieurs tribus dans celle-ci, elle est décuple dans chaque tribu. Elle est la véritable unité d’association ; elle est un corps constitué, dont tous les membres se réunissent au moins pour les fêtes communes : elle a son curateur (curio), et son prêtre spécial (flamen curialis, le flamine curial). Le recrutement, les taxes se lèvent par curies : c’est par curies que les citoyens se rassemblent et émettent leurs votes. Et pourtant elles n’ont point été créées en vue du vote, autrement leur classification se fût faite, à coup sûr, par nombres impairs.

Égalité civile.Si tranchée que fut la séparation entre les citoyens et les non-citoyens, chez les premiers par contre, l’égalité devant la loi régnait pleine et entière. Nul peuple peut-être n’a poussé aussi loin que les Romains, la rigueur des deux principes. Cherche-t-on une marque nouvelle et éclatante de l’exclusivité du droit de cité, on la trouvera dans l’institution toute primitive des citoyens honoraires, institution destinée pourtant à concilier les deux extrêmes. Lorsqu’un étranger était admis, par le vote du peuple, dans le sein de la cité[11], il avait la faculté d’abandonner son droit de citoyen dans sa patrie, auquel cas il entrait avec tous les droits actifs dans la cité romaine, ou de joindre seulement la cité qui lui était conférée à celle dont il était déjà pourvu ailleurs. L’honorariat est un ancien usage pratiqué de même et de tout temps en Grèce, où l’on a vu, jusque fort tard, le même homme citoyen de plusieurs villes. Mais le sentiment national était trop puissant, trop exclusif dans le Latium, pour qu’une telle latitude y fût laissée au membre d’une autre cité. Là, si le nouvel élu n’abandonnait pas son droit actif dans sa patrie, l’honorariat qui venait de lui être conféré n’avait plus qu’un caractère purement nominal : il équivalait simplement aux franchises d’une hospitalité amicale, à un droit à la protection romaine, telle qu’elle avait été de tout temps concédée à des étrangers. Ainsi fermée du côté du dehors, la cité plaçait sur la même ligne tous les membres qui lui appartenaient, nous venons de le dire. On sait que les différences existant à l’intérieur de la famille, quoique souvent elles persistassent encore au dehors, devaient pleinement s’effacer au regard des droits de citoyen ; que tel fils, regardé dans la maison comme sien, par son père, pouvait être appelé à lui commander dans l’ordre politique. Il n’y avait point de classes ni de privilèges parmi les citoyens. Si les Titiens passaient avant les Ramniens, et ces deux tribus avant celle des Lucères, cette préséance ne nuisait en rien à leur égalité civile.

Appelée à se battre, en combat singulier surtout, à pied autant qu’à cheval, et en avant de la ligne de l’infanterie, la cavalerie d’alors constituait une troupe d’élite ou de réserve, plutôt qu’une arme spéciale : composée de citoyens plus riches, mieux armés, mieux exercés que les fantassins, elle était plus brillante que ceux-ci. Mais le fait ne changeait rien au droit : il suffisait d’être patricien pour pouvoir entrer dans ses rangs. Seule, la répartition des citoyens dans les curies créait entre eux des différences, sans créer jamais une infériorité constitutionnelle, et leur égalité se traduisait jusque dans les apparences extérieures. Le chef suprême de la cité se distinguait par son costume : le sénateur se distinguait aussi du simple citoyen ; l’homme adulte et propre à la guerre, de l’adolescent. Sauf ces exceptions, tous, riches et pauvres, hommes nobles ou hommes de naissance obscure, revêtaient le même et simple vêtement de laine blanche, la toge (toga). Assurément on peut faire remonter jusqu’aux traditions indo-germaniques les pratiques de cette égalité civile ; mais nul peuple ne l’a mieux comprise et poussée plus loin que le peuple latin : elle est le caractère propre et fécond de son organisation politique ; et elle remet en mémoire ce fait si remarquable qu’à l’époque de leur arrivée dans les campagnes italiques, les immigrants latins n’y ont pas rencontré devant eux une race antérieurement établie, inférieure à leur civilisation (p. 11), et qu’ils auraient dû s’assujettir. De là, une grave conséquence. Ils n’ont fondé chez eux, ni les castes à la façon des Indous, ni une noblesse à la façon des Spartiates, des Thessaliens et des Hellènes en général ; ni enfin ces conditions distinctes entre les personnes instituées chez les peuples germaniques à la suite de la conquête.

