Histoire posthume de Voltaire/Pièce 16


Garnier
éd. Louis Moland

XVI.

LETTRE DE CATHERINE II

AU BARON GRIMM[1].

À Saint-Pétersbourg, ce 1er d’octobre 1778.

Il y a très-longtemps que dans mes actions je ne prends plus garde à deux choses et qu’elles n’entrent en rien en ligne de compte dans tout ce que je fais : la première, c’est la reconnaissance des hommes ; la seconde, l’histoire. Je fais le bien pour faire le bien, et puis c’est tout ; voilà ce qui m’a relevée du découragement et de l’indifférence pour les choses de ce monde, que je me suis sentis à la nouvelle de la mort de Voltaire. Au reste, c’est mon maître ; c’est lui ou plutôt ses œuvres qui ont formé mon esprit et ma tête. Je vous l’ai dit plus d’une fois, je pense : je suis son écolière ; plus jeune, j’aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait pour qu’elle me plût qu’elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé ; il y était si bien accoutumé qu’il me grondait lorsque je le laissais manquer de nouvelles et qu’il les apprenait d’autre part. Mon exactitude sur ce point s’est ralentie les dernières années par la rapidité des événements qui précédèrent et succédèrent à la paix, et par le travail immense que j’ai entrepris j’ai perdu la coutume d’écrire des lettres, et je me sens moins de disposition et de facilité à en écrire.....

Si mon ministre eût été le baron Grimm, je l’aurais grondé de ce qu’il n’a point réclamé en mon nom le corps de Voltaire resté sans sépulture dans sa patrie ; mais il faut rendre justice à un chacun : le prince Bariatinski ne doit point être grondé, non plus que l’abbé Mignot, de ne me l’avoir pas envoyé tout emballé...

Vous me faites un récit délicieux de l’achat de la bibliothèque de Voltaire. Dieu donne que Mme  Denis reste ferme dans ses résolutions, et qu’il vous bénisse, vous, de vos comportements, eu égard à l’histoire du soi-disant achat de la bibliothèque de Ferney. Primo, j’ai ordonné de vous envoyer une lettre de crédit pour trente mille roubles ; secundo, voici ma lettre à Mme  Denis[2] ; tertio, la boîte à portrait va être travaillée et ira de compagnie avec ; quarto, les diamants, et, quinto, la fourrure se rendra en droiture chez vous, afin que vous fassiez échange de tout cela contre la susdite bibliothèque ; mais surtout ayez soin que mes lettres s’y trouvent, et que rien ne soit détourné de ce qui est réellement intéressant.

Mais pour que vous puissiez compléter les mémoires pour servir à l’histoire des héritiers des grands hommes, il est bon que vous soyez instruit du trait suivant. Corberon est venu ces jours passés chez M. de Schouvalof et lui a dit que l’abbé Mignot et Cie lui avait écrit et fait écrire de prier M. de Schouvalof pour qu’il suppliât l’impératrice de Russie de ne pas les priver de la bibliothèque de leur oncle, qu’elle faisait acheter de Mme  Denis ; que c’était l’unique bien qui leur restât de leur oncle. M. Schouvalof a répondu qu’il ne pouvait se charger d’une aussi sotte prière, que Mme  Denis était la maîtresse de vendre, et que l’impératrice était en droit d’acheter ce qui lui plaisait ; que ce n’était ni la première, ni la dernière chose qu’elle achèterait en ce genre. Je lui ai dit d’ajouter qu’il n’était pas conséquent de vouloir garder dans un pays ce pour quoi l’on privait les citoyens de la sépulture. Prenez donc garde qu’on ne vous escamote ou ne vous change en nourrice cette bibliothèque : vous voyez que ces chers neveux ne demanderont pas mieux que de voir brûler en grève la bibliothèque de leur oncle. Les lettres de Voltaire que je suis à chercher, et dont Falconet, N.-B. qui est parti d’ici sans prendre congé de moi, — pourrait bien avoir emporté grand nombre qu’il m’avait priée de lui donner à lire et qu’il ne m’a jamais rendues, si ma mémoire ne me trompe, dès qu’elles seront trouvées, j’en ferai un paquet que je vous enverrai ; jusqu’ici il n’y en a encore de déterrées que 92.


  1. Ibid.
  2. La lettre suivante.
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