Histoire politique et littéraire de la presse en France/Partie 1/La Presse politique

Poulet-Malassis et de Broise (Tome IIIp. 277-510).


V

LA PRESSE POLITIQUE




Journaux historiques et politiques. — Journaux français imprimés ou publiés à l’étranger




Journal de Verdun.


Nous avons vu quelle nombreuse postérité enfanta le Journal des Savants, avec quelle rapidité les journaux littéraires s’étaient multipliés. Il n’y a dans ce fait rien qui nous doive surprendre ; mais ce qui pourra paraître plus étonnant, c’est que « la multitude de ces journaux n’en diminua pas le prix. » C’est du moins ce que nous assure Dreux du Radier. « Tous, dit-il, ont été reçus avec empressement, et les moins estimables ont joui de quelque considération… Le public, accoutumé au profond savoir, aux grâces du style, à la précision, à l’exactitude des jugements de Sallo et de ses successeurs, à l’érudition, embellie par tous les charmes de la plus exacte logique, de Bayle, à la finesse de la critique, à l’étendue des connaissances de Basnage, de Leclerc, et aux autres talents de nos premiers journalistes, le public n’a point dédaigné de moindres lumières, des efforts moins soutenus ; on a cherché à lui plaire, il en a tenu compte, et on lui a plu. Il faut en convenir aussi, tout ce qui peut contribuer à soutenir la constance de nos goûts se trouve nécessairement dans la composition d’un journal ; la variété des matières dédommage d’un examen approfondi, et il est rare qu’il n’en résulte pas quelque intérêt. Un journal présente une sorte de spectacle où il se trouve toujours quelque scène agréable. L’homme du monde le moins livré à l’étude s’y délasse des occupations de la société, il y reprend haleine ; c’est un repos pour ses sens affaiblis par la dissipation, et souvent par l’embarras inséparable des plaisirs. Le savant, fatigué du travail d’une étude sérieuse, s’y amuse sans se détourner de sa route ; il y rencontre même quelquefois ce qu’il eût cherché longtemps, et ce qu’il n’eût trouvé ailleurs qu’avec peine… »

Mais la France, si fertile en journaux littéraires, demeura assez longtemps sans journaux historiques et politiques, ne possédant du moins que la Gazette et le Mercure, soumis l’un et l’autre aux restrictions que l’on sait. Nous en avons dit le motif dans notre Introduction : on vivait alors sous le régime du privilége, et la fondation d’une gazette était entourée de difficultés presque insurmontables. Le métier de gazetier, d’ailleurs, ne semblait pas aussi facile dans ce temps-là qu’aujourd’hui.

« La Gazette, dit Vigneul-Marville (Mélanges d’Histoire et de Littérature, 1700), la Gazette, que la plupart des gens regardent comme une chose de rien, est, à mon gré, un des plus difficiles ouvrages qu’on ait entrepris de nos jours. Il fallait autant de génie et de capacité qu’en avait feu M. Renaudot pour y réussir au point qu’il a fait, dès qu’il a commencé à y mettre la main. Cela demande une connaissance fort étendue de notre langue et de tous ses termes, une grande facilité d’écrire et de narrer nettement, finement et en peu de mots. Il faut savoir parler de la guerre sur mer et sur terre, et ne rien ignorer de ce qui regarde la géographie, l’histoire du temps et celle des familles illustres, la politique, les intérêts des princes, le secret des cours, les mœurs et les coutumes de toutes les nations du monde. Enfin, sans entrer dans un plus grand détail, il faut tant de sortes de connaissances pour bien écrire une gazette, que je ne sais comment on a osé l’entreprendre. Il n’y a qu’une seule chose qui fait tort à celui qui l’écrit, c’est qu’il n’est pas entièrement le maître de son ouvrage, et que, soumis à des ordres supérieurs, il ne peut dire la vérité avec la sincérité qu’exige l’histoire. Si on lui accordait ce point-là, nous n’aurions pas besoin d’autres historiens ; mais, cela excepté, je ne trouve rien qui puisse servir davantage à instruire les jeunes gens à qui l’on veut donner une brillante éducation que la lecture d’une gazette bien écrite. Cela paraîtra un paradoxe à plusieurs ; mais que l’on en fasse l’essai, et je suis sûr que l’on reviendra à mon sentiment ; j’ajouterai même qu’il y a très-peu de gens qui soient capables de la lire comme il faut, et qui l’entendent dans toutes ses parties[1]. »

On en jugeait de même en Italie. « Les journaux politiques, écrivait l’abbé Bianchi au prince de Beaumont-Vintimille, dans une lettre reproduite des Novelle litterarie par l’Esprit des Journaux, sont de la plus grande utilité lorsqu’ils sont faits par des personnes de bon sens, bien instruites… Pour qu’ils produisent tous les effets qu’on peut en attendre, il faut que l’auteur possède les principales langues de l’Europe, les intérêts généraux des princes, l’économie politique des différents nations, leurs forces de terre et de mer, le nom et le caractère des ministres de toutes les cours, et la situation de chaque État, pour réfléchir avec connaissance de cause sur les projets nouveaux, sur les découvertes, les traités, les inventions, et sur toute sorte d’événements… Malheureusement les gazetiers, dans la plus grande partie de l’Europe, sont, ou des personnes ineptes, ou des gens qui font ce métier-là pour vivre. »

Dans une note à laquelle nous avons fait allusion (t. I, p. 379), Camusat cite l’opinion de Vigneul-Marville et il ajoute les réflexions suivantes :

« Je crois qu’il n’y a point aujourd’hui de nation en Europe qui n’ait une ou plusieurs gazettes. Chacun veut être informé de ce qui se passe ; ceux même que leur état et leur condition éloignent de l’administration des affaires sont souvent les plus avides de nouvelles, et en général le monde est tellement accoutumé à la Gazette, qu’il en regarderait la suppression comme un deuil public, sans parler ici des ressources que perdraient les princes si la Gazette venait à manquer. À ne la considérer que comme un recueil de dates et de faits, il est certain qu’on peut tirer beaucoup de fruit de cette lecture, qu’on doit les conserver avec soin, et qu’il est permis quelquefois de les citer.

» Que l’on puisse lire les gazettes, c’est une proposition que je fonde sur la nécessité indispensable où sont tous les hommes de savoir ce qui arrive dans le monde. Quelque misanthrope que l’on soit, on tient toujours par quelque bout à la société ; et l’intérêt, la bienséance et diverses autres raisons ne permettent pas d’ignorer entièrement ce qui s’y passe. Je veux que l’on en puisse apprendre une partie en conversation, mais ce qui s’y dit n’est jamais exact : l’ignorance, la prévention, la politique, en altèrent une partie. De plus, il y a toujours un certain nombre de nouvelles qui ne parviennent au peuple que par cette voie. Enfin tous ces faits, qui se débitent dans le temps qu’ils sont nouveaux, s’effacent insensiblement de la mémoire, et la gazette est un répertoire où l’on peut se la rafraîchir sans peine à tous les instants.

» La lecture des gazettes et des mercures a un autre avantage, aussi considérable pour le moins que celui que j’ai indiqué : c’est de nous accoutumer à prendre des idées justes et précises des cours de l’Europe ; d’en connaître les emplois, les tribunaux, les monnaies, les modes, et généralement tout ce qui entre dans le commerce de la vie. Les ouvrages périodiques s’expliquent toujours sur ces différentes matières en termes propres, et l’on s’accoutume, en les lisant, à parler de même… Enfin, la lecture de la gazette conduit insensiblement à une infinité de connaissances que l’on aurait négligées si l’on n’en avait pas senti le besoin pour l’intelligence d’un ouvrage nécessaire.

» Mais, comme les gazetiers tendent fréquemment des piéges à notre crédulité, la prudence exige que nous apportions à la lecture de leurs ouvrages toute la circonspection qui nous peut empêcher d’être leurs dupes. Par exemple, ces messieurs ne manquent jamais de relever avec emphase le moindre avantage que remporte leur parti, et ils ont le même soin d’atténuer les bonnes fortunes du parti contraire. Il est vrai qu’ils ne font souvent en cela que suivre la loi qu’on leur impose, et qu’ils sont rarement les maîtres de raconter les événements tels qu’ils arrivent. Peut-être même qu’à peser les choses au poids de la politique, la violence qu’on leur fait sur cet article n’est pas condamnable. Une fausse nouvelle débitée en de certaines circonstances, une nouvelle véritable supprimée pendant vingt-quatre heures, sont souvent le salut d’un grand État, et peuvent être l’origine des intrigues les plus importantes. Croit-on que, s’il y avait eu des gazettes à Rome du temps de Claude, Agrippine eût trouvé bon qu’un gazetier indiscret eût annoncé la mort de cet empereur, et rompu par là les mesures qu’elle prenait pour faire tomber l’empire à son fils ? Non certainement, et elle eût eu raison. Il n’est rien de si raisonnable que cette gêne que les princes imposent aux gazetiers quand c’est pour une fin légitime, et en général il ne serait point à propos de laisser à ces sortes d’écrivains une liberté sans bornes, ni de leur permettre les réflexions hardies plutôt que sensées qui ne leur sont que trop ordinaires en certains pays. L’arrangement de la société demande qu’on les réprime, et l’expérience apprend que, dans les pays où les nouvellistes se piquent de sincérité, leurs gazettes sont moins des relations que des satires. En voici un exemple dont toute l’Europe a été témoin. Les Hollandais ont affecté autrefois de maintenir une grande liberté d’écrire, et en cela ils suivaient les vues d’une politique saine et éclairée ; mais qu’en est-il aussi arrivé ? C’est que, le gazetier s’étant emporté à parler insolemment de Louis XIV, déjà irrité des libelles insultants et des médailles frappées contre lui, ce prince s’en prit à ses maîtres, et leur fit payer chèrement leur condescendance. M. de La Fare[2] attribue en partie la guerre de 1672 à cette cause. Dans la suite, il s’est trouvé d’autres auteurs qui ont poussé si loin leurs invectives contre les têtes couronnées, et eu si peu de ménagement pour les puissances, que les États-Généraux ont été dans l’obligation de mettre ordre eux-mêmes à tant d’excès. C’est ce qu’ils ont fait, par exemple, à l’égard des Nouvelles des Cours de l’Europe, publiées par Gueudeville. Sur les plaintes que M. d’Avaux leur porta de l’extravagante fureur de ce moine défroqué, ils lui défendirent de se mêler d’un métier où le savoir-vivre, le sang-froid et l’observation des bienséances sont d’un si grand usage…

» Enfin, la lecture des gazettes et autres ouvrages périodiques de cette espèce ne devrait point être regardée comme une occupation sérieuse. Tel n’a d’abord regardé ces sortes de feuilles que par curiosité ou par complaisance, qui s’y est ensuite livré tout entier et est devenu nouvelliste dans les formes. Si l’on connaissait tout le ridicule attaché à cette misérable profession, on se donnerait bien de garde de s’en faire honneur… »

On peut juger, par ces citations, de l’idée qu’on se faisait, dans les premières années du XVIIIe siècle, des gazettes et des gazetiers. Pour ce qui est de la France, en fait de journaux politiques, comme nous venons de le dire, elle était encore réduite, en 1700, à la Gazette et au Mercure. La curiosité publique n’avait, pour se satisfaire, que les journaux de Hollande ; mais, outre que ces journaux, écrits sous l’influence des passions, ne se piquaient pas plus d’exactitude que d’impartialité, ils n’étaient à la portée que d’un bien petit nombre. Le prix même des feuilles françaises, les difficultés du port et de la remise, étaient un obstacle pour la masse ; si bien que « quiconque n’habitait pas une grande ville était, par sa situation, presque hors d’état de s’instruire des plus grands événements, et même de ceux auxquels il pouvait prendre part, soit comme citoyen, soit comme intéressé par ses liaisons et sa fortune. Cependant les événements devenaient chaque jour plus intéressants ; l’Europe, embrasée du feu d’une guerre dont le terme était encore éloigné, était devenue un théâtre où nos succès et nos pertes ajoutaient chaque jour au juste empressement que l’on avait de s’en instruire… »


C’est dans ces circonstances que Claude Jordan[3] créa, en 1704, le journal connu sous le nom de Journal de Verdun. « Son plan était de réunir dans un ouvrage périodique de cinq feuilles d’impression (c’est-à-dire assez étendu pour qu’il y pût donner, de tous les événements, une idée juste, exacte) tous les avantages qui avaient donné du prix à ceux de la nature du sien qui l’avaient précédé. À l’exemple de l’ancien compilateur du Mercure français, il se proposa de donner, autant qu’il le pourrait, des pièces originales sur les affaires ecclésiastiques, civiles, politiques et militaires du temps. En suivant le projet de Théophraste Renaudot, continuateur de ce Mercure, il devait faire des extraits des pièces qu’il ne pourrait publier, et en former ses relations, qui reposeraient toujours sur la vérité des faits et sur des pièces authentiques. Suivant la marche de M. de Visé, il se proposa de parler des naissances et des morts illustres ; des élévations aux emplois, aux charges, aux prélatures, sans trop s’appesantir sur la partie généalogique, sans prodiguer des éloges qui, tout mérités qu’ils puissent être, ne trouvent pas dans tous les lecteurs des dispositions également favorables. Il crut aussi que l’exemple du Journal des Savants lui faisait une loi qu’il ne devait pas négliger de suivre : il embrassa la partie littéraire avec les égards qu’il devait aux auteurs des journaux dont elle faisait l’objet principal ; il n’en fit que son accessoire. Enfin il se préoccupa de ménager les intérêts du public par le prix médiocre qu’il mit à son journal, et il prit les mesures pour en faciliter la lecture, non seulement dans toutes les villes du royaume, mais même dans les campagnes. »


Il était difficile qu’un journal qui se présentait dans de pareilles conditions ne réussît pas, pour peu que l’exécution répondît au programme. Aussi le succès de la nouvelle feuille fut-il très-grand. Elle donnait toutes les nouvelles politiques, en les accompagnant de considérations et de jugements sur les États et les événements divers ; elle se distinguait d’ailleurs par la connaissance de la matière, par un certain talent de style, et surtout par son impartialité, qui « lui valut l’applaudissement de Londres et de Vienne, aussi bien que de Versailles et de Madrid » ; elle fut même traduite en allemand.

Le journal de Jordan avait pour titre primitif : La Clef du cabinet des princes de l’Europe, ou Recueil historique et politique sur les matières du temps ; l’appellation de Journal de Verdun, qui a prévalu, lui vient de la ville où il s’imprimait alors sans doute qu’il jouissait de la plus grande vogue. En tête de l’exemplaire de la Bibliothèque impériale se trouve la copie manuscrite d’une lettre de Jordan, très-importante pour la bibliographie assez mal connue de ce recueil, et que nous croyons devoir reproduire :


Le journal que je commençai au mois de juillet 1704 avait pour titre : La Clef du cabinet des princes, et je donnai à l’imprimeur le nom de Jacques le Sincère, à l’enseigne de la Vérité, parce qu’alors je ne voulais pas être connu, et que, d’ailleurs, j’étais incertain de la réussite. Je le limitai à cinq feuilles in-8o chaque mois, et il a été continué jusqu’à présent sur le même pied ; il n’y a point eu d’interruption pendant la guerre, ni depuis la paix.

Je le fis d’abord imprimer à Luxembourg, pendant que cette place était au roi. Quelques années après, lorsque l’ouvrage fut un peu goûté du public, je demandai un privilége à la chancellerie de France pour lui mieux faciliter l’entrée du royaume sous le titre de Journal historique (imprimé à Verdun). Monseigneur le chancelier de Pontchartrain me donna pour examinateur M. de Saint-Contest, et successivement M. le comte Robin, alors commissaire des guerres à Metz, qui n’y ont jamais rien trouvé à condamner.

Dans le temps que l’édition se continuait à Luxembourg, le savant M. l’abbé Bignon me fit connaître qu’il désirerait que mon ouvrage rétrogradât jusqu’à la paix de Riswick ; ce que je fis par supplément en deux volumes du même format, depuis 1697 jusqu’en 1704. Il me fournit de bons mémoires, de même que M. le marquis de Torcy, sur différents sujets dont je n’étais pas assez instruit par moi-même.

M. Bignon m’exhorta pendant quelque temps à faire imprimer mon ouvrage à Paris ; à quoi je me déterminai au commencement de 1717, lorsque le terme des conventions que j’avais faites avec le premier imprimeur fut expiré. (Il prit alors le titre de Suite de la Clef… )


L’importance du Journal de Verdun est assez connue pour que nous n’ayons pas besoin d’y insister ; la lettre que nous venons de citer en serait à elle seule, dans sa simplicité, un témoignage suffisant. Il inaugura, ou, si l’on veut, il consacra une nouvelle forme, un nouveau genre dans la presse, le Journal historique.

Querlon le compare au Mercure, et dit qu’il était encore plus répandu, parce qu’il en tenait lieu, surtout en province, à une infinité de personnes. L’abbé Prévost a rapproché les deux feuilles dans un parallèle que nous croyons devoir reproduire.

« Nous avons dans le Mercure de France et dans le Journal de Verdun deux exemples qui font également honneur et à la constance du public, qui ne se rebute jamais de ce qui lui paraît utile et agréable, et à celle des auteurs de ces deux ouvrages, qui marchent depuis si longtemps dans la même carrière sans aucune marque de lassitude. Leur but se ressemble beaucoup, sans être tout à fait le même. On trouve constamment dans l’un et dans l’autre un mélange de nouvelles et de littérature ; mais le Mercure, faisant son objet principal des lettres et de tout ce qui constitue les sciences, les arts et les spectacles, n’accorde qu’une partie de ses soins aux nouvelles et le Journal, s’attachant, au contraire, à recueillir tout ce qui peut satisfaire les nouvellistes, n’y mêle quelques articles littéraires que pour les faire servir d’intermèdes à ses relations historiques. Ainsi la préférence de l’un ou de l’autre dépend du goût particulier des lecteurs ; et, comme on peut dire en général que la curiosité du public n’a guère d’autre objet aujourd’hui que les belles-lettres ou les nouvelles, il n’est pas étonnant que, dans ce partage, le Mercure et le Journal aient chacun des partisans en grand nombre.

» Il faut confesser d’ailleurs que les qualités qui conviennent à des ouvrages de cette nature s’y trouvent fort bien réunies. On reconnaît dans le Verdun un écrivain sensé, qui laisse aux événements le temps de s’éclaircir avant que de les publier, qui est en garde contre les bruits faux et les témoignages légers, qui n’affecte point d’embellir les circonstances, et qui ne cherche qu’à rendre service à la vérité. Si l’on peut attribuer à la crainte des lois le soin qu’il a de n’offenser personne, on n’est redevable qu’à lui de l’aversion qu’il marque pour la flatterie, et ce dernier sentiment prouve assez bien que le premier n’est pas moins volontaire. Ses relations seront peut-être un jour une des meilleures sources de l’histoire de son temps. C’est aussi la seule gloire qu’il paraisse rechercher.

« Le Mercure n’est pas moins discret dans les siennes ; mais, comme elles ont moins de part à son dessein que les belles-lettres et les spectacles, l’étude principale de l’auteur est de recueillir des dissertations, des pièces de poésie, des épîtres en prose et en vers, et d’autres ouvrages fugitifs, qu’il sauve ainsi de l’obscurité dont ils seraient menacés par leur petitesse… L’histoire des spectacles et les extraits de la plupart des pièces qui se représentent sur les théâtres de Paris sont un article si curieux dans le Mercure qu’il est sûr, à ce seul titre, de plaire et d’être recherché dans tous les temps… L’article des livres nouveaux qui s’impriment dans le cours du mois est un service considérable qu’il rend à la république des lettres, et qu’il est fâcheux que personne n’ait pensé à lui rendre plus tôt. Celui des morts et des naissances a aussi son mérite ; et comme tout le monde ne s’arrête point à l’utilité, les énigmes, les logogriphes, etc., ne manquent pas non plus d’approbateurs.

» Il se trouve, après cette énumération, que le Mercure est un ouvrage universel. Quelle serait l’injustice de ceux qui exigeraient trop rigoureusement qu’un recueil de cette nature, qui se trouve rempli tous les mois avec beaucoup de régularité, ne contînt jamais rien que de parfait et d’admirable ! Écrivains délicats qui vous plaignez d’y voir quelquefois des productions médiocres, songez que c’est au Mercure à se plaindre de vous-mêmes, qui ne lui fournissez pas de quoi faire cesser vos reproches. »


Quelque modération que la Clef du cabinet apportât dans ses appréciations politiques aussi bien que dans ses appréciations littéraires, c’est de mort violente qu’elle mourut. On lit dans le numéro de décembre 1776, le dernier, un avis du rédacteur en chef, ainsi conçu :


Je dois au public, et je me dois à moi-même, de l’instruire des vraies raisons pour lesquelles ce journal ne sera plus continué. La suppression des nouvelles politiques, à laquelle j’ai été forcé par des ordres supérieurs, l’ayant dénaturé dans une de ses parties essentielles, ce changement lui a fait supporter une révolution qui, jointe à la modicité du prix des souscriptions, ne lui permet plus de suffire aux pensions ni aux autres charges pécuniaires qu’il était obligé de supporter. En conséquence, j’ai pris le parti, ainsi que le libraire, de l’abandonner.


D’où partait le coup qui frappa cette feuille, pour laquelle son ancienneté et son caractère semblaient devoir être une sauvegarde, c’est ce que nous ne saurions dire ; mais il est bien probable que la rivalité n’y fut pas étrangère.

Le Journal de Verdun paraissait tous les mois, en un cahier de cinq à six feuilles, contenant ce qui s’était passé de plus intéressant le mois précédent. Les matières y sont rangées par pays, et les deux derniers articles sont toujours consacrés, l’un à la littérature, l’autre aux naissances et morts des personnes illustres. De nombreuses manchettes facilitent les recherches ; chaque numéro, d’ailleurs, a sa table, et chaque volume se termine par une table analytique.

Il fut successivement rédigé, après Jordan, par de la Barre à partir de 1727, par Monehaut d’Egly à partir de 1739, et à partir de juin 1749 par P. Nicolas Bonamy, tous les trois membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et enfin, par Ameilhon. À mesure que les événements politiques perdaient de leur importance, il donna une plus large part à la littérature, son ton devint moins sévère et sa forme plus brillante. La partie littéraire de ce recueil, dit le Journal des Savants, est toujours traitée avec une sagesse et une circonspection qui devraient servir de modèle à un grand nombre de nos journaux littéraires. Précision et clarté dans les extraits, impartialité dans les jugements, modération dans les critiques ainsi que dans les éloges, telles sont les qualités qui la faisaient rechercher autant que la partie politique.

La collection de ce recueil se divise ainsi : La Clef du cabinet des princes, tom. i-v (juillet 1704 – déc. 1706), 5 vol. in-8o ; — Journal historique sur les matières du temps, contenant aussi quelques nouvelles de la littérature et autres remarques curieuses, tom. vi-xxv (1707-1716), 20 vol. ; — Suite de la Clef (1717-1776), 120 vol. ; — Supplément de la Clef ou Journal historique sur les matières du temps, contenant ce qui s’est passé, en Europe, d’intéressant pour l’histoire, depuis la paix de Riswick, 2 vol.

Elle est complétée par une table générale, alphabétique et raisonnée, depuis 1697, c’est-à-dire depuis l’époque à laquelle remonte le supplément, jusques et y compris 1756, donnée par Dreux du Radier, 9 vol. in-8o.


Un fait généralement inconnu et qui paraît avoir échappé à tous les bibliographes, c’est que quand Jordan, pour venir à Paris, se sépara de son premier éditeur, André Chevalier, celui-ci continua le journal de son côté, sous son premier titre et en faisant suivre la tomaison. Dès lors, c’est-à-dire à partir du tome 26, le titre porte son nom : André Chevalier, imprimeur et marchand libraire à Luxembourg. On a pu remarquer que Jordan, en reprenant sa publication à Paris, ne lui conserva pas le titre de Clef du cabinet, mais qu’il l’intitula : Suite de la Clef du cabinet, et lui donna une tomaison nouvelle.

La première Clef du cabinet, celle de Luxembourg, se continua, passant d’André Chevalier à ses héritiers, s’occupant surtout de politique, n’y mêlant que par occasion quelques articles de littérature et d’agriculture, jusqu’au mois d’août 1773, où elle prit le titre de Journal historique et littéraire, sous la direction de de Feller[4]. À l’époque de ce changement, elle formait 138 volumes, soit 113 pour la continuation. Or, les bibliographies, pas plus que les catalogues d’amateurs, ne font aucune mention de cette suite de 113 volumes, qui semble être demeurée complétement ignorée chez nous ; et il y a vraiment lieu de s’en étonner, car la longue durée de ce recueil autorise à supposer qu’il n’était pas sans mérite, ou du moins atteste qu’il obtint un certain succès.


Quelques détails sur les Gazettes et Journaux étrangers.


Le Journal de Verdun eut d’assez nombreux imitateurs ; mais c’est surtout à l’étranger qu’ils se produisirent. Comme nous l’avons dit à propos des journaux littéraires, tous ceux qui, soit par vocation, soit par spéculation, voulaient fonder un recueil périodique, étaient obligés de recourir aux presses étrangères.

Bayle avait montré aux esprits curieux de liberté et de discussions le chemin de la Hollande, et cette petite république était bientôt devenue le refuge de tous les libres penseurs, de tous les hommes qui faisaient ombrage au pouvoir. Il y avait, avec Basnage et Le Clerc, créé la critique périodique. Nous avons vu quels fruits avait portés leur exemple, quelle émulation le succès de leurs recueils avait excitée ; nous avons vu aussi combien peu de ces feuilles que chaque jour enfantait atteignaient à quelque durée, et nous n’avons parlé que des journaux scientifiques et littéraires, ou du moins s’annonçant comme tels. Il y eut en outre un assez grand nombre de petits journaux, tels que le Courrier galant, le Nouvelliste galant, créés par la spéculation à l’imitation du Mercure galant, et écrits par de pauvres réfugiés aux gages des libraires hollandais, mais trop légers, vraiment, et trop vides, pour que nous ayons cru devoir nous y arrêter.

Les journaux politiques eurent en général plus de succès, et il en est qui fournirent une longue carrière. Bien qu’admonestés quelquefois, et même réprimés par le gouvernement hollandais, sur les plaintes des ambassadeurs étrangers, les nouvellistes d’Amsterdam et de La Haye jouissaient d’une liberté qu’on ne leur eût accordée nulle part ailleurs, et dont ils usaient sans scrupule pour rendre leurs gazettes piquantes ; ils avaient véritablement le privilége de fournir l’Europe de nouvelles et de raisonnements politiques. « Les Gazettes, dit l’abbé Bianchi[5], ont pris naissance à Venise, dans un temps où cette république était le centre des négociations de l’Europe. Depuis que les Hollandais ont acquis l’indépendance et formé une république de négociants, ils sont devenus les nouvellistes des nations les plus éloignées : à Constantinople, à Smyrne, au Caire, dans le Levant, dans les deux Indes, on lit les gazettes hollandaises comme à La Haye et dans les cafés d’Amsterdam. Le Courrier du Bas-Rhin, qui a fait diverses réflexions sur la nature, la multiplicité et la libre communication des feuilles périodiques, prétend que les villes libres ou impériales sont plus favorables à ce commerce que les monarchies, et qu’il se publie un plus grand nombre de feuilles périodiques dans les villes de Cologne, de Francfort, de Hambourg, etc., que dans les royaumes d’Espagne, de Portugal, de France, de Suède, de Danemarck, où il semble que la maxime d’État exige qu’il n’y ait qu’une seule loi et une seule gazette. »

Le ton généralement frondeur et satirique de ces gazettes hollandaises, la liberté de leurs commentaires, leur hardiesse médisante, l’audace avec laquelle elles prétendaient dévoiler les secrets des cours, enfin, et surtout, leur hostilité habituelle contre la France, voilà les raisons de leur succès et ce qui doit expliquer leur célébrité, bien plus que le talent, généralement très-médiocre, de leurs rédacteurs, car on ne trouve dans ces recueils volumineux que de bien rares articles qui dénotent le véritable écrivain politique.

C’est de la révocation de l’édit de Nantes que date la grande popularité de ces journaux. Dès 1685, il s’imprimait en Hollande jusqu’à trois gazettes raisonnées, ou, si l’on aime mieux, raisonnant. L’une d’elles, Nouvelles solides et choisies, un peu plus connue que les autres, était rédigée par Aubert de Versé et par Flournois, l’auteur des Entretiens sur la mer. Les Lettres historiques et le Mercure historique, qui parurent ensuite, réussirent davantage ; on vantait les récits des Lettres et les réflexions du Mercure. Leur vogue fut partagée pendant quelque temps par l’Esprit des Cours de l’Europe. L’auteur de cette petite gazette politique, qui paraissait tous les mois à La Haye, était Gueudeville, ancien bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, venu en 1690 aux Pays-Bas, où il n’était pas regardé comme un prosélyte réformé suffisamment grave. C’est surtout la politique de la France qui faisait les frais de sa feuille. Il passait pour spirituel, et il avait la conversation agréable ; mais sa perpétuelle ironie et toute sa façon d’écrire sont une méchante caricature de la manière de Bayle dans ses Comètes. On n’est point tenté de chercher s’il y a des vues solides et du bon sens sous les interminables et graveleuses allégories qu’il entasse à tout propos[6].

Nous avons déjà parlé de la fameuse Gazette de Hollande, ce véhicule de toutes les médisances de l’Europe, comme l’appelait Bayle. Nous ne pouvons d’ailleurs ranger cette gazette ni ses semblables parmi les journaux français. Il faut distinguer, en effet, les journaux français publiés à l’étranger, mais écrits spécialement en vue de la France, et les journaux étrangers écrits en français. La langue française étant la plus répandue, et en quelque sorte adoptée comme la langue de la politique, plusieurs États l’employèrent dès l’origine pour leur gazette officielle, et il y en avait bien peu qui n’eussent au moins une feuille française : ainsi les Gazettes de Londres, d’Amsterdam, de Bruxelles, de La Haye, d’Utrecht, de Leyde, d’Altona, de Deux-Ponts, etc., etc. C’étaient là toutes gazettes faites sur le modèle de la nôtre. Si, souvent, elles s’occupaient des affaires de la France plus que de celles des autres pays, c’est que les affaires de la France étaient assez généralement les affaires de l’Europe ; mais elles n’étaient point pour cela des gazettes françaises, pas plus qu’on ne peut regarder comme des journaux français cette foule de recueils périodiques enfantés par la spéculation, principalement en Hollande, et dont les auteurs avaient adopté notre langue comme celle qui leur promettait le plus de lecteurs[7].


Les feuilles écrites en vue de la France n’étaient pas ce qu’on appelait des gazettes, c’est-à-dire des feuilles se bornant à l’énoncé des nouvelles, sans réflexions ni commentaires : elles auraient ainsi marché sur les brisées de la Gazette, et se seraient vu fermer l’entrée du royaume ; c’étaient des sortes de revues, des recueils périodiques plutôt que des journaux dans le sens actuel de ce mot. Quelques-unes étaient exclusivement politiques ; le plus grand nombre étaient à la fois politiques et littéraires ; quelques-unes s’occupaient plus de théories que de faits, la plupart se bornaient au récit plus ou moins développé des événements.

Cette forme du recueil était d’ailleurs une nécessité de l’époque : on n’avait alors ni les moyens d’information, ni les moyens d’exécution, ni les moyens de circulation, qui ont rendu possible la forme actuelle du journal, et ajoutons, qui lui ont donné sa force. Aux xviie et xviiie siècles, les journaux, à quelques exceptions près, ne paraissaient guère qu’une fois par mois ; les gazettes, les gazettes officielles surtout, avaient une périodicité plus fréquente. Ces dernières étaient assez généralement sur format in-4o ; presque tous les recueils sont in-12, quelques-uns seulement in-8o.

Bien que les journaux étrangers n’entrent pas dans mon plan, je crois faire une chose utile en donnant ici la nomenclature, je ne dirai pas seulement des plus importants, mais de tous ceux que j’ai rencontrés dans mes recherches, avec les quelques détails qu’il m’a été possible de me procurer. Au point de vue historique, ces recueils offrent un intérêt sur lequel il n’est plus besoin d’insister aujourd’hui. Si quelques-uns, en raison de leur source ou du mobile qui les a inspirés, ne doivent être lus qu’avec une certaine réserve, le plus grand nombre affectent une retenue, une impartialité, qui leur étaient commandées par leur intérêt même et le soin de leur existence[8].


1622. Mercure d’Allemagne, ou suite du Mercure français, contenant ce qui s’est passé en l’Empire, France, Espagne, Angleterre, Italie, Pays-Bas, Grisons, Pologne, Turquie et autres lieux, jusqu’à présent. Paris, in-12. Arsenal.

C’est, ainsi que l’indique le titre de départ, une traduction d’un Mercure allemand, de Gotard Artus Dantiscan, qui paraissait tous les six mois.

J’ai trouvé à Sainte-Geneviève, dans un recueil factice, deux numéros, allant de septembre 1629 à mai 1634, d’un autre :

Mercure d’Allemagne, ou Relation historique, contenant les choses les plus mémorables advenues en Europe, par Jacq. Franc, historiographe de S. M. Impériale, et traduit en français par Louis Franc G. Genève, de Tournes.
1650-54. Nouvelles ordinaires de Londres, in-4o. Bibl. Imp.
1654-1711. Relations véritables, ou Gazette de Bruxelles, in-4o. Imp., 1654-1691 ; Sainte-Genev., 1699-1711, 7 vol.

On voit, en 1771, une Gazette de Bruxelles proscrite, en même temps que la Gazette de Berne, pour s’être exprimée trop librement sur les affaires de notre gouvernement.

Gazette de Hollande. — 1663-1791.

Tout le monde connaît, au moins de nom, la Gazette de Hollande ; tout le monde sait quelles cruelles insomnies elle causa aux ministres de Louis XIV et au grand roi lui-même. Mais qu’est-ce que la Gazette de Hollande ? Voilà ce qu’on sait moins généralement, et ce qu’il est assez difficile de savoir aujourd’hui.

Nos grandes bibliothèques possèdent toutes une collection plus ou moins volumineuse d’in-4o poudreux portant ce titre fallacieux : Gazette d’Hollande, mais pas une gazette de ce nom.

Le premier volume de la collection de la Bibliothèque impériale est un recueil factice contenant : 1o deux numéros (numbres 3 et 6) d’une feuille intitulée : Nouvelles ordinaires de Londres, du mois de juillet 1661 (4 pages in-4o) ; — 2o divers numéros de la Gazette de France de 1660, et un certain nombre de pièces de différents formats émanées de son bureau ; — 3o un numéro (no 44) de Nouvelles ordinaires, imprimées à Amsterdam, 1660 (1 feuillet à 2 col.) ; — 4o des numéros mélangés d’une Gazette d’Amsterdam, dont la plus ancienne que j’aie aperçue est de 1663 ; enfin, un numéro de la Gazette de Londres, de décembre 1666.

À la bibliothèque Sainte-Geneviève, deux volumes placés en tête de la collection se distinguent des autres par leur couverture de parchemin. L’un n’a pas de titre ; l’autre porte au dos la formule sacramentelle manuscrite : Gazette d’Hollande. Ce sont deux années, 1682 et 1687, d’une gazette intitulée : Nouvelles extraordinaires de divers endroits, titre de la gazette connue depuis sous le nom de Gazette de Leyde ; et il est à remarquer que ces nouvelles sont imprimées à Leyde. Tous les autres volumes, au nombre de 93 (plusieurs en double), renferment une même gazette ayant pour titre : Amsterdam, et au-dessous : Avec privilége de Nos Seigneurs les États de Hollande et de Westfrise, ces mots coupés par une vignette qui varie.

C’est cette dernière gazette qui domine également à la Bibliothèque impériale, à la Mazarine et à l’Arsenal.

Dans cette dernière bibliothèque, le plus ancien volume de la collection renferme deux années, 1697-98, d’une Histoire journalière de ce qui se passe de plus considérable en Europe, publiée à la Haye, avec privilége des États.

À la Mazarine se trouvent, mais en dehors de la collection, 4 volumes in-folio de gazettes hollandaises (en hollandais), pour les années 1637-1644, au milieu desquelles sont intercalés plusieurs numéros (le premier, chiffré 34, du 5 août 1639) d’un Postillon ordinaire, publié à Anvers, et une année (1643) d’une autre gazette française, Nouvelles de divers quartiers, publiée à Amsterdam.

De tout cela il résulte qu’il n’y a jamais eu de gazette portant le titre de Gazette de Hollande, et qu’on donnait ce nom dans l’usage à toutes les gazettes venant de Hollande ; mais je serais porté à croire qu’il s’appliquait plus particulièrement à la gazette d’Amsterdam, gazette en quelque sorte officielle, et de toutes la plus importante et la plus persistante. Une note manuscrite qu’en furetant j’ai été assez heureux pour trouver sur la garde d’un volume de la Bibliothèque impériale jette sur l’existence de cette dernière feuille un jour sinon complet, du moins très-précieux pour ceux qui s’aventureront dans ce labyrinthe.

Suivant cette note, la gazette d’Amsterdam commença le 18 novembre 1688, sous le titre de « Nouveau journal universel, où l’on voit tout ce qui se passe de considérable dans toutes les cours de l’Europe, et contenant en même temps une relation des principaux exploits des armées qui sont présentement en campagne. » C’est le 27 mars 1690 qu’elle prit le titre de Gazette d’Amsterdam. Les années 1691 et 1692 sont intitulées : Recueil de nouvelles, sans indication de lieu ni de date. De 1693 à 1703, on lit simplement en tête : Avec privilége de Nos Seigneurs les États de Hollande et de Westfrise. Enfin le 13 décembre 1703, elle prend pour titre le nom d’Amsterdam, avec les armes de la ville ou de la Hollande.

La note ajoute, sans doute par allusion aux contrefaçons : « M. de Tronchin, directeur de la Gazette, demeurant à Amsterdam, mande, le 6 octobre 1770, à M. de Montigny, son correspondant à Paris, que les véritables gazettes d’Amsterdam portent le numéro au haut du milieu de la page, qu’au dessous dudit numéro est l’arme représentant un lion, au-dessus duquel il y a une couronne, et à côté de laquelle on lit en tête : Avec privilége de Nos Seigneurs, et au-dessous, en lettres italiques : les États de Hollande et de Westfrise. À la fin de chaque gazette est imprimé : Pour le sieur J.-T. Du Breuil[9], et se vend… »

Cette note a toutes les apparences de l’exactitude, et c’est là évidemment l’histoire de la véritable Gazette de Hollande, de celle qui fit tant de bruit. J’ai pu consulter, en effet, à la Bibliothèque impériale le Nouveau journal universel, qui en fut l’origine, et j’ai trouvé, à la fin du numéro du 24 mars 1690, un avertissement de l’éditeur, Claude Jordan, par lequel il prévient qu’à partir du numéro suivant son journal prendra, de l’assentiment des magistrats, le titre de Gazette d’Amsterdam.

Mais si c’est là la véritable, la grande Gazette d’Amsterdam, ce n’est pas la première, puisque la Bibliothèque impériale possède, comme je l’ai dit en commençant, des numéros d’une Gazette d’Amsterdam antérieure à celle de Jordan de trente à quarante ans.

Dans l’avertissement que je viens de citer, Claude Jordan dit qu’il « avait, pendant plusieurs années, fait imprimer avec succès la gazette intitulée Nouvelles extraordinaires de divers endroits. Serait-ce la même que celle que nous avons rencontrée à la bibliothèque Sainte-Geneviève ? Je serais tenté de le croire. À la vérité, les premiers numéros de cette dernière, année 1682, portent à la fin : À Leyde, de l’imprimerie de la veuve van Gelder, et, de plus, à partir du 10 février : Pour de La Fond[10]. Mais cette souscription disparaît après quelques mois, et l’année 1687 n’en porte aucune. Il est donc possible que Jordan ait pris la suite de ce journal de la veuve Gelder.

Autre question : ce Claude Jordan ne serait-il pas le même que le fondateur du Journal de Verdun ? L’affirmative ne me paraît pas douteuse. Nous savons, en effet, que le créateur de la Clef du cabinet des princes était libraire à Leyde en 1686, et c’est alors, probablement, qu’il aurait acquis de la veuve Gelder le privilége des Nouvelles extraordinaires, qu’il aurait abandonnées ensuite, pour aller créer à Amsterdam le Nouveau journal universel, devenu la Gazette d’Amsterdam[11].

Une remarque encore sur cette dernière gazette. On en fit de nombreuses contrefaçons. Or, si l’arme que décrit M. de Tronchin a été de tout temps la marque de la véritable Gazette d’Amsterdam, les collections de nos bibliothèques se composent en partie d’exemplaires de contrefaçon, car beaucoup des volumes que j’ai feuilletés portent une vignette différente.

Il n’en existe pas à Paris, que je sache, d’exemplaire complet ; mais on en pourrait faire un avec ce qu’en possèdent nos grandes bibliothèques. D’après les indications que j’ai pu recueillir, mais dont je ne saurais garantir l’exactitude, la Bibliothèque impériale possède les années 1667-1669, 1688-1691, 1771-1791 ; Sainte-Geneviève, de 1727 à 1785, une soixantaine de volumes et une trentaine de doubles ; l’Arsenal, de 1726 à 1779, 55 volumes ; et la Mazarine, 53 volumes, de 1739 à 1791.

Si sommaires que soient ces indications, que je n’ai pourtant pas rassemblées sans quelque peine, elles suffiront, je l’espère, pour mettre les curieux sur la voie. Il faut espérer, d’ailleurs, que quelque patient investigateur se chargera de porter la lumière dans ce chaos, et il est à souhaiter que ce soit bientôt, car la bibliographie de cette curieuse collection de gazettes, où la vie du xviiie siècle est toute palpitante encore — et je ne parle pas seulement de la Gazette d’Amsterdam, mais de toutes les gazettes étrangères, surtout de celles des pays libres, — intéresse au plus haut point la science historique.


1672-1684. Mercure hollandais, contenant les choses les plus remarquables de toute la terre, et surtout dans les guerres de France, d’Angleterre et de Hollande. Amsterdam, 3 vol. in-4o, fig. Impér. et Arsen.


1672-1677. Mercure hollandais, ou l’histoire des guerres de l’Europe depuis 1672, par P. Louvet. Lyon, 15 vol. in-8o. Impér.


1680-1798. Gazette de Leyde, in-4o à deux col.

Le véritable titre de cette feuille est : Nouvelles extraordinaires de divers endroits. On l’appelait Gazette de Leyde du nom de la ville où elle s’imprimait, et c’est un usage dont nous trouverons encore de fréquents exemples.

Barbier indique cette feuille comme ayant vécu de 1738 à 1798, et lui donne pour rédacteurs Luzac, Delcamp et Baudus ; mais le hasard m’en a fait découvrir un volume de 1682 et un volume de 1687 à la bibliothèque Sainte-Geneviève, où ces deux volumes, reliés en parchemin, l’un sans titre, l’autre avec le titre mss. de Gazette d’Hollande, figurent dans la collection de la Gazette d’Hollande. L’Arsenal en possède 20 vol., de 1769 à 1788, et la Bibl. impér. également 20 vol., de 1772 à 1791. Elle fut supprimée par Napoléon en 1798.

Cette gazette est une des plus précieuses pour l’histoire de la deuxième moitié du xviiie siècle. Sa rédaction soignée, son exactitude, sa véracité, sa hardiesse, lui avaient acquis une immense publicité.


1686-1782. Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, etc., par Sandras de Courtilz, Bayle, La Brune, Lefèvre, etc. Parme et La Haye.

Cet important recueil, qui s’est continué depuis 1686 jusqu’en 1782 au moins, doit se composer, selon Barbier, d’environ 200 vol. in-12. L’Arsenal en possède 181 vol., de 1686 à 1756.


1688-1690. Lettres sur les matières du temps. Amsterd., in-4o. Impér.


1692-1728. Lettres historiques, contenant ce qui s’est passé de plus important en Europe, et les réflexions convenables à ce sujet, depuis janvier 1692, jusqu’à juin 1723, par J. Bernard, Basnage, Jean du Mont, etc. La Haye, in-12. Impér., 73 vol. ; Arsen., 85 vol.

La collection, selon Barbier, doit se composer de 111 vol.


1696. Journal historique de l’Europe. Strasbourg, in-12. Arsen.


1699-1710. Esprit des cours de l’Europe, par Gueudeville. 19 vol. in-12. Impér.

Cette petite feuille, qui dut toute sa vogue aux traits satiriques qu’elle contenait contre les ministres de France, ayant été supprimée, comme je l’ai dit, sur la demande de notre ambassadeur, Gueudeville la reprit bientôt après sous le titre de : Nouvelles des cours de l’Europe, et elle continua d’avoir un grand succès tant que les circonstances fournirent à son auteur les moyens d’amuser la malignité publique.


1712-1727. La Quintessence des nouvelles historiques, critiques, politiques. Amsterd., 5 vol. in-fol. Arsen.


1722. Mémoires historiques et critiques. Amsterd., 2 vol. in-12. Impér.


1723-1725. Le Nouvelliste sans fard, ou la Gazette sans privilége. Cologne et Clève, in-8o. Impér., numéros 1-27, octobre 1723-27 avril 1725.