Charges et impôts civils.Il va de soi que l’administration de l’État s’appuie sur les citoyens. La plus importante des prestations dues par eux, est le service militaire, puisque les citoyens seuls ont le droit et le devoir de porter les armes. Le peuple et l’armée sont un, à vrai dire (populus, se rapprochant de populari, ravager ; de popa, le sacrificateur qui frappe la victime). Dans les anciennes litanies romaines, le peuple est la milice armée de la lance (poplus, pilumnus), pour qui est invoquée la protection de Mars : le roi enfin, quand il parle aux citoyens, les appelle du nom de porte-lances (quirites)[12]. Nous avons vu déjà comment était formée l’armée d’attaque, la levée ou légion (legio). Dans la cité romaine tripartite, elle se composait des trois centuries (centuriœ) de cavaliers (celeres, les rapides, ou flexuntes, les caracoleurs) sous le commandement de leurs trois chefs (tribuni celerum)[13], et des divisions de mille fantassins chacune, commandées par leurs trois tribuns militaires (tribuni militum). Il y faut ajouter un certain nombre d’hommes armés à la légère, et combattant hors rang, des archers, principalement[14]. Le général, dans la règle, était le roi : et, comme il lui avait été ajouté un chef spécial pour la cavalerie (magister equitum), il se mettait lui-même à la tête de l’infanterie, qui, à Rome, comme ailleurs d’ordinaire, fut tout d’abord le noyau principal de la force armée.

Mais le service militaire ne constituait pas la seule charge imposée aux citoyens. Ils avaient aussi à entendre les propositions du roi en temps de paix et de guerre (p. 88) ; ils supportaient des corvées, pour la culture des domaines royaux, pour la construction des édifices publics ; et, notamment la corvée relative à l’édification des murs de la ville était tellement lourde que le nom de ceux-ci est demeuré synonyme de « prestations » (mœnia)[15] : quant aux impôts directs, il n’en existait pas plus qu’il n’y avait de budget direct des dépenses. Ils n’étaient point nécessaires pour défrayer les charges publiques, l’État n’ayant à payer ni l’armée, ni les corvées, ni les services publics, en général. Que si parfois une indemnité pouvait être accordée, le contribuable la recevait, soit du quartier qui profitait de la prestation, soit du citoyen qui ne pouvait ou ne voulait pas y satisfaire. Les victimes destinées aux sacrifices étaient achetées au moyen d’une taxe sur les procès. Quiconque succombait en justice réglée remettait à l’État, à titre d’amende, du bétail d’une valeur proportionnelle à l’objet du litige (sacramentum). Les citoyens n’avaient ni présents, ni liste civile régulière à fournir au roi. Quant aux incolœ non citoyens (œrarii), ils lui payaient une rente de protectorat. Il recevait aussi le produit des douanes maritimes (p. 65), celui des domaines publics, notamment la taxe payée pour les bestiaux conduits sur le pâturage commun (scriptura), et la part de fruits (vectigalia) versés à titre de fermages par les admodiateurs des terres de l’État. Enfin, dans les cas urgents, il était frappé sur les citoyens une contribution (tributum), ayant le caractère d’un emprunt forcé, et remboursable en des temps plus favorables. Celle-ci était-elle imposée à la fois sur tous les habitants, citoyens ou non, ou sur les citoyens seuls, c’est ce que nous ne pouvons dire ; probablement, ces derniers, y étaient seuls tenus.

Le roi gouvernait les finances, et le domaine de l’État ne se confondait point avec son domaine privé, lequel dut être considérable : à en juger par les documents que nous possédons sur l’étendue des propriétés foncières appartenant à la famille royale des derniers Tarquins. Les terres conquises par les armes entraient de droit dans le domaine public. Le roi était-il tenu par des règles, ou par la coutume, dans l’administration de la fortune de la cité ? Nous ne saurions ni l’affirmer, ni retracer ces règles ; mais les temps postérieurs nous apprennent, qu’à cet égard, le peuple ne fut jamais appelé à voter ; tandis qu’il paraît, au contraire, avoir été d’usage de prendre l’avis du Sénat, tant sur la question du tribut à imposer que sur le partage des terres conquises.

