Histoire posthume de Voltaire/Pièce 18


Garnier
éd. Louis Moland


XVIII.

LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM[1].
Ce 17, 18 ou 19 d’octobre 1778.

À peine ma lettre du 1er octobre, qui, par parenthèse, n’a été achevée qu’aujourd’hui, a été remise à la poste, que je me suis souvenue que j’ai oublié de vous dire tout plein de choses, et nommément de souscrire pour cent exemplaires de la nouvelle édition des œuvres de Voltaire. Donnez-moi cent exemplaires complets des œuvres de mon maître, afin que je les dépose tout partout. Je veux qu’elles servent d’exemple ; je veux qu’on les étudie, qu’on les apprenne par cœur, que les esprits s’en nourrissent : cela formera des citoyens, des génies, des héros et des auteurs ; cela développera cent mille talents qui se perdront d’ailleurs dans la nuit des ténèbres, de l’ignorance, etc. Voyez quelle tirade est partie de là ! qui s’en serait douté lorsque

j’ai pris la plume, et qui peut prédire ce avec quoi cette feuille finira ? S’il vous plaît, faites-moi avoir la façade du château de Ferney, et, s’il est possible, le plan intérieur de la distribution des appartements. Car le parc de Tsarsko-Séio n’existera pas, ou bien le château de Ferney viendra y prendre place. Il faut encore que je sache quels appartements du château sont vers le nord, et quels vers le midi, levant et couchant ; il est encore essentiel de savoir si l’on voit le lac de Genève des fenêtres du château, et de quel côté ; il en est de même du mont Jura. Autre question : y a-t-il une avenue au château, et de quel côté ? Voyez un peu, cette idée vous plaît-elle, et pourquoi ne plairait-elle pas ? Il est vrai qu’elle n’est pas neuve. Nous avons un C. appelé N. F.[2]. Voyons si vous vous rappellerez que vous avez reçu de cet endroit une lettre de moi, je crois même que vous avez une description des meubles, et que je vous ai parlé du maître de la maison qui n’était point du tout à sa place, parce que sa place naturelle était l’Académie des sciences. Je n’approuve point l’idée du libraire Panckoucke de faire paraître en premier lieu ce qu’il y a de neuf des ouvrages de Voltaire ; je voudrais avoir le tout ensemble, arrangé chronologiquement, selon les années où ils ont été écrits. Je suis un pédant qui aime à voir la marche de l’esprit de l’auteur dans ses ouvrages, et croyez-moi qu’un tel arrangement est d’une beaucoup plus grande conséquence que communément on ne le croit ; plus vous y penserez et plus vous trouverez que j’ai

raison. Je pourrais vous donner là-dessus une dissertation entière, dans laquelle entreraient le vert, le mûr et le trop mûr, et la conviction tenant à la marche des idées, aber, mein Gott, alles das verlangt sehr tiese Studia, alles musz man nicht sagen, weil alles zu sagen einigemal toll klingt, wenn es gleich vielleicht weise Sachen sein könnten, wenn sie von guten Orten kämen und in klugen Hora schollten. Tenez, c’est du sublime cela ; mais basta, cela devient trop fou...

Quand M. de Vergennes vous parla de l’achat de la bibliothèque de Voltaire, il paraît qu’il ignorait les négociations du chevalier Corberon, du temps de Louis XV ; j’aurais su par là que cela se traitait dans le département du comte de Broglio ; mais présentement je suis desorientée et je ne soupçonne que Mignot et Cie. Il ne me manque plus qu’une fourrure et quelques lettres de Voltaire pour que le tout parte ensemble à votre adresse. Des lettres, il y en a une centaine ; mais nous en recouvrons encore tous les jours. Il est vrai qu’elles ne devront jamais être imprimées, et je ne sais pas trop, après un mûr examen, si elles le pourront être, et cela par trois raisons : la première, parce qu’on me taxera de vanité d’avoir donné à imprimer des lettres qui regorgent d’épithètes flatteuses pour moi ; secundo, parce qu’il y a force plaisanteries piquantes sur le compte de la Manman de l’homme à double face ; tertio, parce que le piccolo bambino est plus maltraité encore ; or si l’on choisira celles qui restent, il ne restera pas grand’chose. Si on avait trouvé ou brouillons ou copies de ses lettres dans ses papiers, alors passe ; mais je ne voudrais point les fournir, et il vaudra mieux qu’elles restent déposées au château de Ferney, près de Tsarsko-Sélo, dans la bibliothèque de M. de Voltaire. J’approuve beaucoup ce que vous me proposez de faire pour Wagnière ; s’il avait envie de rester bibliothécaire de la bibliothèque de son maître, il ne tiendrait qu’à lui, et il pourrait la suivre au printemps prochain ou comme il serait commode à lui ; or s’il ne peut ou ne veut, vous lui donnerez pour ses peines au moins autant que son maître lui a laissé, ou plus, comme vous le jugerez à propos.


  1. Correspondance publiée par la Société impériale de l’Histoire de Russie.
  2. Nous avons un château appelé Nouveau Ferney (?).
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