Histoire politique et littéraire de la presse en France/Partie 1/La Petite Presse/1

Poulet-Malassis et de Broise (Tome Ip. 287-472).
1re Partie : Avant 1789


II

LA PETITE PRESSE




GAZETTES EN VERS




Loret. — La Muse historique.


Entre la Gazette et le Journal des Savants, deux feuilles qui avaient leur intérêt, mais qui n’étaient pas précisément amusantes, se glissa un troisième genre, essentiellement léger, et qui, picorant, si l’on veut bien me passer cette expression sur le terrain des deux autres, se proposait d’amuser, beaucoup plus que d’informer ou d’instruire. Le Mercure est le type de ce genre éminemment français ; mais il a eu dans les gazettes en vers des précédents remarquables, et c’est au milieu des troubles de la Fronde qu’il faut aller chercher le berceau de ce que nous appellerons la petite presse de ce premier âge du journalisme.

Quand nous avons dit que, de tous les essais de journaux faits pendant la Fronde, aucun n’avait eu de consistance réelle, aucun n’avait survécu, nous réservions dans notre pensée une petite gazette qui prit bien naissance au sein de la Fronde, mais qui n’en procédait pas directement, et se distinguait de la multitude des Mazarinades par un caractère à elle propre : nous voulons parler de la Muse historique de Loret, gazette burlesque et en vers, comme il convenait au temps, mais qui n’en est pas moins la patronne de ces chroniques parisiennes dont on a depuis tant usé et abusé.


La Muse historique de Loret, après avoir joui, dans sa nouveauté, d’une très-grande vogue, est demeurée pendant deux siècles dans un complet oubli, dont elle méritait bien qu’on la tirât. Les causeries hebdomadaires du poète courtisan de mademoiselle de Longueville n’ont pas, je le veux bien, la valeur de certaines causeries d’aujourd’hui ; mais pourtant un recueil dans lequel sont consignés tous les faits remarquables, politiques et littéraires, tous les bruits de la ville et de la cour, pour une période de quinze années, remplie d’événements de toute nature, une gazette qui a eu le singulier privilége d’intéresser pendant aussi longtemps la société la plus polie et la plus éclairée, ne saurait manquer d’avoir une grande importance historique, et devait être comprise une des premières dans l’œuvre de réparation que notre époque accomplit avec tant de zèle et de dévouement.


Loret naquit à Carentan, au commencement du 17e siècle, de parents peu aisés, qui ne purent lui donner d’autre éducation que celle qu’on recevait alors dans une pauvre école de village. Venu à Paris pour y chercher fortune, il s’y fit bientôt remarquer par son esprit naturel, et ses premiers essais poétiques lui valurent la protection de quelques grands seigneurs, qui le recommandèrent à Mazarin.

Il débuta par un volume de Poésies naturelles, composé de petites pièces adressées, la plupart, à des personnages connus ou à des amis. Dans une épître au lecteur placée en tête de ce volume, il nous apprend lui-même qu’il n’a pas « la connaissance des moindres commencements de la science, » et que « si de hasard on rencontre dans ses œuvres quelques belles et raisonnables pensées, on doit être tout assuré que ce ne sont point des ornements antiques, ni des beautés étrangères. » Dans une ode contre les médisants, qui fait partie du même volume, il dit, pour motiver le titre donné à son recueil,


L’art tout divin que je poursuis
A pris quant et moy nourriture ;

C’est un instinct de la nature
Qui m’a rendu ce que je suis.


Le même aveu se retrouve dans un Discours sur la Muse historique fait par un des amis de l’auteur, et qui sert de préface à ce recueil.

« Celui qui nous a préparé ce beau sujet d’entretien l’a fait, au commencement, sans y user de longues préméditations ; il n’a point passé de longues années dans les colléges, et il n’a point feuilleté les livres grecs et les latins ; mais avec cela on peut remarquer que, sans autre connaissance que celle de sa langue maternelle, il a admirablement réussi à ce qu’il a entrepris… Que les lecteurs ou auditeurs ne s’imaginent pas que celui qui fait ainsi parler la Muse depuis quelques années se soit employé à cela avec toute l’étude et tout l’appareil des grands maîtres, et qu’il y ait longtemps qu’il se soit donné la peine de courtiser les neuf sœurs dessus leur fameuse montagne. » Loret lui-même avoue, avec cette bonhomie qui le caractérise, que ce mont fameux est beaucoup trop loin pour sa paresse.


Il n’est point dans le Danemarc,
Ni dans les terres de Saint-Marc,
Dans la France, ni l’Italie,
Mais, ce dit-on, en Thessalie :
Que diantre irais-je faire là ?
Mais ne songeons point à cela,
Quittons cette antique matière :
Ce mont-là n’est plus à la mode.

Il ne faut pas chercher si loin
Les choses qui me font besoin.
Ma chambre, encore qu’un peu basse,
Me tient lieu de mont de Parnasse ;
De l’eau fraîche plein un flacon
Est ma fontaine d’Hélicon ;
Plusieurs voisines que je prise
Sont les muses que je courtise ;
Bref, le bon ange protecteur
Que m’a donné le créateur
Est l’Apollon que je consulte[1].


Et ailleurs :


Je n’affecte que peu la gloire
Que l’on acquiert par l’écritoire ;
Quand il me faut versifier,
C’est sans m’aller fortifier
Dans l’auteur des Métamorphoses.


Loret, d’ailleurs, revient fréquemment sur ce sujet dans ses Lettres, et, loin de rougir de son ignorance, en homme d’esprit qu’il est, il en tire habilement parti, et, véritablement, sa muse facile gagne en naturel ce qui lui manque en acquis.


Je n’avais garde d’espérer
De si longtemps persévérer
En un métier si difficile ;
Je me jugeais trop imbécile,
N’ayant eu dans mes jeunes ans
Nuls de ces livres instruisants
Dont l’art et la philosophie

Les faibles esprits fortifie.
Madame l’Université,
Ne m’a jamais de rien été,
Et tout riche et docte langage
Dont les gens savants ont l’usage,
Hors le français et le normand,
Est pour moi du haut allemand.


Il n’en accomplit pas moins jusqu’à son dernier jour la rude tâche qu’il s’était imposée, et qui se résume en fin de compte par un chiffre de plus de 400,000 vers, où sont relatés, nous l’avons dit, tous les menus faits de l’histoire de quinze années, avec leur date précise, leurs détails minutieux, et des jugements empreints de la véritable couleur du temps.


À ce métier


Sa plume eût été vite usée
Et sa pauvre veine épuisée,
Ne sachant ni latin ni grec
Il eût été bientôt à sec,
Sans quelque assistance céleste…
Sans un ange qui l’inspirait,


ou, pour parler en vile prose, sans la cassette d’une jeune et belle princesse, mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, dont il s’était fait le nouvelliste, et qui escomptait généreusement ses rimes.