Droits de cité.En échange des services et des prestations dont ils sont redevables, les Romains participent au gouvernement de l’État. Tous les citoyens, à l’exception des femmes et des enfants trop faibles pour le service militaire ; tous les quirites, en un mot (tel est le titre qui leur est alors donné), se réunissent au lieu de l’assemblée publique, et sur l’invitation du roi, soit pour y recevoir ses communications (conventio, contio), soit pour répondre, dans leurs votes par curies, aux motions qu’il leur adresse après convocation (calare, com-itia calata) formelle, faite trois semaines à l’avance (in trinum noundinum). Régulièrement ces assemblées avaient lieu deux fois l’an, le 24 mars et le 24 mai : sans préjudice de toutes autres, quand le roi les croyait opportunes. Mais le citoyen ainsi appelé n’avait qu’à entendre, et non à parler : il n’interrogeait pas, il répondait seulement. Dans l’assemblée, nul ne prend la parole que le roi, ou celui à qui le roi la donne ; quant aux citoyens, ils répondent, je le répète, à la motion qui leur est faite par un oui ou un non, sans discuter, sans motiver leur avis, sans y mettre de conditions, sans établir de distinctions sur la question. Et pourtant, en fin de compte, comme chez les Germains, comme chez l’ancien peuple indo-germanique, probablement, le peuple est ici le représentant et le dépositaire suprême de la souveraineté politique : souveraineté à l’état de repos dans le cours ordinaire des choses, ou qui ne se manifeste, si l’on veut, que par la loi d’obéissance envers le chef du pouvoir, à laquelle le peuple s’est volontairement obligé. Aussi le roi, à son entrée en charge, et lorsqu’il est procédé à son inauguration par les prêtres, en face du peuple assemblé en curies, lui demande-t-il formellement s’il entend lui rester fidèle et soumis, et le reconnaître en sa qualité, comme il est d’usage, lui, et ses serviteurs, questeurs (quœstores), et licteurs (lictores). À cette question il était toujours affirmativement répondu : de même que l’hommage au souverain n’est jamais refusé dans les monarchies héréditaires. Par suite, le peuple, tout souverain qu’il était, n’avait plus, en temps ordinaire, à s’occuper des affaires publiques. Tant et si longtemps que le pouvoir se contente d’administrer en appliquant le droit actuel, son administration est indépendante : les lois règnent, et non le législateur. Mais s’il s’agit, au contraire, de changer l’état du droit, ou s’il devient seulement nécessaire d’en décider pour un cas donné, le peuple romain reprend aussitôt le pouvoir constituant. Le roi est-il mort sans avoir nommé son successeur ; le droit de commander (imperium) est suspendu : l’invocation de la protection des dieux pour la cité orpheline appartient au peuple, jusqu’à ce qu’un nouveau chef ait été trouvé ; et c’est le peuple aussi qui désigne spontanément le premier interroi (p. 89). Toutefois, son intervention n’est qu’exceptionnelle ; la nécessité seule la justifie ; et l’élection du magistrat temporaire, par une assemblée que le souverain n’a pu convoquer, n’est pas tenue pour pleinement valable. La souveraineté publique veut donc, pour être régulièrement exercée, l’action commune de la cité, et du roi ou de l’interroi. Et comme les rapports de gouvernant à gouvernés ont été établis, à titre de véritable contrat, par une demande et une réponse verbale échangées entre eux, il s’ensuit pareillement que tout acte de souveraineté, émané du peuple, a besoin, pour être légal et parfait, d’une rogation (rogatio, question) à lui adressée par le roi, par le roi seul, que son délégué ne saurait ici remplacer (p. 89) ; et d’un vote favorable de la majorité des curies : celles-ci demeurant aussi maîtresses de l’émettre contraire. Ainsi, la loi, à Rome, n’est point, comme on le croit souvent, l’ordre émané du roi et transmis par lui au peuple ; elle est de plus un contrat solennellement conclu par une proposition faite, et par un consentement donné entre deux pouvoirs constituants[16]. Ce préliminaire d’une entente légale est indispensable toutes les fois que le droit