« Il faut convenir que nous sommes dans un siècle bien étrange. Tout le monde se mêle de parler de la vérité : elle est belle, dit-on, elle est aimable, elle seule mérite de plaire ; mais la plupart ne la connaissant pas, sont-ils plus capables d’en parler qu’un sourd de naissance de la plus belle sonate de Correlli ? Le moyen de la connaître ! Il faut des priviléges pour la manifester : privilége en France, privilége en Italie ; mais privilége qui ne s’accorde pas plus aujourd’hui à Paris et à Rome que l’entrée du sérail à Constantinople. Cependant, dire la vérité sans privilége, c’est s’exposer à perdre la liberté. L’Inquisition à Rome, la Bastille à Paris, sont deux séjours où l’on n’entre pas volontiers. Direz-vous à Rome que le chef de l’Église catholique est bien malade, parce que, pour avoir parlé trop haut, il s’est étourdi jusqu’à se laisser tomber du haut en bas de la chaire de vérité : gare les satellistes funestes du tribunal sans miséricorde ! Direz-vous à Paris qu’il est bien triste de voir encore entre les mains empoisonnées des jésuites un jeune monarque dont le caractère aimable faisait tant espérer pour le bien de ses sujets : il y a là un certain marquis assez connu sous le titre d’exécuteur général des ordres de la Société, qui pourrait bien vous en faire repentir.

» Malgré tous ces dangers évidents, j’ai toujours senti la même difficulté à me taire que le barbier de Midas. Voulez-vous donc, dira-t-on sans doute, comme ce babillard, révéler les secrets qu’on vous confie ? Non ; mais je ne puis souffrir qu’on taise des vérités, qu’il est bon, qu’il est même nécessaire qu’on n’ignore pas. Je ne suis ni pensionné, ni privilégié pour mentir, et, n’ayant pas ces deux qualités, qui peut m’empêcher de dire ce que je sais ? Je n’ai rien à craindre : je suis à Cologne dans une sécurité parfaite, et le public, que j’en avertis, doit s’attendre à n’apprendre de moi que des vérités, mais vérités sans fard. Et parce qu’elles seront dites sans privilége, elles n’en seront peut-être que plus certaines.

» Donner un plan de ce nouveau genre d’ouvrage, ne serait-ce pas perdre le temps inutilement ? On sait assez ce que c’est qu’une gazette ; qu’on y ajoute l’idée de véritable, de sincère, d’impartiale, c’est tout ce que je pense, et ce qui doit distinguer ce petit écrit des gazettes ordinaires, dans lesquelles il paraît que la plupart de leurs auteurs, font vœu de mentir ou de taire la vérité. Je n’ai qu’à ajouter que je parlerai de tout, même des dix catégories d’Aristote, si l’occasion s’en présente ; c’est tout dire. »


1733-1788. Courrier d’Avignon, in-4o. Impér.

Cette feuille, fondée par Morénas, qui la rédigea jusqu’en 1742, eut beaucoup de vogue en province et dans les pays étrangers. Elle était toute dévouée aux jésuites : aussi la voyons-nous, seule, exceptée de l’anathème fulminé contre les gazettes en général dans un discours prononcé, le 24 janvier 1757, par un professeur du collége de Belsunce, de la compagnie de Jésus, à Marseille, de nuntiis publicis, vulgo Gazulis.

Matériellement, le Courrier d’Avignon était, avec un peu plus d’ampleur et d’indépendance, de tout point semblable à la Gazette de France, à laquelle il faisait une redoutable concurrence. Aussi fut-il forcé de déserter Avignon en juillet 1768, lors de l’occupation de cette ville par la France. Il se retira à Monaco, dont il prit le nom, Courrier de Monaco, de février 1769 à juillet 1775. Il revint alors à son ancien domicile où il reprit son ancien titre, enrichi des armes du Saint-Siége, et, placé sous la direction de Leblanc, secrétaire des commandements du prince de Conti, il continua sa carrière jusqu’à 1788. Il fut repris en 1789 par mademoiselle Leblanc, directrice des postes, qui le mena jusqu’à la fin de 90 ; puis par Sabin Tournai, qui le conduisit jusqu’en juillet 93, et enfin en 1794 par une société de républicains, qui substitua le bonnet de la liberté aux armes de France, qui, elles-mêmes, avaient remplacé celles du pape en juin 90.

On a encore de Morénas des Entretiens historiques sur les affaires présentes de l’Europe et sur divers autres sujets, La Haye (Avignon), août 1743-juin 1748 ; 108 numéros in-8o, à raison de 18 numéros ou 3 vol. par an ; et des Lettres historiques sur la réunion de la ville d’Avignon et du Comtat-Venaissin au domaine de la Couronne, 1768-69, 24 lettres in-8o.

Disons enfin, puisque l’occasion s’en présente, qu’Avignon était un des foyers de la contrefaçon ; il s’y fit notamment des contrefaçons de la Gazette de France, sous les rubriques de Paris, d’Aix, de Montpellier ; de la Gazette d’Hollande, des Annales de Linguet, et même de cette dernière feuille deux contrefaçons, in-8o et in-12.


1734-1787. Gazette d’Utrecht, in-4o. Arsen., 1734-1773, 40 vol., Sainte-Genev., 1740-1784, 45 vol. ; Impér., 1767-1787, 24 vol.

Cette gazette amusait, dit-on, les oisifs, par ses bavardages, sa gaîté et sa malignité.

1740-1754. Mercure historique. La Haye, 26 vol. in-12. Sainte-Genev.


1741. Magasin des événements de tout genre, passés, présents et futurs, historiques, politiques et galants, etc., etc., recueillis par une société d’amis (Rousset et autres). Amsterd., 1741-42, 4 vol. in-8o.

Au mois de décembre 1742, s’intitule l’Épilogueur politique…, et continue, sous ce titre, jusqu’au 7 juin 1745 ; 13 vol.

Reparaît en 1746 sous le titre du Démosthènes moderne, et s’appelle en 1747 l’Avocat pour et contre, 3 vol.

La Bibliothèque impériale en possède 18 vol.


1741. Le sage Moissonneur, ou le Nouvelliste historique, politique, critique, littéraire et galant. Utrecht, 4 vol. in-18. Arsen. et Sainte-Genev.


1743-47. Le Journal universel, ou Mémoires pour servir à l’histoire civile, politique, ecclésiastique et littéraire du xviiie siècle, précédé d’un tableau de l’Europe ou récupération des causes et des événements qui l’ont mise dans l’état où elle est aujourd’hui. La Haye, 14 vol. in-12. Arsen.

Métra mentionne l’apparition, en 1785, d’un Journal général de l’Europe, qui lui paraissait « propre à consoler de l’étrange multiplication des ouvrages de cette nature. Il n’offrait point une bigarrure désagréable d’articles incohérents, comme la plupart des gazettes ; c’était une véritable histoire du temps présent. »


1754-68. Le Nouvelliste suisse, historique, politique et littéraire, Neufchatel, 15 vol. in-8o. Impér.


1755. L’Observateur hollandais, ou Lettres sur l’état présent. La Haye, in-8o. Impér., vol. 1-13.


1758. L’Année politique, contenant l’état présent de l’Europe, ses guerres, ses révolutions, ses siéges, ses batailles, ses négociations, ses traités, etc., et en général tout ce qui intéresse la politique des gouvernements et les intérêts des princes. 2 vol. in-12 par année.
Courrier du Bas-Rhin.

On rencontre assez souvent le nom de cette feuille ; mais je n’ai pu trouver aucun renseignement bibliographique à son sujet. L’entrée de la France lui fut interdite en 1767, à cause du « ton de licence et d’impiété qui y régnait. »


1760-1765. Gazette des Pays-Bas, 6 vol. in-4o. Arsen.


1760-1789. Journal politique, ou Gazette des gazettes. Bouillon, in-12.

Cette gazette, connue sous le nom de Journal de Bouillon, eut une assez grande vogue. La Mazarine en possède 82 vol., allant de 1769 à 1786, moins l’année 1782 ; la collection de la Bibliothèque impériale ne commence qu’à 1764, mais elle va jusqu’à 1789. Le Journal de Bouillon eut pour fondateur Rousseau de Toulouse, l’auteur du Journal encyclopédique (V. t. iii, p. 116). En 1774, un de ses numéros fut brûlé par la main du bourreau pour un article prétendu injurieux au duc d’Aiguillon et au parlement.


1769-72. L’Observateur français à Londres, ou Lettres sur l’état présent de l’Angleterre relativement à ses forces, à son commerce et à ses mœurs, avec des notices sur les papiers anglais, et des remarques historiques, critiques et politiques de l’éditeur. 32 vol. in-12. L’Impér. en possède 28.

Cette feuille, selon l’Année littéraire, donne une idée juste et précise de l’état de l’Angleterre. L’auteur, Damiens de Gomicourt, entreprit, en 1779, la publication d’un Observateur français à Amsterdam, qui en demeura au premier numéro.


1770. Gazette universelle de politique et de littérature des Deux-Ponts, par Le Tellier et Dubois-Fontanelle. Impér., 13 vol. in-4o.


1778-1788. Lettres historiques, politiques et critiques, sur les événements qui se sont passés depuis 1778 jusqu’à présent, par le chevalier Metternich de Cologne. Londres, 1788-1794. 18 vol. in-8o. L’Impér. en possède 10.




Journaux circulant à Paris en 1779.


Les feuilles étrangères circulaient assez librement en France, et cela, paraît-il, dès l’origine des journaux. C’est, du moins, ce qui résulte d’un factum de Renaudot que nous avons cité à la fin de notre premier volume. « Si vous voulez, répond-il à son agresseur, persuader à un chacun que le gazetier de Cologne puisse corriger celui qui fait les gazettes à Paris, qu’il commence à en faire de meilleures que lui, et qu’il le fasse croire au peuple, juge qui ne flatte point et à qui vous vous devez prendre de ce que celles que vous envoyez sont d’un si mauvais débit, qu’il y a peu de personnes qui en veuillent pour le port, et moins pour leur prix, quelque petit qu’il soit, et moindre que le parisis des nôtres… tandis que celles de Paris manquent plutôt que les curieux pour les arracher des mains des colporteurs, encore toutes moites de l’impression. »

Outre le fait de leur circulation en France, il résulte de ce passage que les gazettes étrangères se colportaient dans les rues, comme la gazette de Renaudot, et que le prix en était très-minime[12].

Cette circulation des journaux étrangers était-elle, dans les commencements, assujettie à quelque condition, c’est ce que je ne saurais dire ; mais nous avons vu que, plus tard, les propriétaires de ces feuilles achetaient le droit de les faire entrer en France par une contribution versée dans les caisses du ministère des affaires étrangères, et dont la quotité variait suivant des considérations de diverse nature.

Quoi qu’il en soit, les journaux étrangers de toute sorte paraissent avoir de tout temps abondé à Paris, à la grande satisfaction du public, qui y trouvait un dédommagement de la stérilité de la Gazette, et en dépit de la feuille officielle, qui aurait voulu se réserver le privilége exclusif de « ne rien dire, ou de dire des riens. »


Voici une liste assez curieuse des feuilles qui s’imprimaient ou circulaient dans la capitale avant la Révolution, en 1779, avec leur périodicité et leur prix :


Petites Affiches. Hebdomadaires. — L’Affiche de Province, 7 liv. 10 sous ; l’Affiche de Paris, 24 liv., 48 liv. avec une feuille annexe, consacrée à la littérature et aux sciences, qui y avait

été ajoutée depuis la publication du Journal de Paris ou Poste du soir.

Année littéraire. Hebdomadaire. Paris, 24 liv. ; province, 32.

Bibliothèque universelle des Romans, rédigée par M. de Bastide, depuis 1775. 16 vol. in-12. 24 et 32 liv.

Catalogue hebdomadaire des livres nouveaux, commencé en 1753 par Despilly, libraire. 6 liv. 12 s.

Courrier d’Avignon. Hebdomadaire. 48 liv.

Espagne littéraire. 24 cahiers par an. 18 et 24 liv.

Gazette de France. Bi-hebdomadaire. Édition en petits caractères, 12 liv. ; édition en gros caractères, 24 liv.

Gazette des Tribunaux. Fondée par Mars, ancien avocat aux conseils, en novembre 1774, 45 liv.

Gazette de Santé. Fondée par Gardane en juillet 1773. Hebd. 9 liv. 12 s. — Reprise, après de nombreuses interruptions, en 1804, et continuée, sans interruption, jusqu’en 1818.

Journal de Médecine, Chirurgie et Pharmacie. Fondé par de Gratz en juillet 1754. 3 vol. de 48 cahiers in-12 chacun. 14 liv. 8 s. et 48 liv.

Journal de Paris. Quotidien. 24 et 31 liv. 4 s.

Journal de Physique. In-4o avec fig. 24 et 30 liv.

Journal de Politique et de Littérature, de La Harpe. 3 fois par mois. 48 liv.

Journal des Beaux-Arts et des Sciences, 12 vol. par année. 10 liv. et 13 liv. 12 s.

Journal des Causes célèbres et intéressantes. 12 vol. par an. 18 et 24 liv.

Journal des Dames. 12 cah. in-12. 12 et 15 liv.

Journal des Théâtres, 24 cah. de 4 feuilles in-8o. 18 et 24 liv.

Journal des Savants. 14 vol. in-4o ou in-12 par an. 16 liv. 14 s. et 20 liv. 4 s.

Journal ecclésiastique, ou Bibliothèque raisonnée des sciences ecclésiastiques, par l’abbé Dinouart. 14 cah. in-12. 9 liv. 16 s. et 14 liv.

Journal français, de Clément et Palissot. 24 liv.

Journal de Lecture, ou Recueil pour les oisifs.

Journal de Verdun. 14 cah. in-8o. 8 liv. 8 s. et 12 liv. 12 s.

Journal historique et politique. 36 cah. in-12. 18 liv.

Mercure. 16 vol. in-12 par an. 24 et 32 liv.

La Nature considérée sous ses différents aspects. 52 feuilles in-12. 12 liv.

Spectateur français. 15 cah. in-12. 9 et 12 liv.

Table générale des journaux anciens et modernes. (Journal de Monsieur.) 12 vol. in-12. 24 et 30 liv.

journaux étrangers.

Journal encyclopédique. 24 vol. in-12. 33 liv. 42 s. franco.

Journal politique. 2 cah. in-12 par mois, et 4 de supplément. 18 liv. franco.

Gazette salutaire, embrassant tout ce qui concerne la médecine, la chirurgie, la chimie, la botanique, l’histoire naturelle, etc. 1 feuille par semaine. 9 liv.

Gazette universelle de littérature. 18 liv

L’Esprit des Journaux. 12 vol. in-12. 27 et 33 liv.


Gazette d’Amsterdam ;de Clèves, dite Courrier du Bas-Rhin ;d’Altona ;de Bruxelles ;de Cologne ;de Deux-Ponts ;de La Haye ;de Leyde ;d’Utrecht.

Ces gazettes paraissaient deux fois par semaine, excepté celle de La Haye, qui paraissait trois fois. Elles coûtaient : celle d’Amsterdam, 48 livres ; celle de Clèves, 42 ; les autres, 36.


On lisait les feuilles étrangères dans les cafés de Paris, sur le quai des Augustins, dans les charniers des Innocents, etc. Les papiers anglais se lisaient encore au Café anglais, à la descente du Pont-Neuf, au coin de la rue Dauphine, où l’on trouvait aussi le Journal anglais, 24 cahiers par an, 24 livres.

François Colletet, dans son Tracas de Paris, 1660, parle des curieux qui se pressaient dès lors sur le quai des Augustins pour lire les gazettes :

Mais, en faisant chemin, regarde,
Sans t’amuser à la moutarde,
Tous ces lecteurs de nouveautés
Dans ces boutiques arrestés.
L’un sur son nez met sa lunette
Afin de lire la gazette
Escrite en prose, escrite en vers,
Des nouvelles de l’univers.
C’est un plaisir, pour ces lectures,
De voir les diverses postures.
Parmi ces gens, en voilà deux
Fichés tout droits comme des pieux,
D’autres rangés sous étalages
Tout ainsi comme des images ;
Ceux-là dessus un banc pressés,
Ceux-ci sous la porte entassés :
Car chaque boutique est si pleine
Qu’on n’y saurait tenir qu’à peine.
Celui qui lit plus promptement
Prête à l’autre un commencement.
Un autre curieux demande
Une gazette de Hollande,
Et celui-ci celle d’Anvers ;
Cet autre lit la Lettre en vers,
Non de Loret, fils du Parnasse,
Mais de celui qui le remplace ;
Et qui fait si bien aujourd’hui
Que Loret ressuscite en lui[13].


C’étaient là les premiers cabinets de lecture. Vers le milieu du xviiie siècle, des lieux de réunion plus confortables viennent offrir aux nouvellistes des commodités jusqu’alors inconnues. On lit dans les Mémoires secrets, à la date de décembre 1762 :

« Le nommé Grangé, libraire, ouvre incessamment ce qu’il appelle une salle littéraire : pour trois sols par séance on aura la liberté de lire pendant plusieurs heures de suite toutes les nouveautés. Cela rappellerait les lieux délicieux d’Athènes connus sous le nom de Lycée, de Portique, etc., si le ton mercenaire ne gâtait ces beaux établissements. »

Et à la date d’août 1779, l’année même à laquelle remonte la liste que nous venons de donner :

« Voici encore un libraire qui se voue généreusement à l’amusement et à l’instruction publics. Le sieur Moureau annonce un cabinet académique de lecture d’une espèce plus étendue que les autres. Il offre : 1o tous les journaux, gazettes et ouvrages périodiques quelconques, tant français qu’étrangers les affiches de la capitale et de toutes les provinces du royaume, ainsi que les édits, arrêts et déclarations ;

» 2o Les tableaux journaliers du cours des changes des principales places de l’Europe, le prix des effets royaux ; l’arrivée et le départ des vaisseaux, leurs cargaisons ; les prix courants des articles du commerce dans les plus considérables villes de l’Europe, et tout ce qui peut intéresser le commerçant et le cultivateur ;

» 3o Une bibliothèque contenant tous les livres périodiques annuels anciens, tels que les almanachs royaux, du commerce, des spectacles, de la noblesse, le manuel de l’auteur et du libraire, les almanachs militaires, et tous ceux qui forment un tableau de nomenclature, comme les almanachs et répertoires de la capitale, des provinces et des royaumes étrangers ; en un mot tous ceux dont on peut avoir besoin à chaque instant pour la recherche d’un nom, d’une adresse, etc. ;

» 4o Enfin un tableau où sont insérés tous les prospectus, avis, adresses ; etc., qui arrivent journellement, et ne peuvent, à cause de leur volume, être portés sur les feuilles publiques. Il invite les notaires à y envoyer leurs affiches, ainsi que les particuliers leurs avis.

» Les appartements sont au premier, bien décorés, servis par des garçons de littérature très-entendus. On y trouvera des bureaux avec papier, encre, plumes, etc. On sera très-bien chauffé en hiver, et toujours éclairé en bougies.

» Pour surcroît d’agrément, le prix très-modique n’est que de six sols par séance. »

Ajoutons enfin que depuis le commencement du siècle Paris avait ses clubs à la mode anglaise, où l’on recevait tous les journaux français et étrangers. Je me bornerai à nommer le fameux club de l’Entresol, sur lequel on trouvera de très-curieux détails dans les Mémoires du marquis d’Argenson (édit. elzevirienne, t. I, p. 68 et 87).

On lit dans ces mêmes Mémoires (t. I, p. 137) : « Il y a cinquante ans, le public n’était aucunement curieux de nouvelles d’État ; aujourd’hui chacun lit sa gazette, même dans la province. On raisonne à tort et à travers sur la politique, mais on s’en occupe. La liberté anglaise nous a gagnés la tyrannie en est mieux surveillée ; elle est obligée, du moins, à déguiser sa marche et à entortiller son langage. »


Pour ce qui est de la distribution des journaux étrangers, je ne sais rien de certain à cet égard. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y avait un bureau spécial des gazettes étrangères, qu’on trouve assez fréquemment mentionné dans les chroniqueurs, et où, très-probablement, elles aboutissaient toutes, comme cela se pratique encore aujourd’hui. La distribution et le débit en étaient ensuite opérés par des particuliers. C’est du moins ce qui résulterait d’un fait que je rencontre dans les Mémoires de Palissot, placés en tête de l’édition de ses œuvres donnée à Liége. Deux individus, dit-il, étaient venus en 1759 lui proposer le débit et la distribution des gazettes étrangères dans tout le royaume comme une idée nouvelle, qui pouvait être très-avantageuse et qu’on pouvait solliciter avec d’autant plus d’espoir de succès, que cette distribution n’appartenait à personne. Palissot se mit en campagne, et obtint l’autorisation nécessaire. Mais au moment d’en venir à l’exécution, il fut arrêté par les réclamations d’un libraire nommé David, qui se disait en possession du débit de ces gazettes. Cette affaire fit beaucoup de bruit, dénaturée qu’elle fut par les nombreux ennemis de Palissot. Quoi qu’il en soit, David, qui n’avait joui, comme ses pères, que sur de simples concessions des administrateurs des postes, confirmées en sa faveur par M. d’Argenson, consentit à s’associer Palissot, à condition que celui-ci obtiendrait du duc de Choiseul des lettres-patentes qui confirmeraient et légaliseraient sa possession, et de la compagnie des postes un abonnement qui le mît à même de donner au public les gazettes étrangères au prix de 36 livr., au lieu de 120, prix ordinaire de ces gazettes jusqu’alors. Palissot obtint l’une et l’autre faveur ; et il faut que l’opération, dans ces nouvelles conditions, fût encore assez bonne, car il y trouva, de son aveu, le moyen de réparer des pertes considérables qu’il avait faites dans une faillite où la presque totalité de sa fortune avait été engloutie.

Voici un autre fait, que j’ai trouvé dans la Police dévoilée, et qui m’a semblé mériter à un double titre d’être consigné. Le ministre des affaires étrangères et le garde des sceaux avertissent simultanément le lieutenant de police que Valade, imprimeur et libraire, abuse de la tolérance que l’on a eue jusque-là, fort mal à propos, de laisser entrer sans visite dans Paris les ballots qui lui arrivent de Liége, où, sous l’Esprit des Journaux, Soer a caché les Fastes de Louis XV.

On sait d’ailleurs de quelles formalités était entravée l’entrée des livres à Paris. Je ne puis résister au plaisir de citer, à ce propos, une charmante lettre inédite de l’abbé Lebeuf, « une de ces lettres pleines de verve et de gaîté comme le dit l’éditeur auquel je l’emprunte[14], qui devraient convaincre enfin les plus rebelles qu’un savant peut être un homme d’esprit. » Lebeuf écrivait de Paris à Fenel, le 24 novembre 1743 :

Je suis bien aise que les livres que je vous ai envoyés vous fassent plaisir. Le P. Prévost prête aussi avec plaisir, et il n’a de peine que pour le retour, parce qu’il n’aime pas la cérémonie d’aller à la voiture du coche, de là à la douane, puis à la chambre syndicale des libraires, ce qui est indispensable pour les ballots de livres qui entrent à Paris. J’y ai passé une fois pour des livres qu’on envoyait d’Auxerre, et j’en fus bien saoul. Une autre fois, pour deux ou trois cayers du nouveau bréviaire de Soissons, qu’on m’envoya par le carrosse, sur l’enveloppe desquels il y avait : Papiers imprimés ; il n’en fallut pas davantage pour, du carrosse, être portés à l’hôtel de la douane, et de là à l’hôtel de la chambre syndicale, qui a ses jours d’assemblée déterminés. Encore si on en était quitte pour la peine d’aller réclamer en ces endroits ! Mais il en coûte encore, et j’ai souvenance que mon petit paquet de 12 ou 15 sols coûta en cérémonies appenditaires 25 ou 30 sols. C’est une grugerie criante ; mais il faut passer par la porte ou par la fenêtre. Lorsqu’on renvoie un ou deux livres, un ami peut les mettre en sa poche, ou les cacher dans ses hardes ; mais tout ballot de livres doit, pour gagner le jubilé à son arrivée à Paris, faire les trois stations susdites, avec la bonne œuvre de l’aumône, volontaire ou contrainte. Je vous dirai que je n’ai pas moins de dégoût pour cette procession qu’en a le P. Prévost ; et je vous conseille, pour nous éviter ces promenades, lorsque vous renverrez ces quatre volumes, d’adresser le ballot à M. Briasson, ou à tel autre libraire avec qui vous soyez en relation. Ces libraires ont des garçons de boutique ou apprentis qui sont stylés à ces trois stations, et qui savent mieux se défendre des buissons dont les épines crochues demandent chacune leur paiement.




Linguet. — Mallet du Pan.




Journal de Genève. — Journal de Bruxelles. — Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle.


Comme on le voit, les journaux étaient devenus, dans le courant du XVIIIe siècle, l’objet d’un mouvement considérable et une excellente affaire. Parmi les hommes qui avaient le mieux compris l’importance de la presse périodique, j’ai nommé Panckoucke, que nous avons vu à la tête du Mercure et de la Gazette. Mais, qu’on me passe cette expression, il n’avait pas débuté par ces gros morceaux.

J’ai dit comment l’administration s’était relâchée de sa rigueur à l’encontre des journaux étrangers, et en était venue à faire bon marché du privilége de la Gazette, qui interdisait l’impression à Paris de tout journal traitant de matières politiques : nous avons vu tout à l’heure l’abbé Bignon appeler dans la capitale le Journal de Verdun.

Panckoucke, profitant de ces dispositions, obtint, à la fin de 1772, avec le concours de Dusson, médecin du duc d’Aiguillon, et de Rousseau, ex-oratorien, précepteur du comte d’Agénois, l’autorisation de faire imprimer à Paris, mais sous la rubrique de Genève, une nouvelle feuille, qu’il intitula Journal historique et politique, mais qui est demeurée connue sous le nom de Journal de Genève.

Il l’annonça par un prospectus pompeux, qu’il accompagna, par surcroît, d’une lettre circulaire où il était dit, en substance, qu’on avait permis en France l’entrée et la circulation d’un Journal historique et politique devant paraître trois fois par mois ; que différentes Cours avaient bien voulu agréer le projet de ce journal, et avaient permis l’extrait de leur gazette nationale, ainsi que la promulgation de toutes les nouvelles qui n’étaient pas de nature à y entrer ; que, par conséquent, ce journal comprendrait nombre de faits que l’on chercherait inutilement ailleurs ; qu’il serait en même temps le précis, l’extrait de toutes les gazettes et journaux politiques de l’Europe, sans aucune exception ; qu’on mettrait à la tête des premiers journaux un tableau historique de l’état actuel des différentes Cours de l’Europe, et que l’on continuerait ce tableau au commencement de chaque année.


Le spectacle des événements publics, lit-on dans le prospectus, est sans contredit un des plus piquants qu’on puisse offrir à la curiosité des lecteurs. C’est l’objet essentiel des gazettes. Mais on se plaint tous les jours que l’empressement du public à les accueillir les a multipliées au point qu’il est peu de personnes en état de se les procurer toutes (on en compte plus de cent en Europe). Cependant on sait qu’il n’en est aucune qui ne puisse intéresser par quelque endroit, et où on ne trouve souvent des faits ou des détails qu’on chercherait en vain dans les autres… Le Journal historique et politique, beaucoup moins dispendieux qu’aucune des gazettes accréditées, et beaucoup plus étendu, renfermera tout ce que les papiers publics de l’Europe entière pourront contenir de faits, d’événements curieux et de mémoriaux relatifs à la politique générale et particulière. Mais comme tous les faits rapportés dans les gazettes ne sont pas également importants, on ne détaillera que ceux qui demandent d’être développés avec une certaine étendue, et on se bornera, à l’égard des autres, à une simple analyse : c’est l’unique moyen de tout dire sans se rendre fastidieux. On aura soin d’y insérer en entier les pièces originales qui le mériteront, telles que les traités de paix ou d’alliance, les relations des généraux, les lettres, les actes authentiques, etc., etc.

On aurait mal saisi cependant l’idée de ce journal, si on ne le regardait que comme une simple compilation et une copie servile de quelques papiers politiques qui l’auront précédé. Il sera le précis, l’extrait, la réduction de toutes les gazettes de l’Europe, sans exception. Indépendamment des secours qu’elles pourront nous fournir, une correspondance sûre, et à laquelle différentes cours daignent prendre intérêt, nous mettra en état de les rectifier souvent, d’éclairer les bruits encore douteux, de supprimer ceux que l’événement aura démentis, et de suppléer aux omissions qui leur seront échappées. Enfin, cet ouvrage formera avec le temps une espèce d’histoire générale, où seront détaillés les projets, les démarches, de toutes les puissances de l’Europe, les ressorts nombreux que leur politique aura fait mouvoir, leurs efforts, leurs succès et leurs revers.

Le style sera tel que le sujet le comporte et l’exige, c’est-à-dire simple, clair et précis. Les événements seront distribués par ordre de date, et rangés sous les titres des cours ou des pays qui les auront vus éclore. Chaque cahier sera terminé par un article d’annonces et avis divers, qui comprendra tous les objets d’utilité et de curiosité générale…


Le Journal de Genève, sur lequel nous reviendrons bientôt, tint assez fidèlement les promesses de son prospectus, et on peut le consulter comme le résumé fidèle de toutes les gazettes et papiers publics de l’époque. Sa longue durée atteste suffisamment l’estime qu’en faisaient les contemporains ; il avait d’ailleurs sur les autres feuilles du même genre l’avantage de paraître trois fois par mois.


Cependant l’ambition de Panckoucke n’était pas satisfaite. En fondant le Journal de Genève, il s’était flatté de faire tomber celui de Bouillon et quelques autres qui l’offusquaient. N’y ayant pas réussi, il cherchait à se créer d’autres armes. Par acte du 4 octobre 1773, il acheta l’Avant-Coureur, une feuille industrielle et littéraire dont nous avons parlé, et, pour la rajeunir, il la transforma, ou, pour nous servir de ses expressions, il en joignit les droits à un Journal ou Gazette de Littérature, des Sciences et des Arts, dont il venait d’obtenir le privilége. Un an après il se rendit acquéreur du privilége d’un Journal de Politique, et il obtint la permission de le réunir à la Gazette de Littérature, pour en composer une seule et même feuille, sous le titre de : Journal de Politique et de Littérature, qui devait se publier à Paris sous la rubrique de Bruxelles, et qui prit le nom de cette dernière ville. Il en confia la rédaction, avec un traitement de dix mille livres par an, à l’avocat Linguet, un homme taillé pour le journalisme, et qui depuis quelques années remplissait la France de son bruit.

Nous nous arrêterons sur cette figure, une des plus saillantes et des plus remarquables du siècle dernier.


« Il y a visiblement, dans la seconde moitié du xviiie siècle, une bande d’hommes auxquels Voltaire semble avoir ouvert le chemin de l’universalité, hommes bons à tout faire et à tout dire, aventuriers des lettres, des sciences, de la politique et de l’industrie, gens à qui le hasard ou les circonstances improvisent des vocations. Signaler cette bande active et extraordinairement intelligente, c’est nommer Linguet, Beaumarchais, Mercier, Brissot, — quelques autres encore, mais beaucoup plus bas placés. Le bruit que font ces hommes aux approches de la Révolution s’entend de toutes parts, et leur influence sur les événements est d’autant plus considérable qu’elle s’exerce sous la pression des censeurs, du fond de l’exil, ou même derrière les portes des prisons d’État.

» Ces hommes ont certains côtés supérieurs, qu’on ne peut nier sans injustice : courage, vigueur de forme, et cette persévérance fougueuse qui est au talent ce que l’éperon est au cheval. Ils reflètent avec une fidélité cruelle leur époque embrasée. Ils ont surtout ce front d’airain qui leur sert successivement de belier et de rempart. Loin de redouter le scandale, ils sont les premiers à le provoquer, à le guetter, à l’attirer ; ils l’exploitent au grand jour, avec ce cynisme qui pourrait passer pour de la franchise. La moitié de leur réputation est assise sur le scandale. Mais ce qui les grandit dans le passé est justement ce qui les rabaisse dans l’avenir. Fondateurs d’une publicité éhontée et criarde, il ne reste plus d’eux que leur œuvre, mais débarrassée du prestige des circonstances, mais isolée, mais muette, sans prôneurs comme sans détracteurs, rendue à sa juste taille enfin. On s’aperçoit dès lors que l’homme tenait autant de place que le livre, et que ce qui nuit le plus au second, c’est le premier.

» De tels écrivains ne peuvent manquer d’être fatalement révolutionnaires ; quelques-uns le sont sans le savoir et sans le vouloir, mais ils le sont dans l’essence. Ils le sont par les luttes qu’ils se trouvent portés à soutenir contre les ministres, contre les grands, contre les rois ; ils le sont par le prestige des persécutions, par les excès d’autorité qu’appelle leur intempérance de langage. »

Tel fut Linguet. « Il brûle, mais il éclaire » disait Voltaire en parlant de cet avocat-journaliste, et personne n’en a mieux défini le talent. Pendant plus de vingt ans Linguet a tenu la France occupée de ses moindres actions ; ses écrits ont eu le privilége de bouleverser le gouvernement, même après Rousseau et les encyclopédistes, et ce grand bruit fait autour de son nom est si complétement tombé aujourd’hui, que M. Monselet, entreprenant de réhabiliter certaines figures littéraires, oubliées ou dédaignées, de la fin du xviiie siècle, a cru devoir placer Linguet en tête de sa curieuse galerie. C’est le préambule de l’étude qu’il lui a consacrée que nous venons de transcrire ; nous ne pouvions assurément mieux préparer nos lecteurs à ce que nous avons à dire de l’auteur des Annales politiques.

Linguet — c’est lui-même qui nous l’apprend dans une lettre à un de ses amis — n’avait point eu dans sa jeunesse d’autre affaire ni de passion plus vive que la littérature. Il avait espéré trouver la gloire et la considération dans la carrière littéraire ; il s’était promis de la douceur dans le commerce de ceux qui s’appliquent à cultiver leur esprit. Il donna les dix plus belles années de sa vie à la poursuite de ces chimères, et il vit qu’après bien des travaux, tout ce qu’il pouvait en attendre, c’étaient des sujets de chagrin et de repentir pour le reste de ses jours. Il s’éloigna donc du théâtre des lettres, où il avait eu l’imprudence de faire quelques pas, et où le rôle d’acteur produit toujours bien plus d’humiliations que d’applaudissements. Forcé de choisir une profession, il prit celle d’avocat, mais non sans répugnance. « Je n’ai jamais estimé le métier d’avocat, ajoute-t-il, et je vais le faire. C’est qu’il faut être quelque chose dans la vie ; c’est qu’il y faut gagner de l’argent, et qu’il vaudrait mieux être cuisinier riche que savant pauvre et inconnu… » Voilà tout l’homme.

Ses débuts firent du bruit, et quelques affaires brillantes qui eurent un grand retentissement portèrent à un très-haut degré son talent et sa réputation d’avocat. Enivré par ses succès, il garda bientôt si peu de ménagements, dans ses plaidoiries et dans ses mémoires, envers ses confrères et même envers les magistrats, qu’il fut rayé du tableau[15]. Sa robe ne tenait à rien, a-t-il écrit quelque part, mais il n’en garda pas moins une vive animosité contre le barreau.

L’amour-propre de Linguet avait déjà reçu, peu de temps auparavant, un affront qui avait dû profondément blesser ce caractère naturellement si irritable. Il paraîtrait qu’arrivé à l’apogée de la fortune, il avait cru pouvoir aspirer au fauteuil académique. Son jeune frère alla sonder d’Alembert, qui était alors le dispensateur suprême des brevets d’immortalité. Il fut éconduit, sous prétexte que « M. Linguet s’était fait une infinité d’ennemis, et qu’il avait même au sein de l’Académie française un parti furieux contre lui. » Linguet bondit en apprenant cette réponse. Désavouant son frère, il adressa à d’Alembert une lettre où son dépit s’exhale en sarcasmes mordants :


Si des hommes qui réclament à grands cris la tolérance en faveur de leurs apophthegmes éclatent avec fureur au moment où l’on ose faire mine de les discuter ; s’ils regardent comme un ennemi dangereux, s’ils tâchent de livrer à une excommunication flétrissante l’homme qui vit seul, qui met au jour ce qu’il croit vrai, sans intérêt, sans politique d’aucune espèce, et qui n’a d’autre crime que de ne vouloir entrer pour rien dans leurs conventicules fanatiques, ma foi, Monsieur, tant pis pour eux, je vous le déclare nettement. Et si c’est moi qui suis l’objet de ces cabales déshonorantes pour leurs auteurs, loin d’en être affligé, j’en ferai gloire ; loin d’abandonner la conduite et les principes qui m’y ont exposé, je m’y attacherai plus que jamais…

Je n’ai jamais manqué à aucun des auteurs vivants, et j’ai bien mérité de plusieurs : quelles raisons auraient-ils donc de me haïr ? Seraient-ce mes opinions ? Mais, outre qu’elles ne sont pas aussi révoltantes qu’on affiche de le dire, il serait bien étonnant que je n’eusse pas la liberté d’extravaguer à ma mode, lorsque toute la philosophaille du siècle s’abandonne sans danger au délire le plus absurde. Il est vrai que je n’ai point donné à mes nouveautés le vernis encyclopédique, le passe-port de toutes les ferrailles reblanchies avec lesquelles tant de crieurs de vieux chapeaux philosophiques nous étourdissent…

À l’égard de l’Académie, je n’ignore pas que vous et M. Duclos disposez en despotes des places de ce sénat littéraire, je sais à merveille que vous êtes les saints Pierre de ce petit paradis : vous n’en ouvrez la porte qu’à ceux qui sont marqués du signe de la bête. Je n’en suis ni fâché ni jaloux. J’ignore si l’envie me prendra jamais d’essayer d’y être admis ; mais je sais bien que j’y renonce de bon cœur, s’il faut absolument se charger d’un sceau particulier de probation ; s’il faut faire autre chose qu’être ferme, droit et naïf, respecter ce qui est respectable, mépriser ce qui est méprisable, dédaigner les sectes et leur fanatisme, et enfin montrer sans cesse ce que l’on a dans le cœur, mais aussi n’y avoir que ce que l’on montre.


On comprendra maintenant l’acharnement de Linguet d’abord contre la littérature, ensuite contre le barreau, et enfin contre le gouvernement, qu’il faisait complice des avocats et des gens de lettres.

Ayant inutilement tenté de se faire réintégrer sur le tableau, il se retourna vers la littérature, et se fit journaliste. Indépendamment de son goût pour la lutte, il vit dans le journal une arme pour sa rancune. Il accepta donc de Panckoucke la rédaction du Journal de Politique et de Littérature.

Le premier numéro de ce nouveau journal, connu sous le nom de Journal de Bruxelles, parut le 25 octobre 1774. Linguet le fit précéder d’un préambule curieux à plusieurs titres, et que nous croyons devoir reproduire presqu’en entier.


Le rédacteur de ce journal aurait voulu que son nom restât ignoré, du moins pendant quelque temps : le public, forcé d’apprécier l’ouvrage en lui-même, n’aurait pas été exposé au danger de se prévenir, d’une manière avantageuse ou défavorable, d’après le seul nom de l’auteur. Une méprise singulière a divulgué ce secret. Il est donc obligé d’avance d’annoncer le plan qu’il se propose de suivre, et de rendre compte des motifs qui l’ont déterminé, dans un moment de loisir sur lequel il ne devait pas compter, à un travail d’un genre absolument nouveau pour lui.

Quand un conseiller au parlement s’attribuait, en 1626[16], de son autorité privée, une juridiction universelle sur les sciences ; quand un médecin, en 1631, obtenait, le premier, le privilége de donner par feuilles l’histoire hebdomadaire de son siècle, ni l’un ni l’autre ne comptait ouvrir un chemin à la licence et à l’avidité. Renaudot n’imaginait pas qu’il dût avoir assez d’imitateurs pour que la seule lecture des gazettes devînt un jour un article considérable dans l’emploi du temps d’un homme curieux. Le sage Sallo était bien loin de prévoir qu’un projet utile à la perfection de la littérature en deviendrait le fléau, et que la satire transformerait en poignard le sceptre dont il armait la critique[17].

C’est pourtant ce qui est arrivé. La curiosité d’une part, la paresse et l’économie de l’autre, ont concouru à multiplier à l’infini ces innombrables répertoires périodiques dont l’Europe est aujourd’hui inondée. Il n’y a point de bourgeois qui ne veuille être instruit de ce qui se passe entre les puissances. Il se dédommage du peu d’influence qu’il a sur les grands événements politiques par le plaisir d’en suivre la marche, d’en prévoir les suites, et d’en expliquer les causes comme il lui plaît. La variété des incidents d’une classe plus commune le distrait et l’amuse.

Un autre motif donne le même cours aux annonces littéraires : la fécondité accablante de nos presses ne permet pas de voir, de connaître par soi-même toutes les productions qui en sortent. On aime à être instruit de leur naissance et guidé dans le choix qu’on en peut faire. On se flatte de s’épargner, à peu de frais, en souscrivant pour un journal, l’ennui de lire un gros livre, ou le regret d’en acheter un mauvais.

De là ces compilations sans fin de nouvelles presque toujours hasardées et souvent fausses, de jugements précipités et quelquefois infidèles. De là ces dépôts d’erreurs en tout genre : les uns étrangers et politiques, où la langue, la vérité et la réputation des particuliers sont quelquefois si cruellement compromises ; les autres nationaux et littéraires, où le mérite des gens de lettres est souvent si injustement apprécié. Dans les uns, l’auteur d’un bon ouvrage se trouve tout d’un coup livré au ridicule ; dans les autres, un citoyen paisible est sacrifié par un avis anonyme à la haine, à la vengeance d’un ennemi qu’il ne peut ni connaître, ni punir. Il n’est pas plus possible de les lire tous, qu’il ne serait prudent de toujours y croire.

L’auteur du journal que l’on présente aujourd’hui au public, appelé par son goût à l’étude de l’histoire, poussé par un instinct involontaire à ramasser des matériaux pour celle de ce siècle, avait toujours désiré qu’il se trouvât un homme assez laborieux pour rassembler sous un même point de vue tous les faits intéressants épars, perdus dans l’immensité des gazettes, en toute langue, en tout pays, et pour recueillir dans un ordre satisfaisant ceux qui peuvent entrer un jour dans cet important ouvrage.

D’un autre côté, témoin lui-même, et longtemps victime de la licence des journalistes ; étonné du despotisme qu’exercent si hardiment et avec tant d’impunité, dans une république libre, ces magistrats sans mission ; affligé de voir ce ton dur et tranchant se naturaliser dans un genre de productions qui ne peut devenir utile que par l’honnêteté la plus circonspecte, il ne concevait pas qu’aucun écrivain n’entreprît de le rappeler à sa première institution ; que dans une carrière où les Bayle, les Leclerc, les Basnage, ont marché avec tant de succès, on eût oublié leurs maximes au point de suivre une allure directement opposée[18].

C’est dans ces circonstances qu’on l’a pressé de concourir à la composition d’un journal de politique et de littérature.

Il a d’abord hésité : il a craint que ses travaux habituels ne souffrissent d’un travail étranger. Il a craint bien davantage que, par une fatalité dont il n’a déjà que trop éprouvé les effets, ses bonnes intentions ne lui attirassent encore des désagréments ; que ses ennemis, en le voyant armé d’une ressource dont ils lui ont donné trop l’exemple d’abuser, et craignant des représailles, ne lui suscitassent de nouveaux embarras.

Cependant, après y avoir bien réfléchi, il n’a pas cru que cette appréhension dût l’enchaîner. Il s’est décidé à se charger lui-même d’une entreprise qu’on aurait pu réaliser avec des talents bien plus distingués, mais à laquelle on n’aurait pas pu porter des intentions plus pures et un cœur plus droit. Il facilitera par là, soit pour lui-même, soit pour quelque écrivain plus hardi, l’histoire d’un siècle mémorable par la singularité des événements qu’il a déjà produits et de ceux qu’il ne peut manquer de produire encore. Il aura en même temps le plaisir de renouveler l’exemple, presque unique aujourd’hui, d’un journal consacré exclusivement à la décence, à la vérité, dont la satire et la flatterie seront également bannies, où l’on ne se permettra la louange qu’avec une réserve propre à la rendre flatteuse, et la censure qu’avec les égards capables de la faire pardonner.

Ce plan sera pour lui d’une exécution très-facile. Si l’on veut bien y faire attention, on se convaincra qu’il n’a jamais provoqué personne de sa vie : s’il a quelquefois blessé ses ennemis, c’était en se défendant lui-même et après avoir été cruellement outragé. Il n’a paru dans cette triste arène que quand son honneur compromis lui en a fait une nécessité. S’il y a montré alors une chaleur dont les assaillants ont eu quelquefois à se repentir, c’est qu’il pense qu’en tout genre un combat ne doit pas être un jeu, et qu’il faut ou dédaigner ses ennemis, ou les terrasser sans retour, quand une fois on les joint.

Au reste, son ressentiment a toujours fini à l’instant où il a eu la puissance de se venger. Si quelques-uns de ses rivaux avaient des alarmes, ils doivent être bien rassurés. Quoiqu’il y ait quelque différence entre un journal et l’empire de Rome, ou la couronne de France, il croit pouvoir, comme Adrien et Louis XII, dire à ses persécuteurs littéraires : Vous voilà sauvés !