C’est en 1650, à partir du 12 mai, que Loret commença à écrire ses Lettres en vers, qu’il adressait à sa bienfaitrice le samedi ou le dimanche, et qu’il continua jusqu’au commencement de 1665 avec une régularité qui ne s’est pas une seule fois démentie, ne se donnant de répit que la semaine sainte, où il faisait relâche pour vaquer à ses dévotions. Et vraiment quand on sait comment s’enfantent les grands projets, combien, pour la plupart, le développement en est long et pénible, on estime fort notre gazetier, qui dès le premier jour donna à sa publication l’étendue, la forme, la périodicité, qu’il lui conserva imperturbablement pendant quinze années, sans collaborateurs, et, peut-être même à cause de cela, sans variations ni interruptions.

« Lorsqu’il prit résolution de paraître un peu dans le monde, lit-on dans le discours que nous avons déjà cité, comme il se plaisait naturellement à la poésie, il se mit à écrire en vers ce qui se passait chaque semaine, et il le faisait assez heureusement pour divertir ceux à qui cela pouvait être communiqué. Ce n’était toutefois que pour plaire à une grande princesse et à un petit nombre de personnes de sa confidence qui méritaient que l’on eût soin de leur agréer ; tellement qu’il ne se faisait qu’une copie de son ouvrage, qui était lue devant ceux qui la voulaient écouter, ou qui passait en diverses mains. La curiosité de quelques gens fut cause que l’on en fit bientôt plusieurs autres copies manuscrites ; mais, pour ce qu’il n’y avait pas moyen d’en fournir à tous ceux qui en souhaitaient, et qui étaient des gens de considération, et même parce qu’en les transcrivant, les copistes y ajoutaient toujours faute sur faute, il sembla plus à propos de les commettre à l’impression, qui est une invention excellente pour produire en même temps plusieurs exemplaires d’une seule pièce. »

Un autre motif encore avait déterminé Loret : ses vers avaient eu le sort de toute chose qui a du succès ; les plagiaires s’en étaient bien vite emparés.


Des débiteurs de faux papiers,
Pires cent fois que des fripiers,
Faisaient imprimer ses gazettes,
Sans craindre ni loi ni syndic,
Pour en faire un lâche trafic.


La « noire et lâche action de ces audacieux bélîtres » le mettait en fureur :


Noble et généreuse Marie,
J’ai l’âme tout à fait marrie
Pour la sotte supercherie
Que me font ces gens de voirie.
Mes vers sur le Pont Neuf on crie :
Ô maudite criaillerie !
Ah ! cela me met en furie.
Peste de leur imprimerie !
............
Vous avez tant d’aversion
Pour la noire et lâche action
De ces audacieux bélîtres

Qui font imprimer mes épîtres,
Que je crois que votre Grandeur,
Détestant leur peu de candeur,
Sans doute fera bientôt faire
Quelque châtiment exemplaire
De ces sots falsificateurs
Et des crieurs et colporteurs,
Qui, par leurs mesquines pratiques,
Les rendent tout à fait publiques.


Tels sont les motifs qui déterminèrent Loret à livrer ses lettres à l’impression, et non point, comme on pourrait le croire, un désir de gain, qui, après tout, eût été fort naturel. Encore une circonstance fortuite paraît-elle avoir avancé l’exécution de ce projet.


Un mal lequel à l’improviste
A surpris monsieur mon copiste
M’a fait, en cette occasion,
Recourir à l’impression,


lit-on dans un Avis au lecteur qui termine la lettre du 29 septembre 1652, la première qui fut imprimée.

D’ailleurs, rigoureusement parlant, il n’avait pas la libre disposition de son œuvre. Ce n’était pas, si l’on veut, par ordre qu’il écrivait ; mais quand il avait commencé cette entreprise, c’était uniquement pour mademoiselle de Longueville, qui l’en avait prié, et qui le payait pour cela ; c’était uniquement

Pour complaire à ses volontés
Et mieux mériter ses bontés


qu’il s’était fait un bureau d’adresse vivant. Prodiguer à tout venant un divertissement dont elle eût pu revendiquer le privilége exclusif, c’eût été en amoindrir le prix, et s’exposer à perdre dans l’esprit de sa bienfaitrice. Aussi a-t-il bien soin d’ajouter :


Mais sache, lecteur débonnaire,
Encor que des mains du rimeur
Cette gazette épistolaire
Passe en celles de l’imprimeur,
Qu’elle n’en est pas plus commune,
Car, sans abus ni fraude aucune,
Il doit observer cette loi,
De n’en tirer chaque semaine
Qu’une unique et seule douzaine,
Tant pour mes amis que pour moi ;
Après cela point de copie,
En dût-on avoir la pépie.


Mais la princesse de Longueville ne se montra point exclusive : elle ne pouvait, après tout, qu’être flattée des succès de son protégé, et il était naturel qu’elle s’intéressât à la propagation de ces feuilles qui, selon l’expression d’un bel esprit du temps, de Colletet, volant plus loin que les ailes de la Renommée, allaient, chaque semaine, porter ses louanges jusqu’aux extrémités de l’Europe.

Et puis les lettres de Loret étaient trop du goût de cette époque remuante et frondeuse pour qu’elles restassent longtemps le privilége du cercle un peu circonscrit de Mademoiselle de Longueville. Il ne fut bientôt plus question dans toutes les ruelles que des caquets du poète gazetier, et les traits les plus saillants volaient de bouche en bouche par tous les coins de la ville. « Son travail, dit l’auteur du Discours, étant donc passé dans l’impression depuis quelques années, il faut avouer qu’il a eu un applaudissement universel, et qu’il n’y a guères d’honnêtes gens qui n’aient souhaité d’en avoir la vue. Il a même été assez heureux pour obtenir l’approbation du plus grand roi et de la plus grande reine du monde, leurs Majestés s’en étant assez souvent diverties. Les princes et les princesses, les grands seigneurs et les dames de notre cour, les hommes même de longue robe et de profession sérieuse et studieuse, quittent leurs autres emplois pour quelques moments afin de se récréer à ceci, et y apprendre les choses qu’ils n’ont pas vues, ou que, s’ils en ont été les témoins et les spectateurs (comme cela rapporte ordinairement les actions publiques et connues), ils prennent plaisir à voir dépeindre agréablement, les ayant vues en effet, de même qu’un homme qui a contemplé autrefois un beau jardin et le cours d’une agréable rivière est fort aise, après, de les voir naïvement dépeints en un tableau. »

Mes vers, dit lui-même Loret,


Mes vers ne sonnent point trop mal
Dans le domicile royal ;
Le Roi, la Reine et l’Éminence
Leur donnent parfois audience ;
Monsieur, qui leur fait bon accueil,
En veut même faire un recueil.