ordinaire doit être abandonné. Suivant la règle commune, tout citoyen est absolument maître de laisser sa propriété à qui il le veut, à la seule condition d’une tradition immédiate : si la propriété lui est demeurée de son vivant, elle ne peut à sa mort passer dans les mains des tiers, à moins que le peuple n’ait autorisé une telle dérogation à la loi. Cette autorisation, elle est donnée soit par les curies assemblées, soit par les citoyens se disposant au combat. Telle fut l’origine et la forme des testaments[17]. Dans le droit usuel, l’homme libre ne peut ni perdre ni abandonner le bien inaliénable de sa liberté : par suite, le citoyen qui n’est soumis à nul autre[18], ne peut s’adjuger à un tiers en qualité de fils ; mais le peuple peut également autoriser cette aliénation véritable. C’est là l’adrogation ancienne[19]. Dans le droit usuel, la naissance seule donne la cité, que rien ne peut faire perdre : mais le peuple peut aussi conférer le patriciat : il en autorise de même l’abandon ; et ces autorisations n’ont évidemment pu avoir lieu dans l’origine que par le vote des curies. Dans le droit commun, l’auteur d’un crime capital, après que le roi, ou son délégué, a prononcé la peine légale, doit être inexorablement mis à mort ; car le roi, qui a le pouvoir de juger, n’a pas celui de faire grâce ; mais le condamné peut encore l’obtenir du peuple, si ce moyen de recours lui est accordé par le roi. C’est là la première forme de l’appel (provocatio). Il n’est jamais permis au coupable qui nie, mais seulement à celui qui avoue, et fait valoir des motifs d’atténuation[20]. Dans le droit commun, le contrat éternel conclu avec un État voisin ne peut être brisé, si ce n’est de l’autorité du peuple, et pour cause d’injure subie. Aussi, avant de commencer la guerre offensive, les citoyens sont appelés à statuer. Il n’en est pas de même, en cas de guerre défensive : ici, la rupture provient du fait du voisin. Le concours du peuple n’est pas non plus requis pour la conclusion de la paix. Mais la rogation au cas de guerre offensive n’était point portée devant les curies ce semble : c’est l’armée qui prononçait. — Quand enfin le roi veut innover, introduire une modification dans le texte même de la loi, il est obligé, plus que jamais, d’interroger le peuple. Le pouvoir législatif est donc au fond dans la main de celui-ci. Dans toutes les circonstances que nous avons énumérées, le roi ne fait rien régulièrement qu’avec le concours des citoyens : l’homme déclaré patricien par lui seul ne serait pas plus citoyen que devant ; et l’acte royal, pour entraîner quelques conséquences de fait, n’en aurait point de légales.

Telles étaient les prérogatives de l’assemblée populaire : toutes restreintes et enchaînées qu’elles fussent, elles firent d’abord du peuple un des pouvoirs constituants de l’État. Et ses droits et son action, comme aussi ceux du Sénat, se mouvaient, en définitive, dans une complète indépendance en face de la royauté.

Résumé. Constitution originaire de Rome.Résumons tous les faits. La souveraineté reposait dans le peuple ; mais il ne pouvait agir seul, qu’en cas de nécessité : il agissait concurremment avec le magistrat suprême, quand il y avait à décider de la loi. Le pouvoir royal, pour parler comme Salluste, était à la fois illimité et circonscrit par les lois (imperium legitimum) : illimité en ce sens, que les ordres du roi justes ou injustes, étaient aussitôt exécutés : circonscrit, en ce que, s’il était contraire à la coutume et non approuvé dans ce cas, par le vrai souverain, le peuple, son ordre ne pouvait engendrer d’effets légaux durables. La constitution primitive de Rome a donc été une monarchie constitutionnelle en sens inverse. Tandis que dans la monarchie constitutionnelle ordinaire, le roi revêt et représente la plénitude des pouvoirs de l’État, et que lui seul, par exemple, a le droit de grâce ; tandis que la direction politique y appartient aux représentants de la nation et aux administrateurs responsables devant ceux-ci ; à Rome, le peuple avait le rôle du roi en Angleterre. Le droit de grâce, prérogative