Il est fermement convaincu que rien n’égale la difficulté de composer un bon ouvrage, si ce n’est la facilité de faire un mauvais extrait. Il est persuadé qu’un journaliste n’est pas un juge ; qu’il lui est tout au plus permis de pressentir les décisions du public et d’en laisser apercevoir les motifs ; qu’il prévarique s’il hasarde légèrement une opinion ; qu’il devient très-criminel s’il y joint l’outrage, et que les lois devraient le soumettre aux peines les plus sévères quand il s’oublie jusqu’à adopter la calomnie.

Dans la politique exactitude et clarté, impartialité et modestie dans la littérature : voilà, suivant lui, le caractère d’un vrai journal, d’un journal capable d’honorer son auteur. Il prend sans crainte et sans regret, avec le public, l’engagement de ne pas souffrir que celui-ci en porte un autre.


Pendant quelques mois Linguet sut se contenir dans les bornes d’une discussion impartiale et modérée ; mais bientôt, emporté par sa verve batailleuse, par son naturel insolent et caustique, il s’attaqua à tout ce qu’il y avait de puissant à Paris ; ministres, parlements, philosophes, il n’épargna à aucun ou sa critique audacieusement frondeuse, ou ce mépris satirique que sa plume savait jeter à la tête de ses adversaires sous les formes les plus piquantes. Assurément, dit M. Sayous[19], il y avait beaucoup à dire sur la société telle qu’elle était alors, sur la conduite et les maximes des hommes en place, et tout particulièrement sur le despotisme croissant des gens de lettres inféodés au parti de l’encyclopédie ; Linguet sans doute avait souvent le tort d’avoir trop raison ; mais il y joignait celui d’aimer encore plus la médisance que la vérité, et de préférer en toute rencontre la satisfaction de faire une blessure à celle de redresser une erreur.

Il mit le comble à la mesure dans son numéro du 25 juillet 1776, où, rendant compte de la réception de La Harpe à l’Académie, il s’emportait en invectives, à la fois et contre le nouveau membre et contre le corps tout entier. Les académiciens, à qui les avocats avaient tracé l’exemple, demandèrent vengeance à leur tour, et l’obtinrent également. Ce fut le duc de Nivernois qui, assisté du maréchal de Duras, alla porter l’article au garde des sceaux, et, après le lui avoir fait lire, le pria de donner une juste satisfaction à sa compagnie outragée. M. de Miromesnil hésita d’autant moins qu’il n’était pas fâché de trouver l’occasion de punir l’insolence audacieuse avec laquelle Me Linguet avait si souvent manqué à l’ordre des avocats, au parlement et au conseil, par son affectation à se plaindre sans relâche des persécutions qu’il avait essuyées, et qu’il avait trouvé moyen de ramener encore dans l’article qui avait soulevé l’Académie. Ordre fut envoyé à Panckoucke de retirer à Linguet la rédaction de son journal.

Il s’éleva, à cette occasion, entre l’éditeur et le rédacteur du journal, une longue discussion, dans laquelle ce dernier apporta sa violence habituelle. Panckoucke lui ayant adressé la lettre du ministre en original, Linguet lui en renvoya une copie avec ses observations en regard. C’est une pièce assez curieuse pour que nous la reproduisions.

Copie d’une lettre du bureau des affaires étrangères au sieur Panckoucke, envoyée par lui à M. Linguet le 2 août 1776.
Réponse de Linguet au sieur Panckoucke.

Vous avez, Monsieur, surpris la sagesse et l’équité du Ministre. Ce n’est pas à lui qu’il est permis d’attribuer la lettre du bureau dont vous m’envoyez copie. Vous avez apparemment gagné quelques sous-ordres pour lui en imposer. Je fais passer cette pièce sous ses yeux, avec des observations marginales qu’il est digne d’entendre.

Je ne puis me dispenser, Monsieur, de vous témoigner mon mécontentement de la licence avec laquelle est écrit l’article de votre journal littéraire qui rend compte des discours de MM. de La Harpe et de Marmontel, à l’occasion de la réception du premier à l’Académie française.

Cet article a été approuvé par le censeur ; on ne peut donc pas appeler licence l’énergie qui peut s’y faire sentir. Il n’y a de licencieux que ce qui est fait en fraude des lois, ou contraire aux mœurs.

Cette compagnie y est traitée d’une manière scandaleuse,

Le Ministre est supplié de se faire lire cet article.

Et le récipiendaire avec un acharnement qu’on n’avait pas lieu de s’attendre à trouver dans une feuille où l’on a affiché, dans plusieurs occasions, le plus grand désir de parler des différents ouvrages avec impartialité, et des hommes avec modération.

Les Affiches de Province ont parlé du récipiendaire avec plus de force et moins d’égards. M. de La Harpe est bien respectable ; mais ses ouvrages le sont un peu moins. Il n’y a point de personnalités dans l’article. Depuis dix ans, M. de La Harpe en remplit son Mercure contre tous les gens de lettres et en particulier contre M. Linguet ; le Ministre est supplié de s’en faire rendre compte.

M. le garde des sceaux m’en a porté ses plaintes et ne concluait à rien moins, dans le premier moment, qu’à faire supprimer le journal.

On ignore si M. de La Harpe est digne d’un tel sacrifice ; mais on fera observer au Ministre qu’il est difficile d’anéantir un privilége bien authentique pour donner à M. de La Harpe une satisfaction injuste.

Je ne lui ai pas dissimulé, Monsieur, qu’il était dans le cas de l’être ; mais, par considération pour vous, je l’ai prié de suspendre sa résolution à cet égard. J’ai pensé, d’après la connaissance que j’ai de vos sentiments et de votre manière d’agir, qu’il pourrait se faire que vous ne fussiez pour rien dans la composition de cet article, ni même du journal, de laquelle vous vous reposiez sur le rédacteur.

S’il s’agit de sentiments et de manière d’agir, le défenseur de M. le duc d’Aiguillon, le sauveur de M. le comte de Morangiès, mérite bien peut-être autant d’égards que le libraire Panckoucke. Au surplus, on observe que cet article a été lu tout au long en minute au libraire Panckoucke, qui ne l’a pas désapprouvé, et par conséquent il y est pour quelque chose.

Si ce fait est tel que je le présume, il faut, Monsieur, avant tout, que vous ayez à ne plus employer à cet ouvrage la personne qui a commis la faute, et que vous me donniez l’assurance la plus positive de ne plus lui confier la rédaction de votre journal.

On parle ici de la personne employée comme d’un laquais que l’on renvoie quand on en est mécontent. Il est bien évident qu’un ministre aussi poli et aussi instruit que l’est M. le comte de Vergennes n’aurait pas ainsi traité un homme de lettres. On observera, de plus, que le libraire Panckoucke n’a pas le droit que la lettre lui suppose. Il existe un acte par lequel il est engagé pour toute la durée du privilége. L’homme de lettres que l’on appelle ici une personne, au désagrément qu’entraînait le travail du journal et qu’il prévoyait, n’aurait pas joint l’obligation de n’être qu’un gagiste dépendant des caprices d’un libraire, à moins que le parti ne soit pris de lui enlever sans réserve tous les droits de citoyen au barreau et en littérature, et que les libraires, comme les avocats, ne soient au-dessus des lois et des tribunaux. Cette personne revendiquera ses droits. Elle en avait offert le sacrifice à l’honneur, elle ne le fera jamais à la force.

Panckoucke se sépara sans regret de ce collaborateur compromettant, excédé qu’il était d’ailleurs de son humeur despotique. Mais le plus curieux de l’affaire, c’est que la place de Linguet fut donnée à son ennemi le plus cordial, à La Harpe. Il n’y eut qu’une opinion sur cette conduite aussi noire de la part de Panckoucke que de celui qu’il s’associait. Dans le monde comme dans les journaux, on appela cela une infamie ; mais, disent les Mémoires secrets, « ceux qui trouvent mauvais que M. de La Harpe ait daigné prendre la dépouille de son ennemi ne savent pas qu’il n’a pu s’en dispenser, des personnes auxquelles il n’avait rien à refuser l’ayant sollicité vivement de se charger d’un travail dont son caractère et ses talents pouvaient soutenir seuls l’utile succès. Il s’est trouvé dans le même cas que M. de Marsillac, qui ne voulait point accepter le gouvernement du Berry qu’avait M. de Lauzun, parce qu’il n’était pas l’ami de M. de Lauzun. « Vous êtes trop scrupuleux, lui dit Louis XIV ; j’en sais autant qu’un autre là-dessus, mais vous n’en devez faire aucune difficulté. » Aussi M. de La Harpe s’est-il rendu enfin à ces considérations, — et aux deux mille écus de rente que ce journal ajoute à sa fortune. »

Ce n’est pas à dater du 15 juin 1778, comme le dit à tort Barbier, que Linguet fut remplacé par La Harpe : — à cette époque le fougueux avocat rédigeait depuis plus d’un an ses Annales politiques, — mais à partir du 25 juillet 1776, c’est-à-dire du jour où il avait commis le délit qui avait motivé son renvoi. Avec la direction, La Harpe avait seulement la partie littéraire ; la partie politique fut laissée à Dubois-Fontanelle, qui rédigeait auparavant, aux Deux-Ponts, une double gazette de politique et de littérature, et auquel Linguet avait cédé depuis quelque temps déjà cette partie.


Le Journal de Bruxelles se continua jusqu’en 1783 ; la collection de ce recueil se compose d’environ 24 volumes in-8o.

Si l’on en croyait les détracteurs de La Harpe, le Journal de Politique aurait beaucoup perdu de ses abonnés entre ses mains ; ce que nous pouvons dire, c’est qu’il lui acquit d’illustres collaborateurs, parmi lesquels nous citerons Voltaire, qui fournit plusieurs articles aux premiers numéros. « Ce grand homme, disent à ce sujet les Mémoires secrets, ne dédaigne aucun genre, et se fait aujourd’hui garçon journaliste. »

Mais revenons à Linguet. Supprimé deux fois, comme avocat et comme journaliste, il ne craignit pas d’en appeler au roi ; il adressa à Louis XVI une lettre plus irritée que suppliante, dans laquelle, défendant son article, il redouble d’injures envers La Harpe, l’appelant petit homme orgueilleux, insolent et bas, et envers l’Académie elle-même, qu’il regarde comme une institution inutile et dangereuse, « au point, dit-il, qu’un style ridicule, ampoulé, hors de la nature, on l’appelle un style académique. » Discutant le délit qu’on lui impute, il fait ressortir la disproportion et l’injustice de la peine. L’homme qui a donné un soufflet est répréhensible sans contredit ; on lui inflige justement une peine légère, mais on ne lui défend pas à jamais de remuer le bras : il serait absurde de condamner quelqu’un, pour l’oubli d’un moment, à une inaction de toute la vie. Il a manqué à l’Académie et à son favori, soit ; il leur fallait des réparations, il veut le croire ; mais son journal entier n’était pas composé d’outrages académiques. Pourquoi donc tout retrancher, sous prétexte que deux pages auront déplu à un corps à qui l’on croit devoir des ménagements ? Faut-il mettre sa plume en écharpe, parce qu’en la secouant il aura fait une tache à l’habit de quelque voisin ? « Sous quel malheureux, sous quel inconcevable ascendant ai-je donc reçu la naissance ? Quoi ! Sire, dans les classes les plus viles, les plus immédiatement soumises à l’autorité de la police, les plus accoutumées à se voir sacrifiées à l’ordre général, on observe des ménagements quand il s’agit d’enchaîner les bras d’un homme ; on ne renverserait pas la boutique ambulante du dernier des artisans sans avoir constaté et pesé le délit qui paraîtrait mériter ce châtiment : et moi, dans deux carrières, un despotisme révoltant, des cabales honteuses, ont réussi deux fois, sans forme de procès, à m’enlever mon état ! » Il terminait en demandant des juges, et, si le crédit de ses ennemis prévalait encore à cet égard et l’empêchait d’en obtenir, il ne lui resterait plus qu’à gémir de la fatalité de sa destinée, qui rendait inutiles pour lui seul les vertus de son roi.

Cet appel demeura sans résultat, malgré l’intervention de la reine, qui avait pris le parti de Linguet et voulait lui faire rendre sa propriété. Le Journal de Bruxelles lui plaisait, parce qu’il était satirique et médisant, qu’il l’égayait parfois et ne la blessait jamais. Pourvu qu’il ne s’attaquât point à d’augustes personnages, tels qu’elle et le roi, qu’importait ce que disait ou ne disait pas son rédacteur ? Louis XVI lui répondit, sans doute, que cela importait beaucoup à toutes les personnes qui, pour n’être pas de grands personnages, n’en tenaient pas moins à leur réputation. Et comme on lui avait peint Linguet sous les traits d’un impudent zoïle, d’un Arétin effronté, s’en prenant à la fois au trône et à l’académie, la bonne volonté de la reine fut perdue. Linguet, alors réfugié à Bruxelles[20], se transporta en Angleterre, où il fonda ses fameuses Annales, dans lesquelles il versa à pleines mains la colère et la vengeance sur tous ses ennemis. Voici en quels termes il explique lui-même sa détermination :


La littérature semblait m’offrir une ressource dans un travail qui me causait autant de dégoût que de regrets, mais qui me devenait nécessaire : il ne plut pas à l’Académie de me la laisser ; on m’arracha avec violence ce lambeau que l’équité devait faire frémir et la décence rougir de m’enlever. Le ressentiment naturel contre tant d’injustices et de cruautés m’a fait chercher en Angleterre un asile qui m’assurât, de manière ou d’autre, des dédommagements. Je dois à la vérité de publier que, quand j’ai pris ce parti extrême, ce n’a pas été sans avoir reçu des offres qui auraient pu m’en détourner : des souverains m’ont fait sonder pour savoir si j’accepterais un asile honorable et fructueux ; des particuliers m’ont proposé des retraites charmantes qui n’auraient pas été stériles. Le goût de l’indépendance et une délicatesse ombrageuse m’ont fait tout refuser. J’ai regardé toujours une pension, surtout de la part d’un prince étranger, comme un opprobre pour l’homme de lettres qui la reçoit, et une imprudence pour le souverain qui la paie : le premier semble se vendre, et le second cherche à corrompre un témoin qu’il redoute…


« Cet homme si étrangement fameux, dit Grimm à ce sujet, ce panégyriste zélé du despotisme asiatique, ce détracteur furieux de tous les gouvernements libres, et nommément de celui de la Grande-Bretagne, Me Linguet enfin, par une suite de cette inconséquence dont il ne s’est jamais départi, vient de fixer sa résidence, non pas à Ispahan, mais à Londres. Le premier pamphlet qu’ait exhalé sa colère dans ce nouvel asile est une Lettre à M. le comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères en France, avec cette épigraphe : Insula portum efficit (Virgile). »

Je regrette que la place me manque pour citer cette lettre « monument d’extravagance et d’amour-propre », aussi remarquable d’ailleurs par l’énergie du style que par l’insolence et la hardiesse du ton. En voici le début, où Linguet se révèle tout entier :


Un homme public aussi publiquement, aussi indignement opprimé que je le suis depuis trois ans, réduit à prendre enfin, pour sa sûreté personnelle, la résolution extrême de s’expatrier, doit compte au public de ses motifs ; il doit mettre les contemporains et la postérité entre lui et ses persécuteurs ; il doit les citer à ce tribunal indépendant de toutes les puissances et que toutes les puissances respectent, à ce tribunal à qui l’on parle par la voie de l’impression, comme l’a dit, dans un discours d’appareil, un des plus vertueux, et par conséquent un des plus inutiles ministres qui aient existé[21].

Il m’importe d’apprendre aux Anglais, en arrivant chez eux, que je ne suis conduit ni par la cupidité, qui corrompt les âmes, ni par le besoin, qui les énerve. Garanti de l’une par mon caractère, et de l’autre par l’habitude prise de bonne heure de vivre avec peu, je suis au-dessus de l’espérance comme de la crainte. Je ne cherche dans cette île superbe que la liberté. J’ai cru longtemps qu’elle n’y existait pas plus que dans le reste de l’Europe ; je souhaite être désabusé. L’expérience va m’apprendre si je me suis trompé dans mes raisonnements, et la lecture de cette lettre commencera à faire connaître aux Anglais l’homme singulier peut-être, mais bien fièrement irréprochable, qui attend d’eux l’hospitalité.


Peu de temps après la publication de cette lettre, qui fit grand bruit, Linguet lança le premier numéro de ses Annales politiques et littéraires, appelées à une renommée si bruyante. Ce à quoi l’on ne se serait guère attendu si l’on ne connaissait l’homme, c’est qu’il dédia ce recueil à Sa Majesté le roi de France.


Sire,


Malgré le respect connu de Votre Majesté pour la justice, une violence injuste m’a enlevé mon état dans ma patrie ; ensuite elle m’a forcé d’abandonner un travail utile, qui, avec de l’encouragement et de la liberté, aurait pu devenir honorable.

Je le reprends sous une domination étrangère, mais non pas sous des auspices étrangers : c’est à Votre Majesté que j’en fais l’hommage. Mes ennemis ne m’ont laissé que ma plume et mon cœur. L’une sera, jusqu’à mon dernier soupir, employée à exprimer les sentiments dont l’autre est rempli pour la France et Votre Personne sacrée.

Je ne manquerai aucune occasion de publier cette manière de penser.

Après avoir usé ma vie à combattre pour des opprimés, je suis, à mon tour, victime de l’oppression. Je n’en conserve pas moins la ferme confiance que Votre Majesté m’en vengera, quand l’obstacle qui empêche mes plaintes de parvenir jusqu’à Elle sera évanoui. Si ma vie se termine avant que j’aie pu jouir de cette consolation, j’aurai du moins celle d’appeler, en expirant, au jugement de la postérité ; elle dira, en baignant de larmes quelques-uns de mes écrits : Après son innocence, rien ne lui fut plus cher que son prince et sa patrie.

Je suis, etc.

À Londres, ce 24 mars 1777.


L’arrivée du premier numéro des Annales à Paris y causa une grande surprise : on ne s’imaginait pas que les ministres, que tout récemment encore Linguet avait fort maltraités dans sa lettre à M. de Vergennes, auraient pour lui une pareille complaisance. Ils auraient été déterminés, dit-on, par une considération qui avait déjà fait tolérer l’introduction de certaines feuilles hostiles au gouvernement : on s’était flatté que Linguet se croirait obligé par là à s’observer davantage. Cependant, comme on connaissait sa mauvaise tête et les écarts de son imagination, on ne voulut pas l’autoriser ouvertement ; il fut arrêté dans le conseil des ministres qu’il ne serait que toléré.

Linguet, en effet, n’était pas homme à se contraindre et à garder de longs ménagements : il avait trop de fiel sur le cœur. Loin de Paris, il crut pouvoir foudroyer impunément ceux qui avaient tenté de l’anéantir, et donner un libre cours à ses vengeances et à ses représailles. Dès son prospectus, il s’attaquait à la Gazette de France et au Mercure, concurrents privilégiés qui n’avaient cessé de le chicaner, et dont il se félicite d’être débarrassé. Il se montre surtout acharné contre le Journal des Savants : « Un certain journal suranné, dit-il, appelé des Savants, a le domaine de la littérature… À Rome c’est un dominicain, grand-maître du sacré palais et grand inquisiteur, qui tue les idées. L’inquisition censoriale, à Paris, n’est pas moins redoutable, quoique exercée sans scapulaire et sans capuchon. » Bientôt même il oublia la réserve que lui imposaient les lois de l’hospitalité, et il ne craignit pas de s’attaquer au gouvernement anglais. Quelques observations malsonnantes sur la législation britannique et sur les mœurs de Londres lui attirèrent de sévères remontrances, qu’il prit très mal ; et comme il ne pouvait se déterminer à faire des concessions, surtout à l’étranger, il se décida héroïquement à repasser la mer.

Mais où trouver un asile plus commode pour ses Annales, que les puissances paraissaient unanimes à regarder comme un libelle périodique ? car il était impossible qu’il rentrât dans le silence. « Me Linguet, lit-on dans les Mémoires de Bachaumont, a d’autant plus de peine à se départir de son rôle d’Arétin moderne, qu’il l’a trouvé très-lucratif l’année dernière, et qu’une année de son journal, tous frais faits, lui a rendu 50,000 livres net. Son projet était de profiter de l’engouement général pour se faire ainsi rapidement une fortune qu’il bornait à 300,000 livres ; alors il serait venu, disait-il, les manger paisiblement à Paris. Mais son inaction de quatre mois et les voyages qu’il a été obligé de faire lui ont écorné considérablement son petit trésor, en sorte qu’il faut recommencer sur nouveaux frais. Au reste, il aurait les 300,000 livres qu’il désire, et un million, qu’on ne croit pas que son caractère turbulent lui permît de goûter la vie qu’il a en perspective : il sera toujours le premier à troubler son repos ; et, comme le lui a dit un de ses confrères, le plus cruel ennemi qu’il ait, c’est lui-même. »

C’est de Voltaire qu’était partie cette qualification d’Arétin moderne ; et, si elle était cruelle, elle était juste en de certaines applications. Oui, dit M. Monselet, il y a quelque chose du fléau des rois dans la vanité exigeante de Linguet, dans son âpreté à la polémique, dans sa versatilité impudente. Comme Arétin, il se jette à travers tous les événements, il s’impose dans les grandes questions. Lui-même a défini son caractère par ces trois mots : opiniâtre, inflammable, inflexible, et le succès prodigieux de ses Annales est dû surtout aux sarcasmes dont elles sont remplies, aux hardiesses de tout genre qu’il s’y est permises.


En quittant l’Angleterre, Linguet tourna ses pas vers la Suisse ; mais il ne put prendre pied ni à Lausanne, ni à Neufchâtel, ni à Genève, ni en aucun endroit des contrées voisines, parce que partout on voulait lui donner un censeur, ce qu’il refusait absolument. On regardait sa plume, dit-il lui-même, comme un conducteur électrique capable d’attirer la foudre et d’en déterminer la chute partout où l’on se hasarderait de la fixer. Il traversa donc de nouveau la France et alla s’établir à Bruxelles, où il fut parfaitement accueilli par le prince Charles, qui souscrivit pour quinze exemplaires de son journal et engagea toute sa cour à en faire autant. Il éprouva cependant des difficultés pour se fixer ouvertement dans cette ville, et il avait dû d’abord s’installer dans un petit village auprès d’Ostende, où il avait monté une imprimerie. Le singulier, c’est qu’avec tout cet appareil, il prétendait pouvoir rester caché, et dérober à ses ennemis le lieu de sa retraite, comme nous le verrons tout à l’heure dans son avertissement. Quoi qu’il en soit, Linguet trouva à Bruxelles decus et tutamen, si bien qu’adoptant cette devise, au-dessus de deux plumes en sautoir, il en fit son cachet.

Enfin, le premier numéro de la reprise des Annales parut le 15 août 1778, « à la grande satisfaction des partisans de Linguet, et au grand regret de ses ennemis. » Cette fois encore, il affecte de mettre son journal sous la protection du roi, par une nouvelle épître dédicatoire. C’était la quatrième ; mais, enchérissant sur les autres, celle-ci était d’une longueur telle, que monarque n’en avait jamais lu ni reçu de pareille. Il faut dire aussi qu’elle sortait tout à fait du ton d’une épître dédicatoire : on en va juger.


Sire,

Après un retard bien involontaire, j’apporte aux pieds de Votre Majesté la suite d’un ouvrage entrepris sous ses auspices. Il m’est surtout précieux par les occasions qu’il me fournit de manifester mon respect pour Votre Personne, ma soumission pour les lois, mon attachement pour ma patrie.

Je viens d’en traverser deux fois les plus belles provinces : le plaisir d’en respirer l’air a été mêlé d’une vive amertume. Elles ont été pour moi ce que fut pour la colombe sortie de l’arche la terre encore couverte des eaux du déluge. Le temps viendra sans doute, je n’en perdrai jamais l’espoir, où la justice fera germer le rameau d’olivier qui m’annoncera la cessation des orages.

Votre Majesté, d’un mot, vient de créer une multitude de nations nouvelles : leur titre à cette protection régénératrice, c’est l’oppression qu’elles ont essuyée. Ce que votre main toute puissante opère en faveur de ces étrangers, ne le fera-t-elle pas pour un sujet dont l’innocence ne peut pas être plus douteuse que la fidélité ?

Votre conseil, Sire, n’est occupé, depuis quelque temps, qu’à réformer les méprises des tribunaux qui exercent, au nom de Votre Majesté, les véritables, les plus saintes fonctions de la couronne · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

L’ombre de l’infortuné Lally, délivrée enfin du bâillon qui enchaîna si longtemps ses plaintes, a recouvré la voix pour demander vengeance. Il n’est, dans un état sagement régi, ni siége à l’abri des lois, ni particulier exclu de leur protection. Si Votre Majesté daigne réfléchir à ce que j’ai essuyé, elle verra qu’il y a encore un pas à faire pour que cette maxime puisse être réputée vraie dans les siens.

Quelle que doive, au reste, Sire, être la date de cette réforme, je l’attendrai sans impatience comme sans découragement. Je trouverai la consolation de mes maux particuliers dans la gloire de mon pays : les délais de la justice qui m’est due me sembleront moins pénibles en voyant celle que la sage conduite de Votre Majesté force l’Europe de rendre à la France.

Quelle époque que celle-ci pour notre nation, toujours noble, toujours brave, toujours jalouse, mais si souvent humiliée par la faute de ses chefs ! On consulterait en vain nos fastes pour en trouver une où le peuple ait eu plus à se louer de son roi, et le roi, j’ose le dire, de son peuple.

Charlemagne rendit le nom français redoutable ; il décora son trône d’un titre qui ne redevint illustre que parce qu’il ne dédaigna pas de le porter. Il pressa l’Europe depuis le Tibre jusqu’au Veser ; mais son épée, toujours tirée, fut toujours sanglante : son immense domination n’eut pas d’autre soutien et ce sceptre des héros ne fut jamais le gage du bonheur des sujets.

Philippe-Auguste, Charles-le-Sage, se distinguèrent, l’un par sa valeur, l’autre par sa politique ; mais ils vivaient dans des siècles affaiblis et déshonorés par la féodalité. Leurs talents purent à peine se montrer au milieu de cette anarchie barbare, qui donnait aux rois autant de rivaux et au peuple autant de tyrans qu’un État renfermait d’hommes audacieux. Ils firent seulement entrevoir ce que pourrait être un roi de France, avec une âme ferme, un esprit juste, et la confiance de sa nation.

Charles VIII et François Ier eurent des moments brillants ; mais cette splendeur éprouva des éclipses aussi rapides que douloureuses. Les conquêtes du premier, évanouies avant que d’être achevées, ne lui laissèrent, avec une couronne chimérique, que la honte d’avoir été successivement le complice et le jouet du plus abominable des hommes. Sous le second, le triomphe momentané de Marignan fut bientôt flétri par l’opprobre ineffaçable de Pavie, opprobre d’autant plus accablant qu’il n’était pas possible d’en accuser la fortune.

Henri IV, réduit à conquérir son patrimoine, fut enlevé au moment où il cherchait, dans une administration paternelle, le remède aux maux de la France, épuisée presque également, et par les efforts qu’il avait faits pour vaincre les rebelles, et par sa condescendance à acheter leur soumission.

Louis XIV, fier, impétueux, prodigue, vérifia pendant quelque temps la devise, aussi imprudente qu’audacieuse, que la flatterie lui avait fabriquée : Nec pluribus impar ; mais la dernière moitié de son règne en fut une triste et longue réfutation.

Enfin, sous Louis XV, avec quelle promptitude n’avons-nous pas vu les lauriers de Fontenoi étouffés sous les cyprès de Crevelt, de Rosbak, etc. !

L’espace diversifié par tous ces règnes offre une terrible et humiliante uniformité : de courts succès et de longs désastres, toujours nécessités par des fautes ; de petits avantages et des pertes énormes. On y voit les trésors et le sang de la nation prodigués pour les disputes les plus frivoles ; des projets extravagants soutenus avec opiniâtreté, et des plans sages abandonnés avec encore plus d’inconséquence ; une politique souvent puérile, et presque toujours imprudente ; des ministres désunis, indiscrets, despotiques, vindicatifs, ne connaissant point d’ennemis plus redoutables que leurs concurrents, avides autant qu’ambitieux, se jouant avec une égale audace, et des rois qu’ils feignaient de servir, et des sujets dont ils sacrifiaient l’existence, et des États voisins dont ils ordonnaient le ravage, et de leur propre patrie, qu’ils n’exposaient que trop souvent à la désolation ; enfin cent Louvois, cent Bonnivets, pour un Sully.

Quelle différence aujourd’hui ! Ce n’est plus à nous, c’est à nos rivaux que ce portrait convient ; à ces rivaux enrichis de nos dépouilles, enorgueillis, pendant cinq cents ans, de nos écarts, et devenus grands par la fatalité qui nous empêchait de nous élever. Une politique profonde et sagement ménagée nous venge en un instant de cette longue période d’insolence. Privés par leurs propres méprises des forces dont ils abusaient, le rang usurpé dont ils tombent, la France s’y trouve replacée sans effort et sans inspirer d’alarmes. De vastes empires fondés tout d’un coup à leurs dépens nous promettent des amis fidèles, si la reconnaissance en peut donner, ou du moins des alliés dont l’intérêt sera la caution. Nos ports, ouverts à un commerce nouveau, jouissent d’une prospérité que les trésors du Mexique et du Pérou n’ont jamais donnée à leurs propriétaires. Une marine formidable, sortie subitement du néant, créée pour protéger, et non pour détruire, augmente encore l’éclat de ces prodiges parce qu’elle en assure la durée.

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Qu’il est beau, Sire, à vingt ans, d’être ainsi le modèle des rois, le réformateur de sa nation et la terreur de ses ennemis ! Cette gloire est peut-être plus honorable encore par son principe qu’utile par ses effets. Elle est le fruit des mœurs dont Votre Majesté donne l’exemple. Quand la fidélité conjugale est sur le trône, toutes les vertus y règnent avec elle.

Et pour réunir autour de vous, Sire, toutes les satisfactions, toutes les prospérités à la fois, une heureuse fécondité vient encore ouvrir à l’âme sensible de Votre Majesté une nouvelle source de jouissance. Une reine déjà chérie pour les charmes de sa personne, qui, à l’exemple de son auguste mère, sait tempérer la majesté par les grâces et la relève par toutes les vertus, va acquérir un nouveau droit à l’amour, à la reconnaissance des Français, soit que le ciel accorde dès à présent à leurs vœux un héritier de la couronne, soit que cette première grossesse, moins fortunée, suivant l’idiome de la politique, ne soit que le gage de celles qui concilieront par la suite les caprices de cette politique et les droits de la nature.

Puissent, Sire, des jours si brillants n’être obscurcis par aucun revers ! Puissiez-vous, après avoir réduit au silence les ennemis extérieurs du repos public et de l’honneur de votre couronne, attaquer avec autant de succès les désordres intestins qui affligent encore vos peuples ! Puissiez-vous réaliser le grand projet que votre cœur droit et noble avait formé en montant sur le trône, et qu’un premier choix, malheureusement motivé par l’erreur publique, a rendu jusqu’ici impossible, celui d’une réforme dans l’administration des finances !

Au milieu des embarras d’une guerre naissante, Votre Majesté ne la perd pas de vue : elle fait dès à présent, dans une de ses provinces, un essai qui sera toujours honorable, quand même des obstacles imprévus le rendraient infructueux. Il prouvera toujours du moins que Votre Majesté ne se rebute point dans la carrière épineuse du bien, et qu’avec la pureté de cœur qui le fait désirer, elle a la constance, le courage, qui, tôt ou tard, le procurent.


Après cette curieuse épître vient un avertissement cinq ou six fois plus long encore ; nous nous bornerons à en citer le début :


En avril dernier, quand j’ai quitté Londres, j’ai dit que le premier numéro de la seconde année de cet ouvrage serait peu retardé par mon déplacement, voilà cependant un retard de quatre mois entiers. De tous ceux qu’il a impatientés, personne assurément n’en a plus souffert que moi, et personne aussi ne s’y attendait moins ; mais le proverbe dit qu’on s’expose à compter deux fois quand on compte sans son hôte. En prenant la Suisse pour retraite, je n’avais pas compté avec le mien ; il en a résulté dans mes calculs une cruelle méprise.

La bizarrerie de ma destinée n’a pas besoin de preuves ; cependant ce que j’ai éprouvé depuis que j’ai cessé d’écrire, c’est-à-dire depuis avril dernier, en fournirait une plus frappante encore que tout le passé.

En partant de Londres, je m’étais dit à moi-même : Tout s’imprime dans le continent de l’Europe aussi aisément qu’ici ; les presses sont aussi libres et souvent presque aussi licencieuses au pied des Alpes qu’aux bords de la Tamise. Depuis vingt ans celles de Genève ne cessent d’enfanter les ouvrages les plus révoltants, les plus faits pour alarmer la pudeur et les administrations. La Pucelle, l’Émile, le Système de la nature, etc., y ont été réimprimés cent fois. Actuellement on fabrique, on débite ouvertement, à Lausanne, une nouvelle édition de ce recueil aussi immense qu’incomplet, de cette compilation bigarrée qui serait infiniment dangereuse si elle n’était ridicule, mais dont l’audace d’une secte intrigante et la sotte crédulité du public ont fait la fortune.

Mes Annales, il est vrai, n’ont pas les mêmes titres. La décence y est respectée ; le culte, les gouvernements, y sont ménagés ; les leçons que l’auteur y donne aux hommes n’ont vraiment que le bien public pour objet, et déjà elles l’ont produit plus d’une fois.

Ce n’en est pas assez, sans doute, pour prétendre à la protection, aux encouragements, qu’obtient toujours le scandale dans ce siècle philosophique ; mais c’est autant qu’il en faut pour espérer la tolérance, dont il faut bien que les mœurs, et surtout la vérité, se contentent aujourd’hui.

Ce raisonnement paraissait conséquent ; il était fortifié par trois contrefaçons de mes Annales, autorisées, approuvées en Suisse : l’édition originale ne devait y trouver aucun obstacle. Il n’y avait pas de conclusion plus juste en apparence ; mais la logique en ce bas monde influe peu sur les événements. J’aurais dû m’en douter[22].

Que m’a servi de dire aux économistes, dans la courte durée de leur splendeur : Vous prêchez la liberté ; ne soyez donc pas despotes. Vous voulez que tout le monde parle ; ne me fermez donc pas la bouche.

Que m’est-il revenu de crier pendant trois ans aux habitants du Palais : Vous vous dites les interprètes des lois, les défenseurs des propriétés ; ne m’enlevez pas mon bien, mon état, mon honneur, sans m’entendre, ou du moins sans donner des motifs.

L’expérience aurait dû m’apprendre que, si l’opinion est la reine du monde moral, l’inconséquence en est le pivot, et que la plus dangereuse des folies, c’est de se diriger sérieusement d’après la raison, dans l’espérance que ceux à qui l’on aura affaire en feront de même.

Pour mon malheur, je suis atteint de cette démence. Aussi, à mon arrivée en Suisse, ai-je trouvé précisément le contraire de ce que je m’étais promis : beaucoup de considération personnelle, il est vrai, beaucoup de marques d’une estime flatteuse, une grande curiosité de me voir, de me connaître, mais une inquiétude inexprimable sur les moindres mouvements de ma plume. On la regardait comme un conducteur électrique, capable d’attirer la foudre et d’en déterminer la chute partout où l’on se hasarderait à le fixer. Il semblait qu’à l’ouverture de mon portefeuille toutes les vengeances ministérielles allaient fondre sur le lieu qui aurait recélé cette terrible boîte de Pandore, et abîmer la contrée assez imprudente pour donner asile à un nouveau Titan · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

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Je crois bien que mes ennemis participaient beaucoup à l’effroi que ma présence semblait inspirer ailleurs. Ne craignant rien tant que la continuation de mes Annales, ils s’étaient réjouis de me voir abandonner, par un scrupule puéril dans leur système, le pays où ils avaient eu la douleur de les voir naître, sans pouvoir les étouffer. Ils s’étaient promis de leur interdire tout autre asile. L’immensité de leurs correspondances, leur hardiesse à semer les calomnies les plus criminelles, comme à appuyer les complots les plus noirs, leur en offraient les moyens. Leur grande ressource est de dire, à peu près comme Cotin, que, quand on les méprise, on est odieux à tous les gens de mérite. À force de répéter avec une constance, une impudence infatigable, que cela est, ils parviennent souvent, en effet, à faire que cela soit.

Ils avaient eu le temps, avant mon arrivée, de remplir les esprits de préjugés de toute espèce, avec l’art qui leur est familier.

Que les caillettes de Paris, celles qui s’associent aujourd’hui à une secte, comme autrefois à une confrérie ; qui vont aux séances de la Société libre d’émulation, comme elles allaient aux retraites des jésuites qui aiment, caressent, choient un dissertateur philosophe, comme elles auraient fait en d’autres temps un directeur ecclésiastique, et qui perdent, par conséquent, au change, parce qu’en vérité les bons directeurs sont cent fois plus honnêtes, plus polis, plus aimables, moins despotiques et moins pédants que tous les chapeaux plats de nos coteries philosophiques, que celles-là soient dupes de ces insinuations, rien de plus naturel : les sansonnets ne répètent que les chansons qu’ils entendent siffler à leurs instituteurs ; mais des aristocrates, mais des souverains jaloux de leur indépendance, devaient-ils écouter ces pressentiments pusillanimes ?

Je pouvais, sans risque, me jouer de leurs terreurs ; je pouvais braver chez eux, à leur grand étonnement, un orage dont j’étais sûr de n’avoir rien à craindre : ce manège m’a paru au-dessous de la dignité d’un homme honnête ; je n’ai pas cru devoir sacrifier à la liberté, dans un pays où les préliminaires seuls du sacrifice inspiraient tant d’alarmes[23].

Après plusieurs essais, j’ai pris le parti qui seul peut-être convient, dans un siècle comme celui-ci, à un véritable ami des hommes, à un écrivain qui veut les servir, c’est de ne plus affecter aucune retraite particulière, jusqu’à ce qu’une résolution vigoureuse me rappelle dans ma patrie à l’état dont la justice rougit de m’avoir dépouillé, ou que la paix, renaissant dans nos champs arrosés du sang qu’on s’apprête à verser de toutes parts, me rouvre les portes de ma maison de Londres, que ma délicatesse a fermées. Jusque-là je voyagerai ; je profiterai de mes courses pour multiplier mes observations, pour enrichir mon ouvrage, pour le rendre encore plus véritablement utile par les connaissances que je tâcherai d’acquérir, et la comparaison des usages dont je m’efforcerai de m’instruire. Il n’en sera pas distribué avec moins de régularité. Je déroberai cependant aux inquisitions philosophiques le lieu où il recevra son existence matérielle. Consacré à la vérité, il s’imprimera dans le puits où la perversité des hommes a forcé cette fille du ciel de se cacher.


Cette fois les Annales ne purent circuler en France qu’avec l’attache d’un censeur ; quelques numéros ne passèrent qu’au moyen de cartons ; quelques autres furent impitoyablement arrêtés à la frontière. Cependant on remarquait dans les premières feuilles de cette nouvelle série un revirement très sensible : il était évident que Linguet s’était rapproché des ministres, et, aux égards qu’il montrait pour eux, on pouvait supposer que, fatigué de sa vie errante et des persécutions qui ne lui étaient pas épargnées même à l’étranger, il n’aurait pas mieux demandé que de rentrer en France. Ce qui est certain, néanmoins, c’est que, s’il avait fait sa paix avec les ministres, il était resté en guerre ouverte avec les encyclopédistes et les économistes, avec les apôtres modernes et les journalistes légion, avec d’Alembert, Morellet, La Harpe et beaucoup d’autres, qu’il ne cessait de poursuivre de ses invectives. Nous connaissons un de ses griefs contre d’Alembert ; Morellet avait écrit contre lui une Théorie du paradoxe, « libelle qui joint à tout le fiel, à toutes les impostures dont jamais la plume d’un écrivain a pu se souiller, l’opprobre d’avoir été composé pour plaire à un ministre tout-puissant et prévenu, contre un homme irréprochable, mais malheureusement écrasé autant que l’innocence et l’honneur peuvent l’être. » Quant à La Harpe, Harpula, comme il l’appelle, il ne pouvait lui pardonner de l’avoir supplanté dans la rédaction du Journal de Bruxelles ; il englobait dans sa rancune Panckoucke et son Mercure, et il faut voir avec quelle verve il « châtie ce petit bâtard qui, à peine né, a essayé de le mordre, cet embryon qui s’annonçait avec des inclinations si malfaisantes, et que la multitude de ses engendreurs ne sauvera pas d’une mort prochaine. »


Les plaintes, les cris, ne tardèrent pas à recommencer ; heureusement pour Linguet, s’il avait de nombreux ennemis, il avait de puissants protecteurs.

« Le journal de Linguet, lit-on dans la Correspondance secrète, trouve tous les jours de nouveaux partisans à son auteur expatrié ; ses ennemis même ne peuvent s’empêcher de donner des éloges à cet ouvrage, qui plane glorieusement au-dessus des mille et un journaux qui nous accablent. Le no 18 a vivement offensé notre superbe académie ; ses premiers membres sont venus solliciter M. Amelot, ministre qui a le département de Paris, de vouloir ne plus permettre l’introduction de cet ouvrage scandaleux. — « J’en suis bien fâché, Messieurs ; je ne puis vous accorder votre demande : le roi, la reine et toute la famille royale ne lisent que le journal de Linguet, et le lisent avec un plaisir indicible. »

Et ailleurs (9 nov. 1779) : « L’embarras où se trouvent les correspondances littéraires, toutes les années, dans les mois d’octobre et de novembre, est extrême. Ce dont on parle le plus à présent, en fait de littérature, est le journal de Linguet, dont la plupart des articles sont remarquables, tant par la hardiesse que par l’abondance et la facilité du style. C’est un mélange de raison, de délire, de grossièreté et de talent. Toutes ces qualités trouvent ici des partisans ; on admire jusqu’à ses écarts et ses mauvaises plaisanteries. Il y a des gens qui s’extasient sur la manière dont il a reproché à M. d’Alembert sa bâtardise, et sur le spirituel surnom d’Anticarré qu’il lui donne deux fois par mois[24]. On dit que le secrétaire perpétuel se désole tous les soirs dans son logis du Louvre, et qu’il se tue à courir tous les matins pour dire qu’il ne lit jamais ces sottises-là, et que par conséquent il est clair qu’il y est tout à fait insensible. Il semblerait qu’il y a une convention entre lui, pour répéter sans cesse cette protestation, et entre ses auditeurs, pour n’en rien croire. Il devrait bien se souvenir que ces petites ruses ne réussissaient pas même à papa grand homme, et que c’est une faible ressource de ne recueillir que cela de sa succession. Ce qui doit l’affecter le plus, c’est que Linguet paraît fort protégé. Le roi et Monsieur lisent exactement toutes ses feuilles, et M. de Vergennes, qu’il avait osé maltraiter il y a environ deux ans, l’a très-bien reçu dans son dernier voyage à Paris, qui s’est fait vers le mois de juin. C’est un dogue à longues dents, que le ministère a lancé contre la philosophie. »

Cependant les choses finirent par aller si loin, que les Annales, bien qu’elles sortissent de presses étrangères furent solennellement dénoncées au Parlement, toutes les Chambres réunies.

Ce fut M. d’Eprémesnil qui remplit, dans cette circonstance, le rôle d’accusateur, et il le fit si verbeusement, que son réquisitoire n’occupa pas moins de trois séances, d’une heure et demie chacune (11, 14 et 18 juillet 1780). Ce réquisitoire, qui ne fut imprimé qu’un an après, forme 55 pages in-8o, d’un caractère assez fin. L’orateur commence par un exorde où il cherche à éloigner de lui la mauvaise opinion que semble faire naître d’abord le rôle de dénonciateur, surtout à l’égard d’un homme expatrié, et que son malheur semblerait devoir rendre sacré ; il entre ensuite en matière, et, après un historique de ce qui a précédé l’évasion du célèbre journaliste, il en vient aux Annales, dans lesquelles il distingue cinq objets : les particuliers, la constitution française, la magistrature, les souverains, les peuples ; il suit l’auteur sur chacun de ces articles, et, le prenant toujours par ses propres paroles, il le convainc d’avoir, dans ses Annales, destructives de tous les droits de l’homme :


Érigé la force en véritable droit ;

Fondé toutes les couronnes sur des titres de sang ;

Soutenu que les rois sont propriétaires des biens et des personnes de leurs sujets ;

Soutenu qu’entre les rois et les sujets, le ciel s’explique par des victoires ;

Traité la magistrature française de corps de factieux inconséquents, et ses remontrances de déclamations monotones, pédantesques et incendiaires ;

Insulté tous les tribunaux français par des accusations continuelles d’inconséquence, d’oppression, de meurtre ;

Fait de la banqueroute publique un droit de la couronne, un devoir de chaque nouveau roi ;

Outragé le barreau, travaillé à semer la division dans le sein de la cour.

Et tout cela non dans un passage, dans un article, dans une feuille, mais dans les volumes de ses Annales, qui forment un corps de doctrine médité, suivi, combiné, développé, dans la vue de prêcher aux souverains le despotisme, aux peuples la révolte, au genre humain la servitude, aux Français la haine de leurs lois et de leurs juges ; ce qui tend à détruire les principes fondamentaux de la société, les règles générales de tout bon gouvernement, les maximes constitutives de la monarchie française, les droits et l’influence des corps dépositaires et gardiens de ces maximes, en un mot, à compromettre les personnes mêmes de tous les souverains et la tranquillité de tous les peuples.