Mais, ajoute-t-il,


Mais, ô Princesse, quelles peines
D’en faire toutes les semaines.


Le succès, du moins, était bien fait pour l’encourager, car ses Lettres n’amusaient point seulement Paris et la province, elles n’avaient pas tardé à franchir les frontières ; « il n’y avait point de postes et de messagers qui n’en fussent chargés ordinairement. » Princesse, écrit-il,


L’anti-veille du jour des Rois,
L’an mil six cent cinquante-trois,
Princesse en bontés sans seconde
Et des plus aimables du monde,
Voici le tiers an révolu
Depuis que le ciel a voulu
Que, par un sort assez propice,
J’aye fait pour votre service
Bien ou mal, à tort et travers,
Plus de trente et deux mille vers,
Lesquels vers (chose très certaine)
Ont bien couru la pretentaine,
Savoir aux climats Suédois,
Chez les Flamands et Hollandois,
En Angleterre ou Grand’Bretagne,
En Danemarc, Pologne, Espagne,

Naples, Rome, Milan, Turin,
Sur le Danube et sur le Rhin ;
Et même l’on m’a dit encore
Qu’ils avaient passé le Bosphore,
Et qu’on leur faisait de l’honneur
À la Porte du Grand-Seigneur.


Il est étonné lui-même du bruit qu’il fait. À cette occasion, il se compare aux beaux esprits du temps, dont il cherche à caractériser le talent dans quelques vers que nous allons citer. On comprendra que la rime et d’autres considérations aient influencé ces appréciations, qui, pour la plupart, sont loin d’avoir été ratifiées par la postérité ; mais ce passage n’en est pas moins curieux sous beaucoup de rapports.


Pour dire vrai, ces miens ouvrages
Sont cent fois plus heureux que sages,
Et, certes, l’on voit dans Paris
Des régiments de beaux esprits
Dont les conceptions et rimes
Sont infiniment plus sublimes,
Et dont le mérite éclatant
Ne fait pas tant de bruit pourtant.
Je suis de la dernière classe,
Je n’en vois point qui ne me passe ;
Leurs vers me ravissent le cœur
Mieux que la plus douce liqueur ;
Quand je les lis, je les admire,
Et voici ce qu’on en peut dire :
Ceux de Chapelain sont brillants ;
Ceux de Benserade galants ;

Ceux de Saint-Amand admirables ;
Ceux de Corneille incomparables ;
Ceux de Du Ryer sont merveilleux ;
Ceux de Godeau miraculeux ;
Ceux du sieur Gombauld sont augustes ;
Ceux de Bois-Robert nets et justes ;
Ceux de Quillet forts et piquants ;
Ceux de Colletet élégants.
Scarron n’est point en cette ville,
Mais, au rapport de plus de mille,
Encor qu’un peu malicieux,
Ses vers sont très facétieux.
Ceux du sieur Ménage sont rares ;
Ceux de Sandricourt sont barbares ;
Ceux de Scudéry sont charmants,
Aussi bien que ses beaux romans ;
Ceux de Neuf-Germain sont grotesques ;
Ceux de Dassoucy sont burlesques ;
Ceux de Marigny sont cruels ;
Ceux de Tristan sont immortels ;
Ceux d’un tel sont mélancoliques ;
Ceux de Seyrais sont héroïques ;
Les miens sont naïfs, et rien plus…


Les critiques ne manquèrent cependant point à Loret, comme bien on le pense. Sa tâche était devenue plus difficile à mesure que le cercle de ses auditeurs s’était agrandi.


Le métier qu’il faut que je fasse
Bien plus qu’autrefois m’embarrasse.
Quelques beaux esprits modérés
Souhaitent qu’ils soient (mes vers) tempérés ;
D’autres veulent que la Gazette
Sente un peu l’épine-vinette.

Mais ces miens vers, quand ils sont tels,
Me font des ennemis mortels.
D’ailleurs, ma rime n’est point bonne
Quand je n’égratigne personne.
Bref, mes vers, tant ici qu’aux champs,
Sont méchants s’ils ne sont méchants.
Voyez quelle est mon infortune !
Si je pique un peu, j’importune,
Et, lorsque je ne pique pas,
Mes vers sont froids et sans appas.
Mais que les fous ou que les sages
Fassent la nique à mes ouvrages,
Je mépriserai leur mépris,
Pourvu que ces petits écrits
Soient bien reçus de Votre Altesse…


D’autres se formalisaient de le voir traiter en style burlesque des affaires de l’État.


Princesse pour qui notre plume,
Durant le beau feu qui m’allume,
Fait toujours quelques vers nouveaux,
Approuvés de maints bons cerveaux,
Aucuns, pourtant, qui mes vers lisent,
Par-ci par-là se formalisent
Lorsque j’y parle en quelque lieu
Du Roi, de l’État et de Dieu ;
Ils allèguent que le burlesque,
Comme étant un style grotesque,
Ne doit point avoir pour objets
De grands et suprêmes sujets ;
Disent que je suis téméraire,
Et qu’au moins je me devrais taire
De Dieu, de l’État et du Roi,
Qui sont trop hauts sujets pour moi ;

Bref, que trop souvent je me pique
De morale et de politique.
Je répons à ces suffisans
Que depuis sept mois et trois ans
J’ai toujours écrit de la sorte.
Si bien ou mal, je m’en rapporte ;
Mais jusqu’ici ni potentat,
Ni grand, ni ministre d’État,
Ni directeur de conscience,
Ne m’ont point imposé silence.
Touchant le Roi, qui m’est si cher,
On ne me peut rien reprocher ;
Étant Français, et des plus fermes,
Je n’écris de lui qu’en bons termes :
Je ne lui suis donc point suspect.
De Dieu, j’en parle avec respect ;
Et pour l’État toujours mon zèle
A paru constant et fidèle.
Et sachent lesdits malcontents
Qu’écrivant les choses du temps,
Tout événement historique
Doit avoir place en ma chronique,
Pourvu que ce soit bonnement.


Un jour cependant Loret s’était trouvé en face d’un ennemi avec lequel il ne faisait pas bon plaisanter. Quelques membres du Parlement, indignés qu’un gazetier eût osé parler d’eux


Dans ses pauvres petits ouvrages,


ameutèrent contre lui la turbulente assemblée, et cette fois la critique faillit se formuler en un bel et bon arrêt.