de la couronne anglaise, était une de ses prérogatives. La direction politique, au contraire, y appartenait tout entière au représentant de la cité. Que si nous recherchons les rapports existant entre l’État et les citoyens, nous voyons qu’ils s’éloignent tout autant du système d’un protectorat sans lien, sans concentration, que de la notion moderne d’une toute puissance absorbante. Sans doute, il n’y avait à Rome de restrictions possibles ni pour la puissance publique, ni pour le pouvoir royal ; mais, s’il est vrai que la notion du droit est par elle-même une barrière juridique, elle devient aussi bientôt une barrière politique. Le peuple touchait aux personnes en votant les charges publiques, et la punition des délits et des crimes ; mais une loi spéciale, punissant ou menaçant un citoyen d’une peine non-existante au moment du fait par lui commis, une telle loi, bien qu’il en ait été décrété plus d’une en la forme, aurait semblé aux Romains et leur assemblée toujours une iniquité et un acte arbitraire. La cité avait encore bien moins à s’immiscer dans les droits de propriété et dans ceux de la famille, qui coïncident avec les premiers plutôt qu’ils n’en dépendent. Jamais, comme dans la cité de Lycurgue, la famille romaine n’a été absorbée par l’État agrandi à ses dépens. Selon un des principes les plus certains et les plus remarquables de la constitution romaine primitive, l’État peut mettre un citoyen dans les chaînes et le faire exécuter ; il ne peut lui ôter ni son fils ni son champ, ni même le frapper d’un impôt. Nul peuple, dans le cercle de ses droits politiques, n’a été aussi puissant que le peuple romain ; chez nul peuple pourtant, les citoyens, pourvu qu’ils vécussent sans commettre de délits, n’ont vécu dans une aussi complète indépendance les uns par rapport aux autres ou encore par rapport à l’État.

Ainsi se gouvernait la cité romaine, cité libre où le peuple savait obéir à son magistrat ; résister nettement à l’esprit de vertige sacerdotal ; pratiquer l’égalité complète devant la loi et entre tous ; marquer enfin tous ses actes à l’empreinte de sa nationalité propre : pendant que, d’un autre côté, comme la suite de notre récit le fera bien voir, il ouvrait avec générosité et intelligence la porte au commerce avec l’étranger. Une telle constitution n’est ni une création ni un emprunt : elle est née, elle a grandi dans le peuple, avec lui. Qu’elle plonge ses racines jusque dans les institutions primitives italiques, gréco-italiques, indo-germaniques, nul n’en doute ; mais quelle chaîne immense, infinie, de changements et de progrès politiques entre les institutions qu’Homère nous révèle, ou que Tacite a décrites dans sa Germanie, et les anciennes lois de la cité romaine ! Le vote par acclamation des Hellènes, les boucliers frappés à grand bruit par les Germains assemblés sont aussi, certes, la manifestation d’un pouvoir souverain : mais qu’il y a loin de ces modes primitifs à la compétence savamment ordonnée déjà, et au vote précis et régulier de l’assemblée des curies romaines ! Peut-être que la royauté, de même qu’elle avait emprunté son manteau de pourpre et son bâton d’ivoire aux Grecs (et non, comme on l’a dit, aux Étrusques), a pris aussi à l’étranger ses douze licteurs et l’appareil extérieur de sa dignité. Quoi qu’il en soit, et en quelque lieu que se place leur origine, les institutions politiques de Rome ne se sont, en réalité, formées que dans le Latium et à Rome même : les emprunts faits au dehors ont été sans importance ; et ce qui le prouve, c’est que la nomenclature tout entière de ces institutions est décidément latine.

La constitution romaine, telle que nous l’avons esquissée, portait dans ses flancs la pensée fondamentale et éternelle de l’État romain. Les formes ont changé souvent ; n’importe ! Au milieu de tous leurs changements, tant que Rome subsistera, le magistrat aura l’imperium illimité ; le Conseil des anciens ou le Sénat sera la plus haute autorité consultative ; et toujours, dans les cas d’exception, il sera besoin de solliciter la sanction du souverain, ou du peuple.