C’était véritablement accorder trop d’importance à des paradoxes écrits au courant de la plume, et la passion seule pouvait voir dans les Annales un corps de doctrine « médité et suivi. » Linguet, soit qu’on l’envisage comme légiste ou comme économiste, est, par excellence, l’homme des contradictions. Aujourd’hui il vante les douceurs du régime asiatique, il atténue les cruautés des Césars, démontrant que « la fermeté poussée par un souverain jusqu’à la rigueur n’est jamais à charge aux peuples et qu’il y a tout bénéfice à rouvrir les sources de l’esclavage » ; demain, changeant de langage, il écrit, à propos de Joseph II : « Sans vouer à ces malheureux qu’on appelle rois une haine aveugle et indistincte, j’ai conçu pour la royauté une horreur qui ne finira qu’avec ma vie. ».

La dénonciation de M. d’Eprémesnil ne pouvait aboutir. On pensa généralement que le Parlement aurait mieux fait de ne pas compromettre sa dignité en entrant ainsi en lutte avec un simple particulier ; mais, la dénonciation ayant été admise, il devait s’en occuper sérieusement. Il paraît au contraire que les avis furent très-pusillanimes. Les uns eurent peur du vindicatif journaliste, et dirent que ce serait le moyen d’aigrir sa bile et de lui donner plus de consistance ; les autres, que ce serait l’attirer en France, puisqu’il ne manquerait pas de demander à être entendu et à plaider sa cause ; quelques-uns firent valoir la protection dont le couvrait Monsieur, et le plaisir qu’avaient le roi et la reine à lire ses feuilles ; quelques autres craignirent de scandaliser le clergé, regardant Me Linguet comme un de ses boucliers. Bref, on finit par renvoyer la délibération au premier jour, c’est-à-dire aux calendes grecques.

Ainsi cette grosse affaire n’eut d’autre effet que de redoubler la verve et l’audace de Linguet. Le ministère alors, voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’en venir à bout, résolut de recourir à la violence : on l’attira à Paris « par une suite de trahisons », et il y était à peine arrivé qu’il fut arrêté, le 27 septembre 1780, et conduit à la Bastille.

« Le métier d’Arétin, dit Grimm en annonçant cette nouvelle, a toujours eu ses périls et ses désagréments. Le sieur Linguet, qui s’était persuadé très-sérieusement qu’il y échapperait toute sa vie, grâce à la fermeté de son caractère et à une demi-douzaine de pistolets qu’il avait grand soin d’étaler sur son bureau ou de porter dans ses poches, vient d’être mis à la Bastille. Il y a été conduit, dit-on, pour éviter tout éclat, par un de ses amis, le commissaire Chesnon, sous le prétexte d’un dîner que ce bon ami lui avait proposé dans une maison de campagne au bois de Vincennes. Le public ignore encore le véritable sujet de sa détention, mais il en soupçonne plusieurs : les impertinences débitées dans ses Annales sur le roi de Prusse, sur la conduite des États généraux, sur nos traités avec l’Amérique, sur les plans de la guerre actuelle, dont il a osé dire, dans une de ses dernières feuilles, qu’il n’y en avait pas un seul dont on ait pu deviner le motif, même après l’événement, etc. On cite de plus une lettre écrite à M. le maréchal de Duras au sujet du numéro des Annales qui concernait son procès avec M. Desgrée, et dont M. le maréchal avait obtenu la suppression, lettre où l’audacieux folliculaire a la démence de dire à un homme revêtu de la première dignité du royaume, et sans aucune de ces circonlocutions métaphoriques dont son style est ordinairement hérissé : Vous êtes un Jean f…, en toutes lettres, signé Linguet. Quelle que puisse être la principale cause de la disgrâce de ce fameux écrivain, l’ordre des avocats, l’Académie, le Parlement, un grand nombre d’honnêtes particuliers grièvement insultés dans ses écrits, n’auront pas beaucoup de peine à s’en consoler ; mais il lui reste des amis et des protecteurs pleins de zèle, dans le clergé, à la cour, dans le militaire d’un certain ordre, et surtout dans les cafés de Paris, où la violence de sa plume intéresse la malignité, amuse les oisifs, et le fait admirer des sots comme un des plus sublimes modèles de l’éloquence française. »

Linguet demeura près de deux ans à la Bastille, jusqu’au 19 mai 1782 ; il eut ainsi tout le loisir de méditer sur les bienfaits de ce pouvoir absolu dont il avait plus d’une fois fait le panégyrique, notamment dans sa Théorie des lois civiles ; il pouvait encore, pour se consoler, se rappeler un de ses fameux paradoxes : « La société vit de la destruction des libertés, comme les bêtes carnassières vivent du meurtre des animaux timides.[25] » Laissons-l’y ronger son frein.




Pendant la captivité de Linguet, les Annales furent continuées par Mallet du Pan, son collaborateur. Avant de parler de cette continuation, nous devons dire quelques mots de la liaison, ou mieux, de l’association de ces deux hommes, les premiers journalistes, dans l’acception actuelle de ce mot, que nous ayons encore rencontrés, et les seuls à peu près que l’on puisse citer avant la Révolution.

Mallet du Pan, cherchant une voie à ses goûts et à ses ardeurs d’étude et de polémique, s’éprit de loin pour Linguet, qui ne lui parut qu’un homme éloquent et hardi injustement persécuté, et, à peine âgé de vingt-cinq ans, il publia, sous le titre de Doutes sur l’éloquence et les systèmes politiques (Londres [Genève], 1775), une apologie de la Théorie des lois civiles. Cet acte courageux dut, selon toutes les probabilités, amener quelques relations entre Linguet et son jeune champion ; mais nous manquons de renseignements à cet égard. Quelques circonstances, cependant, portent à croire que le Journal de Politique et de Littérature reçut des articles de l’écrivain genévois. Mallet du Pan aurait ainsi fait sous les auspices du terrible avocat ses premières armes comme journaliste. On lui voudrait un autre parrain, car Linguet, avec sa verve caustique, son naturel insolent et sa passion pour le scandale, introduisait alors dans le journalisme ce même genre d’éloquence injurieuse et de satire personnelle dont il avait donné au barreau le déplorable exemple, au grand dommage de son talent et de sa considération. Mais on ne choisit guère plus son parrain que sa parenté, et on entre dans le monde, et même dans le monde littéraire comme on peut.

Lorsque Linguet, évincé de son journal, prit le parti d’aller établir ses batteries hors de France, il vint à Genève et se montra à Ferney. C’est là que Mallet du Pan le vit pour la première fois. Ce qu’il aperçut de l’homme ne parut point avoir dissipé son admiration pour lui ; il s’enrôla décidément sous sa bannière et, peu de temps après, il alla le rejoindre à Londres.

À propos de cette visite de Linguet à Voltaire, on parla beaucoup de l’effroi qu’il inspira au grand homme. Après les trois jours qu’il passa à Ferney, Voltaire aurait dit qu’il l’avait sur les épaules comme un fagot d’épines, et qu’il n’avait pas eu la force de le secouer, tant il craignait, en le jetant à terre, d’en être déchiré. On lui prêtait encore d’autres paroles sanglantes, qui peignaient avec énergie son horreur pour cet homme, pire, à ses yeux, que l’Arétin, et qu’il appelait « le premier écrivain des charniers, sans contestation. » Que Voltaire, dit M. Sayous, à qui nous empruntons ces détails, n’ait pas eu en grande faveur l’adversaire de ses amis de Paris ; qu’il se crût obligé de faire écho à toutes les fureurs qu’excitait parmi eux le nom de Linguet ; qu’il le redoutât même pour son compte, cela est vraisemblable ; mais Mallet soutint toujours qu’il n’avait jamais entendu sortir de sa bouche que l’expression d’un intérêt sincère pour les malheurs de Linguet, et d’estime pour ses talents. Ce sont ces sentiments qui respirent dans la lettre suivante, que le patriarche écrivait à son jeune protégé, à Londres, où, comme nous venons de le dire, il était allé rejoindre Linguet :


Vous allez dans un pays devenu presque barbare par la violence des factions. C’est un de mes grands chagrins que l’homme éloquent que vous y verrez soit malheureux. Il lui faudra du temps pour en parler la langue avec facilité. À combien d’embarras ce grand ouvrage politique hebdomadaire va l’exposer ! C’est une chose si délicate que de vouloir rappeler à une nation ses intérêts, lorsqu’elle s’est privée elle-même de tous les moyens de régénération ! Je doute que Xénophon eût osé le tenter chez le jeune Cyrus. Mais ce qui me donne les plus grandes espérances, c’est que M. Linguet a les outils universels avec lesquels on fait tout ce qu’on veut, le courage et l’éloquence. Je lui souhaite autant de succès qu’il a de mérite. Vous savez que, selon La Fontaine,

Tout faiseur de journal doit tribut au malin.

Il serait beau qu’il ne crût jamais avoir besoin de cette ressource ; et, en effet, il est trop au-dessus d’elle. Je ne vous reverrai plus ni l’un ni l’autre : mon grand âge et mes maladies continuelles ouvrent mon tombeau, etc.[26].


L’intention de Mallet avait été de s’entendre avec Linguet pour publier une seconde édition des Annales sur le continent, et c’est, en effet, d’une édition suisse qu’il s’occupait le plus activement ; mais ce ne fut pas la seule part qu’il eut à cette entreprise. L’économie politique occupait alors beaucoup l’opinion. Linguet confia à son collaborateur, plus instruit que lui dans cette matière, le soin de traiter la question, et Mallet s’en acquitta avec une solidité qui fut remarquée bien que l’honneur ne lui en revînt pas, car Linguet était seul sur la brèche, et en apparence rédacteur unique de son journal.

L’association des deux écrivains persista-t-elle jusqu’à l’incarcération de Linguet ? Je ne trouve aucun renseignement à cet égard dans les Mémoires publiés par M. Sayous. Suivant M. Peuchet, elle n’aurait pas été de longue durée. Linguet était d’un commerce difficile, d’une morale relâchée, cherchant la contradiction et le paradoxe pour le plaisir de briller. Mallet n’avait pas tardé à s’apercevoir combien il s’était trompé sur son compte ; il n’avait bientôt plus vu en lui qu’un sophiste vendu au parti qui savait le gagner ou lui plaire. Il y avait un abîme entre leurs deux caractères. Ils s’étaient donc séparés, et Mallet était retourné poursuivre ses études dans sa patrie.

Quoi qu’il en soit, quand Linguet eût été mis à la Bastille, Mallet résolut de continuer les Annales à Genève, non, comme il le dit lui-même, pour se les approprier, mais afin d’entretenir le public dans le goût de ce genre de recueil, et pour que Linguet, à sa sortie de prison, pût les reprendre avec plus d’utilité.


Cet ouvrage périodique est un supplément, plutôt qu’une continuation, du célèbre ouvrage du même titre ; dans l’impossibilité de le remplacer, on ne cherche qu’à occuper, sans se flatter de le remplir, l’intervalle de sa cessation…

C’est un recueil vraiment libre, consacré au développement de l’histoire générale du siècle, dans la politique, la législation et la littérature, avec des réflexions. Tout ce qui peut caractériser les mœurs, les usages, l’esprit, les lois et les événements de notre époque, y sera consigné avec autant de franchise que d’impartialité. Au moyen de précautions qu’on a prises, et des correspondants scrupuleux dont on a fait choix, la vérité trouvera dans cet ouvrage un asile fermé aux nouvelles infidèles ou douteuses, à la calomnie comme à la flatterie et à toute personnalité.


Cette franchise, cette impartialité, sont les qualités dominantes de Mallet du Pan, et elles ne se démentiront pas un instant dans sa longue carrière de journaliste ; il les conservera jusqu’au milieu des luttes passionnées des premières années de la Révolution. Cependant elles eurent tout d’abord pour effet de faire interdire l’entrée de la France à ses Annales, « contrariées, dit-il, à leur naissance et dans leur cours bien qu’on s’y fût préservé de la licence et de la bassesse, et qu’on y eût donné l’exemple de la vérité poussée jusqu’au scrupule, et du courage à ne faire aucune acception de pays, de doctrines, de partis et de personnes. Mais rien ajoute-t-il, ne fera départir l’auteur de ces principes, sans lesquels on doit renoncer à peindre aux hommes le tableau de leurs faiblesses, de leurs malheurs et de leurs opinions. » On l’entend souvent s’indigner contre l’ignorance et la mauvaise foi de la plupart des journalistes.


Quiconque, écrit-il en 1782, à propos du siége de Gibraltar, quiconque veut abjurer pour sa vie la politique et les politiqueurs, avoir le droit de cracher sur les gazettes et de mépriser du plus profond mépris ce fatras d’inepties hebdomadaires, de vanteries nationales, d’horoscopes, de relations et de raisonnements dignes de sir Politick, où l’Europe puise la science et le calcul des événements du jour, n’a qu’à relire, pour dernière pénitence, tout ce qui s’est écrit depuis quelques mois sur Gibraltar et sur la flotte en chemin de le secourir. L’absurdité, le ridicule et la présomption ne peuvent aller plus loin.


Et ailleurs :


Il existe en Europe deux ou trois mille gazettes ou journaux. Des compilateurs en expriment la quintessence ; ils donnent l’esprit des ouvrages périodiques sans esprit, ce qui, sans contredit, est la chimie par excellence. Cet esprit-là, pour les papiers-nouvelles, n’est autre chose que le mensonge. Il serait à souhaiter que quelque bibliopole agiotât le privilége d’un Journal des calomnies hebdomadaires. L’auteur serait assurément, de tous les périodistes, le plus nécessaire et le plus occupé. Il faut croire que les gouvernements ne regarderaient pas ce recueil comme de contrebande dans leurs États.


Les Annales de Mallet, à peine connu, ne pouvaient avoir le succès de celles de Linguet dont le nom était si retentissant ; elles en eurent assez cependant pour « tenter l’avidité de contrefacteurs, dont l’un s’était retranché à Nantes, l’autre à Yverdon » ; et Mallet se croit d’autant plus « le droit de s’élever contre ce brigandage odieux, que le prix de son ouvrage est accessible à toutes les classes de lecteurs. »


C’est au mois d’avril 1780 que Mallet commença la nouvelle série des Annales, pour faire suite à celles de M. Linguet, et il continua, aussi régulièrement qu’il était possible, de publier deux fois par mois soixante pages d’un journal qui offrait, avec plus d’étendue et de conscience que celui de son prédécesseur, un tableau raisonné des événements politiques des deux mondes, des considérations générales et développées sur des points intéressants d’économie politique, de législation ; en un mot, de ce que nous appellerions aujourd’hui sciences morales. Les nouvelles et les jugements littéraires y avaient aussi leur place. Enfin il n’est peut-être pas de recueil contemporain où l’on trouverait une appréciation plus réfléchie de ces années du XVIIIe siècle dont il offre la véritable histoire politique et morale.

Mallet avait déjà publié trente-six numéros, en deux ans, et, par conséquent, était bien en droit de regarder les Annales comme siennes, lorsque Linguet, sorti de la Bastille, lui chercha querelle, et le dénonça, en termes outrageants, comme un contrefacteur. Mallet répondit avec fermeté et dignité, en déclarant qu’il restituait la livrée sous laquelle il avait paru depuis plus de deux ans, et qu’il rendait son titre d’Annales politiques, civiles et littéraires, au Journal helvétique, d’où Linguet l’avait pris ; enfin, qu’il allait continuer sous une autre dénomination un recueil qui n’avait jamais été un instant copié sur celui de Linguet, et qu’il avait le droit de présenter comme son œuvre propre et originale. À partir du mois de mars 1783, son journal parut sous le titre de Mémoires historiques, politiques et littéraires, sur l’état présent de l’Europe, avec cette épigraphe : Nec temerè, nec timidè ; mais il en suspendit la publication avant la fin de cette même année pour se rendre à Paris, où l’appelaient d’honorables propositions, provoquées par sa réputation de publiciste instruit et honnête.

Panckoucke, qui avait su l’apprécier, chercha et réussit à se l’attacher, à des conditions qui marquent assez quel prix on mettait dès-lors à sa plume. Il le chargea de la rédaction du Journal de Genève, en se réservant la faculté d’en composer, comme cela avait eu lieu jusqu’alors, le Journal de Bruxelles, lequel était réuni au Mercure, et pour cela il lui alloua un traitement de 7,200 livres, plus 1,200 livres pour les articles qu’il fournirait à la partie littéraire.

Un avis placé en tête du premier numéro de 1784 annonçait que « depuis le commencement de cette année ce journal était uniquement rédigé par M. Mallet du Pan l’aîné, auteur des Mémoires historiques…, ouvrage périodique confondu de ce moment avec le Journal de Genève. » — « Ce journal, ajoutait le même avis, peut tenir lieu de toutes les bibliothèques de nouvelles. Il jouit de la même liberté que les autres journaux étrangers qui circulent en France. La décence et l’impartialité en seront le caractère, et sont pour l’auteur une loi inviolable dont il ne se départira jamais. »

Mallet imprima au Journal de Genève un nouvel essor ; il y introduisit ces recherches statistiques, ces considérations diplomatiques, ces larges vues, dont l’absence avait tenu nos journaux à une si grande distance de ceux de l’Angleterre, et même de ceux de l’Allemagne. Sans être aussi libre que les Mémoires historiques ou que les Annales, le Journal historique montra un caractère d’indépendance qui en assura le succès. On peut dire que la nouvelle phase où entra dès-lors cette feuille doit marquer dans l’histoire de la presse périodique française. Dès le début, Mallet s’y révèle comme un publiciste distingué ; nous pourrions dire que c’est le premier journaliste que nous ayons encore rencontré. Ce qui ressort de ses premiers travaux, c’est, avec une grande netteté de vues, l’indépendance de jugement, l’habitude d’avoir son avis en toute matière sans en demander la permission à son voisin, et le besoin d’exprimer cet avis hautement et devant le public. Mallet du Pan, évidemment, était par vocation, un observateur, et de ceux qui aiment à faire part de leurs observations à tous. Il jugeait avec un bon sens sévère les déportements et les délires de la philosophie, mais il savait garder de justes mesures ; il justifiait bien cette devise, qu’il avait inscrite aux derniers numéros de ses Mémoires historiques : Nec temerè, nec timidè ; ni témérité, ni faiblesse, ce fut la devise de toute sa vie. Quant à son système politique, on put de bonne heure prévoir, dit son biographe, la pente qu’il suivrait dans les questions où les intérêts des princes et ceux des peuples seraient opposés. Malgré son goût pour l’indépendance et la liberté, peut-être même à cause de ce goût, il se montra disposé à soutenir les premiers. Né dans une république, il avait pris en aversion les contrariétés auxquelles la liberté individuelle y est trop souvent exposée, et la monarchie régulière, appuyée sur les lois et sur l’autorité d’une aristocratie tempérée, lui paraissait le gouvernement le plus désirable : il le défendit avec une constance et une fermeté qui ne se sont jamais démenties.

Son passage au Journal historique et politique fut marqué par un acte de courage qui lui fait trop d’honneur pour que nous ne le consignions pas ici. Lors des troubles de Hollande, suivis, en 1787, de l’invasion de ce pays par les Prussiens, le ministère français se montra disposé à soutenir le parti patriote contre la maison d’Orange. Mallet fit, pour son journal, un article où il se déclarait hautement contre le ministère, et démontrait le danger de favoriser l’insurrection. M. de Vergennes, à la censure de qui le travail de Mallet était subordonné, arrêta l’article, en fit rédiger un tout contraire, et le lui envoya, avec injonction de l’insérer. Mallet court aussitôt à Versailles, va trouver le ministre : « Monsieur le comte, lui dit-il, l’injonction que j’ai reçue de vous est, en d’autres termes, l’ordre de vous rapporter le privilége que je tiens de votre bienveillance ; le voici : je n’écris point contre ma conscience. » Frappé de cette résolution, M. de Vergennes saisit les mains de Mallet, en lui disant « Je ne reprends point ce que j’ai si bien placé. Je sacrifierai mon article, vous sacrifierez le vôtre, et nous resterons amis. »

En 1788, Mallet quitta le Journal de Genève pour le Mercure, où nous le retrouverons, et qui lui dut, pendant les premières années de la Révolution, un succès auquel peu de journaux atteignirent.

Le Journal de Genève se continua jusqu’en 1792 ; il se divise en trois séries : 1. Journal historique et politique des différentes cours de l’Europe. Genève, 1772-1783, 45 vol. in-12. — 2. Journal historique et politique, par M. Mallet Du Pan l’aîné. Genève, 1784-1787, 16 vol. in-12. — 3. Journal historique et politique de Genève (la couverture imprimée porte seulement Journal de Genève). Genève, 1788-92, 18 vol. in-8.




Mais revenons à Linguet, que nous avons laissé rongeant son frein à la Bastille. De ses faits et gestes pendant sa captivité, nous mentionnerons seulement un projet d’une espèce de télégraphe dont il répandit l’annonce dans le public, mais sur la valeur duquel nous ne saurions nous prononcer, car il ne paraît pas en avoir révélé le secret. « Il trouva ainsi du moins, dit Grimm, celui de se rappeler, d’une manière assez piquante, au souvenir d’un public qui commençait à l’oublier[27]. Il a fait beaucoup mieux encore, car il vient d’obtenir — et ce pourrait bien être une autre énigme — la permission de sortir de la Bastille, même celle de continuer son journal. On lui interdit à la vérité toutes les matières de religion, de gouvernement et de politique ; mais on lui abandonne, dit-on, pour ses menus plaisirs, les philosophes et l’Académie. »

Rendu à la liberté dans les premiers mois de 1782 — ou plutôt sorti de la Bastille, car, quoi qu’en dise Grimm, on ne lui ouvrait les portes de cette prison que pour lui en donner une autre en l’internant à Rethel, — il s’enfuit à Bruxelles ; puis, ne s’y croyant pas suffisamment en sûreté, il repassa la mer, pour « mettre entre les largesses du ministère de France et lui une distance qu’elles ne franchiraient pas. » Arrivé à Londres, il n’est pas encore rassuré ; il se retranche dans une maison quatre fois trop grande pour lui, sous la garde d’une dame Buttet, qui est sa maîtresse et son cerbère, et là, d’une main tremblante de rage, il écrit ces fameux Mémoires sur la Bastille qui ont été comme le premier coup de pioche donné à cette vieille forteresse du despotisme.

Nous devons dire quelques mots de ce pamphlet, parce qu’il fait en quelque sorte partie des Annales. On lit en effet dans un avis placé en tête : « Ces Mémoires, étant compris dans les Annales et composant trois numéros, n’auraient dû se distribuer que par portions ; cependant, par égard pour l’impatience du public, et pour ne pas suspendre l’intérêt, on distribuera les trois numéros à la fois. » Ils commencent en effet le tome X des Annales, qui est ensuite presque entièrement rempli par l’examen des œuvres de Voltaire, interrompu seulement une fois parce que « il faut bien parler de ce Congrès qui a si rapidement acquis une souveraineté et qui a de la peine à trouver une maison, de ces libres Américains qui consacrent la prise de possession de leur indépendance par des proscriptions moins sanglantes, mais en un sens plus atroces que celles des Marius, des Sylla, des Octave, parce que celles-ci étaient l’ouvrage d’un petit nombre de scélérats enivrés par la fortune, au lieu que les autres sont ordonnées, ratifiées, exécutées en corps de nation, et de sang-froid. Il faut bien qu’il dise un mot de ces pauvres circoncis que l’on veut démembrer ; de ces gros ballons, de cet air inflammable, qui font fermenter tant de têtes ; de ces automates qui jouent aux échecs, qui parlent, etc. ; enfin de tant de nouveautés et de singularités dont abonde ce moment de la fin du siècle. » L’examen des œuvres de Voltaire est terminé par le prospectus très-curieux d’une édition corrigée, « qui ne pût inspirer aux lecteurs délicats ni crainte, ni regret », que Linguet proposait en souscription, et dont le succès lui paraissait d’autant plus assuré qu’il « avait pour caution le mérite de la chose et la pureté du motif[28]. »

En tête des Mémoires se trouve une estampe curieuse, dont l’idée, paraît-il, avait été fournie par le Courrier du Bas-Rhin, « c’est-à-dire la feuille périodique la plus estimée des hommes honnêtes et éclairés, des vrais philosophes » ; en d’autres termes, la feuille qui s’était montrée la plus bienveillante pour les Mémoires et pour leur auteur. « On y voit, — nous copions l’explication, en l’abrégeant, — on y voit la statue de Louis XVI, avec les attributs de la royauté, élevée au milieu des débris d’un château à moitié ruiné qui est censé représenter la Bastille : ce prince tend les mains avec bonté vers les prisonniers qu’il vient de délivrer… Sur le piedestal on lit l’inscription très-noble indiquée par le Courrier du Bas-Rhin : À Louis XVI, sur l’emplacement de la Bastille. Dans le fond on aperçoit l’horloge scandaleux (sic) décrit dans les Mémoires (il avait pour ornement des fers sculptés, et pour support deux figures, un homme et une femme, enchaînés par le cou, par les mains, par les pieds, par le milieu du corps) ; le cadran est entamé par la foudre, qui a gravé sur le mur ces mots précieux, tirés de la déclaration du 30 août 1780, sur les nouvelles prisons :

« Ces souffrances inconnues et ces peines obscures, du moment qu’elles ne contribuent point au maintien de l’ordre par la publicité et par l’exemple, deviennent inutiles à notre justice. »

« Phrase qui emporte seule la réprobation des bastilles, puisque, comme on va le voir, leur destination spéciale est précisément d’infliger, et d’infliger arbitrairement, et d’infliger bien plus souvent à des innocents qu’à des coupables, des souffrances inconnues et des peines obscures. »


Sa bile épanchée, Linguet s’occupa de la reprise de ses Annales, dont il recommença la publication le 15 février 1783.

Cette troisième série fut précédée, cela va sans dire, d’un avis aux souscripteurs, daté de Londres 1er janvier 1783, dont nous extrairons encore quelques passages. Nous citons beaucoup, mais nous y sommes entraîné comme malgré nous, et nous aimons à penser que nos lecteurs ne s’en plaindront pas.


Les lecteurs qui connaissent les volumes précédents de cet ouvrage peuvent être sûrs que le même esprit dictera ceux qui vont suivre. Si le soin de n’écrire jamais que d’après une intime conviction a pu donner autrefois à ma plume quelque énergie, on la retrouvera ici tout entière ; on y retrouvera de même la franchise, l’impartialité, dont j’ai tant de fois été la victime, et qui, heureusement, ne peuvent plus me devenir funestes.

Dans la fosse aux lions de la moderne Babylone, inaccessible même aux messagers célestes et aux consolations qui pénétraient quelquefois dans celle de l’ancienne, on a pu affliger mon cœur par toutes les espèces de privations, on a pu le déchirer par toutes les espèces de douleurs, on a pu compromettre ma vie par toutes les espèces d’attentats ; on n’a pas pu dégrader mon âme. Mes forces sont diminuées ; mon courage, mon amour pour la vérité, ne le sont pas.

Les Annales n’éprouveront donc, quant au fond, d’autre changement que celui qu’y peut opérer d’un côté une plus parfaite indépendance, et de l’autre une plus grande maturité dans l’auteur. Deux ans d’une solitude aussi cruelle que profonde ont changé mes idées sur bien des objets ; ils les ont confirmées sur d’autres je me rétracterai sans honte, comme je persisterai sans obstination.

Par exemple, j’aurai certainement à me réformer en plusieurs points sur ce que j’ai pensé jusqu’ici de la constitution anglaise. Mon retour dans l’île qu’elle vivifie en est déja une réparation bien authentique. Une discussion approfondie achèvera de justifier l’hommage que je lui rends. Je ne crains pas que les appréciateurs éclairés trouvent de la contradiction entre mes éloges et ma censure. Avec une bonne lunette, on voit les astres tout autrement qu’il ne paraissent à la vue simple. Or la Bastille est un excellent télescope pour apprécier l’Angleterre et ses lois.

Si, après l’honneur et l’estime de soi-même, la liberté personnelle, la certitude de ne pouvoir la perdre que sur des raisons graves, et d’après des formes qui assurent à l’innocence les moyens de la recouvrer sans délai, sont les biens les plus précieux pour un homme raisonnable, la constitution qui les protége avec plus d’efficacité est sans contredit la plus parfaite. Et voilà l’avantage de celle dont les Anglais ont bien sujet de s’applaudir. J’avais été jusqu’ici trop frappé de quelques inconvénients qui me semblaient la déparer : mon expérience m’a prouvé qu’il n’y en avait aucun de comparable à une lettre de cachet.

Ce retour sur des méprises excusables m’assure sans doute le droit de ne point désavouer ce qui continuera à me paraître fondé : le même scrupule qui me prescrit de retrancher des erreurs me défend également d’abandonner des vérités, et il m’en reste plus d’une, non seulement à achever de développer, mais à reprendre de nouveau, à représenter avec encore plus de force.

Je traiterai successivement de grandes questions très-peu approfondies, ou très-maladroitement discutées, ou, j’ose le dire, très-mal résolues par la plupart des publicistes, par exemple celle de l’étendue ou des bornes du pouvoir respectif des souverains sur leurs sujets et des sujets sur les souverains ; question délicate, dont il est important pour la société en général que la solution soit donnée bien pleine, bien entière, au moins une fois c’est le seul moyen de prévenir les oppressions comme les révoltes · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Il en est de même de la promulgation des lois, des formalités qui donnent à la parole du souverain, quel qu’il soit, ou monarque, ou sénat, ou peuple, une force sacrée, un pouvoir presque divin, capable de lier le corps entier dont il est l’âme, d’enchaîner les volontés de tous les membres, de transformer la résistance en crime et de légitimer le châtiment des contraventions · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je traiterai de même la suppression de la mendicité, autre article d’intérêt plus général encore et plus pressant, article qui mérite l’attention surtout des classes sociales auxquelles il semble le plus étranger · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je reprendrai également plusieurs morceaux de littérature et de physique que j’avais laissés en arrière · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Ces sujets et plusieurs autres que les occasions amèneront me donneront le moyen de remplir mon plan entier. J’aurai ici le loisir et la liberté nécessaires ; mais le peu que l’événement du 27 septembre 1780 m’a laissé de forces et de santé suffira-t-il à ce travail pénible ? Je l’espère. Après une mort de vingt mois, que tout, hors la justice, pouvait faire paraître irrévocable, mon retour à la vie est un véritable miracle. La Providence qui a fait naître dans le cœur d’un roi jeune et vertueux le désir de l’opérer voudrait-elle le rendre inutile ?

Je me flatte qu’elle aplanira de même les autres difficultés qui pourront se rencontrer dans ma laborieuse carrière · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


Suivent de longues explications sur les infidélités du sieur Le Quesne, son représentant à Paris, avec lequel il a été obligé de rompre, parce qu’il « lui fallait, dans cet enfer, être sans cesse à genoux devant les diables et embrasser Judas. » Mais il ne sait encore par qui le remplacer ; il ignore également le nombre et les noms des souscripteurs ; il ignore de même le parti que prendra le ministère français à l’égard des Annales. Dans cette perplexité, il s’avise d’un moyen assez étrange, et il le justifie par des arguments plus étranges encore.


Le seul parti que je puisse prendre à l’égard des souscripteurs français, tant de ceux qui ont des droits que de ceux qui voudraient en acquérir, c’est de les prier de vouloir bien m’écrire sous l’enveloppe de M. le baron d’Ogni, intendant général des postes à Paris.

Si, dans ce qui me concerne personnellement, la justice, la foi publique, les bienséances même, peuvent une fois n’être pas violées, sans doute on ne l’empêchera pas de me faire passer leurs lettres, ni moi d’y répondre, comme autrefois, par le moyen de ses courriers.

C’est la poste qui a distribué les Annales en France depuis qu’elles existent ; chaque numéro se distribuait sur un ordre exprès et formel émané directement du ministère.

Si par cette intervention directe dans leur débit le gouvernement n’est pas censé en avoir adopté tous les principes, au moins est-il devenu évidemment caution des engagements qui s’y prenaient, sur sa parole, sous ses yeux, et pour ainsi dire par ses mains. Il ne peut donc ni priver les souscripteurs de l’année que je leur ai promise de son aveu, ni moi des moyens de remplir ma promesse.

Je suis assurément très-jaloux du trésor que j’ai recouvré, je suis bien décidé à ne plus m’exposer à le perdre sur des ordres arbitraires ; je dirai le reste de ma vie avec Ovide :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem.


Je conserverai ma liberté avec idolâtrie mais je ne suis pas plus disposé que par le passé à la confondre avec la licence. Je ne crois pas qu’il faille en abuser pour en jouir, et, comme je l’ai dit autrefois, l’inquisition la plus rigoureuse ne me donnera jamais de censeur plus sévère que moi-même.

Une franchise impartiale autant qu’inflexible ; des vérités salutaires aux princes et aux peuples ; des ménagements quand il en faudra ; de la hardiesse quand elle sera nécessaire ; une attention scrupuleuse à respecter les mœurs, les lois, à réclamer en faveur des classes les moins autorisées, les plus facilement écrasées de la société, les droits que la nature leur donne et qu’une saine politique doit toujours leur conserver : voilà ce que les Annales ont offert jusqu’ici et ce qu’elles offriront toujours. Puisque la poste française les a voiturées dès la première année de leur existence, avec ce caractère qui ne s’est pas démenti, on ne pourrait lui défendre de s’en charger à l’avenir sans déclarer que le gouvernement a perdu de son amour pour la vérité ; ce qui serait calomnier le roi, et ceux des hommes employés à l’administration qui sont dignes de la confiance dont il les honore.

Mais, me dira-t-on peut-être, comment a-t-il pu vous entrer dans la tête que la poste se chargerait en France de distribuer un ouvrage qui débute par des Mémoires sur la Bastille ! Vous n’y faites sûrement pas l’apologie de ce terrible entrepôt ; et comment voulez-vous que la police qui le dirige, le ministère qui le choie, en autorisent la censure, ou, ce qui revient au même, la description ? Il y a des choses où les hommes en place peuvent laisser le droit de dire, pourvu qu’ils conservent celui de faire ; mais la Bastille n’est pas de ces choses-là ; il faut ou la détruire, ou empêcher qu’on sache ce que c’est ; et croyez-vous qu’on veuille la détruire ?

Mais je demande à mon tour comment on empêcherait désormais que le public la connaisse ? Mes Mémoires sont imprimés. Au moment où ceci deviendra public, ils seront en route pour se répandre dans toute l’Europe. Il n’y a pas de moyen humain capable de les anéantir ou de les écarter même de la France : l’intérêt est trop vif et la curiosité trop légitime. On aurait beau multiplier les sbires, les exempts, etc., ils transpireraient par tous les pores du royaumes ; ils se joueraient de la sagacité de la police parisienne avec autant de succès au moins qu’elle se joue avec atrocité de la personne des infortunés qui en ont fourni la matière.

Mais, de plus, sous quel prétexte essaierait-on même de l’autoriser à les supprimer ? Qu’on y prenne garde, ce n’est pas ici un libelle, une de ces déclamations anonymes qui se perdent ou s’oublient sans laisser de traces, et dont les honnêtes gens concourent à opérer la suppression, même sans y être forcés par le despotisme qu’elles inquiètent. Je signe. Ce sont des faits dont je me déclare garant, et qui ont autant de témoins que la Bastille a fait de victimes. C’est une tyrannie monstrueuse que je dénonce à l’Europe, au souverain équitable dont elle compromet le nom et le règne. Quel sera, même dans le ministère français, le personnage qui osera s’en déclarer le protecteur quand elle sera bien dévoilée ?

Peut-être y a-t-il des hommes assez lâches pour s’imaginer avoir un intérêt pressant à la soutenir ; mais le roi n’en a aucun ; mais ce que ses conseils et sa cour contiennent d’hommes honnètes n’en ont pas davantage ; mais de quel front, à quel titre, les autres demanderaient-ils à un monarque vertueux de se porter pour le défenseur de leurs barbaries, à des coadministrateurs intègres et humains de s’en déclarer les complices, en aidant à en supprimer le tableau ?

Diront-ils que ce sont des mensonges ? Je les en défie. Sans nier que ce soient des vérités, insinueront-ils qu’elles sont dangereuses ? Ils n’oseraient.

Et où est le danger de fournir à un prince bienfaisant l’occasion de faire le bien ? Et où est le danger de révéler à un roi ami de la justice et de sa propre gloire des horreurs qui ne cessent de violer l’une, et qui flétriraient l’autre s’il n’était pas démontré qu’ils les ignore ? La Bastille est-elle un des fondements de son trône ? Est-ce une des dépendances de sa couronne dont il ne lui soit pas permis de changer la constitution ? Ces cachots sont-ils inamovibles, comme les siéges des conseillers en parlement ? Oserait-on dire au modérateur suprême de la justice et des lois qu’il ne règne que parce qu’il existe dans son royaume un moyen assuré de se défaire successivement de tous ses sujets, sans même qu’il le sache ?

La Bastille peut quelquefois contenir des secrets de l’État ; mais le régime abominable qui s’y perpétue n’en est pas un ; et, comme on le verra, c’est ce régime que j’attaque. Pour l’honneur des ministres, j’aime à croire qu’il ne subsiste que parce qu’il n’est pas connu même d’eux. La publicité qu’il va recevoir ne pourrait les inquiéter qu’autant que le gouvernement aurait pris la résolution fixe et immuable de ne pas le réformer, même en le connaissant, et, en vérité, je crois que ce serait un crime de le supposer.

Les ministres feront ces réflexions ; quand ils ne les feraient pas, le roi les fera. Sa Majesté est trop familiarisée avec la lecture des Annales pour supposer, quelque chose qu’on lui dise, ou quelque sujet que je traite, qu’elles puissent rien contenir de contraire au respect dû à sa personne, aux lois, aux mœurs, au bien public en général.


En attendant, il envoie à M. le baron d’Ogni un nombre d’exemplaires du no 72 qu’il croit suffisant pour répondre aux premières demandes et compléter le tome ix aux souscripteurs à qui il est dû. S’ils le reçoivent, ce sera une preuve que les passages seront ouverts, et alors on pourra souscrire à la poste. Dans le cas contraire, ce sera aux souscripteurs à lui indiquer un autre moyen de leur faire parvenir ce no 72 et les suivants, ou à poursuivre leur remboursement contre le ministère.

Les passages furent ouverts tout grands aux Annales ; mais elles furent encore une fois interrompues en 1785, j’ignore pour quel motif. Linguet, que rien ne pouvait rebuter, réussit à les ressusciter en 1787. « Cette reprise, dit-il, est une époque décisive en tout sens dans sa vie. » Et il ajoute :


Une franchise décente, un soin soutenu de tout rapporter à l’utilité publique, un respect constant pour les mœurs, le culte et le gouvernement, sont les caractères qui ont toujours distingué cet ouvrage. Il n’en a pas moins été traversé par les plus opiniâtres, souvent par les plus cruelles contrariétés ; tandis qu’une tolérance ouverte, et même un protectorat non dissimulé, se prodiguaient à des productions d’un genre un peu différent.


Mais, hélas ! les persécutions ne firent que redoubler, et rendirent sa tâche de plus en plus difficile. Le no 116 fut condamné au feu par le parlement ; le no 117, qui complétait la cinquième année, fut arrêté, et ce n’est qu’après une « incarcération de près de deux ans dans les cachots de la robinocratie, de la bureaucratie, de la sceaucratie, et de toutes les craties possibles, qu’il fut retrouvé et rendu. » Du reste, « à partir du 27 septembre 1787, par une friponnerie ministérielle dont il s’est plaint vainement quand les coupables disposaient du pouvoir, tous les envois, sans exception, furent non pas saisis, non pas arrêtés, mais volés, à la lettre, dans tous les bureaux où ils étaient découverts. »


La Révolution ouvrit à Linguet et à ses Annales les portes de la France. On lit en tête du tome xvi (juin 1790) que, « l’auteur ayant établi son séjour à Paris, et ne voulant plus d’intermédiaire entre le public et lui, on devra s’adresser à lui-même, hôtel de Toulouse, rue du Jardinet-Saint-André-des-Arts. » Quelque temps après, il transporte son domicile rue Saint-Dominique, près la rue du Bacq, no 48, et, à cette occasion, « il croit devoir prévenir le public qu’il y a dans la même rue d’autres Annales. Ce titre, ajoute-t-il, est un de ceux qui ont fait fortune dans la Révolution : elle a produit des Annales de toutes les dimensions, de toutes les couleurs, et même de tous les partis. Les siennes ont au moins le mérite de n’être d’aucun parti ; elles n’appartiennent qu’à la raison, à la justice et à la vérité. »

On sait que Linguet périt sur l’échafaud ; mais on sait peut-être moins généralement qu’il y fut conduit par un paradoxe, mourant comme il avait vécu. Il fut, en effet, traduit devant le tribunal révolutionnaire et condamné pour avoir mal parlé du pain. Voici ce qu’il en avait dit, — et cette citation est singulièrement propre à donner une idée de cet amour excessif du paradoxe qui était le trait saillant de son caractère :


Le pain, considéré comme nourriture, est une invention dangereuse et très-nuisible. Nous vivons de cette drogue, dont la corruption est le premier élément, et que nous sommes obligés d’altérer par un poison pour la rendre moins malsaine. Le pain est plus meurtrier encore cent fois par les monopoles et les abus qu’il nécessite, qu’utile par la propriété qu’il a de servir d’aliment. Le plus grand nombre des hommes n’en connaît pas l’usage, et, chez ceux qui l’ont adopté, il ne produit que de pernicieux effets. C’est le luxe seul qui nécessite le pain, et il le nécessite parce qu’il n’y a point de genre de nourriture qui tienne plus les hommes dans la dépendance. L’esclavage, l’accablement d’esprit, la bassesse en tout genre dans les petits, le despotisme, la fureur effrénée de jouissances destructives, sont les compagnes inséparables de l’habitude de manger du pain, et sortent des mêmes sillons où croît le blé !


Linguet attendait avec impatience le moment de paraître devant le redoutable tribunal ; il se faisait une fête, disait-il à ses compagnons de captivité, de dévoiler la sottise et l’atrocité de ses ennemis. Mais il n’avait plus affaire à la grand’chambre ; on ne voulut même pas entendre sa défense. « Ce ne sont pas des juges, dit-il tristement en rentrant dans sa prison ; ce sont des tigres ! »


Comme leur auteur, les Annales ont été très-diversement appréciées ; on s’accorde à dire cependant qu’elles sont au-dessous du bruit qu’elles ont fait.

« Lorsqu’on a été forcé comme moi, dit Brissot dans ses Mémoires, d’analyser ce journal[29], on sait combien il répondait peu au titre fastueux que lui avait donné Linguet : Annales politiques, civiles et littéraires du dix-huitième siècle ! La partie politique n’était jamais qu’un réchauffé, parfois raccourci, souvent ampoulé, des événements déjà consignés dans toutes les gazettes. La partie civile offrait, avec l’histoire de quelques procès portés devant les tribunaux français, des sarcasmes longuement amplifiés contre les magistrats. La partie littéraire était encore plus insuffisante ; ce ne sont que querelles, anecdotes, diatribes, sur les académiciens et les philosophes ; d’un côté, récriminations contre les gens du barreau et du parquet ; de l’autre, contre les gens de lettres et les savants ; on voit à chaque instant percer les souvenirs des démêlés de l’auteur avec ses contemporains.

» On ne peut cependant refuser à Linguet de la chaleur dans le style, des images brillantes, du talent pour le sarcasme. Il a rendu service à la liberté, sans le vouloir, en attaquant avec opiniâtreté la tyrannie de la robe et celle des académies, en heurtant ouvertement l’inquisition à laquelle nos visirs assujettissaient toutes nos productions littéraires. Mais on doit le blâmer d’avoir prostitué son talent au panégyrique du despotisme, à la défense des causes les plus iniques, des paradoxes les plus révoltants, à la satire des écrivains les plus respectables. Linguet voulait des autels, et voulait les composer des débris des statues de grands hommes qui valaient mieux que lui. Si l’utilité publique est le sceau du vrai talent, et le garant d’un réputation immortelle, on s’explique pourquoi le nom de Linguet est mort de son vivant même. La Révolution l’a surpris composant encore la satire du peuple et de la liberté. L’habitude datait de trop loin, elle était trop fortement enracinée, pour que l’arbre pût se plier dans un autre sens. Aussi Linguet ne parut-il que grimacer la liberté, lorsqu’en 1791 il voulut se faire cordelier sous les auspices de Danton et de Camille Desmoulins. Il regardait le club des Cordeliers comme une piscine où s’effaceraient toutes ses prédications en faveur du despotisme. Personne ne fut la dupe de cette hypocrisie tardive[30]. »


Sur un exemplaire des Annales annoté par M. Félix Bodin, vers 1826, on lit cette observation : « Je ne suis pas surpris du bruit que fit cet ouvrage dans le temps. Linguet a un style plein de chaleur et d’originalité ;[31] ; on trouve par-ci par-là des vues hardies, des poussées dans l’avenir, des pages vraiment remarquables. Du reste, ce Linguet est toujours de mauvaise humeur et mécontent de tout ; on ne sait guère ce qu’il veut. Il fut un temps où les écrits de cet homme faisaient fureur, comme aujourd’hui ceux de l’abbé de Pradt, de M. de Montlosier, etc. ; mais cela ne se lit plus. » Non, sans doute, les Annales ne se lisent plus comme au moment de leur apparition ; cependant quiconque veut connaître le mouvement des idées à la fin du XVIIIe siècle ne saurait se dispenser de les lire.