Quelques-uns, voyant de travers
Mes malheureux et pauvres vers,
Et les tournant à conséquence,
Ô princesse ! on m’a fait défense
D’écrire politiquement,
Ni de railler aucunement.
On nomme sanglante critique
Mon innocente rhétorique,
Et plusieurs traitent d’attentat
Le zèle que j’ai pour l’État.
Quoique j’aye l’âme assez bonne,
Et point de fiel contre personne,
Quelques messieurs du Parlement
N’aiment pas mon raisonnement,
Si que, craignant, en ce rencontre,
Que l’on me donne un arrêt contre
(Car ces messieurs sont absolus),
Je ne raisonnerai donc plus
Sur l’état présent des affaires,
Pour n’irriter tels adversaires ;
J’en parlerai tout simplement,
Pour obéir au Parlement ;
Mais aussi mes tristes gazettes
Ne seront plus que des sornettes.


Loret fit semblant de s’amender ; mais il n’en continua pas moins à dire sa façon de penser sur toutes choses avec la même bonhomie. Sa politique d’ailleurs n’était ni turbulente, ni dangereuse ; on la voit toujours la même, aussi invariable que sa Muse historique l’est dans sa forme et dans son esprit. Loret était un représentant, et peut-être le dernier, de cette grande famille qui, depuis les trouvères et les troubadours, chantait en tendant la main. Il demeura fermement attaché à la royauté, parce que le roi c’est la cour, la cour son élément, et qu’en somme les pensions sont payées plus régulièrement là qu’ailleurs. Il jugea du reste les événements avec un bon sens mis rudement à l’épreuve, il faut en convenir, par l’obligation de suivre toutes les semaines les écarts d’une politique qui avait ses révolutions quotidiennes, et il s’en tira avec une grande habileté. Ainsi on lit dans sa Lettre du 2 septembre 1650 :


Ce jour on a pris occasion
De faire la translation,
Mais très cachée et très soudaine,
Des trois prisonniers de Vinceine.
Plaise à la divine bonté
Que la dure captivité
Par eux constamment endurée
Ne soit pas de longue durée !


Il ne va pas plus loin : il avait des ménagements à garder avec le cardinal. Six mois plus tard il publie ce qui suit, avec une franchise également pleine de réserve ; il avait des ménagements à garder avec le Parlement :


Mardi, messieurs du Parlement,
Examinant exactement
Ceux qui, par arrêt et sentence,
Étaient allés en diligence
Sur les pistes du cardinal,

Virent dans le procès-verbal
Quantité de choses atroces,
Dont en voici deux des plus grosses
(Ce fut de deux clercs d’avocats
Dont, à peu près, j’ai su le cas) :
Savoir qu’un homme de village
A déposé pour témoignage
Que Jules, s’étant retiré
Chez un bonhomme de curé,
Avait quitté cette chaumière
Sans donner à la chambrière.
Autre manant, sur le chemin,
A déclaré que Mazarin
Qui marchait la nuit, sans lanterne,
Ayant bu dans une taverne
Du vin à seize sous le pot,
Quand ce vint à payer l’écot,
Qui ne consistait, pour tous vivres,
Qu’à la somme de quatre livres,
On ne put tirer de ses mains
Qu’un écu léger de trois grains,
Dont il se fit rendre le reste ;
Et que le tavernier proteste
Qu’il perdit sur ledit écu
Pour le moins demi-quart d’écu.
Hé bien ! sont-ce pas là des crimes
Dignes de foudres ou d’abîmes ?
Son exil ou bannissement
N’a-t-il pas un grand fondement ?
Ô vous qui de Son Éminence
Prenez sans cesse l’innocence
Et qui lui servez d’avocats,
Que répondrez-vous sur ce cas ?


Cette fine moquerie, que l’on retrouve à chaque page, valait mieux assurément et était aussi courageuse que beaucoup de grands raisonnements. Et l’on remarquera qu’il était alors indépendant du cardinal : ce n’est que vers 1655 qu’il compta parmi ses nombreux pensionnaires.


On était en pleine Fronde quand Loret commença à écrire, et la mobilité des hommes et des choses se reflète dans ses vers, qui, s’ils n’ont point conservé jusqu’à nos jours la grâce de la nouveauté, comme le leur promettait un contemporain, sont encore lus avec plaisir. Citons quelques traits :


Lyris ne sait quel parti prendre,
Tant il a peur de se méprendre.
Madame la Fronde et la Cour
Attirent son cœur tour à tour.
Aujourd’hui l’une le possède ;
Une heure après l’autre l’obsède ;
Il est entre deux suspendu,
Et, n’étant gagné ni perdu,
Il dit à l’une : Allez au peautre !
Puis il en dit autant à l’autre.
À l’une il dit : Je suis à vous ;
À l’autre il dit : Unissons-nous.
On lui fait harangue : il écoute,
Il conteste, il balance, il doute,
Il voit le mal, il voit le bien ;
Mais enfin il ne résout rien.
Quelques partisans de Corinthe,
Qui pour la Cour sont pleins d’absinthe,
Et tout plein de petits frondeurs,
Jusque même à des ravaudeurs,
Avec une ardeur sans seconde

Lui parlent pour dame la Fronde.
D’autres, vrais serviteurs du roi,
Gens de probité, gens de foi,
Le sollicitent pour la reine,
Qui de nous tous est souveraine.
Comment se démélera-t-il
D’un labyrinthe si subtil,
Et que faudra-t-il qu’il réponde ?
Sera-t-il Cour ? sera-t-il Fronde ?
Je n’en sais rien, foi de Normand !
Et si je disais autrement,
Mon audace serait extrême,
Car il ne le sait pas lui-même.


Écoutez-le se moquer des chevaliers de la paille :


Ce jour, par étrange manie,
De Paris la tourbe infinie,
Suivant un ordre tout nouveau,
Mit de la paille à son chapeau.
Si sans paille on voyait un homme,
Chacun criait : Que l’on l’assomme !
Car c’est un chien de mazarin.
Mais avec seulement un brin,
Eût-on quelque bourse coupée,
Eût-on tiré cent fois l’épée,
Eût-on donné cent coups mortels,
Eût-on pillé deux mille autels,
Eût-on forcé cinquante grilles
Et violé quatre cents filles,
On pouvait, avec sûreté,
Marcher par toute la cité,
En laquelle, vaille que vaille,
Tous étaient lors des gens de paille.


Mazarin prend-il la fuite, Paris est dans l’ivresse ; bourgeois, rentiers et populace se répandent dans les rues, et trois volumes ne lui suffiraient pas s’il voulait enregistrer tous les sots propos débités en cette occasion,


Où l’on remarqua maint courtaud
Qui tournait le visage en haut,
Croyant qu’après cette sortie
L’alouette, toute rôtie,
Lui tomberait dedans le bec.


L’Hôtel-de-Ville tire le canon d’allégresse, et le Parlement poursuit l’Éminence


À grands coups d’arrêts sur arrêts.