  1. Et il n’en est point ainsi seulement au cas où le mariage a été consommé suivant l’ancien rite (matrimonium confarreotione), quand il a eu lieu dans la forme purement civile (matrimonium consensu). Dans le mariage consensuel le mari acquérait de même un droit de propriété sur sa femme ; aussi, ce mariage a-t-il emprunté tout d’abord les principes et les pratiques des modes d’acquérir ordinaires, l’achat et la tradition formelle (coemptio) ou la prescription (usus). Quand il y avait eu consentement simple, sans l’acquisition de la puissance conjugale ; au cas, par exemple, où le temps voulu pour prescrire n’était point encore atteint, la femme n’était point épouse (uxor) ; elle était seulement tenue pour telle (pro uxore), absolument comme au cas de la causæ probatio, sous une loi postérieure (loi Ælia Sentia, v. Gaius, I. 29-66). Uxor tantummodo habebatur, dit Cicéron (Top. 3, 14) ; et cette règle s’est maintenue jusqu’aux temps brillants de la jurisprudence.
  2. Citons une inscription funéraire, appartenant sans doute à une date plus récente, mais qui mérite peut-être de figurer ici. C’est la pierre tombale qui parle :
    PASSANT : BREF EST MON DISCOURS. ARRÊTE-TOI, ET LIS :
    CETTE PIERRE RECOUVRE UNE BELLE FEMME ;
    SES PARENTS L’AVAIENT APPELÉE CLAUDIA ;
    ELLE AIMA SON MARI DE SON SEUL AMOUR ;
    ELLE ENGENDRA DEUX FILS ; ELLE EN A LAISSÉ UN VIVANT ;
    ELLE A ENFOUI L’AUTRE DANS LE SEIN DE LA TERRE ;
    ELLE FUT AIMABLE EN SES DISCOURS, ET NOBLE DANS SA DÉMARCHE ;
    ELLE GARDA SA MAISON, ET FILA. — J’AI FINI ! PASSE !

    D’autres et fréquentes inscriptions énumèrent d’une façon curieuse le talent de filer la laine parmi les vertus morales de la femme. (Orelli, 4639 : optima et pulcherrima, LANIFICA pia pudica frugi casta domiseda.— Ibid., 4861 : Modestia probitate pudicitia obsequio LANIFICIO diligentia fide par similisque ceteris probeis femina fuit.)
  3. [De Penus, approvisionnement ; placé d’ordinaire dans le Tablinum, dans l’intérieur de la maison : d’où le mot Penetralia, qui a la même étymologie (V. Rich., Dic. des Antiq., Vis Penates, Domus, Tablinum ; et Preller (Vesta et les Pénates), p. 536.]
  4. On ne s’attend pas sans doute à nous voir apporter ici des témoignages directs sur les conditions et les formalités constitutionnelles relatives à l’élection du roi. Mais comme le dictateur romain a été nommé absolument de la même manière ; comme l’élection du consul ne diffère de l’autre qu’en ce que le peuple avait un droit de désignation préalable et obligatoire, manifestement et incontestablement né d’une révolution postérieure, tandis que la nomination proprement dite avait continué d’appartenir exclusivement au consul sortant de charge ou à l’interroi ; comme enfin la dictature et le consulat ne sont autre chose au fond que la royauté continuée, notre opinion nous semble pleinement démontrée. L’élection par les curies serait sans doute régulière, des documents dignes de foi nous l’enseignent : mais elle n’est pas le moins du monde nécessaire, au point de vue de la loi : ce que la légende raconte de la nomination de Servius Tullius en est la preuve. D’ordinaire elle fut abandonnée au peuple (contione advocata) ; et la désignation par acclamation fut regardée plus tard comme une élection véritable.
  5. Ou Jupiter romain. Dii-Jovis (v. Preller, h. vo.)
  6. Les boiteux et les paralytiques étaient exclus des fonctions suprêmes (Dionys., 5, 25). Mais il fallait être citoyen romain pour pouvoir être nommé roi ou consul. Est-il besoin de constater un fait aussi incontestable, aussi nécessaire ? Que deviennent après cela les fables, selon lesquelles Rome serait allée un jour chercher son roi à Cures (Numa Pompilius) ?
  7. [V. Hultsch, Gr. unde Rœm. Metrologie, Berlin, 1862. Bina jugera, quæ a Romulo primum divisa heredem sequebantur, heredium appellerunt, hæc postea a centum centuria dicta, etc. (Varro, de re rust. I, 10.) Le jugère équivalait à hect. 0,252 ; l’heredium à 2 jugères, ou 0,504 ; la centurie à 100 heredia, ou 200 jugères, ou hect. 50,377.]