Linguet avait un talent réel : histoire, économie politique, littérature, jurisprudence, diplomatie, il s’était rendu familiers tous ces genres, et il en a traité quelques-uns avec une véritable originalité ; mais il a déconsidéré son talent par un excès de fougue, de jactance, de bizarrerie, par sa manie du paradoxe, par ses intempérances de langage, par la véhémence et la continuité de ses emportements.

Le plus curieux, c’est qu’il se trouvait lui-même très-modéré, et il poussait les hauts cris quand on retournait contre lui cette arme de la critique qu’il maniait avec si peu de ménagement. Il écrivait au directeur du Mercure :


Je ne veux de mal à personne ; mais, quoique indulgent par caractère, je deviens vindicatif par raison : je m’aperçois qu’on n’est ménagé dans le monde qu’autant qu’on y paraît méchant. La littérature est, à cet égard, un monde très-perfectionné. Ainsi, je n’attaquerai jamais le premier ; mais j’ai juré de ne me laisser jamais attaquer impunément. Je tiendrai ma parole, et vous serez bientôt le maître d’en faire l’expérience. Il paraîtra de moi, à la Saint-Martin, trois ouvrages intéressants, au moins par leur objet : critiquez-les, je serai le premier à vous applaudir, si c’est avec raison ; mais parlez-en décemment, si vous en parlez, ou bien je relirai mon Voltaire pour y apprendre comment il faut traiter un journaliste qui s’oublie.


Il faut songer que Linguet était surexcité par l’ardeur de la lutte quand il parlait ainsi ; à son début dans la carrière du journalisme, il affectait des sentiments beaucoup moins agressifs. Répondant à l’abbé Roubaud, rédacteur de la Gazette d’Agriculture, il assurait qu’on essayerait en vain de faire entrer dans son cœur une tentation de vengeance.


Jusqu’ici, disait-il, je ne me suis jamais livré à ces mouvements peu chrétiens que quand j’ai été provoqué. Dorénavant je veux conserver mon sang-froid même contre l’outrage. L’expérience me fait voir qu’on ne gagne rien à s’échauffer. Quoique la vérité n’aille guère avec la froideur, il faut tâcher de ne pas lui donner pour compagnes la colère et la malignité, qui s’allient trop aisément avec le mensonge.

Mais il ne devait pas longtemps se tenir parole à lui-même ; à chaque instant il ramène sa personnalité sur la scène. Il sent ce que cela a de fâcheux, de peu digne, et il s’en irrite davantage.


Combien, s’écrie-t-il, combien n’est pas cruelle la position d’un homme compromis sans cesse par des inculpations iniques ! S’il se tait, ses ennemis en triomphent ; ils argumentent de son silence, et en concluent hardiment que c’est l’équivalent d’un aveu. S’il parle, s’il confond l’imposture, ils l’accusent d’égoïsme et d’orgueil, et trouvent moyen par là de le rendre plus odieux au milieu de son avantage qu’il ne l’était avant la destruction des soupçons dont il s’est lavé.

Quelle est donc la ressource de l’innocence calomniée ? Ce n’est pas tout d’ailleurs : non seulement on fait en sorte que la patience et la justification lui deviennent également dangereuses ; mais on réussit encore à les rendre, l’une et l’autre, également inutiles. Quiconque est en butte à des ennemis adroits et ardents, comme la haine l’est toujours, ne doit point s’attendre à voir jamais les préjugés appuyés par eux absolument détruits : on n’acquiert, en se défendant avec opiniâtreté, que le renom d’un homme plein de soi-même. Le public ne se lasse jamais de l’attaque, et il s’en souvient toujours ; il se dégoûte bientôt de la réfutation, et il l’oublie sur-le-champ ; il ne tarde pas à faire un crime à la vérité d’être aussi infatigable que le mensonge, il n’accorde qu’à celui-ci le droit de se répéter impunément…


C’est ainsi, dit-il, que ses détracteurs ont persuadé à tout le monde qu’il était un caractère violent, un écrivain satirique, un censeur sans égards, qui ne se plaisait que dans des guerres injustes, et qui les commençait toujours ; qu’après avoir réussi à le faire passer pour un cerveau bouillant que rien ne pouvait contenir, pour un apologiste du despotisme, pour un panégyriste de la tyrannie et des plus abominables tyrans qui aient souillé le trône, ils sont aussi parvenus à faire recevoir comme une vérité incontestable qu’il se chargeait par goût des mauvaises causes, et qu’à son seul nom les tribunaux préparaient une condamnation, bien qu’il eût prouvé que, sur plus de cent affaires, il n’y en avait eu que neuf où la justice eût suivi une opinion différente de la sienne[32].

Il faut convenir aussi que les adversaires de Linguet le ménageaient peu, comme on le voit du reste par le passage que nous venons de citer. Parmi ses contradicteurs, il en est un qui engagea avec lui une lutte corps à corps dont l’histoire du journalisme n’offre pas d’autre exemple. On lit à ce sujet dans les Mémoires secrets : « Un anonyme, pour faire sa cour sans doute au ministère de France, propose par souscription des Analectes politiques, civiles et littéraires[33], ouvrage périodique pour servir de supplément aux Annales de M. Linguet, avec cette épigraphe : Tu cave defendas, quamvis mordebere dictis[34]. Ce supplément, ainsi qu’on le conjecture aisément, est un prétendu contrepoison imaginé pour guérir des morsures du journaliste. On se propose en conséquence de le suivre à la piste, et d’appliquer le remède l’instant d’après qu’il aura fait la plaie. »

Voici en quels termes l’auteur de cette sorte de contrepartie des Annales annonçait son projet, en faisant appel à tous ceux qui voudraient concourir avec lui à la recherche du vrai, du juste et de l’honnête dans tous les genres :


Ce n’est plus dans un journal, mais dans des Annales dont la réunion doit former une histoire universelle, que M. Linguet se propose de venger désormais l’humanité des outrages qui la flétrissent, d’éclairer la raison sur les écarts qui la déshonorent, et de fixer le jugement de la postérité sur les événements, les lois et les mœurs de notre siècle.

Il n’y a pas, dit-il, de décisions des tribunaux que le public n’ait droit de revoir.

Mais les siennes seraient-elles sans appel ? L’amour de la vérité nous fera suivre ce nouveau Salluste dans ses récits comme dans ses raisonnements, et, toutes les fois qu’il empruntera le tonnerre de Démosthène, nous saisirons la hache de Phocion · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Ces Analectes suivront exactement, de mois en mois, les Annales de M. Linguet, et elles seront disposées, pour le format, à leur servir, si l’on veut, de supplément · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


C’est bien mieux encore : le texte de Linguet et la réponse de son contradicteur sont disposés sur deux colonnes en regard, de manière à ce que le juge du camp puisse mieux apprécier les coups, ou, si l’on veut, à ce que le contrepoison soit plus près du poison.

La nouvelle de cette entreprise dut surprendre Linguet ; mais elle ne pouvait l’effrayer : il n’hésita pas à en publier le programme dans ses Annales. « Je reçois, dit-il, en ce moment, par la poste, la pièce suivante, imprimée. J’ignore si c’est une plaisanterie ou un projet sérieux ; dans un cas ou dans l’autre, je crois devoir contribuer à la rendre publique. » Et en effet il la donne tout au long, en la faisant suivre de réflexions où il traite ses contradicteurs avec le superbe dédain qui lui était habituel.

Les Analectes, qui ne pouvaient ramener les admirateurs de Linguet, n’allèrent pas au-delà de deux volumes, du moins à notre connaissance. On les attribua d’abord à un avocat nommé de Lacroix ; mais celui-ci s’en défendit par une lettre au Journal de Paris, où il déclarait respecter trop les infortunes de son ancien confrère pour s’acharner après lui et le poursuivre jusque par-delà les mers. On pensa depuis qu’elles étaient de l’abbé Morellet. Nous ne pouvons, pour notre part, que mentionner ces conjectures.


Les Annales de Linguet forment 19 volumes in-8o ; la continuation de Mallet du Pan en forme 6.




Courrier de l’Europe.




Un autre journal, bien autrement important, d’ailleurs, contrebalança pendant quelques années la vogue de celui de Linguet, et partagea avec les Annales le privilége de préoccuper deux gouvernements : c’est le Courrier de l’Europe, dans les bureaux duquel nous allons rencontrer trois hommes célèbres à des titres bien divers : Morande, Brissot de Warville, dont les Mémoires nous fourniront la plupart des détails qui vont suivre, et le comte de Montlosier. La publication de cette Gazette anglo-française commença à Londres en 1776, et fut d’autant plus remarquée, que c’était le premier essai de ce genre qui y eût été tenté. Jusque-là, l’Angleterre avait été véritablement une terre étrangère pour le reste de l’Europe ; on ignorait presque tout ce qui se passait dans son sein ; on ne connaissait guère sa constitution que par les écrits de Montesquieu ou par les récits frivoles des voyageurs qui allaient passer quinze jours à Londres pour le compte de quelques libraires, et revenaient à Paris débiter leurs relations. Les gazettes hollandaises auraient pu suppléer à l’absence totale des faits et des documents ; mais leurs fragments mutilés, traductions informes des gazettes anglaises, étaient si défectueux, si fatigants, si confus, qu’à peine pouvait-on les lire, et, lorsqu’on les avait lus, c’était un chaos où l’on s’apercevait qu’il n’y avait rien à prendre. Un Français, homme d’esprit, avait entrevu dans tous ces motifs, et dans la nécessité où étaient les gouvernements du continent de connaître les affaires de l’Angleterre, les éléments d’un grand succès pour un journal : il résolut d’en fonder un. Il sentit tout le parti qu’il pouvait tirer de l’amas immense des feuilles quotidiennes et périodiques que Londres voit éclore, pour composer, à Londres même, un journal français. Il annonça son plan, qui fut partout goûté, même en France. Il était bien propre, en effet, à piquer la curiosité. On y promettait d’apporter les plus grands soins à ne rien présenter au public qui ne fût capable de l’instruire ou de l’amuser. L’histoire et les progrès des arts utiles comme des arts agréables, le tableau des vertus comme des vices des différents peuples du monde, et principalement les nouvelles politiques, étaient les objets qu’embrasserait et traiterait le nouveau journal. Des correspondants instruits, laborieux, exacts, répandus dans les principales villes de l’Europe, et choisis avec une scrupuleuse attention, y répandraient une variété piquante qu’on eût vainement cherchée ailleurs. Mais ce qui surtout le rendrait précieux, c’étaient les extraits fidèles des 53 gazettes qui paraissaient à Londres toutes les semaines : ces productions extraordinaires de la liberté de la presse y seraient appréciées, quelquefois combattues. Il en devait être publié deux numéros par semaine, «  en grand papier, ainsi que les autres gazettes anglaises, caractère fin et serré » au prix de 48 livres pour toute la France, ou 6 sous par nombre ou numéro.

S’il était extraordinaire qu’un étranger allât s’établir en Angleterre pour, de là, divulguer les desseins de l’Angleterre ; il ne dut pas sembler moins étrange qu’un Anglais s’associât à cette publication, et fournît les fonds nécessaires pour l’entreprendre. On prétend, et Voltaire l’a répété dans sa préface de Zaïre, qu’il n’y a point de commerce qui déshonore à Londres. Celui du Courrier de l’Europe pouvait paraître peu patriotique ; mais, en se rappelant que les Hollandais fournirent eux-mêmes aux vainqueurs de Berg-op-Zoom les poudres qui firent prendre cette ville, on pardonnait à un spéculateur d’échanger les secrets de son pays contre l’or d’un pays ennemi : car l’or n’a pas d’ennemis, disait-on sans doute. Cet or d’ailleurs se dépensait à Londres, et c’était tout bénéfice pour Londres. Ce calcul n’est peut-être pas tout à fait celui des Romains ; mais les Romains n’étaient pas marchands.

Cet entrepreneur de la Gazette anglo-française se nommait Swinton ; l’auteur du plan était un réfugié français nommé de Serre de Latour. Le premier mettait dans l’association son argent, son industrie ; l’autre y mettait son esprit. Voici comment, selon Brissot, s’était formée cette association.

Né sans fortune, mais d’une bonne famille, élevé dans un monde brillant, mais incapable d’en soutenir la dépense, de Latour avait fait la cour, quoique marié, quoique père de plusieurs enfants, à la femme de l’intendant d’Auvergne ; elle était sa parente, il était le secrétaire du mari ; elle était jeune, jolie, aimable ; le mari était vieux, laid, grondeur. Le secrétaire fut donc bientôt préféré à l’intendant. Cette liaison ne pouvait manquer d’attirer des malheurs au couple d’amants. Ils arrêtèrent de prendre la fuite, mais en se munissant de secours abondants, pour ne pas tomber dans la misère. L’Angleterre seule offrait un asile impénétrable à toutes les recherches du ministère français. Ils le choisirent. Les premiers mois s’écoulèrent délicieusement ; la misère arriva. L’imprévoyant de Latour n’avait pas songé à la prévenir. Il fallait pourtant s’en tirer. On épuisa toutes les ressources. L’amante infortunée soutint ce revers avec calme, et de ses doigts délicats elle fournit longtemps aux besoins du petit ménage. De Latour, de son côté, se mit à l’affût des expédients. La guerre d’Amérique occupait alors tous les esprits, on craignait aussi une rupture avec la France ; cette contrée était avide de nouvelles, et cette avidité devait encore redoubler si la guerre venait à se déclarer. Cette idée conduisit de Latour au projet d’une gazette qui serait composée en français à Londres, et distribuée en France.

Il s’adressa à Swinton, qui était alors en grande réputation parmi les Français, qu’il aidait de sa bourse, et qu’on recherchait, quoique les conditions de son obligeance fussent très-onéreuses. C’était une sorte de chevalier d’industrie, d’une honorabilité très-problématique. Sa maison était le rendez-vous des Français les plus décriés ; il était le correspondant de Beaumarchais et presque l’esclave de l’infâme Morande, qui, connaissant sa vie, se servait de cet avantage pour lui soutirer de l’argent quand il tombait dans le besoin, et cela lui arrivait souvent. Swinton, en effet, avait fait tous les métiers pour vivre, et on l’accusait d’avoir gagné sa fortune, soit frauduleusement au jeu, soit en prêtant à une grosse usure, surtout aux jeunes seigneurs français qui venaient prendre à Londres des leçons d’anglomanie, soit en exerçant mille sortes d’industries peu honorables. Ainsi, tout à la fois, il tenait une boutique de marchand de vin sous le nom d’un commis, un café sous le nom d’un autre ; ailleurs, il donnait à jouer ; au dehors de la ville, il avait des maisons où il logeait de jeunes seigneurs français ; en même temps il spéculait sur des pépinières plantées d’arbres fruitiers transportés en France et sur des remèdes anti-vénériens. Enfin, et c’était là le plus clair de son revenu, il tirait des sommes considérables des intérêts qu’il avait dans plusieurs gazettes anglaises. Il vit dans le projet de Latour, dont il connaissait le talent, une nouvelle source de fortune : il n’hésita pas à fournir les sommes nécessaires pour la mise en œuvre.

Telle est l’origine du Courrier de l’Europe. C’est à un rapt, dit Brissot, qu’on dut cette feuille, qui contribua plus qu’on ne pense au succès de la guerre d’Amérique, et, par suite, à la Révolution française.


C’était principalement sur la France que reposait le succès du nouveau journal ; mais comment le faire admettre dans un pays où la censure était si sévère ? L’intérêt aplanit tout. Le ministère français avait besoin de connaître à fond l’Angleterre : de Latour fit adroitement sentir de quelle utilité son journal pouvait devenir pendant le cours de la guerre qui allait s’engager ; il valait au gouvernement cent espions, et il lui rapportait, au lieu de coûter. M. de Vergennes donna son consentement.

Le Courrier devait paraître à Paris en même temps qu’à Londres ; mais il était difficile qu’un journal écrit dans un pareil milieu n’oubliât pas la mesure qui convenait de l’autre côté du détroit. Dès le second numéro il était proscrit en France. On trouva qu’il critiquait notre ministère d’une façon indécente, insolente même, et que les termes dans lesquels il parlait du roi et de la reine ne pouvaient être tolérés. La police le fit saisir dans tous les lieux publics ; le roi même se montra si irrité de l’audace de ces nouveaux gazetiers, que non-seulement il ordonna d’empêcher l’introduction du Courrier par la poste, mais qu’il défendit à ses ministres d’en recevoir aucun exemplaire.

Cette proscription était un coup mortel pour la nouvelle feuille. C’est ce que comprirent parfaitement ses entrepreneurs. Ils députèrent vers M. de Vergennes pour obtenir la levée de l’interdit, rejetant la faute du passé sur le sieur Morande, l’auteur tristement célèbre du Gazetier cuirassé, et promettant de se renfermer dans les bornes de l’honnêteté des autres gazettes étrangères introduites en France. M. de Vergennes réussit à vaincre la répugnance du roi, auquel il représenta que le meilleur moyen d’arrêter les sarcasmes de cette feuille était de lui permettre l’entrée de la France ; et la distribution à Paris en fut permise à partir du 1er novembre. L’événement prouva que le ministre des affaires étrangères ne s’était point trompé : le Courrier, de ce moment, se montra aussi obséquieux pour le ministère qu’il avait été insolent dans l’origine.

J’aurais voulu donner les articles qui avaient pu exciter une si grande colère, mais il ne m’a pas été possible de les rencontrer. La collection, d’ailleurs fort rare, du Courrier de l’Europe, dont les premiers numéros parurent au mois de juillet 1776, ne part que du mois de novembre de la même année, et le titre porte : « Courrier de l’Europe, ou Gazette des gazettes, continuée sur un nouveau plan, le 1er novembre 1776. » Cela voulait dire continuée dans un nouvel esprit, plus encore que sur un nouveau plan, et les orages soulevés par les premiers numéros, non-seulement en France, mais ailleurs encore, ne furent pas étrangers sans doute à la détermination qui les fit exclure de la collection. Le Courrier, voyant qu’il s’était fourvoyé et qu’il n’arriverait point au succès, à la fortune, par la voie où il s’était engagé, voulut probablement, — qu’on nous passe cette expression, — faire peau neuve, en adoptant une politique plus modérée.

Le premier numéro du journal ainsi amendé est accompagné d’un avis du rédacteur et des propriétaires, dans lequel on lit : que le titre de cette gazette annonçait originairement qu’elle était destinée à circuler dans l’Europe entière ; que quelques mois se sont écoulés avant que ce projet pût être effectué dans un certain degré d’étendue, mais qu’enfin ils sont parvenus à assurer cette circulation générale. Ils y font ressortir les avantages de leur feuille, qui contient la matière de quatre gazettes ordinaires. Quant à leur plan, ils donneront d’abord les nouvelles politiques de l’Angleterre, et tout particulièrement des colonies anglaises de l’Amérique, dont la lutte avec la métropole occupait alors si vivement l’attention de l’Europe. Deux colonnes seront destinées à une agréable variété ; quelquefois un peu de littérature, quelques morceaux de poésie nouvelle ; la notice des spectacles, des courses, des inventions ; les bagatelles du jour ; le récit de ces bizarreries variées et amusantes qui semblent être le produit exclusif du sol britannique. À cet agrément, particulier à l’Angleterre, ils en ajouteront un autre, celui de fournir deux fois la semaine le journal le plus exact de tout ce qui méritera, en Europe, d’être recueilli par les historiens de tout genre : il ne s’agira pas de rendre compte des promenades des princes, ce ne seront pas des extraits de gazettes ; ce seront des articles raisonnés et digérés dans le genre estimé du Journal politique, ouvrage précieux, qu’ils prendront pour modèle, sans prétendre à la concurrence.


Le succès de la Gazette anglo-française fut rapide et grand ; en quelques mois le nombre des souscripteurs avait dépassé cinq mille, et Latour en tirait pour sa part plus de 25,000 livres.

Ce n’est pas que les persécutions lui aient jamais manqué. Quelques promesses, en effet, que le Courrier eût faites d’être sage, il lui arriva pourtant quelquefois de s’oublier, et c’était, à chaque saisie, une grande inquiétude pour ses souscripteurs et ses partisans. « L’abondance des matières qu’on y traite, lit-on dans les Mémoires secrets, lui procure nécessairement beaucoup plus de lecteurs qu’aux autres gazettes, d’autant que l’on s’y permet de fréquents écarts et une liberté infiniment plus grande qu’ailleurs ; mais aussi il en résulte une frayeur continuelle de le voir supprimer. Déjà plusieurs numéros ont été arrêtés, et, malgré l’excessive indulgence du ministère à son égard, sans doute à raison de sa nature anglaise, qui suppose une indépendance particulière, il est difficile que l’humeur ne s’en mêle pas à la fin, et qu’on ne proscrive irrévocablement cette feuille, au fond peu rare, fort bavarde, et ayant tous les défauts du terroir. Les différents partis de ce pays-ci, dans tous les genres, seraient désolés de cet événement, qui les priverait de ce réceptacle de leurs querelles et de leurs injures. »

Et ce n’était pas seulement de Paris que lui venaient les obstacles ; une autre fois il était la victime des mésintelligences des cours de Vienne et de Berlin. Le ministère de Vienne, ne pouvant répondre efficacement à certains mémoires et écrits de la cour de Berlin ou de ses partisans insérés dans le Courrier de l’Europe et dans le Courrier du Bas-Rhin, en interdit, par une misérable vengeance, l’entrée et la lecture dans tous les États de l’impératrice reine où ces deux feuilles étaient très-recherchées, l’une pour son intérêt, sa véracité et son énergie, exaltée par Linguet lui-même qui n’était pas prodigue de louanges ; l’autre pour les détails curieux, étendus et rapides, qu’elle donnait sur les affaires d’Angleterre ; ce qui ne fit qu’accroître la démangeaison de les avoir. Le roi de Prusse prit fait et cause pour le Courrier du Bas-Bhin, qui s’imprimait dans ses États, et, usant de légitimes représailles, il rendit une ordonnance où il défendait très-sévèrement à tous ses fidèles sujets de faire venir, introduire ou débiter dans ses États les gazettes françaises des villes de Bruxelles et de Cologne, ainsi que les gazettes allemandes de cette dernière ville et de Francfort-sur-le-Mein, et autres, qui paraissaient sous la dénomination de Gazettes du Bureau général des Postes impériales, sous peine d’une amende de 50 ducats par contravention. Cette défense était motivée sur ce que, depuis le commencement de la guerre, plusieurs redacteurs de gazettes étrangères, s’écartant constamment, et d’une manière peu convenable, des règles d’impartialité que leur prescrivaient leur état et leur devoir public, avaient offensé le gouvernement du roi de Prusse.


Le Courrier fut assez habile pour triompher de tous ces obstacles, et son succès ne fit que s’en accroître. Un jour arriva cependant où les craintes des souscripteurs français se réalisèrent. Au mois d’avril 1778, ils cessèrent tout à fait de le recevoir, à l’exception de quelques numéros qui arrivaient de temps à autre, par contrebande. Mais, cette fois, l’obstacle ne venait pas du ministère français ; c’est à Londres, on aura peine à le croire, que les envois étaient arrêtés.

Le ministère anglais avait été frappé de tout le mal que pouvait lui faire la publication du Courrier de l’Europe. La guerre continuait ses ravages au moment où la Gazette anglo-française commençait les siens ; on se l’arrachait de Paris à Saint-Pétersbourg ; elle compta bientôt des souscripteurs dans tous les coins de l’Europe. Par elle on apprenait à connaître Fox, Burke, North, dont on répétait les discours et dont on écorchait les noms. Et chacun admirait l’éloquence sublime, et jusqu’alors inconnue, de tous ces orateurs ; et chacun s’étonnait que le roi Georges se laissât si tranquillement insulter par eux, et ne logeât pas à la Tour quelques-uns de ces beaux parleurs. Quoi ! point de lettres de cachet, point de Bastille ! C’est là que le peuple est roi, se disait-on. Puis on croyait avoir quelques idées de la constitution anglaise, parce qu’on avait lu les discours de rhétorique que le journaliste français prêtait souvent à ces personnages, ou fabriquait d’après les journalistes anglais, qui les fabriquaient les premiers.

Dans tout ceci, il n’y avait pas grand mal pour l’Angleterre ; mais ce qui lui en fit beaucoup, c’est que, par le récit plus ou moins exact des débats parlementaires, par les réflexions qui les accompagnaient ou qu’ils faisaient naître, on s’aperçut tout à coup de la faiblesse de l’administration, des divisions qui régnaient et parmi les hommes d’État et parmi les trois peuples ; c’est qu’il arriva souvent qu’on devina plusieurs mois d’avance les projets les plus importants des ministres, et qu’on en profita pour les renverser.

Lord Stormon, pendant son séjour à Paris, avait été témoin des succès du Courrier de l’Europe, des lumières qu’il répandait sur les affaires de son pays, et du tort qu’il faisait à ses intérêts. Rappelé en Angleterre par la déclaration inattendue du traité de commerce entre la France et les États-Unis, et par la guerre nouvelle qui allait en être la suite, il ne cessa de remontrer au Parlement, et surtout à son oncle, lord Mansfield, les funestes résultats de la tolérance qu’on accordait à cette gazette française, qu’il appelait un espionnage public.

Le profond magistrat lui répondit qu’on avait déjà cherché tous les moyens légaux pour arrêter sa publication ; mais la loi était muette, ou plutôt la loi permettait d’imprimer en français, en grec, en hébreu, toutes les sottises que les folliculaires anglais imprimaient dans leur langue, et il fallait respecter la loi ou en faire une nouvelle : tel était son avis, tel était aussi celui de quatre célèbres jurisconsultes consultés à ce sujet, et parmi lesquels figurait Dunning, depuis lord Arhburton.

Or, il avait paru indigne d’une grande nation de descendre à une pareille mesure ; elle eût décelé des craintes et de la pusillanimité. On pouvait proscrire le journal, on eut l’air de le mépriser ; et le rédacteur français, qui pendant quelque temps avait été vivement inquiété, vit bien qu’il pouvait continuer à nuire à l’Angleterre, à l’abri même des lois anglaises.

Cependant le ministère anglais, que les succès toujours croissants du Courrier indisposaient de plus en plus, ne pouvant en arrêter l’impression, imagina d’en arrêter du moins l’expédition pour la France. Il prétendit que les ballots de la Gazette étaient des ballots de marchandises, et il fit mettre l’embargo sur les paquets qui s’expédiaient deux fois la semaine par les paquebots, croyant ainsi avoir trouvé le moyen, en éludant la loi, d’empêcher son effet dans le pays où il lui paraissait le plus à craindre.

Swinton ne fut point déconcerté par ce contretemps ; pour parer le coup, il imagina de fonder une imprimerie à Boulogne-sur-Mer, et d’y faire imprimer le Courrier qui se publiait à Londres. M. de Vergennes y consentit, à la condition toutefois que la reproduction faite ainsi en France serait soumise à la censure de l’abbé Aubert.

Il ne s’agissait donc plus que d’avoir un rédacteur. Il lui fallait un homme actif, sachant l’anglais, ayant quelque habitude d’écrire, et un peu versé dans la politique. Swinton crut avoir trouvé cet homme dans l’auteur d’un récent écrit qui venait de lui tomber dans les mains, le Testament politique de l’Angleterre. Cet auteur était Brissot, celui-là même qui, dix années plus tard, devait jouer un si grand rôle dans la Révolution française.

Brissot, qui menait à Paris une vie précaire assez peu réglée, las, c’est lui-même qui le dit, de vivre dans le bourbier où ses connaissances l’avaient plongé, accepta avec empressement les propositions que lui fit Swinton. Il devait diriger la réimpression du Courrier à Boulogne, avec tout pouvoir sur l’article variétés, dont le rédacteur principal, qui habitait Londres depuis plusieurs années, ne pouvait être aussi bon juge que lui. C’était, dit-il, cette partie qui lui plaisait davantage, car le reste était purement administratif et mécanique ; mais il se réjouissait d’avoir à ses ordres un papier qui pouvait répandre des principes dont il était un fervent enthousiaste, qui le mettait à même de satisfaire ses goûts pour la littérature, et de poursuivre ses études et ses recherches sur la politique et les sciences. « Il fallait bien des considérations semblables, ajoute Brissot, pour me faire voir en beau ma position sociale, et ces occupations de journaliste, alors si peu estimées. Bayle, me disais-je, a bien été précepteur, Postel goujat de collége, Rousseau laquais d’une marquise. Honorons le métier, il ne me déshonorera point. Au lieu de ces anecdotes insipides, de ces chroniques scandaleuses, parlons des constitutions et des intérêts des peuples ; au lieu de ces misérables vers, de ces satires grossières, de ces éloges vendus à des écrivains médiocres, il faut publier des extraits des meilleurs livres, et les faire ainsi connaître ; il faut y propager les saines doctrines, qui rendent les hommes éclairés et vertueux ; il faut y révéler le mérite de la littérature anglaise, que tout le monde ignore ; il faut y rendre des services à des hommes de lettres estimables, et qui en conserveront souvenir et reconnaissance. Voilà de quoi faire honorer un métier et le faire aimer. »

Assurément ; mais il était à craindre que toutes les parties de ce programme, où Brissot se montre à découvert, ne fussent pas précisément du goût du ministère français, qu’il ne partageât pas la manière de voir de notre jeune philanthrope sur les saines doctrines qui rendent les hommes heureux, sur l’opportunité de parler des constitutions et des intérêts des peuples. C’est ce qui arriva bientôt, en effet : le ministère vit dans le nouveau Courrier une tribune dangereuse qu’il fallait abattre, et il l’abattit. Il intima l’ordre de s’en tenir aux nouvelles anglaises, et le Courrier de Boulogne redevint à peu près la plate réimpression du Courrier de Londres. Je dis à peu près, car de temps en temps il s’y glissait des articles raisonnables, — c’est Brissot qui parle, — qu’on avait soin de supprimer, ce qui procurait au public le plaisir de lire à leur place les fables de l’abbé Aubert, de mauvais vers, de méchantes épigrammes, et quelques morceaux de littérature scrupuleusement censurés.

L’emploi de Brissot, réduit ainsi à un travail purement mécanique, avait beaucoup perdu de ses charmes pour lui, et ne pouvait plus suffire à son esprit actif et novateur. Il songeait à trouver quelque autre voie plus large, quand, un beau jour, tout à coup, Swinton lui annonça leur séparation prochaine. Un nouveau projet l’avait séduit, et, pour l’exécuter économiquement, il voulait se débarrasser de Brissot. Considérant les profits immenses qu’il tirait de sa gazette, malgré l’énorme rétribution qu’il était obligé de payer à la trésorerie secrète de M. de Vergennes, il avait imaginé qu’il pourrait les doubler et les tripler en étendant son entreprise, en faisant réimprimer son Courrier pour la Hollande, les Pays-Bas, l’Allemagne. Et tout d’abord il avait résolu d’en gratifier l’Espagne. Ce royaume paraissait vouloir prendre une part active aux troubles de l’Amérique et à l’abaissement de cette puissance anglaise qui l’avait si cruellement humilié lors de la dernière paix. Mais l’Espagne était dans la plus profonde ignorance sur la situation de l’Angleterre ; lui procurer les connaissances qui lui manquaient, c’était donc lui rendre service, c’était mériter d’être accueilli par elle. Dans cette idée, il songea à faire traduire sa gazette en espagnol et à obtenir l’autorisation de la faire circuler en Espagne. L’autorisation lui fut accordée, et il rencontra bientôt le traducteur qu’il lui fallait. C’était un Espagnol plein d’esprit et de verve, nommé Sala Delunel qui écrivait aussi bien l’italien que sa langue maternelle, et qui pouvait être ainsi doublement utile au spéculateur de gazettes, s’il lui prenait fantaisie d’en faire en italien. Swinton était allé plus loin encore : il en était venu à penser que Delunel pourrait parfaitement remplir le poste de Brissot, ce qui lui procurerait une petite économie, et il le lui donna. Par exemple, il se garda bien de dire à ce dernier les vrais motifs qui le faisaient agir ; à l’entendre, il était obligé de le sacrifier aux exigences de Latour, leurs brouilleries seules le mettaient dans la nécessité de se séparer de lui. C’était un habile homme que ce Swinton.

Brissot, qui ne le connaissait pas encore, qui ne voyait en lui que le bienfaiteur qui l’avait tiré du bourbier, le crut et se résigna. Mais il devait rentrer au Courrier par une autre porte, et même, comme nous le verrons tout à l’heure, il ne tint qu’à lui d’en avoir la rédaction suprême.

Swinton, en effet, pouvait rompre avec les instruments dont il se servait, quand il y trouvait un avantage ; mais il n’hésitait pas à les reprendre, si son intérêt le commandait. Brissot ne tarda pas à en avoir la preuve. Il était revenu à Paris, « dans ce gouffre qu’il avait eu tant de plaisir à abandonner », et il y gagnait péniblement sa vie, quand Swinton y fit un voyage. Entre eux il ne pouvait tarder à être question de gazettes. Swinton regrettait beaucoup de n’avoir aucune part dans le Journal de Paris, dont nous savons que le produit était très-considérable, et il le regrettait d’autant plus que c’était par sa faute, et un peu aussi par celle de Brissot, car des offres lui avaient été faites, et c’est sur le conseil de celui-ci, avec lequel il venait d’entrer en relations, qu’il les avait refusées. Brissot avoue qu’en détournant Swinton de cette affaire, il avait agi très-étourdiment. « Je calculais alors, dit-il, le succès de cette feuille d’après la pauvreté de sa rédaction et la censure qui pesait sur elle ; je ne voyais pas la soif immense de nouvelles que l’on avait en France, et la disposition des esprits à les rechercher partout, et quelles qu’elles fussent. » Quoi qu’il en soit, Swinton proposa de fonder une feuille qui pût rivaliser avec celle de Paris ; il devait fournir les fonds, un grand faiseur de projets nommé Hénique se chargeait des démarches nécessaires pour obtenir le privilége, et la rédaction devait appartenir à Brissot. Mais ils avaient affaire à forte partie, et toutes les tentatives d’Hénique, bien qu’appuyées probablement par l’argent de Swinton, demeurèrent sans résultat.


Quand, à quelques années de là, Brissot alla à Londres dans l’intention d’y fonder un Lycée, son premier soin fut de rechercher Serre de Latour, avec lequel il avait été en correspondance lorsqu’il faisait le Courrier à Boulogne. Il pensait avoir par lui l’explication des procédés de Swinton à son égard, et puis il espérait tirer parti de son journal pour les projets qu’il méditait. Latour le satisfit sur ces deux points : il lui révéla le mensonge de Swinton, et il lui proposa de se charger de la partie littéraire du Courrier, aux conditions qu’il voudrait fixer. Brissot se hâta d’accepter cette offre, qui, indépendamment des cent louis dont elle augmentait ses ressources, très-modiques, le mettait dans une excellente position pour la réalisation des projets qui l’avaient amené à Londres. Ce n’est pas qu’il n’éprouvât quelque répugnance à reprendre le métier de journaliste ; mais, dit-il, « il me fut aisé d’apaiser mes scrupules par la pureté de mes intentions et la nature même du travail dont j’étais chargé. Appelé à écrire par un goût impérieux, et aussi par les circonstances, j’ai cru qu’un écrivain devait distinguer son siècle et la postérité, et qu’il fallait travailler pour l’une sans abjurer l’autre. Il y a vingt manières différentes d’influer sur son siècle, et d’être utile à ses semblables. On peut le faire en remplissant les papiers publics de ses opinions, en répandant, en multipliant les brochures utiles et qui parlent le langage du jour. Les livres profondément pensés et purement écrits vont seuls à la postérité. Pour elle il faut jeter en bronze et graver au burin ; pour son siècle on peut se contenter de plâtres et d’esquisses légères : ils suffisent aux besoins du jour. Tel était le raisonnement qui me fit adopter, comme tous les écrivains les plus distingués de cette époque, le travail des ouvrages périodiques et des journaux ; je travaillais, comme eux, pour influer sur les lecteurs du moment et non pour ma réputation, ni pour le siècle à venir… Je saisissais l’occasion de répandre les principes des véritables sciences, la politique et la morale, dans les seuls écrits qu’un certain public lit constamment. Peut-être, en réfléchissant sur cette idée, eût-on bien fait de publier Montesquieu, Voltaire ou Rousseau, sous la forme périodique, au lieu de les disséquer platement sous les titres de Génie ou d’Abrégé. »

Tel fut l’esprit dans lequel Brissot travailla au Courrier de l’Europe et lui fournit des articles littéraires et politiques, depuis février jusqu’en novembre 1783. À cette époque il abandonna cette feuille pour mettre à exécution son projet de Lycée. Il n’en avait pourtant pas fini avec elle. Swinton, s’étant brouillé avec de Latour, qui lui faisait payer chèrement la réputation du Courrier, et croyant pouvoir le priver de sa propriété, en proposa à deux reprises la rédaction en chef à Brissot, en lui offrant 500 louis par an. C’était la moitié à peu près de ce que recevait Latour, en sorte que Swinton faisait une excellente opération en se dégageant de ses liens. Mais il mettait à l’offre qu’il faisait à Brissot une condition, c’est que celui-ci accepterait Morande pour collaborateur. À ce nom, dit Brissot, je reculai d’effroi. On a là l’explication de la rage avec laquelle Morande ne cessa depuis ce jour de poursuivre Brissot.

Un peu plus tard, Swinton en vint à ses fins ; il amena le facile et insouciant Latour à lui abandonner le Courrier de l’Europe, et il en confia la rédaction à l’homme que dix fois lui-même il avait déclaré digne du gibet.


Dépossédé, plus ou moins volontairement, Serre de Latour entreprit une Gazette britannique des Finances et du Commerce, dans laquelle on trouvait « des rapports véridiques, des observations exactes, des vues saines, et, joint à tout cela, un style facile, clair, précis, et une manière toujours agréable et piquante. » Rentré en France à l’époque de la Révolution, il publia, au mois de septembre 1789, un Journal de Londres dédié à l’Assemblée nationale, avec cette épigraphe « Vous ne voulez donc, Messieurs, n’entendre que des choses agréables ? » Voici comment il s’annonçait dans son prospectus : « Je ne puis que bénir les destinées qui semblent m’avoir successivement appelé à célébrer les révolutions éclatantes qui rendront le siècle actuel si intéressant aux yeux de la postérité. Lorsqu’en 1776 je publiai le Courrier de l’Europe, en retraçant la marche des grands événements qui décidèrent l’indépendance de l’Amérique septentrionale, je ne soupçonnais pas que je préparais ceux qui assurent aujourd’hui l’affranchissement d’un peuple plus considérable, plus puissant, infiniment plus opprimé, plus à plaindre. » Latour rédigea encore un Gazettin, qui se donnait comme supplément de la Gazette.

Morande aussi, rentré en France à la Révolution, y fonda, en juin 1791 un journal, l’Argus patriote, qu’il continua jusqu’au 10 août 1792, et dans lequel il ne cessait de harceler Brissot, qu’il y présentait sous les couleurs les plus odieuses. Sa devise était : Audax et vigilans ; mais l’audace, qui avait fait son succès en d’autres temps, n’était plus un titre pour être remarqué quand la presse fut libre, et il demeura effacé dans la foule des journalistes. Flottant entre les partis, il finit par être suspect au parti qui dominait : on le soupçonna d’être favorable à la cour, et il périt dans les massacres de septembre. C’était assurément plus d’honneur qu’il n’en méritait.


Parmi les rédacteurs du Courrier figurait encore un certain Perkins Mac-Mahon, « prêtre apostat, disent les notes de la police, marié à Londres, Irlandais d’origine, né en France, vicaire de paroisse à Rouen, d’où il avait décampé, en 1771 ou 72, avec une jeune fille sa pénitente, et l’auteur de presque toutes les anecdotes calomnieuses qui furent insérées à cette époque dans tous les journaux anglais sur la cour de France. »

Brissot avait aussi sa note dans le dossier de la police : « Ce philosophe, fils d’un pâtissier de Chartres en Beauce, était, par état, un de ceux qui remplissaient le Courrier de l’Europe de lettres sur la constitution de Genève. Il criait partout que la France, qui s’endormait sur un abîme, ne pouvait être sauvée que par un tremblement populaire. »

Le Courrier eut longtemps pour correspondant à Paris un certain Boyer, connu pour auteur de nouvelles à la main, et qui fut mis de ce fait à la Bastille au commencement de 1781, en même temps que le journal lui-même était interdit. C’était dans un de ces accès de rigueur qui prenaient de temps à autre le ministère. On lit à ce sujet dans la Correspondance secrète : « On fait toujours rage contre les diseurs de nouvelles. La Bastille est remplie de gens qui écrivent trop librement ce qui se passe. Quelques-uns n’y ont fait qu’un court séjour. Les papiers qui arrivent de l’étranger sont sévèrement épluchés. La Gazette de Cologne et le Courrier de l’Europe sont interdits. L’entrepreneur de cette dernière feuille se remue fortement pour obtenir au prix d’un dévouement plus aveugle encore que par le passé la révocation d’une proscription que lui a méritée un passage copié trop légèrement dans les libelles qui paraissent matin et soir à Londres. On sait qu’au moyen de quatre mille exemplaires que la France lui achetait, il avait promis de ne parler qu’en notre faveur. »

Cette dernière allégation semblerait contredire ce que Brissot nous a dit de la forte contribution que le Courrier payait au ministère des affaires étrangères. Mais les deux assertions peuvent parfaitement se concilier. Les fondateurs du journal, pour obtenir son introduction en France, avaient pu se soumettre à un impôt, qui était, d’ailleurs, à cette époque, passé en habitude ; mais il n’y aurait rien d’impossible à ce que, quand leur feuille fut devenue une puissance, ils eussent non seulement refusé l’impôt, mais même exigé une subvention, si tant est qu’on ne la leur ait pas offerte. Le fait même n’a rien que de très-probable de la part d’hommes tels que Swinton et Morande, ayant affaire à une administration aussi débile que celle qui régissait alors la France.

Je trouve dans la Correspondance littéraire de La Harpe (Lettre 60) une preuve surabondante des accointances des ministres français avec le Courrier. « Le rédacteur du Courrier de l’Europe, menacé de perdre le privilége de faire entrer ses feuilles en France à cause de l’article de M. de P***, s’est justifié d’une manière qui a étonné bien du monde : il a montré une lettre qui lui recommandait cet article de la part d’une des premières personnes de l’État (le comte de Maurepas). On s’est tû à la vue de ce nom, qu’on ne s’attendait pas à trouver là. »

Ce n’était pas, d’ailleurs, chose nouvelle. On lit dans les Mémoires du marquis d’Argenson, à la date du 6 janvier 1749 (édition elzevirienne, t. iii, p. 237) : « Jamais nous n’avons tant dépensé qu’aujourd’hui à gagner les gazetiers : aussi ne disent-ils précisément de nos affaires que ce que leur dicte le ministère de Versailles. »

Nous verrons bientôt avec quelle effronterie Morande et autres flibustiers littéraires exploitèrent cette faiblesse.

Ce qui achève de peindre les hommes et l’époque, c’est que le Courrier, en même temps qu’il se faisait subventionner par le ministère français pour ne parler qu’en sa faveur, recevait de l’autre main les communications et l’argent du ministère anglais.

Si ce double jeu est justement réprouvé par la morale, l’intérêt et le piquant du journal en étaient singulièrement augmentés pour les contemporains ; et à ce titre encore aujourd’hui, et en raison même de « son bavardage et des défauts du terroir », le Courrier de l’Europe est une des feuilles les plus importantes à consulter, non-seulement pour l’histoire politique, mais encore pour l’histoire morale et littéraire de la fin du siècle dernier. Les chroniqueurs, eux aussi, y trouveraient abondamment à glaner. Ainsi, sans aller plus loin, je lis dans le 1er numéro ce fait divers, qui m’a semblé avoir un certain à-propos :


Une duchesse qui donne ici le ton à la cour et à la ville est, dit-on, l’inventrice de ces hanches de liége qui suppléent à l’heureuse rotondité qui manque aux dames anglaises. Milady peut se flatter d’avoir rendu un grand service à son pays, car il est à remarquer que la mode, secondée par la nature, était naguère de se rapprocher, le plus qu’il était possible, des grâces du manche à balai ; les corps comprimaient la poitrine, et s’élargissaient en bas de manière à placer les flancs de niveau avec les hanches. Actuellement, grâce au liége, on croirait que nos belles insulaires ont été modelées à Paris.


J’y lis encore que l’on fait des râteliers postiches montés en or, pour les riches qui n’ont plus de dents. — Et aux annonces, cet avis :


Les directeurs du Plan de mariage, ayant observé que la majeure partie du public a trouvé la somme de cinq guinées trop forte pour le commencement, ont résolu de ne prendre à l’avenir que deux guinées des messieurs qui s’adresseront à eux ; et pour prouver au public qu’ils ne sont pas des imposteurs, ils sont prêts à rendre, à la première réquisition, les trois guinées de surplus à ceux qui en ont payé cinq. — Les dames de réputation sont invitées à prendre part à cet établissement gratis, et les directeurs se trouveront non seulement très-honorés de les recevoir, mais cette condescendance même leur tiendra lieu de récompense, d’autant plus qu’elles ajouteront à la dignité d’un plan qui envisage le bonheur du beau sexe, sans blesser sa délicatesse.