Mais apprend-on


Que ledit Jules fait voyage
À la Cour en grand équipage,
Alors messieurs du Parlement
Parlent, dit-on, plus doucement…
Tel qui disait : Faut qu’on l’assomme,
Dit à présent qu’il est bonhomme ;
Tel qui disait le Mascarin,
Avec un ton de révérence,
Dit maintenant : Son Éminence…
Ô les âmes faibles et vaines !
Ô les fragilités humaines !


À peine le cardinal est-il rentré dans Paris, que l’Hôtel-de-Ville s’empresse de le fêter.


Aujourd’hui, dans l’Hôtel-de-Ville,
D’une façon toute civile,
Les consuls et les échevins,
Avec quantité de bons vins

Et des poissons en abondance,
On fait un banquet d’importance
Et qui coûte maint bon florin
À monsieur Jules Mazarin,
Lequel toute la compagnie
Reçut avec joie infinie.
Outre les mets délicieux
Qui délectaient même les yeux,
On joua du plat de la langue,
Car on lui fit mainte harangue,
Maint beau discours et compliment,
Qui l’élevaient au firmament.


Quand les princes séparèrent leur cause de celle de la reine, Loret, quoique pensionnaire de l’hôtel de Longueville, resta, en homme prévoyant ou déjà intéressé, fidèle au parti de la cour, tout en ménageant le parti des princes, qu’il a toujours soin de distinguer de celui de la Fronde. Cela ne l’empêche pas de se moquer des courtisans, qui, à tout propos,


Jurent mort ! ventre ! sang ! ou tête !
Car le courtisan se croit bête
Et ne savoir pas son métier
S’il ne jure comme un chartier.


Il ne craint même point de blâmer la reine de céder à la nécessité de se faire des créatures par des promotions inconsidérées qui,


Rendant l’hermine
Plus commune que l’étamine,


déconsidèrent les plus hautes dignités.

La reine a fait en abondance
De nouveaux maréchaux de France…
Ils n’étaient que quatre autrefois
Sous Henri quatre et Henri trois ;
Mais c’est qu’à toutes aventures
On veut faire des créatures,
Et l’on juge, en voyant ce point,
Qu’on en a grandement besoin.
Ce n’est pas que de ceux qu’on nomme
Chacun ne soit assez brave homme ;
Mais la trop grande quantité
Avilit cette dignité,
Qui, pour être si conférée,
N’en est pas si considérée.


D’ailleurs, comme tous les hommes sensés, Loret déplorait sincèrement les maux que la discorde civile avait attirés sur la France ; car, dit-il, en s’adressant aux Espagnols,


Si les Français ont du dessous,
Si vous avez barres sur nous,
Si nos pertes sont infinies,
Remerciez-en nos manies,
Et nos noires dissensions
Que fomentent vos passions.


Plus d’une fois le tableau des maux


Dont le pauvre État est la proie


vient glacer sa verve, et lui arracher des imprécations contre


Les malins auteurs de la guerre.


Il gémit


De voir la discorde civile
Régner dans cette grande ville
Qui jadis était un séjour
De paix, d’abondance et d’amour…
Une ville enfin sans seconde,
Et, bref, la merveille du monde.
Maintenant son bonheur fait flux,
On ne la connaît presque plus ;
Sa splendeur est quasi ternie ;
La liberté s’en voit bannie,
Et l’on peut dire avec raison
Qu’elle est une grande prison
D’où n’ose plus sortir personne,
Non pas seulement pour Charonne,
Bagnolet, Saint-Cloud, Saint-Denis,
Et mille autres lieux infinis,
Où, les fêtes et les dimanches,
Les bourgeois, les mains sur les hanches,
Allaient humer un air nouveau,
Quand le temps était clair et beau.


Et il ajoute :


Depuis trois ou quatre ans je prône
Que le peu d’amour pour le trône
Pourrait un jour dans la cité,
Causer grande perplexité ;
Mais j’ai beau prier qu’on me croye,
Je suis la Cassandre de Troye,
Qui de loin les choses voyait,
Et jamais on ne la croyait.


La politique ne remplissait pas exclusivement les lettres de Loret. Bruits de la ville et de la cour, entrées princières, fêtes publiques, festins royaux, représentations théâtrales, bals et ballets chez le roi ou les riches seigneurs de la cour, naissances, mariages et morts illustres, nouvelles littéraires, apparition de livres nouveaux, sermons des prédicateurs en vogue, institutions nouvelles et inventions utiles, curiosités de toute nature, mystères de la ruelle, et parfois même secrets de l’alcôve, Loret tient note de tout, révèle tout, décrit tout en vers abondants et faciles, spirituels et naïfs, burlesques, mais pleins de bon sens, libres, mais non effrontés, empreints toujours d’un profond respect pour la vérité.

Citons quelques exemples, dans des genres divers :


La pauvre Marion Delorme,
De si rare et plaisante forme,
A laissé ravir au tombeau
Son corps si charmant et si beau.
Quand la mort avec sa faucille
Assassine une belle fille,
J’en ai toujours de la douleur
Et tiens cela pour grand malheur.




L’autre soir, le brave Rouville
Allant assez tard par la ville,
Son carrosse fut arrêté,
Et son manteau fut emporté.
Il avait lors pour camarade

Le beau monsieur de Benserade,
Qu’on prit peine aussi de voler,
Dont il ne se peut consoler.
À la clarté de la bougie,
Il avait fait une élégie
Que l’on lira de son gousset,
S’il en fut fâché, Dieu le sait !
Plus, une ode toute divine
Sur le sujet d’une blondine.
On lui prit aussi tout de gob
Son ravissant sonnet sur Job,
Que, par raison ou par manie,
Plusieurs aimaient mieux qu’Uranie,
Quelques vers pour la Saint-Mégrin,
D’autres pour monsieur Mazarin ;
Item, une heureuse anagramme
Finie en pointe d’épigramme,
Deux ou trois chansons pour Philis,
Des stances pour Amarilis,
Des paroles pour Amarante
Faites sur l’air d’une courante ;
Un beau sixain de quatre vers,
Dix ou douze fragments divers,
Et des pièces, enfin, si belles,
Qu’il en eut des douleurs mortelles.
Quand il fut arrivé chez lui,
Plein d’inquiétude et d’ennui,
Il dit, fouillant dans sa pochette :
« Grands Dieux ! quelle perte ai-je faite !
Que mon malheur est sans égal !
Qu’on m’a pris un beau madrigal !
Las ! je vois que je suis moins riche
Que je n’étais d’un acrostiche !
Ô mes triolets bien aimés !
Ô chers et subtils bouts rimés !