  8. À Rome, les décuries, ou centuries ont rapidement disparu : mais on retrouve un souvenir remarquable de leur existence, et même leur influence encore persistante dans l’un des actes solennels de la vie, celui que nous considérons, avec raison, comme le plus ancien de tous ceux dont la tradition nous ait fait connaître les formalités légales : le mariage par confarréation. Les dix témoins qui y assistent représentent la décurie ; de même que plus tard, dans la constitution aux trente curies, nous rencontrerons leurs trente licteurs.
  9. Le nom de parties, tribus, l’indique assez par lui-même. La partie, les juristes le savent, a été un tout, ou le sera dans l’avenir : mais dans le présent, elle n’a pas d’existence propre, réelle.
  10. En Esclavonie, où le régime patriarcal s’est maintenu jusqu’à nos jours, toute la famille, comptant souvent de cinquante à cent têtes, habite le même toit, sous les ordres d’un chef (goszpod’ar) que tous les membres ont élu à vie. Ce père de famille administre le patrimoine commun, lequel consiste surtout en bétail ; l’excédant des produits est distribué entre les diverses lignes. Les bénéfices particuliers dus à l’industrie et au commerce restent à ceux qui les font. D’ailleurs, on peut quitter la maison : un homme en sort, par exemple, pour aller se marier dans une autre communauté (Czaplovics, Slavonien, I. 106, 179.). L’organisation de l’Esclavonie semble avoir beaucoup de rapports avec les antiques institutions domestiques de Rome : la maison constitue une sorte de commune ; et l’on comprend très bien l’association d’un nombre déterminé de ces maisons. L’ancienne adrogation trouve aussi sa place dans ce système.
  11. L’expression la plus ancienne, pour désigner ce vote, est patronum cooptari ; laquelle, les mots patronus et patricius étant synonymes et s’appliquant au droit complet du citoyen (p. 85), veut dire la même chose que les expressions in patres, in patricios cooptari (Tit. Liv. IV, 4. Suét. Tiber. 1) ; ou que celle plus récente in patricios adlegi.
  12. Tel est le sens primitif des mots quiris, quiritis, ou quirinus ; de cuiris ou curis, lance, et ire. Il est le même, que celui des mots samnis, samnitis et sabinus, que les anciens eux mêmes rattachent au σαύνιον (lance) des Grecs. De même, les Romains ont fait les mots arquites, milites, pedites, equites, velites, pour désigner les archers, les mille soldats (des dix curies), les fantassins, les cavaliers, ceux enfin, qui combattaient sans armure et vêtus d’une simple tunique. On remarquera seulement que dans ces derniers exemples, l’ῖ long primitivement, est devenu bref, ῐ, comme cela a eu lieu dans dederitis, hominis et une foule d’autres mots. Juno quiritis, Mars quirinus, Janus quirinus sont des divinités armées de la lance ; et le mot quiris appliqué aux hommes signifie le guerrier, c’est-à-dire le citoyen. L’usage a été conforme au sens grammatical. Dès que la localité était désignée, le mot quirites cessait d’être employé : (urbs Roma, populus, civis, ager Romanus). Quiris, en effet, indique aussi peu la localité de Rome que les mots civis ou miles. Les deux mots civis et quiris ne sont jamais accolés ensemble : quoique usités dans des circonstances différentes, ils ont absolument le même sens légal. Il y eut des exceptions, pourtant. Lors de l’annonce solennelle des funérailles d’un citoyen romain, on disait : Ce guerrier est mort. (Ollus quiris leto datus).— En procédure, la partie lésée portait de même sa plainte (quiritare) devant les citoyens ; le roi appelait de ce nom le peuple assemblé ; et, quand il siégeait en jugement, il statuait d’après la loi quiritaire (ex jure quiritium ; ex jure civili, dira-t-on plus tard : (populus Romanus, Quirites, deviendront donc promptement synonymes, et serviront à désigner le peuple et les citoyens, séparément, ou en masse. Dans une formule antique, on trouve le peuple romain (populus romanus) opposé aux anciens Latins (prisci Latini) ; et les Quirites mis en regard des homines prisci Latini (Tit.-Liv. I, 32, Becker, Handb. (manuel), II, 20 et s.). Ailleurs on dira : populus Romanus Quiritium comme on dira aussi : colonia colonorum, municipium municipum. En présence de tous ces documents, n’est-ce pas méconnaître et la langue et l’histoire que de persister encore à croire qu’il y ait jamais eu en face de la cité romaine une autre Rome quiritaire qui, à un jour donné, se serait incorporée dans celle-ci, l’étouffant en quelque sorte, et ne laissant plus survivre son nom que dans les rites sacrés et les pratiques juridiques ? (cf. p. 74 à la note).