Voici, du reste, le jugement que Brissot porte de cette feuille, qu’il connaissait bien :

« Le Courrier de l’Europe est peut-être le seul monument qu’on devra un jour consulter pour connaître l’histoire de la révolution de l’Amérique ; il est donc à propos de fixer le jugement qu’on en doit porter. La connaissance particulière que j’ai eue de la composition de cette feuille, des papiers anglais d’après lesquels on la fabriquait, enfin de l’esprit et du caractère de son auteur, m’ont permis de la bien juger. Latour a souvent varié dans ses principes politiques, mais généralement il était plus dévoué à la France qu’à l’Angleterre ; il penchait plus vers le parti ministériel que vers celui de l’opposition. Il haïssait cordialement Fox, parce qu’il le trouvait trop républicain, et il détestait le républicanisme parce qu’il le jugeait incompatible avec la subordination ; et aux yeux de Latour, qui avait été militaire, la subordination était l’âme des États. Il n’est donc pas impartial dans le récit des débats parlementaires ; il penche toujours la balance du côté de la couronne.

» Quant aux nouvelles, il les puisait dans les gazettes anglaises ; il faut donc souvent s’en défier. La liberté gâte encore plus les sources que ne fait ailleurs l’oppression. C’est cependant parmi elles qu’il faudra chercher l’histoire. Les pièces authentiques, telles que les déclarations de guerre, les traités de paix, etc., doivent rendre ce dépôt recommandable.

» La partie littéraire, à quelques articles près envoyée par des mains étrangères, n’a été qu’une rapsodie pitoyable de vers médiocres, d’éloges mendiés et souvent dictés, ou de plats sarcasmes. Il n’y a rien, presque rien, sur la littérature anglaise, l’auteur n’en ayant jamais lu aucune production. Il a fini la gazette à l’époque de la paix, et depuis ce temps elle est tombée en des mains ordurières qui en ont fait un cloaque impur, un réceptacle de mensonges et de calomnies, au lieu d’un dépôt historique. »


Quelles furent les destinées du Courrier de l’Europe après l’abandon de Morande ? Ici la certitude cesse pour nous, et nous en sommes réduits aux conjectures. Je lis dans une note de M. de Montrol aux Mémoires de Brissot : « Une chose assez singulière, et que M. de Montlosier faisait observer à l’auteur de ces notes, c’est que ce fut lui qui, retiré à Londres par suite de son émigration, succéda à Morande dans la rédaction du Courrier de l’Europe. » On ne saurait être plus affirmatif, et, si nous ne sommes pas en mesure de confirmer l’assertion de M. de Montrol, rien non plus ne nous autorise à la révoquer en doute.

D’un autre côté, la Biographie universelle (Supplément) dit que M. de Montlosier acquit une part dans le Courrier de Londres, journal fondé par l’abbé de Calonne, et le rédigea pendant six ans ; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’une note à ce même article de la Biographie, se mettant en contradiction avec le texte, dit, non plus que M. de Montlosier acquit une part dans un journal déjà existant, mais entreprit un Courrier de Londres.

On remarquera qu’il ne s’agit plus du Courrier de l’Europe, mais d’un Courrier de Londres. Or, je trouve dans les notes de la police la mention d’un Courrier de Londres publié dans ce même temps par un nommé Delatouche (serait-ce le même que le de Calonne de la Biographie ?) « ancien jésuite, ancien procureur, et finalement repris de justice. C’était, ajoute-t-on, un recueil de déclamations et de diatribes dégoûtantes, où l’auteur exhalait contre la France une haine sauvage. Il ne dépassa pas 25 numéros. »

Quoi qu’il en soit, il paraît hors de doute que M. de Montlosier rédigeait un journal à Londres dans les dernières années du xviiie siècle. L’indépendance de ses jugements, dit la Biographie, cette verve rude avec laquelle il les prononçait, cette sagacité d’observation si éminente en lui, son impartialité, qui le séparait nettement de toute faction, donnèrent une sorte de puissance à sa polémique. Lorsque le général Bonaparte devint premier consul, M. de Montlosier aperçut tout de suite quelle œuvre ce puissant génie était appelé à accomplir ; il reconnut en lui l’homme qui devait régénérer l’ordre social en France. La direction que prenait le Courrier de Londres fut remarquée par le gouvernement consulaire. Talleyrand et Fouché donnèrent à Napoléon le désir d’appeler M. de Montlosier. Celui-ci rentra, en effet, en France ; mais il ne s’y était décidé qu’à la condition qu’il lui serait permis de transporter son établissement à Paris, et d’y continuer la publication du Courrier de Londres et de Paris. C’était une entreprise impossible sous l’ombrageuse censure d’un régime où l’ordre s’établissait aux dépens de la liberté. M. de Montlosier n’était pas homme à vendre ses opinions. Son journal fut supprimé après un petit nombre de numéros. Deschiens en possédait 36, et il donne pour date de ces numéros, ou du journal complet, du 26 juin au 4 septembre 1822 (1802 ?).


La collection la plus complète du Courrier de l’Europe est à la Mazarine, qui en possède 29 volumes, 1776-1790. La Bibliothèque impériale n’en possède que 26, s’arrêtant à 1789.


J’ai encore trouvé à cette dernière bibliothèque un Courrier de l’Europe, par Chazot (26 fructidor an V3 frimaire an VI), qui a bien le format de celui qui vient de nous occuper ; mais rien n’indique que c’en soit la suite.




JOURNAUX CLANDESTINS




Nouvelles ecclésiastiques
ou Mémoires pour servir à l’Histoire de la Constitution Unigenitus.


Le flot montait, montait, sans que rien le pût arrêter. Quoi que tentât le gouvernement pour en barrer le cours, ou pour le régulariser et en amoindrir les ravages, à chaque heure le torrent rompait ses digues, et nulle main, si habile et si puissante qu’elle fût, n’eût été capable de réparer tant et de si larges brèches. Une autre preuve de cette force irrésistible de la pensée, de la foi, politique ou religieuse, nous est fournie par les Nouvelles ecclésiastiques, dont j’aurais dû parler plus tôt, s’il était possible, dans un pareil travail, de s’astreindre rigoureusement à l’ordre chronologique.

De tous les journaux prohibés, aucun ne fit autant de bruit, aucun non plus n’eut une aussi réelle importance que cette feuille. C’était l’œuvre, l’instrument, d’opinions religieuses surexcitées à un degré que l’on n’aurait pas cru possible à cette époque sceptique et railleuse, où l’on croyait si peu, où l’on se moquait si volontiers de tout ; c’était une sorte de catapulte destinée à battre en brèche la fameuse bulle Unigenitus. On sait ce qu’était cette bulle, arrachée à Clément XI par les intrigues des Jésuites, quel immense scandale elle produisit en France, où elle réveilla plus vive que jamais la querelle janséniste, que la modération de Clément IX était parvenue à assoupir. Les passions qu’elle souleva en firent « une des plus grandes affaires qu’on eût vues dans l’Église depuis son établissement, une affaire qui intéressait la population tout entière, à laquelle il n’était ni permis ni possible de ne point prendre part. Il était naturel que chacun désirât de savoir dans les derniers détails tout ce qui la concernait. Les différentes formes qu’elle prenait, les combats, les victoires, les pertes, les dangers, les gains, les ressources, tout éveillait, tout excitait une louable curiosité. Elle était devenue la propre affaire de chacun, et presque son unique affaire. On en attendait des nouvelles avec une sorte d’impatience, on les recevait avec empressement et avec une avidité semblable à celle d’un marchand qui en reçoit d’un vaisseau sur lequel on a placé son bien et sa fortune. »

On voit quel était l’objet des Nouvelles ecclésiastiques : « elles servaient à constater les faits qui touchaient à cette grande affaire, à les répandre dans les provinces du royaume et dans les pays étrangers, et à en conserver le souvenir, qui sans cela se serait bientôt effacé de la plupart des esprits. Elles rendaient le monde attentif ; elles avertissaient des conséquences qu’on devait tirer de ce qui arrivait ; elles pouvaient servir à retenir dans certaines bornes ceux qui, ne craignant pas assez le jugement de Dieu, ne laissent pas de respecter celui du public. »

Nous n’avons pas besoin de dire quelles colères cette feuille, que l’on répandait avec profusion, excitait dans le camp des Jésuites. Mais d’où sortait-elle ? Quel en était l’auteur ? Voilà ce que, malgré toute leur habileté, il leur était impossible de découvrir. Écoutez de quels traits l’auteur de la Christiade (Disc. prélim, p. cij) peint cet insaisissable gazetier janséniste, car, pour les Jésuites, tous leurs adversaires, tous les opposants à la bulle, tous les appelants, comme on disait alors, étaient des Jansénistes :


Cet écrivain fameux et obscur tout à la fois est un homme qui ne se nourrit que de satire et de fiel, en prêchant l’union et la charité ; un homme dont la plume, qui enfante hebdomadairement un libelle périodique, fait, depuis trente ans, sous les drapeaux du préjugé, de la calomnie et de l’imposture, une guerre implacable à tout ce qu’il y a de plus saint dans la religion, de plus respectable dans l’Église et de plus distingué dans l’État ; un homme qui brave également Dieu, la vérité et les puissances. L’obscurité qui le dérobe au glaive vengeur que le prince ne porte point en vain est le seul titre de son impunité. C’est dans l’obscurité de son antre qu’il s’est érigé un tribunal où il traduit tout ; personnes, actions, écrits, profane, sacré, tout y est jugé, tout est de son ressort ; juge et partie, il prononce, et ses jugements, dictés par la passion et fondés sur le mensonge, abusent les hommes droits qui cherchent la vérité et qui ont le malheur de ne la voir que dans les oracles d’un pareil juge, et de ne la puiser que dans les sources empoisonnées qu’un pareil docteur leur présente.


Ils avaient cependant pour eux le lieutenant de police, Hérault, que le marquis d’Argenson, dans ses Mémoires, appelle un « vil atome de Loyola», et qui les servait avec un zèle malheureux, mais infatigable.


Il y a trois ans, lit-on dans le discours préliminaire des Nouvelles de 1731, que ce petit ouvrage se continue, et que Dieu paraît y donner sa bénédiction. L’on sait combien il a trouvé d’opposition de la part des hommes, combien il a eu d’obstacles à surmonter, et combien il éprouve encore tous les jours de périls et de difficultés. Mais tant qu’il plaira au Tout-Puissant de le protéger, qui pourra le détruire ? Entrepris uniquement pour la défense de la vérité, en un temps où la vérité et ses défenseurs ne trouvent d’accès qu’au tribunal du public, son sort doit avoir quelque conformité avec celui de la vérité même : tant qu’elle sera contredite et combattue, nos Nouvelles doivent essuyer des contradictions et des combats.

On entend dire tous les jours, avec étonnement et avec douleur, que M. Hérault n’a d’autre vue, dans ses continuelles perquisitions, que de découvrir celui qu’il appelle l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques ; et ce qui surtout paraît étrange, c’est que, sans preuves, sans prétextes, sur les soupçons les moins fondés et les délations les plus frivoles, il accuse de ce prétendu crime tous les innocents qu’il fait arrêter ou qui échappent à ses poursuites. Ce magistrat serait-il donc le seul dans le monde qui se serait persuadé, contre toute sorte de vraisemblance, que cet auteur (s’il mérite ce nom) est un homme unique qui ne serait jamais remplacé ? Il le serait sans doute, et il ne pourrait l’être que très-avantageusement pour la satisfaction du public et le bien de la cause commune. Quand il ne s’agit que d’une simple exposition de faits, tout le monde est auteur, et lorsqu’il s’agit de faits dont la publication est utile à la vérité, toutes les bouches des serviteurs de Dieu sont ouvertes pour les raconter, et leurs plumes propres à les écrire.


Si l’on pourchassait l’auteur de la feuille séditieuse, on ne faisait pas une moins rude guerre à l’imprimeur. Je lis dans un recueil de Nouvelles à la main : « Le 2 avril 1728 (le journal ne faisait que de naître), on mit à la Bastille le sieur de Batz fils, imprimeur, avec un de ses garçons, un chapelier et un tailleur, qui, de concert, se mêlaient de faire recueillir et imprimer toutes les semaines les Nouvelles ecclésiastiques qui se distribuent à Paris. On informe actuellement leur procès, pour les punir selon la rigueur des lois. »

Les Nouvelles ecclésiastiques s’imprimaient partout, tantôt ici, tantôt là, aujourd’hui dans une ville, demain dans quelque village, dans une cave ou dans un grenier, et jusqu’au fond des bois. Un jour le lieutenant de police, poussé à bout par l’insolence de cette gazette, qui venait le narguer jusque dans son cabinet, mande auprès de lui les principaux imprimeurs de Paris, et les menace de châtiments exemplaires s’ils ne lui livrent pas eux-mêmes, dans un bref délai, le nom du coupable. Prisonniers à la Bastille ou délateurs, il fallait choisir. Un de ces messieurs, remarquant la vignette qui décorait les derniers numéros du journal — c’était un perroquet, — se rappela l’avoir vue sur quelque almanach de province, et, après bien des recherches, il la retrouva sur l’almanach d’Auxerre. L’oiseau babillard était, en effet, la marque d’un imprimeur de cette ville nommé Fournier, homme fort habile dans sa partie, mais qui, si le fait est vrai tel qu’on le raconte, n’était pas également prudent. Heureusement il avait des amis vigilants : prévenu à temps, il put se soustraire au mandat d’arrêt lancé contre lui.

La gazette voyageuse fut néanmoins contrainte de chercher un autre asile ; mais elle était en trop bon pays de Jansénie pour n’en pas trouver bientôt. On croit qu’elle s’imprima quelque temps dans un château voisin, dont les propriétaires étaient jansénistes d’autres disent qu’une presse fut transportée, pour le service de cette feuille, jusqu’au milieu des forêts de la Puisaie, dans une loge de charbonnier. On dit plus : le lieutenant de police serait venu lui-même diriger des perquisitions. Elles étaient demeurées sans résultat, quand un excès d’audace vint tout compromettre : en remontant dans sa voiture, il y trouva des exemplaires encore tout humides de l’insolente et trop présomptueuse gazette. Les recherches recommencèrent, et la cachette fut éventée[35].

Barbier nous a laissé, dans son Journal, de très-curieux détails sur la manière dont les Nouvelles ecclésiastiques étaient répandues.

« Il n’est pas possible, dit-il, de découvrir l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques ; cela fait tant de cascades entre les mains de plusieurs personnes, d’ailleurs tous honnêtes gens, que cet auteur n’est jamais connu de ceux qui peuvent être arrêtés. Quand cet auteur a composé sa feuille sur les matériaux qu’il a, il jette les mémoires au feu, il donne sa minute à un autre ; on la copie, alors on jette la minute au feu ; une troisième personne porte la minute chez un imprimeur. Cette personne vient prendre les exemplaires pour les distribuer dans Paris. Il y a peut-être vingt bureaux, dans plusieurs quartiers, c’est-à-dire vingt particuliers qui en prennent cent, supposé, chacun. Ce n’est pas la même personne qui porte les cent à ces vingt bureaux ; ce sont vingt personnes différentes, et celui qui tient ce bureau paye les cent exemplaires à celui qui les lui apporte. Il en a un pour lui gratis, de même que de tout ce qui s’imprime sur les affaires du temps. Et cet homme sait à qui donner ces exemplaires pour retirer son argent. Si on arrêtait aujourd’hui matin un de ces particuliers ayant un bureau, sur-le-champ on avertit tous les autres, et on transporte les exemplaires dans un autre endroit, crainte de découverte, en sorte que, quelque personne qu’on arrête, la manivelle va toujours, et il n’est quasi pas possible d’arrêter le cours de ces Nouvelles. » (Novembre 1731.)

Il revient à diverses reprises sur cette gazette insaisissable :

« On vient de publier une déclaration du roi, du 29 mai, qui fait défenses, sous peine du carcan pour la première fois, d’imprimer sans permission tout ce qui peut avoir trait à la bulle, à la religion, sous le titre de Mémoires ou de Nouvelles ecclésiastiques ; il y a aussi peine de bannissement contre les auteurs. Malgré cela, on a encore imprimé et distribué, dans la première quinzaine de juin, les Nouvelles ecclésiastiques, en quatre feuilles d’imprimé. Il est vrai que cela est humiliant pour le gouvernement, de ne pouvoir être obéi et de ne pouvoir découvrir où cela se fait. » (Juin 1728.)

— « Il y a trois ans que les Nouvelles ecclésiastiques courent sans que le lieutenant de police en ait pu découvrir ni l’auteur, ni l’endroit où on les imprime. Le Parlement, par arrêt du 9 de ce mois, a condamné les cinq dernières feuilles à être brûlées par la main du bourreau, ce qui a été exécuté. Cela doit faire peine aux Jansénistes. Ils rapportaient impunément tout ce qui se faisait à l’occasion de la Constitution. Ils critiquaient sans mesure le ministre et tous les magistrats : c’est ce qui a aigri le ministère public. Chacun y avait son paquet : M. Gilbert, avocat général n’y a pas, dit-on, été épargné. Mais cette brûlure n’arrêtera pas la suite de ces Nouvelles ; cela ne fait que ranimer le zèle du parti. » (Février 1731.)

— « Autre expédition le 29 de ce mois pour brûler des Nouvelles ecclésiastiques, qui, nonobstant ce, continuent toujours de se débiter. Marie Reaubourg, qui a été bannie, n’a jamais voulu dire de qui elle tenait ces papiers. À la vérité selon le projet des Jansénistes, elle ne devait pas connaître la personne qui les lui avait remis. » (Avril 1732.)

— « Samedi, 3 de ce mois, on a publié un mandement de M. l’archevêque de Paris qui condamne les Nouvelles ecclésiastiques qui se distribuent dans Paris, défend de les lire, garder, sous peine d’excommunication. Ce mandement est parfaitement bien écrit, et ce qu’il dit même des Nouvelles ecclésiastiques est vrai : ce sont des libelles séditieux et diffamatoires, d’ailleurs sortant d’une belle plume. » (Mai 1733.)

Mais les mandements ne pouvaient être plus efficaces que les brûlures ; et, en dépit de la police et de la Bastille, l’opiniâtre feuille reparaissait toujours plus vive, plus provocante, plus audacieuse ; et les philosophes aidant, — les philosophes qu’elle n’aimait guère pourtant, — elle finit par triompher de ses adversaires.


Cependant les Jésuites, ne pouvant avoir raison de cet ennemi invisible, qui les harcelait sans trève ni merci, résolurent de le combattre avec les mêmes armes, d’opposer journal à journal. Ils lancèrent, le 25 janvier 1734, le Supplément des Nouvelles ecclésiastiques[36], et ils firent précéder cette déclaration de guerre d’un manifeste dont nous extrayons quelques passages :


Le libelle qui se répand périodiquement depuis quelques années sous le titre de Nouvelles ecclésiastiques est rempli de tant de faussetés, de tant de calomnies, de tant d’erreurs sur la religion, de tant de principes pernicieux sur l’autorité, qu’il est étonnant que nul écrivain n’ait encore entrepris de venger les droits de la vérité, de la justice, de l’innocence, de la charité, qui sont visiblement violés à toutes les pages de ce scandaleux écrit, dont l’auteur, entraîné par sa malignité et à l’abri des ténèbres qui le couvrent, ne cesse d’insulter, de déchirer, quiconque se trouve sous sa plume.

Il est vrai qu’il se décrie par lui-même… ; mais combien de personnes simples ou prévenues en reçoivent les plus fâcheuses impressions ?…

C’est précisément pour cette sorte de personnes simples ou prévenues qui lisent les Nouvelles ecclésiastiques qu’on s’est cru obligé de composer le présent écrit, pour leur servir d’antidote. Le titre de Supplément qu’il porte en marque précisément la fin. On s’y propose, en effet, de suppléer la vérité qui manque à cette gazette… Le tour malin dont le gazetier a besoin d’assaisonner ses mensonges pour les faire lire sera suppléé par la candeur et par la simplicité avec lesquelles la vérité demande d’être exposée, et qui lui suffisent pour se faire goûter.

Quand le bien de la religion exigera qu’on instruise le public de certaines choses que des particuliers voudraient bien qu’il ignorât sur leur compte, on aura, dans le Supplément, toute l’attention possible à se contenir dans les plus justes bornes, et à accorder à la religion ce qui lui est dû, sans donner la moindre atteinte aux lois de la charité chrétienne.

C’est ici une espèce d’asile que l’on ouvre à la vérité, à la probité, à l’honneur, si constamment outragés dans les Nouvelles ecclésiastiques ; c’est un canal par lequel ceux qui ont été lésés dans ce libelle, ou qui le seraient dans la suite, pourront porter leur plainte au tribunal du public, et en obtenir la justice qui leur sera due…


On peut dire de ce Supplément ce que le P. Courayer disait d’un supplément du même genre, en s’adressant aux PP. Jésuites (Relation historique et apologétique des sentiments et de la conduite du P. Courayer, t. II, p. 59) :


Mes pères, il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de certains suppléments aux gazettes d’Hollande. Je n’en connais point l’auteur, quelqu’intérêt qu’il eût à se déceler, travaillant comme il fait pour l’Église. Je ne sais non plus si c’est en lui surprise ou simplicité mais il est certain que jamais homme ne débita avec plus de confiance des faits contredits par la notoriété publique que ce bon catholique. Une partie de ces faits sont altérés, les autres sont absolument faux, et, parmi un petit nombre de vérités dont il nous instruit, on trouve dans son recueil une tradition constante de faussetés et de mensonges…


C’est néanmoins avec une curiosité pleine d’intérêt que l’on suit les passes de ces deux champions, combattant sous le masque, corps à corps, et sans cesse aux prises ; celui-là, le gazetier, attaquant avec une fougue toute gallicane ; celui-ci, le supplémenteur, parant les bottes et ripostant avec le sang-froid perfide qui convient à un digne fils de Loyola. Les annales du journalisme n’offrent pas assurément d’autre exemple d’une lutte avec ce caractère et dans ces conditions.


L’importance historique de ces deux recueils, des Nouvelles ecclésiastiques surtout, n’a pas besoin d’être démontrée : c’est dans leurs colonnes qu’on apprend à bien connaître cette longue querelle, qui agita si profondément la France pendant une partie du xviiie siècle, et que l’on comprend à peine aujourd’hui. Les événements de ce siècle n’étaient pas, d’ailleurs, le seul objet des Nouvelles. « On y remonte souvent à la source et à l’origine des maux de l’Église, en rappelant quantité de traits intéressants des siècles précédents, surtout depuis la naissance des Jésuites. Mais l’objet le plus important dans les Nouvelles, c’est la partie qui concerne la doctrine, le dogme et la morale, les libertés de l’Église gallicane et les maximes du royaume. En effet, on rend compte, dans ces mémoires, de tous les écrits faits pour défendre la vérité et pour combattre l’erreur, non-seulement en France, mais encore à l’étranger, écrits dont ni les Journaux des savants ni les autres ouvrages du même genre ne faisaient aucune mention ; on en donne des analyses courtes, mais exactes et judicieuses ; on met sous les yeux les preuves par lesquelles les auteurs de ces écrits établissent les vérités dont ils prennent la défense, et renversent les erreurs qu’ils combattent ; enfin l’on fait connaître les auteurs eux-mêmes, après leur mort, avec des détails qui peuvent être d’un grand secours pour les continuateurs de l’histoire littéraire de la France. »

Les Nouvelles ecclésiastiques circulèrent d’abord manuscrites ; c’est du moins ce qui paraît résulter de l’intitulé d’un volume qui, à la Bibliothèque impériale, précède la collection : Nouvelles ecclésiastiques, depuis l’arrivée de la Constitution en France jusqu’au 23 février 1728, que lesdites Nouvelles ecclésiastiques ont commencé d’être imprimées (in-4° ; s. l. n. d.). La collection de la Bibliothèque impériale, la plus complète que nous connaissions, de 1728 à 1798, forme 71 vol. in-4o, reliés en 26. L’année 1793 porte l’adresse de Paris, Leclère, et les années 1794-1798 celle d’Utrecht, J. Schelling. On a publié en 1734 une table des noms et matières comprenant les années 1728-31, 2 tom. en 1 vol. in-4o ; et, en 1767, une autre table, raisonnée et alphabétique, de 1728 jusqu’en 1760 inclusivement, 2 vol. in-4o. — Chaque année des Nouvelles était précédée d’un discours préliminaire ; ces discours ont été réunis en 2 vol. in-8o.

Les Nouvelles ecclésiastiques furent rédigées, de 1728 à 1793, par les abbés Boucher, Berger, de La Roche, Troya, Guidy, Rondet, Larrière, de Saint-Mars. Elles cessèrent d’être imprimées à Paris à la fin de 1793 ; mais l’abbé Mouton les continua à Utrecht, dans le même format, jusqu’au milieu de l’année 1803.

Le Supplément des Nouvelles ecclésiastiques avait pour rédacteur le P. Patouillet ; il forme, de 1734 à 1748, 16 tom. en 4 vol. in-4o.




Journal du Despotisme.


En 1783, un imprimeur de Londres, J. Rivington, lança le prospectus, très-remarquable et très-détaillé, d’un journal dont nous n’aurions probablement pas parlé si la Bibliothèque impériale ne l’eût catalogué parmi les journaux politiques, car nous en ignorons la destinée, et, dans tous les cas, il ne dut pas franchir aisément les frontières de la France. On en jugera par quelques extraits de son programme.


L’opinion publique est la source de tous les maux, de tous les abus, de tous les crimes, qui désolent aujourd’hui l’humanité dans les quatre parties du monde ; c’est un mélange monstrueux de préjugés, d’erreurs et de superstitions, au torrent desquels rien ne peut résister. Tout est fondé sur cette malheureuse chimère, qui n’est elle-même fondée sur rien. Si les hommes sont partout écrasés sous le poids du despotisme et de l’anarchie, s’ils sont partout esclaves des tyrans et des prêtres, si partout ils sont les victimes de la violence ou de la ruse, c’est l’opinion publique qui les subjugue, c’est elle qui les entraîne, c’est elle qui leur tient lieu d’expérience, de raison et de conscience.

Pourquoi l’opinion publique a-t-elle une si prodigieuse influence sur les esprits ? C’est qu’on ne permet point à l’homme de raisonner ; c’est qu’il ignore les premiers principes du droit naturel ; c’est qu’il méconnaît ses droits et ses devoirs ; c’est qu’il ne sait ni ce qui lui est utile, ni ce qui lui est nuisible, et qu’à cet égard il est obligé de s’en rapporter à ceux qui le gouvernent.

On ne peut donc soustraire l’homme aux prestiges de l’opinion publique qu’en lui apprenant à s’en passer, qu’en rétablissant le tribunal de sa conscience, qu’en lui faisant connaître la règle éternelle de ses actions, qu’en lui donnant une notion si juste, si simple, si évidente, des principes de la morale, que, pour les appliquer à tous les cas possibles, il n’ait besoin de consulter que sa propre raison.

Tel est le but que nous nous proposons dans ce journal. Dût-on taxer notre entreprise de témérité, nous avouerons sans déguisement que notre objet est de redresser l’opinion publique en la subordonnant aux maximes fondamentales du droit naturel. Oui, notre intention est de développer à l’homme une morale si conforme à ses vrais intérêts qu’il ne voie plus rien d’utile que ce qui est juste, ni plus rien de nuisible que ce qui est criminel de sa propre nature.

Nous nous appliquerons donc à lui rappeler quelle est l’étendue de ses droits et quelle est la règle de ses devoirs. Nous lui ferons voir que ses droits consistent dans la sûreté de sa personne, dans la liberté de ses actions, dans la propriété de ses biens. Nous lui montrerons que ses devoirs consistent à respecter ce triple droit dans les autres. Enfin nous lui prouverons que les gouvernements ne peuvent avoir été institués que pour lui garantir ces trois branches du droit naturel.

Il verra dans le développement de cette grande vérité quelle est l’essence de l’autorité souveraine, quelle est l’étendue de ses devoirs et quelles sont les bornes de son pouvoir. Il verra que notre doctrine à cet égard n’est qu’une application du droit naturel fondée sur l’évidence même…

Pour procéder avec ordre, nous mettrons à la tête de ce journal un précis raisonné du droit naturel. Au moyen de ces notions préliminaires, un lecteur exercé saura déjà à quoi s’en tenir sur la plupart des objets qui intéressent la société. Il verra ce qui constitue le crime et la vertu ; il démêlera les établissements utiles et nuisibles ; il ne confondra point la tyrannie avec l’autorité légitime ; il discernera les lois fondées sur la justice d’avec les règlements arbitraires… En un mot, il n’ignorera rien de ce qui peut contribuer au bonheur ou au malheur d’une nation.

Cependant cette théorie simple et sans application ne suffirait pas au triomphe de la vérité. Elle a deux ennemis trop puissants à combattre : le préjugé des peuples et l’intérêt des despotes. On ne doit point se flatter de surmonter aisément de tels obstacles.

Les hommes sont si peu familiarisés avec les idées morales, les préjugés concernant la politique sont si généralement répandus, les racines qu’ils ont jetées dans les esprits sont si profondes, les ténèbres de l’ignorance à cet égard sont si épaisses, qu’il n’est pas vraisemblable que l’évidence même, avec tout l’éclat de son flambeau, puisse d’abord en dissiper l’obscurité.

On ne peut que s’attendre à cette rénitence des esprits, quand on considère les précautions infinies qu’on ne cesse de prendre pour les corrompre et les entretenir dans l’erreur : ces précautions sont analogues et proportionnées aux avantages que les agents du pouvoir arbitraire retirent de la stupidité des peuples.

L’ignorance est l’âme et la vie du despotisme ; il n’existe, il ne se soutient que par elle… Les ministres du despotisme n’oublient donc rien pour multiplier les erreurs, propager le mensonge et fermer tout accès à la vérité… On connaît les moyens qu’ils emploient pour parvenir à ces fins ; on sait le rôle qu’ils font jouer aux prêtres et aux magistrats ; on sait les entraves qu’ils mettent à la liberté de penser, de parler et d’écrire…

Les papiers publics leur fournissent un autre moyen, qui n’est pas moins efficace. On sent combien ils sont intéressés à tromper les peuples par de fausses nouvelles ; à déguiser les fautes que l’ignorance ou la méchanceté leur font commettre, à nourrir de fausses espérances, à exagérer de vains succès… ; à fomenter les guerres littéraires pour avoir un prétexte de dénigrer la philosophie ; enfin à semer de plus en plus la confusion sur les principes de la morale, afin que les peuples continuent à méconnaître leurs droits en sentant moins les outrages du pouvoir arbitraire et la nécessité d’y remédier.

Tel est l’usage que fait le despotisme des journaux, des gazettes et autres écrits périodiques. Ces ouvrages sont les dépôts ordinaires de tous les mensonges dont on se sert pour séduire et abuser les hommes, et ils sont d’autant plus insidieux qu’ils paraissent avoir pour objet l’instruction publique…

C’est donc pour mettre nos lecteurs à portée de faire une juste application des principes du droit naturel à tous les cas que nous leur offrons l’Examen critique des journaux et autres écrits périodiques. Nous n’avons pu trouver un champ plus vaste et plus propre aux applications. Comme ces écrits renferment en même temps et les actes du pouvoir arbitraire et les raisons dont on se sert pour les justifier, ils nous mettront à portée d’étendre nos observations sur tout ce qui peut intéresser l’humanité…

Cette application continuelle de la théorie à la pratique ne pourra manquer de frapper les esprits les moins attentifs. On apprendra par là à faire usage des règles du droit naturel. On se familiarisera insensiblement avec les idées de la saine politique. On s’accoutumera à porter un jugement certain sur toutes les actions, sur toutes les opérations d’un peuple, d’un souverain, d’un ministre, d’un magistrat, d’un simple particulier.

On apprendra à démêler les sophismes d’un auteur mercenaire d’avec les raisonnements d’un citoyen philosophe. On ne prendra plus les plaintes d’un peuple opprimé pour les cris d’une populace séditieuse. Enfin on aura la vraie signification du mot patrie, et on se gardera bien de confondre le patriotisme avec l’honneur d’un gouvernement ennemi et destructeur de la patrie…

Notre journal sera donc spécialement dirigé contre le despotisme. On sait que ce grand abus, que ce maître-crime, est la source de tous les maux qui inondent le genre humain. Nous ferons donc tous nos efforts pour opposer une digue à cet horrible fléau…

Nous emploierons la langue française, parce qu’elle est la plus répandue, parce qu’elle paraît consacrée à la politique, et par d’autres raisons que nos lecteurs devineront aisément


Nous ignorons quelle suite peut avoir eue ce projet, que Barbier attribue à un baron de Saint-Flocel, et qui, selon lui, aurait abouti à une brochure in-12 de 195 pages. La Bibliothèque impériale ne possède qu’une plaquette incomplète, de 96 pages, contenant le prospectus, sous le titre d’introduction, et une partie du précis raisonné du droit naturel. Elle a pour titre : Journal des Princes, ou Examen des journaux et autres écrits périodiques relativement aux progrès du despotisme. L’introduction a pour titre de départ Journal du Despotisme. Le prospectus, qui se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, est intitulé : Examen critique des journaux et autres écrits périodiques qui se publient en Europe et ailleurs.

Les notes de la police nous ont, depuis, fourni quelques détails sur ce baron de Saint-Flocel ou Flozel. C’était un ancien rédacteur du Journal de Bouillon. Il avait été, sous le nom de Lefèvre, secrétaire du comte d’Aigremont, ministre de France à Coblentz, et avait perdu cette place par sa mauvaise conduite et ses escroqueries. Un ancien chapelain du prince des Deux-Ponts, avec lequel il était lié, l’abbé Séchamp, « homme mielleux, qui se disait l’ami de toute la France, l’avait fait venir à Londres pour l’aider dans le projet qu’il avait formé de publier un journal pour le bien de l’humanité, à l’imitation du sieur Brissot de Warville. Ce journal devait tendre à rendre les hommes meilleurs, et sans doute l’auteur plus riche. » La note ajoute que les deux amis ne tardèrent pas à se brouiller, et que Saint-Flocel poursuivit seul la mise sur pied de ce journal philanthropique, — le même évidemment que celui dont nous nous occupons, — que le prospectus en était prêt, et que le premier numéro devait bientôt voir le jour.

Brissot, dans ses Mémoires, mentionne en effet cette imitation de son journal par un écrivain qu’il nomme, lui, Saint-Flomel, et dont il parle dans des termes tout différents : « C’était, dit-il, un économiste outré, qui, jadis employé dans la diplomatie, y avait été fort mal récompensé de ses services, et qui s’était réfugié en Angleterre pour y prêcher avec plus de sûreté les principes de la liberté. Mais, environné d’espions, trompé par des entremetteurs, l’honnête Saint-Flomel fut victime de sa crédulité, et mourut martyr de sa frénésie pour l’indépendance. »

C’est sans doute entre ces deux portraits qu’il faut chercher la vérité sur ce personnage, dont la Biographie universelle ne fait pas mention.


NOUVELLES À LA MAIN.




Mémoires secrets : Madame Doublet, Bachaumont. — Métra : Correspondance secrète. — Correspondances littéraires de La Harpe et de Grimm. — Les Bulletiniers et la police.


On comprend que de pareils journaux soient rares, et même qu’il en ait peu existé. Pour soutenir un journal clandestin, il faut un parti, un intérêt, des passions, la foi, des conditions telles, enfin, qu’en rencontrèrent les Nouvelles ecclésiastiques.

Pour ce qui est de l’œuvre que tentait le Journal du Despotisme, elle était faite surabondamment par les livres, par les brochures de toutes les formes et de toutes les couleurs, par les nouvelles à la main et les correspondances secrètes, par cette multitude d’épigrammes, de satires, de chansons surtout, manuscrites ou imprimées, qui se passaient sous le manteau, et venaient chaque jour défrayer la malignité des salons et des cafés, en dépit des favoris et des gouvernants qu’elles déchiraient.

Les journaux cependant avaient, en dépit des entraves de toute nature, gagné considérablement de terrain ; ils avaient fini par conquérir, comme, en général, l’expression de la pensée, une somme assez grande de liberté ; mais cette liberté était en quelque sorte intermittente. D’une tolérance que l’on aurait pu quelquefois accuser de faiblesse, le gouvernement, qui, sentant le terrain fuir sous ses pieds, était en proie à une sorte de vertige, passait tout à coup à d’excessives rigueurs. « Les chansons, les vers, les estampes satiriques, lit-on dans les Mémoires du marquis d’Argenson, pleuvent, même contre la personne du roi… Voilà une mode bien acharnée, une véritable rage. Bientôt le recueil de ces satires modernes ira aussi loin que celui des Mazarinades ; on pourra les appeler les Poissonnades. » Après avoir longtemps laissé faire, on se ravise un beau jour : « Chaque nuit se font de continuelles captures de beaux esprits, d’abbés savants, de professeurs de l’Université, de docteurs de Sorbonne, soupçonnés de faire des livres, des chansons, des vers ; de répandre de mauvaises nouvelles aux cafés et aux promenades, de fronder contre le ministère, d’écrire et imprimer pour le déisme et contre les mœurs ; à quoi l’on voudrait donner des bornes, la licence étant devenue trop grande. On n’appelle plus cela que l’inquisition française[37]. »

Mais le siècle n’était guère à l’inquisition ; l’esprit reprit bientôt ses droits, et bientôt aussi il en abusa avec l’imprudence que l’on sait. Nouvelles et plus rigoureuses poursuites. « Les imprimeurs se plaignent que les nouveautés tarissent. On a mis un embargo sur tous les manuscrits. La police, plus sévère que jamais, ne passe rien, ne tolère aucune plaisanterie… Plusieurs imprimeurs vendent leur fonds de boutique, et nous sommes menacés d’une sécheresse générale de la littérature de France[38]. »

On fouillait alors dans le vieil arsenal des lois pour y trouver des armes contre cette hydre toujours renaissante. Je me bornerai à citer une déclaration du roi du 16 avril 1757, sur les écrits imprimés sans permission. Il est dit dans le préambule que l’attention continuelle que le roi doit apporter à maintenir l’ordre ne lui permet pas de souffrir la licence effrenée des écrits qui se répandent dans le royaume… À ces causes, tous ceux qui seront convaincus d’avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à l’autorité royale et à troubler la tranquillité de l’État, seront punis de mort, ainsi que les imprimeurs, colporteurs et autres qui les auraient répandus dans le public. À l’égard des autres écrits, de quelque nature qu’ils soient, faute d’avoir observé les formalités prescrites par les ordonnances, les auteurs, imprimeurs, colporteurs, etc., condamnés aux galères à perpétuité ou à temps, suivant l’exigence des cas. Amende de six mille livres pour les propriétaires ou principaux locataires des maisons où les imprimeries seront trouvées sans qu’ils les aient dénoncées à la justice.

« Si on tient la main à cette loi rigoureuse, ajoute l’avocat Barbier, au Journal duquel nous empruntons ce document, il n’y aura plus tant de brochures dans le public, et les Gazettes ecclésiastiques seront rares et chères. Cette loi fait voir en même temps qu’on n’est point incertain sur la cause des malheurs qui sont arrivés. »

Le gouvernement de Louis XVI essaya d’abord de la douceur, mais il fut bientôt débordé. « La licence d’écrire augmente journellement, et l’on abuse de la douceur du nouveau gouvernement à tel point, qu’il sera peut-être forcé d’employer toute l’inquisition de la fin du règne de Louis XV. » Ce sont les Mémoires secrets[39] qui font eux-mêmes cet aveu. Et en effet, l’on verra les derniers ministres de la monarchie sans cesse occupés à la défendre, et par les plus étranges moyens, contre ce torrent qui devait l’engloutir.

L’intérêt de leur conservation imposait aux journaux une mesure qu’ils ne pouvaient trop dépasser sans s’exposer à une ruine plus ou moins complète. C’est là d’ailleurs, il faut bien l’avouer, un des côtés faibles du journal, et, s’il arrive que les journalistes s’en préoccupent parfois plus qu’il ne serait à désirer, les gouvernements, en revanche, n’en tiennent pas assez compte dans la part de liberté qu’ils font aux journaux. Quoi qu’il en soit, si les journaux du XVIIIe siècle ne pouvaient avoir les libres allures de ce que nous appellerions la petite presse de l’époque, de cet insaisissable Protée, qui déjouait sous mille formes diverses les poursuites des limiers de la police, il était impossible qu’ils ne participassent pas, un peu plus, un peu moins, au mouvement qui se faisait autour d’eux.


Cependant je le répète, même dans leurs meilleurs jours, ils étaient obligés à une grande circonspection ; ils ne pouvaient, par exemple, donner asile à ces mille petits bruits de la ville et de la cour, à cette chronique scandaleuse, dont les Français, les Parisiens surtout, ont été de tout temps si friands. Et cependant, dit Manuel dans son langage quelque peu abrupt, « un peuple qui veut s’instruire ne se contente pas de la Gazette de France. Que lui importe que le roi ait lavé les pieds à des pauvres qui ne les ont pas sales ; que la reine ait fait ses pâques avec le comte d’Artois ; que Monsieur ait daigné agréer un livre que peut-être il ne lira pas, et que le Parlement en robes ait harangué un dauphin en maillot ? Il veut, à la fin, savoir tout ce qui se dit et tout ce qui se fait à la cour, pourquoi et pour qui un cardinal de Rohan s’amusait à enfiler des perles ; s’il est vrai que la comtesse Diane nommait les généraux d’armée, et la comtesse Jule des évêques ; combien le ministre de la guerre donnait de croix de Saint-Louis à sa maîtresse pour ses étrennes. C’est au crayon des malins à fixer ces notes scandaleuses, qui, chaque jour, se succèdent et s’envolent. » C’était le rôle des nouvelles à la main.

On vit donc bientôt renaître, en effet, ces gazettes volantes, que l’on avait pu croire à jamais étouffées sous les coups dont les avait accablées la police de Louis XIV ; ou plutôt, moins timides, elles reprirent plus d’essor, car il est probable qu’elles n’avaient jamais complétement disparu. On sait qu’un nommé Dubreuil tenait, vers 1728, rue Taranne, un bureau de nouvelles à la main, et que l’abonnement à son journal manuscrit était de 6 livres par mois pour quatre pages in-4o, et de 12 livres pour un nombre double de pages. On possède les années 1728, 1729, 1730 et 1731, de cette petite feuille, et M. Justin Lamoureux en a publié quelques extraits dans le Bulletin du Bibliophile de 1846 ; mais tout cela est d’une rare insignifiance.

Dans une gazette manuscrite dont je parlerai tout à l’heure, on lit, à la date du 27 janvier 1741 : « Depuis quelque temps, il se distribue à Paris une gazette à la main remplie de chroniques scandaleuses. Les facteurs ont été arrêtés et mis en prison. Un d’eux a dénoncé l’abbé Prévost pour lui en avoir fourni trois. En conséquence, l’abbé Prévost a reçu ordre de sortir du royaume, et il est parti ce matin pour Bruxelles. » Et plus loin : « L’abbé Prévost a écrit à tous ses amis qu’il partait innocent, que M. le prince de Conti et M. de Maurepas en pouvaient répondre. Ce qu’il y a de sûr est qu’il n’a pas eu mauvaise intention : il ne voulait qu’obliger un facteur à qui un auteur ne donnait plus de gazette à copier ; il a compté lui donner du pain en lui en faisant à sa guise. Il faut avouer que c’est une pauvre tête. »

À la fin de 1752, on fit circuler à Paris le prospectus d’une gazette manuscrite intitulée le Courrier de Paris, qui prétendait faire mieux que les nouvelles à la main, « rejetées sur les provinces par la satiété de Paris. » Quelques numéros de ce Courrier, que possède M. Albert de La Fizelière, prouvent qu’on ne fit ni mieux ni plus mal.

L’abbé de Clamarens, mort en 1785, rédigeait un bulletin de nouvelles qu’il adressait à ses amis. Homme de qualité, très-répandu et fort en état d’être instruit des événements, il se faisait un plaisir de les rendre toujours avec sagesse, quoiqu’avec une malignité qui donnait quelquefois beaucoup de sel à ses récits ; et son bulletin, au témoignage même des Mémoires secrets, sans avoir autant de vogue que les Nouvelles qui firent le fondement de ce dernier recueil, était estimé pour sa véracité.

Nous posons ces quelques faits simplement à titre de jalons, de repères, et nous arrivons à la plus célèbre des manufactures de bulletins, selon l’expression de Manuel : nous avons nommé le salon de madame Doublet de Persan.