Que je vous plains et vous regrette !
Grands dieux ! quelle perte ai-je faite !
Mes vers pour l’aimable Brégis,
Ceux de madame de Congis,
La lettre que je fis expresse
Pour la chienne de ma maîtresse…
Las ! vous m’êtes donc échappés,
Et vous avez été grippés
Par cette canaille indiscrète !
Grands dieux ! quelle perte ai-je faite !
Pourtant, dit-il à ses valets,
On ne m’a point pris mes poulets ;
Cela tant soit peu me console. »
Enfin, après cette parole
Il déboutonna son pourpoint,
Se déshabilla de tout point,
Mit de la cire à ses moustaches,
Mangea dix ou douze pistaches,
Prit son mouchoir et se moucha
Et puis après il se coucha.


Voici le compte rendu par Loret, dans sa Lettre du 6 décembre 1659, des Précieuses ridicules de Molière, qui avaient été représentées le 18 novembre :


Cette troupe de comédiens
Que Monsieur avoue être siens
Représentant sur leur théâtre
Une action assez folâtre,
Autrement un sujet plaisant,
À rire sans cesse induisant
Par des choses facétieuses,
Intitulé les Prétieuses,
Ont été si fort visités

Par gens de toutes qualités,
Qu’on n’en vit jamais tant ensemble
Que ces jours passés, ce me semble,
Dans l’hôtel du Petit-Bourbon
Pour un sujet mauvais ou bon.
Ce n’est qu’un sujet chimérique,
Mais si bouffon et si comique
Que jamais les pièces du Ryer,
Qui fut si digne de laurier ;
Jamais l’Œdipe de Corneille,
Que l’on tient être une merveille ;
La Cassandre de Bois-Robert
Le Néron de monsieur Gilbert…
N’eurent une vogue si grande,
Tant la pièce semble friande
À plusieurs tant sages que fous.
Pour moi, j’y portai trente sous ;
Mais, oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.


Remarquons que mademoiselle de Longueville était une précieuse ; que Molière, à peine connu, ne méritait pas d’être nommé, et que ces considérations n’ont pas empêché Loret de faire l’éloge de la pièce.


On lit dans sa Lettre du 26 août 1653, à propos de l’établissement de la petite poste à Paris :


On va bientôt mettre en pratique,
Pour la commodité publique,
Un certain établissement
(Mais c’est pour Paris seulement)

De boîtes nombreuses et drues
Aux petites et grandes rues,
Où, par soi-même ou son laquais,
On pourra porter des paquets,
Et dedans, à toute heure, mettre
Avis, billet, missive ou lettre,
Que des gens commis pour cela
Iront chercher et prendre là,
Pour d’une diligence habile
Les porter par toute la ville…
Ceux qui n’ont suivants ni suivantes,
Ni de valets, ni de servantes,
Ayant des amis loin logés,
Seront ainsi fort soulagés.
Outre plus, je dis et j’annonce
Qu’en cas qu’il faille avoir réponse,
On l’aura par même moyen.
Et si l’on veut savoir combien
Coûtera le port d’une lettre
(Chose qu’il ne faut pas omettre),
Afin que nul ne soit trompé,
Ce ne sera qu’un sou tapé[2].


Il rendait compte des productions de la librairie et des produits du commerce, dans une forme plus attrayante que la quatrième page de nos feuilles quotidiennes. S’agit-il de nouveaux livres ?

On les vendra soirs et matins
Sur le quai des Grands-Augustins,
En la boutique d’un libraire
Imprimeur ou non ordinaire ;
Et si le lecteur demande où,
C’est justement chez Jean Ribou.


L’étain est-il devenu un métal usuel, applicable à tous les ustensiles de ménage, il proclame ses avantages et il assure


Que les plus fins et les plus sages
Prendraient d’abord ces beaux ouvrages,
Tant l’éclat en paraît joli,
Pour un bel argent bien poli.


Enfin il donne place jusqu’à cette invention qui sert encore d’enseigne à plus d’un bottier,


Des bottes faites sans couture,
Bottes d’hiver ou bien d’été.


On voit que la réclame n’est pas chose nouvelle.

Enfin, nous le répétons, il ne se passait rien de remarquable à Paris, ou dans le reste de la France, qu’il ne le décrivît « naïvement et agréablement. Et ce qui est de plus à louer, ajoute son éditeur, quoique les sujets soient quelquefois assez facétieux d’eux-mêmes, et semblent lui donner une certaine liberté de parler, il s’est tellement réglé, que l’on n’y voit point de paroles licencieuses, ni de mots à deux-entendre qui puissent offenser la pudeur des dames et des plus sévères esprits. » Ajoutons la pudeur des dames du XVIIe siècle ; car, quelque circonspect que dût être Loret dans un ouvrage adressé à une femme, on ne laisse pas que de rencontrer de temps à autre des pièces légèrement graveleuses, qui effaroucheraient la pudeur de notre siècle collet-monté ; mais alors


Le français dans les mots bravait l’honnêteté.


Nous en citerons une seule, qui achèvera de montrer le genre de l’auteur et le goût de l’époque :


L’autre jour, une demoiselle,
Jeune, aimable, charmante et belle,
Non sans se faire un peu de mal,
En chassant tomba de cheval,
Et Zéphir, la prenant pour Flore,
Hormis qu’elle est plus fraîche encore,
Lui souleva, quand elle chut,
Chemise et cotillon. Mais chut !
Je suis si simple et si modeste,
Que j’ai peine à dire le reste.
On ne vit qu’un beau cul pourtant,
Admirablement éclatant,
Et dont la blancheur sans pareille
Des autres culs est la merveille,
Cul royal et des plus polis,
Puisqu’il est tout semé de lis ;
Cul qui, cette fois, sans obstacle,
Fit voir un prodige ou miracle :
Car c’est la pure vérité
Que, dans un des chauds jours d’été,
Quand il fit ce plaisant parterre,
On vit de la neige sur terre.

Plusieurs, se trouvant vis-à-vis,
De cet objet furent ravis,
Le nommant, en cette aventure,
Un chef-d’œuvre de la nature ;
Et même un auteur incertain
Composa ce joli huitain :

Trésor caché, beauté jumelle,
Brillant séjour de l’embonpoint,
Ta splendeur a paru si belle
Et mit ta gloire à si haut point,
Qu’il faut qu’incessamment l’on prône,
Ô cul qui les dieux charmerait,
Que, si tu n’es digne du trône,
Tu l’es au moins du tabouret.