  13. Dans le détail qu’il nous donne des huit institutions sacrées de Numa, Denys d’Halicarnasse (II, 64), après avoir cité les curions et les flamines, nomme un troisième lieu les conducteurs de la cavalerie (οί ήγεμόνες τών Κελερίων). Le calendrier Prénestin indique pour le 19 mars une fête célébrée au comitium, [adstantibus pon]tificibus et trib(unis) celer(um). Valerius Antias (v. Dyonis, II, 13 et cf. 3, 4) met à la tête de l’ancienne cavalerie romaine, un chef, celer, et trois centurions. On raconte aussi qu’après l’expulsion, des Tarquins, Brutus aurait été tribun des céléres (tribunus celerum : Tit. Liv. I, 59) ; et même, selon Denys d’Halicarnasse (IV, 71), ce serait en vertu de cette charge qu’il aurait provoqué le bannissement des rois. Enfin, Pomponius (Dig. de origine juris, etc., liv. II, § 15, 19) et Lydus (de magist., I, 14, 37), qui le suit en partie, identifient le tribunus celerum avec le Celer de Valerius, le magister equitum (maître de la cavalerie) du dictateur sous la République et le préfet du Prétoire sous l’Empire. Ces données sont les seules que nous possédions sur les tribuns des céléres. Mais la dernière d’entre elles n’émane pas seulement d’hommes incompétents, et écrivant à une époque trop récente ; elle est encore en contradiction avec le sens grammatical des mots tribuni celerum. Ceux-ci signifient seulement chefs des sections de la cavalerie. Sur toutes choses, le maître de la cavalerie des temps de la République, qui ne fut nommé qu’en des cas exceptionnels, et qui plus tard même ne fut plus nommé du tout, n’a pas pu être le magistrat dont l’assistance était requise à la fête annuelle du 19 mars, et dont, par conséquent, l’office était permanent. Laissons donc de côté, il le faut bien, l’indication erronée fournie par Pomponius : elle s’explique par l’ignorance croissante où tout le monde en était arrivé de son temps au sujet de Brutus et de sa légende. Ce qu’il convient d’admettre, c’est que les tribuns des céléres correspondent aux tribuns militaires par leur nombre et par leurs fonctions : c’est qu’ils ont été les commandants des trois sections de la cavalerie d’alors : c’est qu’enfin ils différent essentiellement du maître de la cavalerie, qui d’ailleurs, puisqu’on le voit toujours placé à côté du dictateur, a évidemment existé au même titre à côté des rois. Quand plus tard les centuries de la cavalerie ont été doublées, et nous avons vu comment elles le furent, les trois tribuns ont été portés à six, et sont devenus les seviri equitum Romanorum.
  14. C’est à ces troupes légères que se rapportent les mots évidemment anciens de velites et arquites ; elles appartinrent aussi à la légion, dans son état d’organisation plus récent.
  15. [Mœnia ou munia, murs. Mœnia prœter œdificia significant etiam et munia, id est, officium, dit Festus, p. 151.]
  16. La Lex, la Loi, mot-à-mot la parole (de λέγειν, parler) signifie sans doute un contrat verbal : mais aussi un contrat dont les conditions, dictées par le proposant, sont purement et simplement admises ou rejetées par l’autre partie ainsi qu’il arrive, par exemple, dans une adjudication de vente publique. Dans la lex publica populi Romani, c’est le roi qui propose, c’est le peuple qui accepte ; le concours restreint que ce dernier apporte à sa confection est ici exprimé d’une façon emphatique.
  17. [Le premier est le testament calatis comitiis : le second est le testament fait in procinctu (V. Gaius, Instit. coment. II, § 101 et ss).]
  18. [Dit sui Juris.]
  19. [V. Gaius, I, § 98 : il en décrit la forme, et les rogations adressées à l’adoptant, et l’adopté, et au peuple qui sanctionne le contrat.]
  20. [V. L’appel d’Horace, Tit. Liv. I, 20.]