Madame Doublet, « très-connue en France et chez les étrangers », pour parler comme les éditeurs des Mémoires secrets, tenait à Paris ce que l’on appelait un bureau d’esprit, c’est-à-dire qu’elle réunissait chez elle des gens de lettres, comme le faisaient Mesdames de Tencin, du Deffand, Geoffrin, et mademoiselle Lespinasse. Son salon jouit pendant près d’un demi-siècle d’une grande célébrité. « Ce salon, disent deux jeunes portraitistes dont on connaît la brillante palette, ce salon tenait le monde et Paris, et la veille et le jour, la Chaire, l’Académie, la Comédie, la Cour. Il était le rendez-vous des échos, le cabinet noir où l’on décachetait les nouvelles ; pêle-mêle y tombait le XVIIIe siècle, heure à heure, bons mots et sottises, querelles, procès, sifflets, bravos, morts et naissances, livres et grands hommes, un je ne sais quoi sans ordre, une moisson à pleine brassée de paroles et de choses, les mémoires d’Argus ! Salon envié ! confessionnal du xviiie siècle, où tant d’esprit s’était confessé, que Piron lui-même n’y amenait le sien qu’en tremblant ! Il écrivait au frère de madame Doublet, à l’abbé Legendre : « Annoncez bien une bête à madame Doublet, et j’y serai bon » ; et encore : « Je me rendrai samedi, à midi trois quarts, chez madame Doublet, dont vous m’envoyez l’adresse ; je ferai maussadement la révérence, j’y boirai, j’y mangerai, je dirai grand’merci et je m’en reviendrai. Tout cela vaut fait. Quant à l’idée que j’y laisserai de moi, ce sont les affaires du dieu Caprice de ma part et de la déesse Indulgence de celle des autres, et voilà tout. » Duché remerciait Bachaumont de sa présentation en ces termes : « Assurez madame Doublet de mes plus tendres respects : il n’y a pas de jour que je ne remercie Dieu de la grâce qu’il ma faite de me mettre au nombre de ses paroissiens. »

« Le salon de madame Doublet était au couvent des Filles-Saint-Thomas, dans un appartement où madame Doublet passa quarante ans de suite sans sortir. Là, présidait du matin au soir Bachaumont, coiffé de la perruque à longue chevelure inventée par le duc de Nevers. Là siégeaient l’abbé Legendre, Voisenon, le courtisan de la maison ; les deux Lacurne de Sainte-Palaye, les abbés Chauvelain et Xaupi, les Falconet, les Mairan, les Mirabaud, tous paroissiens, arrivant à la même heure, s’asseyant dans le même fauteuil, chacun au-dessous de son portrait. Sur une table, deux grands registres étaient ouverts, qui recevaient de chaque survenant, l’un le positif et l’autre le douteux, l’un la vérité absolue et l’autre la vérité relative. Et voilà le berceau de ces Nouvelles à la main qui, par le tri et la discussion, prirent tant de crédit, que l’on demandait d’une assertion : Cela sort-il de chez madame Doublet ? de ces Nouvelles à la main ébauche des Mémoires secrets[40]. »

« La société de madame Doublet, dit Grimm, fut longtemps célèbre à Paris. On y était janséniste, ou, du moins, parlementaire ; mais on y était peu chrétien : jamais croyant ni dévot n’y fut admis. Au reste, on n’y affichait pas cette liberté de penser philosophique ; on s’en servait sans en jamais parler. On donnait la principale attention aux nouvelles. Madame Doublet en tenait registre. Chacun, en arrivant, lisait la feuille du jour, et l’augmentait de ce qu’il savait de sûr. Les valets copiaient ensuite les bulletins, et s’en faisaient un revenu en les distribuant au public. »

Ces bulletins, qui devaient nécessairement prendre le ton de la société du temps, étaient un résumé de tout ce qui se disait dans le monde. On y trouvait l’analyse des pièces de théâtre, le compte-rendu des assemblées littéraires et des procès célèbres ; la notice des livres nouveaux, et en particulier des livres clandestins et prohibés, auxquels la saveur du fruit défendu donne plus de piquant et de relief ; des pièces rares ou inédites, en vers et en prose, dont beaucoup n’eussent pu être imprimées sans péril ; les chansons et les vaudevilles satiriques ; les anecdotes et les bons mots, que l’on était d’autant plus attentif à recueillir qu’ils étaient plus méchants ; enfin les aventures de société, les faits et gestes de la Cour, bien souvent embellis par la médisance. Il suffit, du reste, pour en avoir une idée exacte, de parcourir les Mémoires connus sous le nom de Bachaumont, et qui ne sont autre chose, comme on le sait, que la reproduction d’une partie de ces nouvelles ; or, à en juger par cet ouvrage, les Nouvelles à la main émanées du cercle de madame Doublet étaient assurément, et de beaucoup, les plus amusants journaux du temps. C’était une véritable chronique, dans l’entière acception du mot, chronique assez peu limée, mais abondante et nourrie, au contraire des prétendues chroniques de certains journaux, qui, si elles ont quelques-unes un certain vernis, sont à peu près toutes également vides ou pleines de riens.


À quelle époque se forma le cercle de madame Doublet, à quelle époque commença-t-on à répandre au dehors, sous forme de gazette, les nouvelles qui s’y recueillaient, il serait difficile de le préciser. Nous savons seulement, par les Mémoires secrets, que, lorsque Madame Doublet mourut, en 1771, il y avait soixante ans qu’elle recevait la meilleure société de la Cour et de la ville, et plus de quarante qu’elle occupait son fameux salon des Filles-Saint-Thomas.

Quant à la propagation des nouvelles, on voit Bachaumont, en 1740, préoccupé d’en faire l’objet d’une publication régulière ; il fit en effet circuler cette année-là le prospectus que voici :


Un écrivain connu entreprend de donner, deux fois par semaine, une feuille de nouvelles manuscrites. Ce ne sera point un recueil de petits faits secs et peu intéressants, comme les feuilles qui se débitent depuis quelques années. Avec les événements publics que fournit ce qu’on appelle le cours ordinaire des affaires, on se propose de rapporter toutes les aventures journalières de Paris et des capitales de l’Europe, et d’y joindre quelques réflexions sans malignité, néanmoins sans partialité, dans le seul dessein d’instruire et de plaire par un récit où la vérité paraîtra toujours avec quelques agréments. Un recueil suivi de ces feuilles formera proprement l’histoire de notre temps. Il sera de l’intérêt de ceux qui le prendront de n’en laisser tirer de copie à personne, et d’en ménager le secret, autant pour ne pas les avilir en les rendant trop communes, que pour ne pas se faire de querelles avec les arbitres de la librairie. À chaque ordinaire, à ceux qui voudront la prendre, elle sera payée sur-le-champ par le portier, afin qu’on ait la liberté de l’abandonner quand on n’en sera pas satisfait.


Ce projet ne paraît pas avoir eu de suite, et la gazette de Madame Doublet continua jusqu’à la fin à être distribuée en manuscrit. Mais j’ai eu en main la preuve qu’elle était expédiée jusque dans les provinces dès avant le projet de Bachaumont. La Bibliothèque impériale possède cinq volumes manuscrits, reliés sous le titre de Journal historique, qui sont évidemment une copie des registres de la paroisse. C’est une suite de missives adressées à madame de Souscarrière, au château de Breuillepont, par Vernon, à Pacy. Ces sortes de lettres, qui se succèdent à des intervalles très-rapprochés, vont de 1738 à 1745. En haut est inscrit, d’une autre main que le corps de la lettre : Breuillepont, comme au bas des lettres administratives et de commerce on a coutume de mettre le nom du destinataire, pour la gouverne de celui qui est chargé de les fermer et de les expédier. C’est, pour notre cas, une preuve que la copie destinée à madame de Souscarrière n’était pas unique.

La provenance de cette correspondance résulte à l’évidence de mentions dans le genre de celles-ci :


— Pour toutes nouvelles sur la feuille…

— Madame Doublet n’ayant pas le temps de faire un extrait des deux lettres ci-jointes, elle vous en envoie copie.

— Madame Doublet me prie de ne point donner copie de cette lettre : je demande fidélité à ses ordres.

— Il a fallu que je vous copiasse les nouvelles moi-même, ne pouvant me résoudre à les remettre à demain.


Les faits contenus dans ces feuilles, où l’on remarque que des morceaux ont été enlevés, d’autres collés, sont généralement assez insignifiants, et il y a loin de là aux Nouvelles à la main dans leur bon temps, à celles qui nous sont parvenues. C’est une froide gazette, plutôt qu’une chronique piquante. On y trouve pourtant quelques pièces historiques intéressantes, et quelques petites poésies satiriques et anacréontiques.


Quoique les Nouvelles à la main ne fussent pas, politiquement parlant, bien séditieuses, elles ne laissaient pas que de préoccuper le pouvoir, surtout dans les temps de brouilleries entre la Cour et les Parlements, et le lieutenant de police eut plus d’une fois à communiquer à madame Doublet des lettres dans le genre de celle-ci :


Versailles, 6 octobre 1753.

Le roi est informé, Monsieur, que madame Doublet reçoit dans le nombre de ceux qui vont chez elle plusieurs personnes qui y débitent des nouvelles fort hasardées, et qui ne peuvent faire qu’un mauvais effet lorsqu’elles viennent se répandre dans le public ; que souvent ces mêmes personnes y tiennent des discours peu mesurés, et que madame Doublet, au lieu de réprimer une licence aussi condamnable, leur permet, en quelque façon, d’en tenir un registre qui sert à composer des feuilles qui se distribuent dans Paris et s’envoient même dans les provinces. Une pareille conduite de sa part ne pouvant que déplaire au roi, Sa Majesté, avant d’employer des moyens plus sévères, m’a chargé de vous mander que vous eussiez à voir incessamment madame Doublet, pour lui représenter qu’elle ait à faire cesser au plus tôt un pareil abus, en éloignant de chez elle les personnes qui contribuent à l’entretenir. Vous l’avertirez que Sa Majesté se fera rendre compte exactement de la manière dont les choses se passeront à l’avenir, et que, si elle venait à s’écarter de la conduite qui lui est prescrite, elle s’exposerait à des événements qui ne pourraient que lui être fort désagréables. Vous lui ajouterez que, les ménagements dont Sa Majesté veut bien user à son égard étant un effet de sa bonté et une grâce particulière, elle ne doit en faire part à personne. Je compte, Monsieur, que, lorsque vous aurez parlé à madame Doublet, je n’aurai à reporter à Sa Majesté que des sentiments d’une entière soumission de sa part, et la reconnaissance la plus profonde et la plus respectueuse de l’avertissement qu’elle veut bien lui faire donner.

Marquis d’Argenson.


Madame Doublet promettait de se corriger, et en 1762 son neveu trouvait qu’elle était encore plus difficile à gouverner que l’Europe. Cependant il ne lui passait rien. Voici une preuve de son style et de son humeur :


Versailles, 24 mars

Madame Doublet a fait dire hier à l’abbé de Breteuil, Monsieur, que l’escadre de M. de Blenac avait été prise en entier par les ennemis. La nouvelle de madame Doublet, qui est fausse, et dont je n’ai nulle connaissance, ne fait pas de tort à l’escadre du roi ; mais elle fait tort aux papiers publics qui varient. D’après les malheurs qui sortent de la boutique de madame Doublet, je n’ai pas pu m’empêcher de rendre compte au roi de ce fait et de l’imprudence intolérable des nouvelles qui sortent de chez cette femme, ma très-chère tante ; en conséquence, Sa Majesté m’a ordonné de vous mander de vous rendre chez madame Doublet, et de lui signifier que, s’il sort de rechef une nouvelle de sa maison, le roi la renfermera dans un couvent d’où elle ne distribuera plus des nouvelles aussi impertinentes que contraires au service du roi.

Duc de Choiseul.


Toutes ces menaces-là n’effrayaient pas madame Doublet, qui voulait toujours parler pour se bien porter ; mais ce qui l’étonnait, c’était la connaissance prompte que le gouvernement avait de ce que disaient ses amis dans son cercle étroit. Elle ne se doutait pas que Charles Defieux, chevalier de Mouhy, de l’académie de Dijon, celui qui a fait la Paysanne parvenue, les Mémoires d’une Fille de qualité, les Mille et une Faveurs, le Masque de Fer, les Tablettes dramatiques, avait encore le talent d’écouter à toutes les portes. Il écrivait à la police le 9 mars :


Quoique ma santé ne me permette pas trop encore de faire de longues courses, je me suis donné hier beaucoup de mouvement pour exécuter vos ordres, bien fâché de n’avoir pu en découvrir davantage. Il est très-vrai que la maison de madame Doublet est, depuis longtemps, un bureau de nouvelles, et ce n’est pas la seule : ses gens en écrivent et en tirent bon parti. Je n’ai pu savoir le nom d’un grand et gros domestique, visage plein, perruque ronde, habit brun, qui, tous les matins, va recueillir dans les maisons, de la part de sa maîtresse, ce qu’il y a de neuf. Il serait difficile de savoir les noms de ceux qui vont dans cette maison ; ce sont tous des frondeurs ; en femmes : mesdames d’Argental, Rondet de Villeneuve, du Bocage, de Besenval, etc. ; en hommes : MM. Foncemagne, Perrin, deux médecins, Devaur, Firmin, Mérobert, d’Argental, etc. Je ne réponds point de cette liste : ce n’est qu’avec le temps qu’on parviendra à être sûr des liaisons de cette femme. Il faudrait avoir des gens qui bussent avec des domestiques de confiance ou mécontents ; mais ce qui est certain, c’est que madame d’Argental tient aussi même bureau de nouvelles, qu’elle est l’intime amie de madame Doublet, comme M. le chevalier de Choiseul ; qu’un nommé Gillet, son valet de chambre, est à la tête du bureau tenu par les laquais ; que l’on paye à la feuille ; que ces bulletins sont bons, parce que c’est le résultat de tout ce qui se dit dans les meilleures maisons de Paris ; qu’ils s’envoient en province pour 12, 9 et 6 francs par mois ; que madame d’Argental, depuis que son mari est en place, est beaucoup plus retenue que par le passé et n’est frondeuse qu’avec des amis intimes, tels que MM. de Richelieu, de Séchelles, le président de La Marche, Rougeot, Chauvelin, etc. S’il me revient d’autres renseignements, ou que j’apprenne des choses utiles, je me croirais heureux de vous donner des preuves de mon respectueux et parfait attachement.


Les renseignements de cet espion à la suite furent vérifiés par un observateur en pied.


Ce n’est point le nommé Lejeune, valet de chambre de M. d’Argental, qui fait des nouvelles à la main ; c’est le nommé Gillet, valet de chambre de madame d’Argental, qui lui permet seulement d’en faire pour la province, et non pour Paris, sur une copie que madame Doublet donne à ce Gillet, qui retire six livres par mois de ceux à qui il en fournit.

D’Hémery.


On avait osé dire, dans la feuille du 1er mars 1762, que le roi avait nommé monsieur d’Hérouville pour commander les troupes en Flandre ; que monsieur le prince de Beauvau était destiné à servir dans cette partie, la Cour n’ayant pas voulu le faire servir dans la même armée que monsieur de Castries, sur lequel on lui avait fait reprendre son rang de lieutenant-général. Il n’en fallut pas davantage pour remuer la bile du Cocher de la France, comme l’appelait la Czarine, et monsieur de Sartine reçut ce billet doux :


Vous voudrez bien, Monsieur, faire venir chez vous le faiseur de bulletins ridicules, et lui dire que vous le ferez mettre au cachot s’il s’avise de faire paraître aucune feuille qui n’ait pas été revue de la part de la police. Rien n’est plus indécent, et si contraire à l’ordre public, que de souffrir de pareils distributeurs de nouvelles ; l’intention du roi est, Monsieur, que vous réprimiez avec sévérité cette liberté indécente… Monsieur le prince de Beauvau demande avec raison la rétractation de l’article du bulletin qui se fait chez madame d’Argental. Comme il est fait à tous égards pour obtenir toutes les satisfactions qu’il peut désirer, je vous serai obligé de concerter avec lui moyens de lui donner celle qu’il demande dans cette occasion.

Duc de Choiseul.


Le rédacteur domestique fut mis en prison, et le prince de Beauvau, en demandant sa grâce, crut faire un acte de clémence.

Madame Doublet mourut dans l’impénitence finale, à l’âge de 94 ans. Voici en quels termes les Mémoires secrets en firent l’oraison funèbre (16 mai 1771) :


Madame Doublet est morte ces jours-ci, âgée de 94 ans. C’était une virtuose dont madame Geoffrin n’est qu’une faible copie. Depuis 60 ans, elle rassemblait dans sa maison la meilleure compagnie de la Cour et de la ville, et passait sa vie à former un journal bien supérieur à celui de l’Étoile et autres ouvrages du même genre. La politique, les belles-lettres, les arts, les détails de société, tout était de son ressort. Elle s’abaissait du cèdre jusqu’à l’hysope. Tous les jours on élaborait chez elle les nouvelles courantes, on en rassemblait les circonstances, on en pesait les probabilités, on les passait, autant qu’on pouvait, à la filière du sens et de la raison ; on les rédigeait ensuite, et elles acquéraient un caractère de vérité si connu que, lorsqu’on voulait s’assurer de la certitude d’une narration, on se demandait Cela sort-il de chez madame Doublet ? Au reste, sa réputation avait un peu dégénéré de ce côté en vieillissant, elle avait perdu beaucoup de ses amis du premier mérite, et avait survécu à toute sa société habituelle. M. de Bachaumont est le dernier philosophe qu’elle ait vu mourir.

Il est difficile qu’au milieu de ce savant tourbillon qui l’entourait, madame Doublet ne passât pas pour être un peu entichée de déisme, de matérialisme, et même d’athéisme. Elle avait bravé jusque-là l’opinion publique et les clameurs des dévots. Depuis le carême dernier, la tête de cette dame s’affaiblissait. M. le curé de Saint-Eustache avait cru qu’il était temps de convertir sa paroissienne. Celle-ci n’était plus en état d’argumenter contre lui, et, avec le secours de la grâce, le pasteur s’était flatté d’avoir réussi. En effet, elle avait reçu le bon Dieu la semaine sainte, pratique de religion que personne de sa connaissance ne se rappelait lui avoir vu faire. On conçoit aisément qu’avec de pareils préparatifs, elle n’a pu qu’éprouver une mort très-édifiante et s’endormir dans le Seigneur.


Suivant d’autres témoignages, conservant jusqu’au bout la passion de sa vie et sa bonne humeur, elle serait morte en demandant qu’on lui apportât des nouvelles fraîches, pour en régaler ses amis de l’autre monde.


Bachaumont avait précédé de quelques jours seulement sa vieille amie dans la tombe. Président du salon de madame Doublet, les Nouvelles à la main avaient été jusqu’à son dernier jour sa grande affaire. Avant de mourir, il avait choisi lui-même son successeur, Pidansat de Mairobert, attaché comme lui à la secte des philosophes, des encyclopédistes et des patriotes, et, certain que son œuvre favorite serait continuée dans le même esprit, il était mort avec une tranquillité ferme et une aisance particulière, suivant la piquante expression de MM. de Goncourt, en répondant aux officieux qui lui parlaient des consolations de l’Église, « qu’il ne se sentait pas affligé. »

Mairobert fit plus que n’avait probablement demandé son ami. Possesseur du manuscrit, ou du moins d’une partie du manuscrit du Journal de Bachaumont, il lui vint en l’idée de le publier sous forme de volumes, et il commença en effet l’exécution de ce projet en 1777. Il donna à cette publication un titre qui était bien fait pour affriander le lecteur :


Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France, depuis 1762 jusqu’à nos jours, ou journal d’un observateur, contenant les analyses des pièces de théâtre qui ont paru durant cet intervalle ; les relations des assemblées littéraires ; les notices des livres nouveaux, clandestins, prohibés ; les pièces fugitives, rares ou manuscrites, en prose ou en vers ; les vaudevilles sur la cour ; les anecdotes et bons mots ; les éloges des savants, des artistes, des hommes de lettres morts, etc.


Ce titre est un peu long ; pourtant il ne disait rien de trop. Mairobert, en outre, mit en tête des Mémoires secrets une préface qui en expliquait le but et en précisait le véritable caractère avec beaucoup de justesse.


L’invasion de la philosophie dans la république des lettres en France est une époque mémorable par la révolution qu’elle a opérée dans les esprits. Tout le monde en connaît aujourd’hui les suites et les effets. L’auteur des Lettres persanes et celui des Lettres philosophiques en avaient jeté le germe ; mais trois sortes d’écrivains ont surtout contribué à le développer. D’abord les Encyclopédistes, en perfectionnant la métaphysique, en y portant la clarté, moyen le plus propre à dissiper les ténèbres dont la théologie l’avait enveloppée, ont détruit le fanatisme et la superstition. À ceux-ci ont succédé les Économistes : s’occupant essentiellement de la morale et de la politique pratique, ils ont cherché à rendre les peuples plus heureux en resserrant les liens de la société par une communication de services et d’échanges mieux entendus, en appliquant l’homme à l’étude de la nature, mère des vraies puissances. Enfin, des temps de troubles et d’oppression ont enfanté les Patriotes, qui, remontant à la source des lois et de la constitution des gouvernements, ont démontré les obligations réciproques des sujets et des souverains, ont approfondi l’histoire et ses monuments, et ont fixé les grands principes de l’administration. Cette foule de philosophes qui se sont placés comme à la tête des diverses parties de la littérature a principalement paru après la destruction des Jésuites : véritable point où la révolution a éclaté.

Il était sans doute bien essentiel d’en marquer les progrès, d’en saisir les circonstances, d’en recueillir les détails les plus particuliers. C’était l’objet de l’observateur dont nous publions le journal. Il accumulait ainsi les matériaux propres à l’histoire complète d’un pareil événement. On sait combien M. de Bachaumont était renommé pour ses connaissances multipliées et pour son goût exquis. Il présidait aux conférences académiques tenues chez une femme d’esprit, et faisait, depuis plus de quarante ans, son unique occupation de tout ce qui se passait dans Paris capable d’exciter l’attention. On y rédigeait un journal, dont il avait extrait les détails convenables à son entreprise. Mais, indépendamment de cette utilité particulière, il faut avouer que rien n’est plus commode ni plus agréable que de retrouver sous un même point de vue ce qu’il faudrait chercher dans une multitude fatigante et souvent ennuyeuse d’ouvrages périodiques. D’ailleurs, outre le travail commun avec tous, le rédacteur en avait un autre, plus rare et plus précieux : c’est un choix d’anecdotes qu’on ne rencontre nulle part, et qui font le mérite intéressant de sa collection, sans parler d’une multitude de pièces secrètes que ses liaisons très-étendues le mettaient à même de se procurer.

Quant aux notices des écrits nouveaux, des pièces de théâtre, des assemblées littéraires, elles sont encore distinguées par une précision unique, et surtout par une impartialité qu’on attendrait en vain d’un critique affiché pour tel. Celui-ci ne visait ni au lucre, ni à la renommée, ne parlait que d’après son sentiment intime ; il n’était d’aucun parti, d’aucune cabale, et rien ne pouvait l’empêcher de consigner son jugement dans toute son intégrité.

L’acquisition de ce journal, qui commence en 1762 et qu’on a continué jusqu’au 1er janvier 1770, nous a fait naître l’idée d’en suivre le plan. Nous prévenons le public que désormais, à l’ouverture de chaque année, nous lui fournirons le résultat, jour par jour, de ce qui sera arrivé de remarquable dans ce même genre. Nous espérons qu’il nous saura gré d’une collection neuve, non moins instructive qu’amusante, et comme le résumé des différents journaux, qu’il est presque impossible de lire en totalité.


Mairobert, comme on l’aura remarqué dans le titre, ne fit remonter sa publication qu’à l’année 1762 ; des motifs plus facilement compréhensibles le déterminèrent en outre à faire de nombreuses coupures dans le manuscrit de Bachaumont. Ainsi qu’il l’annonçait à la fin de l’avertissement que nous venons de citer, il continua l’œuvre de son ami, et il la poursuivit jusqu’à la fin du mois de mars 1779, et au 13e volume. On connaît sa fin tragique.

Mairobert était bien l’homme d’une pareille publication. « M. de Mairobert, disent les Mémoires secrets (avril 1779), était un homme de lettres, auteur de quelques opuscules, mais surtout grand amateur ; il ne manquait aucune pièce de théâtre dans sa primeur, et se faisait entourer dans les foyers ; il avait aussi toutes les nouveautés, et sa bibliothèque était en ce genre une des plus curieuses de Paris. Élevé dès son enfance chez madame Doublet, il y avait puisé ce goût, ainsi que celui des nouvelles. C’était un des rédacteurs ; il conservait le journal qui se composait chez cette dame, et le continuait. Il avait eu différentes prises avec la police relativement à ce manuscrit, qu’il donnait à ses amis de Paris et de province ; mais on n’avait pu le priver de cet amusement instructif et agréable, d’autant qu’il était fort circonspect. Il avait la fureur de faire parler de lui ; il ne connaissait pas la sage maxime de ce philosophe qui disait : Pour être heureux, cache ta vie. Il mettait son bonheur dans l’éclat et le bruit, et malheureusement il en a fait jusqu’à sa mort et après.

» Avant de mettre les scellés chez lui, on a enlevé, par ordre du roi, tous ses manuscrits, et même beaucoup de livres.

» On a de plus trouvé chez lui des caractères de fonte, qui ont été enlevés aussi, ce qui a donné lieu à bien des conjectures et des propos. On a cependant observé que les caractères étaient tout neufs, et ne paraissaient pas avoir servi.


Après Mairobert, les Mémoires secrets furent continués par Moufle d’Angerville, et s’augmentèrent chaque année de deux volumes consacrés à l’histoire de l’année précédente, et contenant, en outre, des additions plus ou moins étendues pour toutes les autres années depuis 1762. Ces additions étaient empruntées, en général, aux manuscrits de Bachaumont et de Mairobert ; voici comment s’en expliquait l’éditeur, dans un avertissement placé en tête du 15e volume :


Lorsque cet ouvrage parut pour la première fois, la crainte qu’il ne fût trop volumineux m’avait fait supprimer beaucoup d’articles, croyant qu’ils ne causeraient point un vide et que le surplus n’en paraîtrait que mieux rempli ; mais plusieurs de mes lecteurs se sont aperçus de cette soustraction et s’en sont plaints. Ils ont trouvé que, le principal mérite caractéristique de cette collection consistant dans une chronique exacte et non interrompue, il en résultait un défaut, qu’ils m’ont invité à corriger ; ce que je ne crois pouvoir mieux exécuter qu’en rétablissant les notices retranchées : leur transposition, au moyen de la méthode des auteurs de dater tous les faits, n’est que désagréable au coup d’œil, et j’ai cru plus honnête de compléter ainsi l’ancienne édition, en épargnant au public les frais de l’acquisition d’une nouvelle.

Ce qui m’a rendu plus scrupuleux dans le rétablissement, c’est l’observation aussi que tel article nul, ce semble, soit par sa brièveté, soit par son annonce, devenait nécessaire pour l’intelligence ou l’éclaircissement d’autres plus intéressants qui se trouvaient plus loin : chaîne que tout le monde ne remarque pas, et qui n’en est pas moins réelle et sensible à ceux qui lisent avec attention et suivent la série des événements.

Les lecteurs ne seront pas fâchés, sans doute, de rencontrer d’autres articles omis par une raison contraire, comme trop forts ou trop piquants. Les ménagements qui devaient avoir lieu ayant cessé, rien ne m’empêche de communiquer ces anecdotes curieuses aux amateurs.


Il y avait bien quelque chose de vrai dans ces explications ; mais c’était surtout, pour l’éditeur comme pour le prolixe compilateur, une affaire de spéculation, et l’intérêt paraît avoir été leur principal mobile. Ces suppléments, avec les fastidieuses superfétations dont Moufle d’Angerville surchargeait la chronique quotidienne, permirent de pousser la collection jusqu’au 36e volume, sans aller au delà de l’année 1787, de telle sorte que les vingt derniers volumes ne comprennent que huit années entières, indépendamment des suppléments.

Cependant le nouveau rédacteur des Mémoires avait réalisé un progrès en y faisant une plus large place aux faits politiques, à mesure que les esprits s’étaient tournés davantage de ce côté.


Il faut, lit-on au commencement du tome xxv, distinguer dans notre œuvre deux parties : l’agréable et l’utile. Heureux qui peut réunir les deux ! Mais un auteur estimable cherche toujours la dernière, et certainement Bachaumont, qui le premier imagina notre collection, ne l’avait pas négligée. En observant le même plan, nous avons cherché à l’étendre, c’est-à-dire en ne négligeant point ce qui pouvait amuser, nous nous sommes efforcés d’y joindre encore plus ce qui pouvait instruire. En effet, il s’était, comme l’indique le titre, borné à la littérature. Nous avons cru devoir aussi travailler pour l’histoire. Nous n’avons écarté que la partie absolument politique, à laquelle sont spécialement affectées les gazettes. Celles-ci ne sont guère que le théâtre des souverains ; le nôtre est celui de nos semblables. Nous pensons que ce genre d’histoire vaut bien l’autre, qu’il y a beaucoup plus de fruit à tirer de la lecture des aventures de la société que du récit des siéges, des batailles, des grandes négociations, des cérémonies, consignés avec tant de soins dans les papiers publics.


Tout ce bagage des papiers publics, les Mémoires secrets finirent cependant par en faire leur butin ; mais ils n’offrent rien sous ce rapport qu’on ne trouve dans vingt autres endroits, et dans des conditions meilleures.

Les Mémoires de Bachaumont — c’est le nom sous lequel ce recueil est resté connu — eurent, dès leur origine, une vogue immense, qui se soutint pendant presque tout le temps de leur publication. Ce n’est pas qu’on ne leur suscitât toutes sortes de tracasseries mais « le manuscrit n’en allait pas moins, pour être publié en temps et lieu, et les rédacteurs continuaient à tenir, sans interruption, registre des sottises de la ville et de la cour. » Ils constatent eux-mêmes leur succès avec une naïveté quelque peu outrecuidante ; ainsi on rencontre de temps à autre, dans les Mémoires, des réclames dans le genre de celles-ci :


4 juillet 1777. il paraît la suite d’un ouvrage dont on avait eu pour échantillon deux volumes cet hiver, intitulé Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres, etc., par feu M. de Bachaumont. On en voit huit volumes aujourd’hui, allant depuis 1762 jusqu’en janvier 1776. Il cause une grande fermentation parmi nos auteurs, dont l’amour-propre n’est pas flatté ; il est, en outre, recherché pour une foule d’anecdotes et de pièces en vers et en prose que personne n’avait encore osé révéler ou livrer à l’impression. (Cet article est extrait de Nouvelles à la main très-accréditées dans Paris.)

28 juillet 1777. Les Mémoires secrets, etc., embrassent un espace de quatorze ans, contiennent dix à douze milles notices : fécondité dont il n’y a point d’exemple dans aucun ouvrage périodique. Il en est quelques-unes peu intéressantes en elles-mêmes, mais utiles pour conserver l’ordre chronologique des dates et des époques, si essentiel dans toutes les parties historiques. Outre les notices, il y a une foule d’anecdotes et de petites pièces en prose et en vers, non imprimées jusque-là, qui font rechercher ce recueil des amateurs. Il est d’ailleurs commode pour les gens qui ne lisent que par amusement ou sont bien aises de trouver le matin quelque chose à retenir et à citer le soir : ils s’ornent ainsi l’esprit en peu de temps et à peu de frais.

13 novembre 1778. Les volumes 9 et 10 des Mémoires secrets de Bachaumont, etc., qui commencent à percer ici, quoique très-difficilement encore, sont toujours fort chers. Comme ils roulent sur des anecdotes plus récentes, puisqu’ils ne concernent que les années 1776 et 1777, ils sont courus avec une avidité extrême. La liberté qu’on y a prise de tout dire, et même de nommer tous les personnages, leur donne un piquant et un intérêt vif qui en font dévorer la lecture. On sent bien que ceux-ci ne peuvent plus être de l’auteur des premiers volumes ; mais les rédacteurs, gens très-instruits et très au fait du courant de la ville et de la Cour, ont parfaitement saisi le genre de ce répertoire littéraire et historique. Ils ont dans leur récit la véracité, le sarcasme et la précision qui en font le mérite essentiel. Il est bien à désirer que l’on continue ce plan, dont l’intérêt ne peut que s’accroître avec le temps, et qui rend une semblable collection supérieure à tous les journaux, par la multitude de faits qu’elle rassemble. (Cet article est extrait d’une gazette manuscrite très-accréditée dans Paris et dans les provinces.)


La forme à part, ces réclames avaient raison ; personne aujourd’hui ne conteste la valeur historique de ce recueil. Si l’on n’y trouve pas toujours la vérité des faits, on y trouve du moins le tableau très-fidèle des salons de Paris, dont ces faits, vrais ou supposés, défrayaient la malignité et comme un écho de l’esprit qui y régnait ; c’est pour nous, enfin, un miroir précieux de la société du XVIIIe siècle.


Les Mémoires secrets parurent d’abord sous la rubrique de Londres, avec le nom du libraire John Adamson. Trois éditions, qui ne diffèrent entre elles que par le caractère, sortirent presque simultanément des presses de Hollande, et furent suivies successivement de cinq ou six autres. Mais toutes ces éditions sont défectueuses, insuffisantes ; l’ordre chronologique y est sans cesse entrecoupé par des suppléments d’une date antérieure tandis que le texte présente à chaque page non-seulement des noms estropiés, mais encore des phrases inintelligibles et des fautes grossières d’impression. Une nouvelle édition de ce vaste et si curieux répertoire est donc bien à désirer, et l’on aime à espérer qu’elle ne se fera pas trop attendre, maintenant que la critique l’a relevé du discrédit où les circonstances et certains jugements passionnés l’avaient fait tomber.

Parlant, en effet, de tout et de tous avec une franchise qui n’était pas toujours exempte de partialité, ni même de quelque méchanceté, les Mémoires secrets, on le pense bien, s’attirèrent de nombreuses et vives représailles ; mais une saine critique a fait justice de ces criailleries intéressées, et rendu aux Mémoires le rang qui leur appartient ; de nombreuses révélations sont venues et viennent tous les jours confirmer la plupart des jugements portés par leurs rédacteurs, ou des faits dont ils tenaient registre. Cependant ce recueil est encombré, comme nous l’avons dit, de superfétations qui le surchargent sans profit, et que l’on pourrait retrancher peut-être sans grand inconvénient. C’est ce qu’avait pensé M. Ravenel quand il en entreprit, en 1830, une édition qui, débarrassée de tout ce fatras inutile, et, par contre, enrichie de nombreuses notes biographiques et bibliographiques, n’aurait pas dépassé 10 vol. in-8o. Malheureusement, les circonstances ont interrompu ce projet après le quatrième volume ; espérons qu’il se rencontrera quelque libraire assez intelligent pour le reprendre. Le nom du savant bibliothécaire serait une infaillible garantie de succès.

En attendant, le bibliophile Jacob en publie un abrégé en trois volumes, destiné, comme il le dit lui-même, aux gens du monde plutôt qu’aux hommes d’études, mais qui, parfaitement entendu, nous a paru très-propre à faire mieux apprécier la valeur de l’ouvrage entier, et à préparer, en quelque sorte, des lecteurs et des acheteurs à la grande édition qui doit venir se placer à la suite des journaux de Dangeau et de Barbier.

Ce n’est pas, d’ailleurs, le premier abrégé des Mémoires secrets qu’on ait essayé de faire et de publier. Dès l’année 1788, avant même que les derniers volumes de ce vaste recueil eussent paru, Chopin de Versey en avait donné un choix, à Londres, en 2 vol. in-12. En 1808, Merle, qui était alors fort jeune, en publia un nouveau choix en 2 vol. in-8o ; mais ce n’était qu’un mélange d’anecdotes, de bons mots et de pièces de vers, où il ne reste plus rien de l’esprit général qui avait présidé à la composition de l’ouvrage.

Les Mémoires ont fourni, en outre, et depuis longtemps, les matériaux de diverses compilations. « Il n’est pas d’année, disent les éditeurs dans la préface du 31e volume, où il ne paraisse quelque ouvrage prétendu nouveau, composé en entier ou en partie à nos dépens : c’est la Chronique scandaleuse, c’est l’Espion des Boulevards, c’est le Journal des gens du monde ; ce sont les Anecdotes du 18e siècle ; enfin c’est, aujourd’hui, la Correspondance littéraire, politique et secrète. Toutes ces dénominations ne caractérisent au fond qu’un plan unique : ce sont autant de corsaires qui, sous des pavillons différents, exercent la même piraterie. »

Si quelques-uns de ces ouvrages, en effet, peuvent être considérés plus ou moins comme des abrégés, des extraits des Mémoires secrets, il n’en saurait être ainsi du dernier, de la Correspondance secrète, qui est un ouvrage tout à fait original, attaché au même pilori que les vrais corsaires par des motifs faciles à comprendre.




Les nouvellistes en plein vent, qui n’avaient pas complétement disparu, s’étaient émus au bruit que faisaient les nouvelles à la main. Ceux des Tuileries surtout, se piquant au jeu, voulurent faire concurrence au salon de madame Doublet ; Métra, leur chef, commença, vers la fin du règne de Louis XV, la publication d’une Correspondance secrète, qu’il continua jusqu’à la Révolution.

Les renseignements sur ce Métra sont assez rares. Grimm nous apprend qu’il avait le plus énorme nez qu’on eût jamais vu en France, et peut-être dans l’univers. « Personne, ajoute-t-il, n’ignore à Paris que cet homme, d’une figure si distinguée, passe régulièrement une grande partie de la journée aux Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, à écouter des nouvelles ou à en dire. Ses liaisons avec le comte d’Aranda, ambassadeur d’Espagne, qui, durant la guerre, avait daigné le choisir pour être le pasquin ou le hérault des gazettes de Madrid, lui avaient donné une sorte de considération, qui est fort diminuée depuis la paix. Il s’en console en devisant avec une vieille demoiselle bel esprit, qui se nomme mademoiselle Sérionne ; on vient de consacrer ses tendres assiduités par le quatrain que voici :


Un beau programme d’opéra,
Et qui n’étonnera personne,
C’est d’accoupler le dieu Métra
Avec la nymphe Sérionne.


Ajoutons tout de suite qu’à sa mort on lui fit l’épitaphe suivante :


        Métra n’est plus ! revers tragique,
Dont se doit affliger tout digne politique !
Pour lui, je suis certain qu’au suprême moment,
        À son caractère fidèle,
Il eût trouvé moins dur d’entrer au monument
S’il avait pu lui-même en donner la nouvelle.


La Correspondance de Métra, datée généralement de Paris ou de Versailles, s’imprimait d’abord à Neuwied, sous le titre de Correspondance littéraire secrète, par numéros de 8 pages petit in-8o, et elle avait ainsi toutes les allures d’une gazette. Il en fut fait, en 1787-90, sous la même rubrique que les Mémoires secrets (Londres, John Adamson), et sous le titre de « Correspondance secrète, politique et littéraire, ou Mémoires pour servir à l’histoire des cours, des sociétés et de la littérature en France, depuis la mort de Louis XV », une réimpression en 18 vol., en tête de laquelle on lit cette préface :


Un ouvrage qui entre dans le monde avec des prétentions à un grand succès doit porter un nom célèbre ou montrer une origine qui inspire de la confiance. Nous pouvons affirmer que les matériaux de celui-ci ont été trouvés dans les portefeuilles de souverains et de ministres d’État, sur les bureaux de grands seigneurs et les pupitres d’illustres philosophes, sur les toilettes des Muses et des Grâces et sur les tablettes de leurs adorateurs.

C’est une collection de lettres écrites par les gens du monde de tous les états et par les hommes de lettres de toutes les classes. Elles offrent de la gaîté, de la malignité, de la franchise ; quelques erreurs involontaires, peu de mensonges, beaucoup d’anecdotes vraies et ignorées.

Cependant, parmi des lettres particulières qui n’avaient jamais été imprimées, on reconnaîtra celles qui ont paru périodiquement, depuis l’année 1775, sous le titre de Correspondance littéraire secrète ; mais la cherté de cette feuille et la circonspection avec laquelle elle a été distribuée ont empêché qu’elle fût fort répandue. Les premières années de cet ouvrage périodique, qui se continue avec succès, sont presque introuvables dans le commerce, où on les vend à un prix exorbitant.

Jamais l’histoire des événements, même des grandes révolutions politiques, n’a été plus intimement liée avec celle des mœurs et des opinions que pendant la période de temps qu’embrasse cet ouvrage. Ainsi nous nous croyons en droit de regarder cette collection d’anecdotes et de pièces fugitives, créées par les circonstances, comme un dépôt de matériaux précieux. Les écrivains qui s’occuperont de l’instruction de nos neveux et qui voudront tracer le tableau de ce siècle remarquable sauront en faire usage. En attendant, amusons-nous de ces traits détachés : ils offrent à notre curiosité un aliment qui se reproduit sans cesse, et une matière inépuisable aux observations philosophiques.

Plusieurs recueils de ce genre ont déjà eu successivement la vogue. Dans les uns, on s’est appesanti sur des détails qui ont perdu tout leur intérêt en perdant celui du moment ; les autres sont secs, froids, rebutants par une excessive concision ou par une insipide prolixité : les traits piquants qui y sont parsemés échappent au lecteur, engourdi par l’ennui des remplissages. L’extrême variété qui règne dans le nôtre ne permet pas d’espérer que tout y plaira également à tout le monde ; mais elle est analogue à la variété des goûts. Nous avons essayé de n’y admettre aucun article qui ne remplisse parfaitement ce que notre titre annonce, qui n’inspire quelque espèce d’intérêt, qui ne puisse exciter l’attention de l’historien ou celle du philosophe, le rire ou l’attendrissement, l’amour de la vertu ou l’horreur du vice ; servir de leçon ou d’exemple, à l’instruction ou à l’amusement.

Les articles de littérature sont tous de gens de lettres estimés et d’une impartialité reconnue ; ils font connaître particulièrement les ouvrages dont les journaux n’ont point parlé, et sauveront peut-être quelques traits de l’oubli auquel sont condamnées tant de productions de ce siècle. Ce qui tient à l’histoire de la république des lettres, dans un temps où les littérateurs et la littérature jouent un rôle si important dans la société, ne paraîtra pas la partie la moins intéressante de cet ouvrage. On voit que les articles de politique ont été fournis par des personnes à portée de soulever un coin du voile qui recouvre les secrets de notre cabinet, depuis qu’on n’admet plus d’indiscrets dans les conseils.

Il nous reste à parler du style, dont la bigarrure nous attirera peut-être des reprochés. On eût pu le refondre et lui donner une teinte uniforme. Il est douteux qu’en général il y eût gagné. Ces lettres, et même chaque partie d’une même lettre, étant souvent sorties de plumes différentes, on verra dans cette collection, comme dans nos sociétés, une imagination vive et pittoresque à côté du sang-froid philosophique, le dissertateur en opposition au plaisant qui effleure tout et égaie les matières les plus graves, l’homme de goût et le calembourdier, des idées saines et des opinions bizarres, des projets sensés et des rêveries folles, partout une peinture fidèle de ce qu’ont vu et entendu les observateurs qui ont écrit. On a inséré en entier ou par extraits, à leurs dates, les pamphlets qui ont paru avoir un mérite réel ou un mérite historique.

Si cette collection reçoit l’accueil dont on l’a crue digne, elle sera continuée, et nous mettrons en même temps sous les yeux du public une galerie de semblables tableaux dont les autres parties de l’Europe auront fourni les sujets. L’un et l’autre ouvrage seront une source abondante de matériaux pour l’histoire universelle pendant cette période de temps.


La Correspondance secrète est plus politique que les Mémoires secrets ; mais, pendant que ceux-ci cherchaient surtout à instruire, comme ils nous le disaient tout à l’heure, celle-là paraît plus préoccupée de plaire ; elle abonde en anecdotes que la préface donne pour vraies… vraies comme les éternelles histoires dont Pierre Durand émaille depuis vingt ans son Courrier de Paris. Cependant ce recueil m’a paru, en somme, mériter plus d’estime qu’on ne semble lui en accorder généralement, et un abrégé bien fait aurait une incontestable utilité.

La première lettre de la Correspondance secrète est du 4 juin 1774 et, si l’on en croit Brunet, elle paraissait encore le 7 mars 1793 ; mais la réimpression s’arrête au 7 octobre 1784. L’édition originale doit être excessivement rare ; la Bibliothèque impériale possède seulement les années 1775, 1785, 1786 jusqu’au 22 octobre, et les six premiers mois de 1778.

En tête du volume de 1775 se trouve un avertissement qui a toutes les apparences du prospectus de l’ouvrage, et qui ne ressemble en rien à la préface que nous venons de transcrire ; nous en citons la fin :


On conçoit bien que ce recueil, par son espèce, n’est pas fait pour toute sorte de lecteurs, et que, d’ailleurs, le genre et le ton des choses qu’il renfermera principalement défendent sa publicité. Aussi le rédacteur ne se permettra d’en confier les parties hebdomadaires qu’à certaines personnes distinguées, capables de les goûter et trop sages pour vouloir en abuser. Comme cependant il aurait été pénible d’en multiplier à un certain point des copies manuscrites, et de les expédier assez exactement et promptement aux participants, le rédacteur s’est procuré une petite imprimerie portative de cabinet, au moyen de laquelle cette feuille sera transcrite et expédiée sous ses yeux, non moins secrètement, et avec autant de célérité que de facilité.

On ose se flatter que l’idée de cette feuille ne sera point imputée à une spéculation pécuniaire : elle serait d’une trop faible conséquence, vu le très-petit nombre d’amateurs auquel la prudence permet de la communiquer. Cependant on a présumé que ceux qui la recevraient ne se refuseraient pas à concourir de quelques ducats par an aux différents frais, même assez considérables, qu’exigera cette feuille, pour son exécution et son expédition. On prévient que cette feuille ne sera confiée à un nouvel amateur que sur la recommandation d’une personne à qui elle serait déjà connue ; mais aussitôt que le nom et l’adresse auront été indiqués, elle sera adressée par la poste, en forme de lettre, et le premier envoi contiendra toutes les feuilles déjà sorties précédemment.


Le volume de 1786 renferme également un avis des éditeurs, mais qui est évidemment postérieur, et m’a paru se rapporter à l’année 1790 ou 1791 ; on y lit :


L’objet de ce recueil est de donner l’histoire secrète des sociétés et de la littérature… La liberté qui y règne ne connaît de bornes que la licence. C’était un crime en France sous l’ancien régime, et cette feuille y était proscrite. C’est maintenant un mérite qu’il partage avec une foule de concurrents. Le soin de n’employer que des matériaux originaux et variés nous assure que cette concurrence ne nuira point à son succès. Nous n’avons d’autre prétention que de dire ce que les autres écrivains périodiques ne disent point ou n’ont point dit, et de ne dire que ce qui peut piquer la curiosité.