Un autre mérite de Loret, suivant son éditeur, c’est de « faire servir son dessein à la gloire de plusieurs grands hommes, en rapportant leurs plus belles actions et ne manquant point à faire leurs éloges quand l’occasion s’en présente, et, lorsque leur mort arrive, leur dressant d’honorables épitafes. » Nous citerons un de ces épitafes qui a plus particulièrement trait à notre sujet ; voici en quels termes Loret annonce la mort de son confrère le gazetier en prose, dans sa lettre du 1er novembre 1653 :


Renaudot, le grand Gazetier,
Dont le nez n’était pas entier,
Mais disert historiographe,
Et digne d’un bel épitaphe,
Dimanche fut mis au tombeau,

À la clarté de maint flambeau.
Sentant en mon cœur quelque transe,
À cause de la ressemblance
De son métier avec le mien,
Et pour faire acte de chrétien,
Je conduisis son froid cadavre
Jusqu’à son dernier port ou havre,
Et là, pour son salut je dis
Dévotement De profundis.
La grande déesse emplumée
Qu’on appelle la Renommée
Eut l’œil humide, et non pas sec,
Quand la mort lui ferma le bec :
Il était un de ses trompettes,
Un de ses meilleurs interprètes,
Un de ses plus fameux agents,
Un de ses plus adroits régents,
Un des plus grands clercs de son temple,
Enfin un esprit sans exemple,
Qu’elle devait bien secourir,
Et non pas le laisser mourir.
Depuis que, par son peu de force,
Un fâcheux et triste divorce
Se mit entre sa femme et lui,
Rien ne consola son ennui ;
Sa santé fut toujours faiblette,
Il devint sec comme un squelette ;
Le jour on l’entendait gémir,
La nuit il ne pouvait dormir,
Il sentait de rudes atteintes ;
Sa bouche était ouverte aux plaintes,
Il soupirait à tout propos.
Maintenant il est en repos,
Car on peut pieusement croire
Qu’il fit ici son purgatoire.


De certain passage de Tallemant des Réaux il résulterait que ces beaux épitaphes n’étaient pas toujours désintéressés, et que Loret se faisait volontiers payer en belles espèces sonnantes l’honneur qu’il faisait à tel ou tel fat de coucher tout du long son nom dans sa gazette. Scarron, que nous verrons tout à l’heure marcher sur ses traces, lui adresse le même reproche, et, tout en faisant son éloge, lui décoche ce trait :


Loret écrit pour qui lui donne.


Et en effet on trouve assez fréquemment dans ses vers de véritables réclames qu’il n’a pu songer à insérer sans y avoir un certain intérêt. Après tout, il n’y aurait là rien que de bien naturel, et ce n’est pas aujourd’hui, quand la réclame joue un si grand rôle dans les journaux même les plus respectables, qu’on pourrait faire un crime à Loret d’avoir tiré parti de la publicité dont il disposait. Il est bon de se rappeler, d’ailleurs, que, venu pauvre à Paris, il n’avait d’autres ressources que celles qu’il s’était conquises par sa plume. Il avait commencé sa carrière de journaliste avec une pension de 250 livres que lui faisait la princesse de Longueville, dont il était « serviteur gagé. »


Princesse, enfin votre ordonnance
M’a fait toucher quelque finance ;
On m’a payé tout un quartier
De ma charge de gazetier.

Il faut donc que je persévère,
Et si le ciel, en qui j’espère,
M’éclaire un peu l’entendement,
Vous aurez du contentement
Pour vos deux cent cinquante livres,
Ou bien j’y brûlerai mes livres.


Cette pension fut augmentée « d’un certain nombre de louis, » dès l’année 1651 ainsi qu’il nous l’apprend lui-même ; mais il paraîtrait qu’elle n’était pas toujours régulièrement payée, car on rencontre dans ses lettres d’assez fréquentes réclamations.


Princesse, que le ciel bénisse,
À qui j’ai voué mon service,
Et sacrifié tous mes soins
Durant quatre mois pour le moins,
Nous avons fait le devoir nôtre :
Il est temps de faire le vôtre.


Le succès des Lettres en vers ne tarda pas à valoir à leur auteur d’autres faveurs du même genre. Fouquet n’était pas homme à négliger cette trompette : il porta le gazetier pour 200 écus sur la longue liste de ses créatures pensionnées. Celui-ci reconnaît ses bontés en suivant ses mouvements, en décrivant ses fêtes, en vantant ses prodigalités.


Le modèle du vrai prudent,
Monseigneur le surintendant,
Dont les bontés me sont si chères,
Est de retour.


Lorsque le surintendant fut arrêté pour répondre de ses malversations, Loret en exprima publiquement ses regrets, et il y avait bien à cela quelque courage, car il aurait pu retrouver sur l’État ce qu’il perdait par la ruine du financier.


Le sieur surintendant de France,
Je ne sais pourquoi ni comment,
Est arrêté présentement…
Certes j’ai toujours respecté
Les ordres de Sa Majesté
Et cru que ce monarque auguste
Ne commandait rien que de juste ;
Mais étant remémoratif
Que cet infortuné captif
M’a toujours semblé bon et sage
Et que d’un obligeant langage
Il m’a quelquefois honoré,
J’avoue en avoir soupiré,
Ne pouvant, sans trop me contraindre,
Empêcher mon cœur de le plaindre.
Si, sans préjudice du roi
— Et je le dis de bonne foi —
Je pouvais lui rendre service
Et rendre son sort plus propice
En adoucissant sa rigueur,
Je le ferais de tout mon cœur ;
Mais ce mien désir est frivole,
Et prier Dieu qu’il le console
En l’état qu’il est aujourd’hui,
C’est tout ce que je puis pour lui.


Fouquet fut sensible à cette fidélité reconnaissante, et Ménage nous apprend comment il l’en récompensa. « Quoique M. Fouquet fût privé de toutes choses et qu’il eût d’ailleurs de grandes dépenses à soutenir, néanmoins, ayant été informé de la chose, il fit prier madame de Scudéri d’envoyer secrètement à Loret quinze cents francs. Pour exécuter ce qu’il souhaitait, madame de Scudéri choisit une personne de confiance, à qui elle donna les quinze cents francs. Cette personne alla trouver Loret, et fit si bien, après s’être entretenue avec lui, qu’elle sortit de chez lui après y avoir laissé cette somme dans une bourse sans qu’il s’en aperçût. » Et Fouquet put lire, dans la Gazette qui parut le samedi suivant, les remerciements que Loret adressait à son bienfaiteur inconnu.

Dès 1654, Mazarin avait récompensé par une pension de deux cents écus la bonne direction politique suivie par la Muse historique au milieu des troubles de la Fronde. À la mort du Cardinal, Loret élève ses regrets jusqu’aux plus hautes considérations politiques, revêtues d’images poétiques assez heureuses ; mais il les fait précéder d’une remarque un peu prosaïque :


Par cette mort, que je lamente,
Je perds deux cents écus de rente
Qui furent, pour mon entretien,
Mon plus clair et solide bien,
Et que cette sage Éminence
M’avait donnés pour récompense

D’avoir constamment persisté
D’être toujours du bon côté.