La Correspondance secrète s’imprimait alors à Strasbourg, chez Treuttel et l’on souscrivait à Paris chez Onfroy, rue Saint-Victor, 11. Le prix d’abonnement était d’un louis.

L’extrait suivant du numéro du 5 avril 1786 prouve que cette petite gazette pénétrait jusqu’au fond de l’Europe, et montre, de plus, quel compte l’on tenait déjà de l’opinion publique et des jugements de la presse, même en Turquie.


Extrait d’une lettre de la Valachie. — Quelques feuilles périodiques ont avancé fort légèrement, sur la foi d’autrui, une fausseté manifeste, en assurant que le gouvernement actuel de la Valachie était vexatoire au point d’y faire désirer avec ardeur la plus prompte révolution… Il est notoire que, depuis environ trois ans que cette province a le bonheur d’être gouvernée par le prince régnant, le peuple y a été graduellement allégé d’un gros quart du fardeau qu’il supportait auparavant en impositions, et que la douceur comme la modération du gouvernement a attiré de toutes parts dans le pays une quantité considérable de transfuges et de nouveaux colons. On en appelle à cet égard non seulement au témoignage des habitants de cette principauté, mais à celui surtout des commandants et autres personnes en place des environs.

Il y a plus : un exprès distingué a apporté dans le mois d’août dernier, de la part de la Porte ottomane, au prince régnant, de nouvelles marques de la faveur de Sa Hautesse, et un rescrit impérial dans lequel elle daigne, dans les termes les plus gracieux, donner son approbation de la conduite tenue jusqu’ici par S. A., et l’exhorte à continuer de même.


De la comparaison que j’ai faite de l’original de la Correspondance secrète avec la réimpression, il résulte que l’on ne s’est pas astreint à une reproduction servile : le style a été quelque peu châtié ; l’ordre des faits ou des pièces est assez souvent changé, et quelques alinéas ne se trouvent plus dans la réimpression ; on y cherche en vain, notamment, les suppléments que la Correspondance publiait de temps à autre.




Nous ne saurions guère quitter ce chapitre sans dire quelques mots de certaines publications qui ont avec les recueils dont nous venons de nous occuper une sorte d’analogie qui fait qu’on les rapproche souvent : je veux parler des correspondances littéraires qu’entretenaient plusieurs souverains du Nord avec des gens de lettres plus ou moins connus vivant à Paris, correspondances qui furent, comme on le sait, très à la mode dans le siècle dernier. Il n’était pas alors, en effet, jusqu’aux comtes et aux barons de l’empire, qui ne voulussent avoir leur correspondant, et les gens de lettres, de leur côté, étaient très-friands de cette faveur, bien qu’ils n’en retirassent pas toujours autant d’avantages qu’ils s’en étaient promis. Parmi ces rapporteurs, nous nommerons Grimm, La Harpe, Suard, d’Alembert, Thiriot, dont la correspondance avec le roi de Prusse dura dix années. La plupart de ces correspondances sont demeurées inédites, et Buchon, dans ses Souvenirs et courses en Suisse, dit en avoir retrouvé plusieurs dans des bibliothèques particulières d’Allemagne. « C’est, ajoute-t-il, pour la plupart, un journal manuscrit, anecdotique et politique, assez semblable pour la forme à celui de Bachaumont. »

Mais deux des plus importantes pour notre histoire littéraire ont été, depuis longtemps déjà, livrées à la publicité : celle de La Harpe avec le grand-duc de Russie, depuis Paul Ier, publiée en 1804 et 1807, 6 vol. in-8o, et celle de Grimm avec Catherine II, publiée en 1812-1813, 16 vol. in-8o, et dont une nouvelle et excellente édition a été donnée par M. Taschereau en 1829-31.

Ces deux correspondances, qui embrassent à peu près la même période de temps, ont par conséquent entre elles une certaine affinité ; mais les deux écrivains ont un caractère et des vues diamétralement opposés : l’un, toujours triste et fâcheux, fait de sa correspondance une affaire d’état ; l’autre, toujours libre et gai, en fait un sujet de délassement et de plaisir, pourvu toutefois qu’il ne s’agisse ni de Fréron, ni de Clément, ni de Palissot, ni d’aucun ennemi du parti philosophique, auquel cas il n’entend plus raillerie : il accable alors ses adversaires de plaisanteries, d’épigrammes, de sarcasmes, et quelquefois même d’invectives. Pour La Harpe, qui n’était pas très-modéré de son naturel, il avait mis d’autant moins de mesure dans ses jugements, qu’ils n’étaient pas destinés à la publicité ; aussi, la publication de sa correspondance causa-t-elle un grand scandale, augmenté encore par cette circonstance, que ce fut lui-même qui la publia, pressé, dit-on, par le besoin.


Mais, quelques reproches que l’on puisse faire dans la forme à ces deux recueils, on a été de tout temps à peu près unanime à en reconnaître l’importance historique. « Lorsque parut la Correspondance littéraire de La Harpe, disent les derniers éditeurs de Grimm, on se récria avec raison contre ses jugements, presque toujours dictés par la prévention ou l’amour-propre, contre ses vues étroites, le sentiment tout personnel qui dominait chez lui, son soin minutieux de rapporter ses petits vers, et d’enregistrer les grands compliments qu’ils lui valaient. Ces défauts frappèrent tous les yeux, mais le livre n’en fut pas moins recherché avec empressement : c’étaient les premiers mémoires littéraires rédigés avec quelque soin sur cette époque animée dont la littérature appartient à l’histoire, sur cette fin du xviiie siècle, où les ouvrages de l’esprit exercèrent une si puissante influence et concoururent à de si grands événements.

» Onze ans après, on publia cinq volumes d’une Correspondance du baron de Grimm. Des aperçus entièrement neufs, des vues étendues, des jugements exprimés d’une manière originale, enfin toutes les qualités que laissait désirer l’ouvrage de La Harpe, distinguaient celui-ci, et tout d’abord lui firent donner une juste préférence. La faveur du public encouragea les éditeurs : une réimpression des volumes publiés devint bientôt nécessaire, et ils ne tardèrent pas à être suivis de cinq autres, qui menaient jusqu’aux jours de la Révolution naissante ce procès-verbal des progrès de l’esprit et de la philosophie. Enfin le commencement de ce recueil fut également retrouvé, et, à quelques courtes interruptions près, l’on eut, grâce à ces découvertes successives, un tableau littéraire de 1753 à 1790, c’est-à-dire plus complet de douze ans que les Mémoires secrets de Bachaumont, de vingt-deux ans que la Correspondance littéraire de La Harpe, de vingt-sept ans que la Correspondance secrète de Métra.

» De 1753 à 1790, on vit finir Fontenelle et Montesquieu ; Buffon publier ses titres à l’immortalité, et descendre au tombeau ; on vit se poursuivre et s’achever le monument encyclopédique ; Rousseau, à ses débuts et à la fin d’une carrière volontairement abrégée peut-être ; Voltaire publiant plus d’un grand ouvrage historique, et maintes fois applaudi à la scène ; ses restes obtenant dans l’ombre un peu de terre, malgré la défense d’un évêque, puis tout un peuple se disposant à les porter en triomphe aux caveaux du Panthéon ; de 1753 à 1790, on vit cette guerre de billets de confession où combattirent le parlement, la cour, le clergé ; puis, à ces débats ridicules, à ces champions impuissants, succéder une lutte imposante, et Mirabeau.

» On comprend tout ce que renfermait d’éléments de succès l’histoire quotidienne d’une époque si pleine d’événements, si mouvante, si contrastée… »

Cet argument peut être également invoqué en faveur des Mémoires secrets, qui, au fond, se composent en partie des mêmes éléments. Aussi M. Ravenel, dans son édition de Bachaumont, a-t-il cru pouvoir mettre en parallèle les Mémoires secrets avec les Correspondances de Grimm et de La Harpe ; nous citerons encore cette page, qui fait parfaitement connaître la valeur relative des trois recueils :

« Les Mémoires secrets, connus sous le nom de Bachaumont, occupent, sans contredit, une place distinguée parmi les monuments les plus curieux de l’histoire littéraire du dix-huitième siècle. Sans pouvoir rivaliser avec la Correspondance littéraire de Grimm pour la profondeur et l’originalité des vues, ou avec celle de La Harpe pour l’élégante facilité du style, ils nous semblent cependant offrir à la curiosité du lecteur un attrait pour le moins aussi vif que ces deux recueils, et surtout que le dernier. Dans Grimm, un jugement toujours sain et dégagé de préventions, des aperçus d’une haute philosophie ; dans La Harpe, une appréciation trop souvent rigoureuse des qualités et des défauts des auteurs, mais une critique toujours instructive de leurs ouvrages, forment un tableau animé de la littérature au temps où ils écrivaient. Sous ce rapport, l’un et l’autre sont incontestablement supérieurs aux Mémoires secrets ; mais là, selon nous, se borne leur avantage, et nous pensons qu’il est loin de l’emporter sur l’intérêt que présente le recueil attribué à Bachaumont, recueil qui n’est point exclusivement consacré à l’examen de productions littéraires, et où se trouvent enregistrés, à leur date, au moment même de leur éclat, tous les événements politiques de quelque importance, et les anecdotes parfois scandaleuses de la cour et de la ville.

» Pour La Harpe et Grimm, dont les feuilles étaient envoyées dans les cours étrangères, c’était un devoir de mettre dans leurs récits beaucoup de réserve et de retenue à l’égard de personnages que leur naissance ou leur position appelait à jouer un rôle distingué dans le monde. Ce devoir, on est souvent tenté de regretter qu’ils l’aient si fidèlement rempli, car il résulte quelquefois de leur sage retenue que des faits importants et bons à connaître sont passés sous silence. Bachaumont, au contraire, tient registre de tout ; semblable à la Renommée, qu’on nous peint


Tam ficti pravique tenax quam nuncia veri,


il rapporte indistinctement tous les bruits, toutes les nouvelles. Son plan, il est vrai, présente bien des inconvénients, et ce n’est pas sans quelque défiance que son ouvrage doit être parcouru. Cependant, ou nous sommes dans l’erreur, ou les avantages qui en ressortent les compensent entièrement. »


Longtemps on ne sut qu’à peu près et en gros comment la Correspondance de Grimm avait été faite, et quels écrivains y avaient collaboré ; on savait seulement que Diderot et madame d’Épinay y avaient eu quelque part. Un très-curieux volume que M. Ch. Nisard vient de publier sous le titre de Mémoires et Correspondances historiques et littéraires, et dont les matériaux ont été fournis par les papiers de Suard, est venu jeter un jour tout nouveau sur les procédés et les instruments appliqués à la composition de cette correspondance, et particulièrement des cinq volumes publiés en 1812. Il résulte de ces piquantes révélations que le principal collaborateur de Grimm fut un nommé Meister, de Zurich, homme, dit Suard, de beaucoup d’esprit, et encore plus honnête homme ; qu’il n’y a pas, dans les cinq volumes premiers publiés, deux cents pages qui soient de Grimm ; que Diderot a fait le 1er et les quatre cinquièmes du 2e, que tout le reste est de Meister seul, à qui Grimm avait remis toute la boutique, avec ses charges et ses bénéfices. Meister, auquel on doit le secret de la comédie, ajoute que le portefeuille de Diderot, jusqu’à sa mort, ne cessa jamais d’être à sa disposition ; qu’il mettait en outre à contribution l’esprit et la mémoire de toutes les autres personnes qu’il voyait, moins, dit-il, pour soulager sa paresse que pour répandre quelque variété sur cette fatale besogne ; que madame d’Épinay, notamment, s’était crue longtemps engagée (on sait pourquoi) à lui fournir un assez grand nombre d’articles, qu’elle lui permettait d’arranger à sa manière. Quant à la publication de ces feuilles, « qui ne furent jamais adressées à personne que sous la promesse du secret », comme il existait dans les différentes cours de l’Europe, depuis les bords de l’Arno jusqu’à ceux de la Néva, quinze à seize copies du malheureux manuscrit, il n’est pas facile de découvrir où il a pu être volé ; mais il croit savoir qu’on a imprimé Jacques le fataliste, la Religieuse et les Observations sur la Peinture, d’après la copie de la Correspondance trouvée chez Grimm lors du pillage de ses effets, en 92.

Ce que Meister dit de l’impression ne doit s’entendre que de la seconde partie de la Correspondance, publiée, comme nous l’avons vu, la première. L’intérêt, le scandale même qu’avait excité cette partie, nonobstant les coups de ciseaux de la censure, faisait désirer vivement au public affriandé l’impression des deux autres : elles parurent toutes deux la même année, et presque en même temps. Suard, à qui avait été confié le manuscrit de la première, en retrancha les personnalités injurieuses, les traits contre les mœurs et la religion, et généralement tout ce qui aurait pu être réprouvé des honnêtes gens, mais non sans une longue résistance de l’éditeur, qui trouvait que, « si l’on faisait disparaître les traits malins et satiriques contre les auteurs vivants, et surtout contre les prêtres ou contre les personnes de l’ancienne cour et autres individus plus ou moins en crédit, le surplus de cette correspondance restant purement littéraire n’aurait pas, bien que spirituel et anecdotique, la vogue des cinq volumes déjà publiés, et ne mériterait plus, par le temps affreux qui courait, où le commerce était anéanti, les honneurs de l’impression ! »




Si donc l’on n’avait pas, à la fin du xviiie siècle, de véritables journaux, on en avait une monnaie assez abondante, et toute cette petite presse de contrebande, qui se grossissait encore des correspondances adressées aux gazettes étrangères, suppléait dans une assez large mesure au silence forcé des journaux privilégiés.

On peut supposer que le gouvernement ne vit jamais de bien bon œil ces « greffiers clandestins de la chronique scandaleuse », nous l’avons vu même dans certains moments les poursuivre à outrance ; cependant les bulletins de nouvelles, dont quelques-uns d’ailleurs étaient parfaitement innocents, ne furent jamais proscrits d’une façon absolue ; il y avait même des bulletiniers ou bulletinistes autorisés.

On lit dans le Journal de Barbier, à la date de mai 1745 : « Un particulier avait obtenu une permission tacite de délivrer des Nouvelles à la main, qui étaient censées visitées et approuvées à la police par quelque commis qui avait cette inspection. Cela se distribuait dans les maisons et dans les cafés deux fois la semaine. On donnait 30 ou 40 sous par mois, et cela rapportait un produit considérable. Dans ces Nouvelles à la main, qui contenaient une feuille de papier à lettre, il y avait souvent des fausses nouvelles, et on y insérait des faits sur les particuliers, comme mariages, charges, successions, et, sous ce prétexte, il y avait des faits faux ou injurieux, dont l’on est toujours curieux. On dit même qu’on a envoyé quelqu’un, à ce sujet, à la Bastille ; mais pour rendre cette défense plus publique, on a eu recours au Parlement, qui a la grande police, et qui a rendu, le 18 de ce mois, un arrêt qui défend de composer et de débiter tous écrits qualifiés de Gazettes ou Nouvelles à la main, sous peine du fouet et du bannissement pour la première fois. Cet abus avait déjà été réprimé par des arrêts de 1666. Il y a en France de forts beaux règlements sur toutes choses, mais qui ne s’exécutent point, et auxquels on a recours quand l’abus devient excessif. Ce règlement de police pourra aussi contenir les nouvellistes dans les endroits publics, qui se plaisent, comme frondeurs et mauvais citoyens, à critiquer tout ce que fait le gouvernement, à répandre de mauvaises nouvelles et à diminuer toujours les bonnes. »

Cela est parfaitement juste ; mais quel était l’effet des mesures de rigueur ?

« Depuis que les Nouvelles à la main sont supprimées, quelque auteur anonyme continue à fournir une feuille à Cologne ; l’embarras où il se trouve de la remplir le fait recourir à des conjectures, et le gazetier qui n’a point d’autres nouvelles que les siennes en fait usage dans l’article de Paris, sans s’embarrasser si elles sont sensées ou si elles ne le sont pas[41]. »

Barbier lui-même reconnaît ailleurs l’injustice et les inconvénients de la compression.

« On continue d’inquiéter les nouvellistes dans les cafés et dans les promenades publiques ; on en a même fait mettre à la Bastille. Cela est encore d’une administration puérile. Il est vrai qu’il y a dans Paris beaucoup de gens mal intentionnés, qu’on appelle Autrichiens, qui profitent de la disette des nouvelles pour en annoncer de très-mauvaises pour la France ; mais, ma foi ! quand les nouvelles sont généralement mauvaises et qu’elles sont l’effet de la mauvaise conduite, il n’est pas possible que le bon Français ne se plaigne et qu’il crie victoire !… »

» La véritable cause de toutes les fausses nouvelles qui se débitent provient de ce qu’il n’en transpire aucune. La vivacité de la nation semble exiger qu’au lieu de la vérité le ministère lui en présente au moins l’ombre. Les esprits inquiets profitent de ces moments d’impatience pour inspirer la défiance et le mécontentement ; ce qui ne manque jamais de produire des plaintes contre les ministres et contre le gouvernement. »


Des considérations de diverse nature déterminaient la tolérance dont on usait par instants envers les bulletinistes. Quelquefois c’étaient des raisons politiques ; c’étaient, d’autres fois, des motifs moins avouables.

Un intendant d’une province du Midi, dit Manuel, effrayé de ce que deux libraires de sa généralité, trop bornés pour connaître le danger de leur commerce, y semaient les bulletins de Paris, dénonça, le 2 décembre 1785, une dame de Beaumont, qui avait laissé couler de sa plume ces phrases sacriléges :


M. l’intendant s’est rendu en voiture, avec toute la pompe et la magnificence possible, devant la maison où se tenait l’assemblée provinciale. Étant là, il l’a fait avertir ; mais, ne voyant point venir les députés, il est monté, a pris place, et a débité un discours si long et si ennuyeux, que tous les membres l’ont laissé seul. L’archevêque de Toulouse, instruit de cette scène, a cru devoir changer la préséance des intendants.


Cette femme d’un lieutenant au régiment provincial de Dijon, à qui le prince de Montbarey avait promis une lieutenance de maréchaussée, et dans les peines de laquelle entrait quelquefois un vicaire de Saint-Benoît, dont la charité affrontait jusqu’à la calomnie, comparut au tribunal du magistrat, qu’elle compara à celui de la divinité.


Monseigneur, comme elle vous savez tout, votre œil est présent partout, vous sondez jusqu’aux replis de l’âme, et comme elle enfin vous pardonnez tout.


Avec ces formules serviles et une jolie figure, on se ménageait les faveurs d’un lieutenant de police, qui payait son abonnement par les abonnés qu’il procurait lui-même à sa protégée. Il lui recrutait jusqu’à des prélats jaloux de connaître tout ce qui se faisait à Paris la nuit et le jour, quand ils n’y étaient pas. Cette complaisance lui valait encore des prières et des remerciements :


M. l’évêque de Lisieux assure de son respect et de sa reconnaissance M. Le Noir. Voudrait-il bien lui faire dire si une gratification de 40 ou 50 écus, tous les ans, à l’auteur du bulletin, sera satisfaisante. Comme il ignore son nom et son adresse, il prendrait la liberté de les lui faire remettre.


La police couvrait aussi des écrivains mâles de son égide, et ce n’était pas un petit service que leur rendait le magistrat que de répondre pour eux, car il recevait quelquefois de Versailles de ces billets secs qui semblaient être écrits par des maîtres à un valet. En voici un de 1783 :


M. de Castries envoie à M. Le Noir l’article d’un bulletin qui se distribue par un homme qu’on dit avoué. Il est répréhensible de présenter le ministre du royaume comme l’ennemi de M. de Suffren. M. de Castries pense qu’il est nécessaire de savoir du sieur Boyer pourquoi il se permet d’écrire ainsi, et par quelle impulsion.


En voici un autre de 1784 :


J’ai des raisons pour désirer de savoir, Monsieur, en quoi consistent les recommandations que vous avez faites au sieur Boyer, et sur quoi porte la circonspection que vous lui avez prescrite.


Cependant la tolérance en pareille matière présentait des dangers sur lesquels le gouvernement ne s’aveuglait point. Un jour Suard écrit au lieutenant de police pour lui recommander un bulletiniste :


C’est un honnête homme, je le connais beaucoup ; pendant quarante ans il a vécu dans l’aisance, des malheurs le réduisent aux ressources. On lui propose d’envoyer un bulletin à un gazetier de Hollande. Il s’engage à ne mander jamais que des faits publics, sans aucune réflexion. Il s’interdirait toutes les aventures qui pourraient blesser la délicatesse d’un citoyen, à plus forte raison d’une personne considérable. Son caractère répond de sa circonspection, etc.


Le magistrat promit d’en parler au ministre, qui répondit au magistrat :


J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire et celle qui y était jointe de M. Suard, touchant la permission que demande un particulier inconnu d’établir une correspondance de nouvelles avec un gazetier de Hollande, sous l’offre, de la part de l’anonyme, de se faire connaître et de soumettre sa correspondance à la censure. Vos réflexions sur cette demande m’ont paru pleines de sens et de raison. Après les avoir bien pesées, je pense que les inconvénients de la tolérance, en pareille matière, l’emportent de beaucoup sur l’utilité qu’on pourrait s’en promettre, même sous la surveillance de l’administration. L’expérience nous a convaincus que, de toutes les classes des écrivains, celle des nouvellistes à gages est la plus difficile à contenir. Quel homme sage osera se rendre garant de la conduite d’un bulletiniste qui calcule ses profits sur le nombre d’anecdotes secrètes qu’il peut recueillir ? et quel homme honnête se permettra d’accepter une pareille commission, après l’abus que d’autres en ont fait et la honte qu’ils y ont imprimée ? Je suppose cependant qu’un sujet d’une prudence reconnue obtienne la permission qu’on sollicite et qu’il en soit digne personnellement, il ne pourra pas empêcher, malgré sa sagesse, que le gazetier avec lequel il sera autorisé à correspondre n’emploie des moyens détournés pour se procurer des nouvelles particulières et souvent répréhensibles, et qu’il ne les débite dans sa gazette. Qu’arrivera-t-il en ce cas ? Que le public se plaindra d’une tolérance légèrement accordée ; que les particuliers demanderont justice de la méchanceté ou de l’indiscrétion du gazetier ; que l’administration sera réduite à la fâcheuse nécessité de sévir contre le correspondant connu et censé coupable, malgré les protestations de son innocence ; que le public et les particuliers, fondés sur un seul exemple de tolérance, imputeront au gouvernement toutes les impertinences des gazetiers étrangers et de leurs correspondants ténébreux. Ces observations, jointes à celles que contient votre lettre, Monsieur, me confirment dans l’opinion que nous ne devons point autoriser ni reconnaître de correspondants français avec les gazetiers ; que ce genre de commerce doit continuer d’être prohibé, et que ceux qui s’y livreraient malgré la prohibition doivent être sévèrement réprimés. Je compte toujours sur votre vigilance, Monsieur, pour éclairer leur conduite. Des avertissements secrets et des conseils de douceur peuvent en ramener quelques-uns d’un égarement passager. Des penchants pervers, l’habitude et l’esprit d’avidité, ont rendu le mal incurable chez d’autres. Les conseils sont impuissants pour ceux-ci, et les moyens de rigueur sont les seuls qui puissent les contenir.

De Vergennes.


Monsieur Suard, dit Manuel, n’était point de force à répondre à ces dogmes de l’inquisition, lui qui ne conçoit pas encore que la pensée est libre comme le culte, et que tout citoyen a le droit d’avoir chez lui un autel et une presse.

Le ministre à la turque trouva bientôt l’occasion d’appliquer ces principes contre un de ces flibustiers de la littérature.


Versailles, 7 septembre 1782.

Le sieur Desessarts, auteur de la Gazette française d’Utrecht, a donné lieu, Monsieur, à plusieurs plaintes sur la licence de cette feuille, et récemment encore, à l’occasion de deux articles calomnieux et outrageants pour MM. de Fleury et de Grasse, insérés dans le numéro 63. Sur la réclamation des parties offensées, j’en ai écrit à l’ambassadeur du roi à La Haye, qui a fait réprimander l’auteur par les magistrats de la ville d’Utrecht. Cet écrivain a reçu la réprimande avec quelque apparence de repentir ; mais il a en même temps adressé à son correspondant à Paris une lettre dans laquelle il tourne en ridicule les bourgmestres hollandais et leur mercuriale, et recommande au correspondant de ne rien changer à ses bulletins, résolu de conserver à sa gazette l’avantage de faire du bruit, suivant son expression. L’insolence obstinée de ce gazetier nous a déterminés à interdire l’entrée et le débit de sa feuille dans le royaume. Je marque à M. d’Oigny de donner des ordres en conséquence au bureau des gazettes étrangères. J’en informe M. de La Vauguyon, et lui mande de prévenir le sieur Desessarts, en l’avertissant que, s’il tombait dans des écarts du genre de ceux qu’il a à se reprocher, nous poursuivrions sa punition personnelle auprès des États Généraux de la province d’Utrecht. Le correspondant de Desessarts, qui l’est en même temps d’autres gazetiers, tels que celui de Bruxelles, etc., est un sieur Fouilhoux logé maison du magasin des eaux minérales, rue Plâtrière, à Paris. Il reçoit ses lettres sous l’adresse de demoiselle Rosalie Thomas, qui n’est autre que sa femme. Il s’est avoué auteur du bulletin dont le gazetier a tiré les deux articles qui forment le corps du délit. Une pareille indiscrétion mériterait un châtiment exemplaire ; mais son aveu, d’un côté, et la présomption qu’il y a eu plus d’imprudence que de mauvaise intention dans sa conduite, nous ont déterminés à user d’indulgence envers lui. Vous voudrez bien cependant le mander par devant vous, lui faire une sévère réprimande, et lui défendre d’avoir désormais aucune correspondance avec Desessarts, sous peine de désobéissance et de punition. Je vous serai obligé de m’informer de tout ce que vous aurez fait à ce sujet.

De Vergennes.


Pour cette fois la police se contenta de marquer le nom de M. Fouilhoux et de donner son signalement aux observateurs : « Cinq pieds quatre pouces, larges épaules, long visage, plein et rond, haut en couleur, cheveux châtain-clair, yeux hagards et inquiets, habit de camelot gris de lin très-clair, veste et culotte de nankin, catogan. Il est souvent au Caveau ; sa place ordinaire est du côté de Philidor. »

Avec ces notes rouges, il était difficile d’échapper longtemps à une troupe de mouchards qui, ayant autant de mains que d’yeux, vivaient de délations et de vols. Comme des chiens, ils n’attendaient que le mot pille, d’un exempt. Quidor le prononça le 14 janvier 1786. L’expédition de sa meute fut des plus heureuses ; c’est à lui à en faire le noble récit. La nuit, le magistrat avait reçu un coureur à pattes qui lui annonçait la première action :


Je n’ai point négligé de placer mes hommes au café du Caveau, et je me suis servi, pour cela, de ceux que j’avais employés lors de la capture du sieur Fouilhoux, dit Volet (il avait déjà été au petit Châtelet). Lorsqu’il y a paru hier au soir, ils l’ont reconnu, et ne l’ont pas perdu de vue jusqu’à minuit moins un quart ; ils l’ont suivi et se sont assurés de sa demeure.


Le lendemain, le commissaire Chenon, l’inspecteur et compagnie, se transportèrent rue Plâtrière, pour l’arrêter, comme de la part du roi.


Nous avons cherché avec beaucoup de soin les preuves de sa correspondance ; mais il paraît qu’il brûle tous les papiers dont il n’a plus besoin. Interrogé sur les différents articles de ses bulletins qui ont donné lieu à sa punition, il a assuré, comme de règle, n’avoir été que l’écho des bruits publics, et n’avoir eu aucune intention de blesser le gouvernement ni les particuliers. Pour éviter l’éclat qu’il aurait pu faire et la scène à laquelle la douleur de sa femme n’aurait pas manqué de donner lieu au moment de la séparation, j’ai cru devoir lui laisser ignorer le lieu où j’allais le conduire. Aussi, croyant n’aller qu’à la Bastille ou à l’hôtel de la Force, il a soutenu courageusement son extraction ; mais lorsqu’il s’est vu sur la route de Bicêtre, il s’est fait chez lui une révolution qu’il serait difficile de vous peindre, et toute sa philosophie l’a abandonné.

Quidor.


« Sa philosophie ! s’écrie Manuel, qui nous fournit ces détails ; on en a pour braver les despotes et la mort, mais le déshonneur ! Un citoyen, un époux, un père, peut être traîné dans la sentine de tous les vices pour avoir cru un faux rapport, pour avoir écrit que l’intendant de Clermont avait fait emprisonner quarante collecteurs !… Lorsque, dans cette Révolution où les hommes de mérite ont enfin pris leur rang, M. Fouilhoux a été un des premiers représentants de la commune, le district de Saint-Eustache n’a pas cru vaincre un préjugé : il ignorait son malheur. »


On doit convenir aussi que la position du ministère était des plus difficiles : impuissant quand il voulait sévir, il était débordé quand il voulait essayer de la conciliation. Et pour comprendre ses tribulations, il faut se rappeler à quels ennemis il avait affaire. Les gazettes fabriquées dans les salons de Paris, ou dans les taudis de quelques pauvres diables d’écrivains, n’étaient rien en comparaison des infâmes libelles venant de l’étranger, de Londres, surtout, où d’effrontés bandits faisaient métier de ces infamies. À leur tête était l’auteur si tristement célèbre du Gazetier cuirassé, l’infâme Morande dont nous avons fait la connaissance au Courrier de l’Europe. On sait les longues négociations qui s’engagèrent entre les deux gouvernements à propos de cette manufacture de libelles, et la pensée s’y reporte involontairement quand on voit les journaux anglais, dans leurs moments de mauvaise humeur, malheureusement trop fréquents, attaquer la France et son gouvernement avec un acharnement si haineux, si implacable, et si peu motivé. Il y eût eu là un très-piquant chapitre à faire ; mais l’espace me manque, et je ne puis que renvoyer mes lecteurs au livre de Manuel, la Police de Paris dévoilée, et aux Mémoires de Brissot, où ils trouveront sur cette affaire de très-amples et très-curieux détails.

Je suis arrivé, en effet, à l’extrême limite de l’espace qu’il m’était possible de consacrer à la première période de l’histoire du journalisme. Il y avait à dresser ce bilan de la presse périodique avant la Révolution des difficultés qui n’auront point échappé à ceux qui savent de quelles épines sont hérissés les travaux de cette nature. J’ose donc espérer que l’on ne s’étonnera pas trop s’il manque plus d’un trait au tableau que j’en ai esquissé, ou si tous les traits de ce tableau ne sont pas également justes. Tel qu’il est, cependant, il me semble, — peut-être est-ce en raison de la peine qu’il m’a coûté — qu’il peut donner une idée suffisante du développement qu’avait pris le journalisme dans la dernière moitié, surtout, du xviiie siècle. En somme, le rôle des journaux, à cette époque, fut plus considérable, leur action fut plus marquée, qu’on ne paraîtrait généralement disposé à le croire, et la voie était largement frayée déjà quand éclata l’explosion de 1789.



  1. C’est ce que pensait évidemment l’auteur d’un volume in-12, le Petit Dictionnaire du temps, pour l’intelligence des gazettes, que nous avons rencontré à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
  2. Mém. et réfl. sur les principaux événements du règne de Louis, chap. v.
  3. Cl. Jordan avait occupé en longs et utiles voyages par toute l’Europe douze à treize années de sa jeunesse, et Louis XIV lui avait fait une pension. Avant l’époque où nous sommes arrivés, on le voit, en 1686, établi libraire à Leyde ; en 1692 il était dans le pays de Bar, où il publia ses observations et souvenirs sous le titre de Voyages historiques de l’Europe. Par une erreur assez étrange, Dreux du Radier, et plusieurs biographes après lui, ont attribué le Journal de Verdun à Philippe Jordan de Durand. Ce qui les aura probablement trompés, c’est que Jordan, pensionnaire du roi de France, chercha, dans le principe, à cacher derrière l’anonyme, le pseudonyme, les initiales, l’auteur d’un journal politique. On lit même plusieurs fois sur le verso du titre, dans les premières années, que l’on peut s’adresser pour tous renseignements à M. Philippe Durand, écuyer, à Bar-le-Duc ; mais les premiers numéros de 1747 portent en toutes lettres Claude Durand.
  4. Le Journal historique et littéraire, publié d’abord à Luxembourg, puis à Liége, vécut jusqu’en 1794, et la collection, assez rare, forme 60 volumes in-12. Il eut une grande vogue dans les Pays-Bas et en Allemagne. On y trouve des dissertations intéressantes sur divers points de théologie, de physique, d’histoire, de géographie et de littérature ; mais presque toujours la partialité s’y fait sentir.
  5. Lettre au prince de Beaumont Vintimille (Novelle literarie).
  6. Comme échantillon des considérations politiques de Gueudeville, on peut lire, à la date de juin 1703, les belles allusions à la politique vénitienne que lui suggère la cérémonie du mariage du doge avec la mer. En voici quelques fragments, choisis entre ceux qu’il peut être permis de glisser dans une note : « L’épouse (l’Adriatique) est toujours prête à se donner au premier venu. Je ne crois pas que le doge s’avise jamais de caresser sa chère moitié… Les Français, non moins perturbateurs du repos conjugal que de la tranquillité publique, fournissent actuellement la preuve de ce que je dis. La mariée se divertit impunément avec eux à la barbe de son époux, et le chevalier de Forbin a déjà fait, je ne sais combien de fois, le sérénissime doge cocu. Qu’il est bon, ce mari, non seulement de ne se point rebuter des fréquentes infidélités de sa femme, mais même de resserrer tous les ans avec elle le nœud de la conjonction matrimoniale ! Etc., etc. »
  7. On confond habituellement dans la dénomination de journaux tous les écrits plus ou moins périodiques ; on peut cependant les distinguer en trois sortes : les gazettes proprement dites, dans le genre de notre ancienne Gazette de France, les journaux politiques et littéraires, et des sortes d’annales, dans le genre du Mercure français de Richer, où les événements sont racontés avec une certaine étendue, dans leur ordre chronologique. On range encore quelquefois parmi les journaux certaines compilations historiques, recueils de pièces détachées, qui affectaient dans leur publication une sorte de périodicité.
  8. J’indique, par des abréviations faciles à comprendre, la ou les bibliothèques où j’ai rencontré les journaux dont je fais mention.
  9. Je trouve dans Barbier une « Gazette française, Amsterdam, 1691-1762, par Jean Tronchin Du Breuil, et continuée par ses fils, plus de 60 vol. » Très-probablement il n’y a pas eu plus de Gazette française qu’il n’y a eu de Gazette de Hollande, et la feuille que Barbier a enregistrée sous ce titre n’est autre que la Gazette d’Amsterdam.
  10. Sous ce nom de La Fond se cachait, dit-on, un moine défroqué dont le véritable nom était François de la Bretonnière,
  11. L’annonce suivante, qui se lit dans plusieurs numéros consécutifs de l’année 1687, viendrait à l’appui de cette assertion : « L’on continue d’imprimer tous les mois à Leyde, chez Claude Jordan, un journal intitulé : Histoire abrégée de l’Europe, qui, dans son petit volume, renferme tout ce qui se passe de considérable chaque mois dans les États, dans les armes, dans la nature, dans les arts et dans les sciences… La bonté et l’utilité de ce livre a obligé quelques libraires d’une ville frontière de le contrefaire… L’impression de Leyde contient ordinairement cinq feuilles chaque mois, et elle est faite sur du papier fin d’Italie, pour la commodité de ceux qui la font venir par la poste. »
  12. On ne trouve nulle part d’explication bien satisfaisante du mot parisis. D’après Trévoux, ce serait l’équivalent de la crûe, ou le cinquième denier au-dessus de la prisée ; chez les financiers, dit-il, le parisis s’appelle le quart en sus : ainsi le parisis de 16 est 4. Partant de là, devons-nous supposer que Renaudot a voulu dire que la gazette de Cologne coûtait moins du quart ou du cinquième de la sienne ? Je ne saurais me prononcer à cet égard ; mais évidemment la gazette de Renaudot devait coûter plus d’un sou parisis, et j’étais plus près du vrai quand j’en fixais le prix à cinq sous, p. 104. Après tout, ce détail n’a qu’une valeur assez secondaire ; le fait de la circulation des gazettes étrangères et de leur bon marché n’en reste pas moins évident, et c’est là ce qu’il importait surtout de constater.
  13. Dans une note à ce passage (Paris ridicule, p. 281), le bibliophile Jacob dit que des continuateurs de Loret, qui en eut plusieurs, celui que Colletet a voulu désigner est évidemment Ch. Robinet, sieur de Mayolas. Il y a là une étrange confusion, que j’ai cru devoir relever à cause de l’autorité qui s’attache justement à la parole du savant bibliophile. Les lecteurs de l’Histoire de la Presse savent que Robinet et Mayolas sont deux écrivains différents. (Voir notre tome 1er, p. 359 et suiv., 367.)

    Puisque le nom de Mayolas est revenu sous ma plume, j’ajouterai à ce que j’en ai déjà dit, qu’il paraît avoir publié une Muse historique dès le vivant de Loret. Sauf le format, qui est in-4o, ces premières lettres de Mayolas sont en tout semblables à celles de Loret ; chacune cependant est adressée à une personne différente. La bibliothèque de l’Arsenal en possède une trentaine, reliées sans suite, sous le titre factice de Recueil de ce qui s’est fait et passé de plus remarquable en France depuis 1658. Les lettres ne portent point d’année. C’est à M. Anatole de Montaiglon que je dois la connaissance de ce volume, dont j’ignorais l’existence quand j’ai écrit l’histoire des gazettes en vers./p>

    Voir, sur le Tracas de Paris, une très-intéressante étude de M. Ch. Asselineau, publiée dans le Monde littéraire des 3 et 10 avril 1853, et réimprimée à 25 exemplaires par MM. Poulet-Malassis et De Broise.

  14. M. H. Ribière, Essai sur l’histoire de l’imprimerie dans le département de l’Yonne, et spécialement à Auxerre.
  15. Telle était déjà la célébrité attachée au nom de Linguet qu’on fit, à l’occasion de sa radiation, des étoffes et des bonnets à la Linguet : c’étaient des étoffes et des bonnets rayés.
  16. Linguet tombe ici dans une erreur de date qu’il est à peine besoin de relever.
  17. Grimm écrivait vers la même époque : « Les journaux sont devenus une espèce d’arène ou l’on prostitue sans pudeur et les lettres et ceux qui les cultivent à l’amusement de la sottise et de la malignité. » Ces plaintes étaient générales parmi les écrivains ; nous avons déjà eu occasion de le constater.
  18. Résumant ailleurs cet acte d’accusation contre les journalistes, il les définit : « des cirons périodiques qui grattent l’épiderme des bons ouvrages pour y faire naître des ampoules. »
  19. Mémoires et Correspondance de Mollet du Pan.
  20. On dit que pendant son séjour à Bruxelles, Linguet s’était mis à la tête d’une société de gens de lettres pour la publication de deux feuilles périodiques, intitulées, l’une Courrier littéraire de l’Europe, l’autre Bulletin du commerce de l’Europe ; mais ces projets ne paraissent pas avoir eu de suite.
  21. M. de Malesherbes, dans son discours de réception à l’Académie française.
  22. Un autre jour, s’expliquant sur les retards qu’éprouvait la distribution de son journal, il disait : « Je ne puis répondre que par un mot bien court : ce que je puis, on peut être sûr que je le fais ; ce que je ne fais pas, c’est que je ne puis pas le faire. Les difficultés que j’éprouve sont inconcevables ; elles décourageraient peut-être, j’ose le dire, tout homme moins familiarisé que moi avec les obstacles… Cette raison doit suffire à ceux de mes souscripteurs qui m’estiment et qui m’aiment. Je ne dois pas supposer que j’en aie d’autres. C’est à ceux-là seuls que je dois et que je fais des excuses. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que ce n’est pas d’eux que viennent les reproches les plus vifs. L’impatience la plus exigeante, ce sont les contrefacteurs et leurs complices qui la montrent ; à entendre leurs cris, on croirait que c’est moi qui les vole. Il y a maintenant, de ma connaissance, quatorze de ces éditions, je ne dis pas furtives, car elles sont publiquement soutenues et encouragées. C’est toujours la même bizarrerie dans tout ce qui me concerne : les copies criminelles se fabriquent au grand jour ; la clandestinité n’est que pour l’original honnête. »
  23. Mais il ne pardonnera jamais à Genève ; il se souviendra encore de sa pusillanimité en 1783, quand, rendant compte de la révolution qui vient de pacifier cet atome, d’apaiser la tempête élevée dans un verre d’eau, il examinera les droits des mites qui fourmillent dans ce verre d’eau, car, enfin, il veut bien le reconnaître, ils en ont d’aussi sacrés que les plus énormes colosses politiques.
  24. Le philosophe se nomme Le Rond d’Alembert, et vous vous rappelez la proscription prononcée contre la quadrature du cercle. Ainsi le surnom d’Anticarré forme un double calembour. Peut-on imaginer rien de plus joli ?
  25. On connaît cette boutade de Linguet, répétée par tous les recueils d’anas : « Qui êtes-vous ? demande-t-il à un homme qui entrait dans sa chambre. Monsieur, je suis le barbier de la Bastille. Parbleu ! vous auriez bien dû la raser. »
  26. Annales politiques, t. vii, p. 385.
  27. On lit à ce sujet dans les Mémoires secrets : « Voilà Linguet installé de nouveau dans la carrière où ses travaux avaient été si désagréablement interrompus ; il est douteux qu’il puisse y rapprocher la fortune de la prudence. Son projet prétendu d’une communication facile entre deux endroits très-éloignés paraît n’être que le rêve de quelque plaisant désœuvré. Il en est résulté, comme de la plupart des imaginations chimériques, quelque chose d’utile. C’est une invention qui n’est pas neuve, et ne remplirait qu’imparfaitement le même objet, mais dont on pourrait cependant tirer quelque parti. Il s’agit d’établir sous terre des conducteurs électriques en fil de fer doré, renfermés dans des tuyaux garnis de résine. Une machine électrique à l’une des extrémités de ces conducteurs, et des lettres de métal, des caractères tachygraphiques, à l’autre, rendraient cet appareil très-propre à transmettre d’un lieu à un autre, même à une distance assez considérable, des avis fort détaillés. Les physiciens et les amateurs de l’électricité connaissent les moyens de mettre en pratique d’une manière assez sûre ce procédé simple et peu coûteux, eu égard aux avantages qu’il promet. » (T. xiii, p. 84 ; 5 juin 1782.) On voit que l’idée du télégraphe électrique n’est pas tout à fait nouvelle.
  28. Piqué, disent les Mémoires secrets, des contradictions qu’il éprouvait, des sarcasmes du Courrier de l’Europe, qui lui reprochait de faire du philosophe de Ferney un capucin, et des imputations atroces d’une feuille imprimée à Luxembourg, qui le taxait d’hypocrisie, Linguet déclara ensuite qu’il renonçait à cette entreprise, et que les souscripteurs pourraient retirer leur argent.
  29. Brissot, qui fut dans sa jeunesse l’un des plus fervents adeptes de Linguet, et qui n’était revenu qu’assez difficilement de son admiration pour le célèbre avocat, avait été chargé par lui de rédiger les tables de quelques volumes des Annales. Voir au surplus, dans le tome suivant, notre article sur Brissot.
  30. Dans une lettre adressée à Camille Desmoulins, Linguet offrait au procureur général de la lanterne d’être son substitut ; dans une autre, il témoignait son admiration pour Marat, qui se cachait alors, et dont on eût dit que le silence lui semblait une calamité publique. On le soupçonna même d’être l’auteur de quelques numéros de l'Ami du Peuple ; un pamphlet dirigé contre lui a pour titre : Confession sincère et générale de l’avocat Linguet, auteur de l’Ami du Peuple, attribué au sieur Marat.
  31. On a reproché avec raison à Linguet son néologisme ; il donna lieu, de son temps, à la publication d’un pamphlet intitulé : Dictionnaire à l’usage de ceux qui lisent les Annales de Me Linguet.
  32. Journal de Politique et de Littérature, no 3, du 15 nov. 1774.
  33. C’est le titre annoncé par le prospectus ; le véritable titre est : Analectes critiques pour servir, etc.
  34. Sen., c. ult. de Tranquil.
  35. Nous empruntons ces derniers détails à un très-remarquable Essai de M. Ribière sur l’histoire de l’imprimerie dans le département de l’Yonne, inséré dans le Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de ce département, et dont nous devons la communication à l’obligeance de M. Bazot, avocat à Auxerre.
  36. Ils avaient déjà essayé, si nous en croyons leur adversaire, la publication d’une gazette que « le mépris et l’indignation du public les avaient obligés d’abandonner », mais sur laquelle nous n’avons aucun renseignement.
  37. Mémoires du marquis d’Argenson, édition elzevirienne, t. 3, p. 249, 276.
  38. Mémoires secrets, décembre 1762.
  39. Mémoires secrets, juillet 1776.
  40. Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du xviiie siècle.
  41. Journal de police sous Louis XV (1742-43), imprimé en 1834 dans la Revue rétrospective de M. Taschereau.