Mais, ajoute-t-il bien vite,


Mais, quelque perte que je fasse,
Et quelle que soit ma disgrâce,
L’État, j’en jurerais ma foi,
Perd infiniment plus que moi.
............
J’abandonne aux plumes savantes
À dépeindre ses grands talents,
Et je vais seulement écrire
Le quart de ce qu’on en peut dire.
Ce Jule dont, pour nos péchés,
Les jours sont trop tôt retranchés,
Fut un génie incomparable,
Un homme vraiment admirable,
Un homme dont les faits divers
Ont étonné tout l’univers…


Quoi qu’il en soit, c’est avec un étonnement mêlé de joie qu’il apprend, à l’ouverture du testament laissé par Mazarin, que cette pension est devenue une rente viagère, et il en exprime chaleureusement sa reconnaissance.

Plus tard, il aurait bien voulu voir cette rente s’augmenter d’une pension sur la cassette du roi. C’était le temps où Colbert formait sa fameuse liste de gens de lettres pensionnés. Loret n’y était porté ni par Chapelain, ni par Conrart, et il en maugréait ; il ne s’expliquait pas son exclusion, lui qui se voyait assiégé par les gens de lettres qui voulaient avoir une mention dans sa gazette comme moyen d’obtenir ce que lui-même sollicitait vainement. Il s’en plaint avec amertume.


Hélas ! mon infortune est telle
Que je n’ai pas dans la cervelle
Du latin et du grec à tas
Et ne suis pas un savantas.


Et cependant, ajoute-t-il, je puis me vanter


Que mes relations en vers
Font quelque bruit dans l’univers.


Et le roi n’eût fait que justice en le mettant au nombre de ses pensionnaires :


Car, si c’était pour à jamais
Faire éterniser ses beaux faits,
J’en connais tel qui, ce me semble,
À plus écrit qu’eux tous ensemble
De ses augustes actions.


Mais, à défaut de pensions, les gratifications ne lui manquèrent pas, comme il le proclame lui-même :


Vous saurez donc, Mademoiselle,
Pour première et bonne nouvelle,
Que les vers que je fais pour vous
Ont un sort si rare et si doux
Que leur production féconde
Agrée au meilleur roi du monde,
Et que, pour me le témoigner,
Sa Majesté m’a fait donner
(Tant elle me croit honnête homme)
De cent écus d’argent la somme,

Que j’ai depuis un peu de temps
Reçus par madame Bontemps.


Et à la fin de la lettre où il annonce cette faveur à la princesse se lit un Remerciement au Roi, qui se termine ainsi :


Vous pouvez de quelques pistoles
Payer mes vers et mes paroles ;
Mais, Sire, vrai comme le jour,
Rien ne peut payer mon amour.


Un autre jour, c’est Marie de Mancini, qui, ayant besoin de ses ménagements, ou craignant peut-être ses indiscrétions, lui envoie de beaux louis d’or, qu’il accepte avec une prétendue confusion,


Puisque votre oncle débonnaire,
Dont je suis le pensionnaire
Depuis quatre ou cinq ans passés,
M’a déjà fait du bien assez.


Une autre fois c’est le généreux Habert de Montmor


Qui par ses soins et par son or,
Bonté, franchise et bienveillance,
Lui rendit bien de l’assistance.


Par elle-même, d’ailleurs, la Muse historique devait être d’un assez bon revenu : elle comptait de nombreux abonnés, auxquels on l’adressait sous bande, comme on fait de nos journaux actuels. Mais, quel que fût son produit, quelles que fussent les libéralités de ses protecteurs, Loret n’en était pas plus riche, et nous le voyons toujours quémander : c’est qu’il avait malheureusement la passion du jeu, si commune alors. Le destin, dit-il, l’avait fait trop libertin ;


Il aimait trop battoirs, raquettes,
Cartes, quinolas, quinolettes,
Prime, hoc, piquet, reversis.


Et tout le long de ses lettres il s’accuse de ce défaut capital :


Loin d’exercer ma pauvre veine,
Ô Princesse, cette semaine
J’ai tant joué par ci par là
Au plaisant jeu de quinola,
À la boule, et même à la paume,
Le plus noble jeu du royaume,
Que je me suis vu sur le point
De ne rimer ni peu ni point,
Comme je fais à l’ordinaire
Pour Votre Altesse débonnaire…
Peste de la petite prime,
Qui, durant le temps de la rime,
Les jours passés trop m’occupa !
J’en dis trois fois meâ culpâ.

J’ai joué durant deux nuitées,
Jusques à quatre heures comptées.
Ha ! j’avoue ici que j’ai tort,
Et certes j’appréhende fort
(Non sans faire laide grimace)
Que les vers qu’il faut que je fasse
En deux ou trois heures au plus
Ne valent pas un karolus.

Princesse, il faut que je l’avoue,
Je devrais avoir sur la joue.
Ma muse est presque au désespoir,
Car certainement, hier au soir,
Au lieu de songer la rime,
Je jouai si tard à la prime,
Que je dors encor tout debout,
Et ne sais pas bien par quel bout
Je dois commencer ma copie,
Tant ma pauvre âme est assoupie.


Ainsi jouant et buvant le jour et la nuit, Loret, honnête homme du reste, faisait souvent des dettes ; il l’avoue sans vergogne ; il ne serait pas éloigné de s’en vanter pour en tirer parti ; il ne craint pas du moins de mendier pour les payer : Ô très-excellente Princesse, on m’a fait espérer


Que de moi vous auriez souci,
Et que, pour réparer les pertes
Que depuis un peu j’ai souffertes,
Vous prendriez dans votre trésor
Quelques pièces d’argent ou d’or,
Que je recevrais avec joie,
Pour contenter, par cette voie,
Deux ou trois créanciers que j’ai,
Auxquels je me suis obligé,
En foi d’honnête et galant homme,
De payer au moins quelque somme
Au terme Saint-Jean, échu d’hier.
Or monseigneur le créancier
Se fait aujourd’hui fort de fête,
Croyant la somme toute prête,
D’autant qu’entre eux j’ai le bonheur
De passer pour homme d’honneur.

Espérant donc que Votre Altesse
M’ordonnera quelque largesse,
Je finirai suppliant Dieu, etc.


Si nous avons touché à ces questions plus personnelles que littéraires, c’est que nous avons pensé qu’en faisant connaître le journal, il n’était pas sans intérêt de faire connaître aussi le journaliste. Nous ne chercherons point d’ailleurs à excuser Loret ; nous nous bornerons à rappeler combien de son temps les idées étaient différentes de ce qu’elles sont à présent. De nos jours l’indépendance de l’homme de lettres est possible, elle est nécessaire même pour ceux qui tiennent à leur dignité ; dans la société où vivait Loret, il fallait à l’écrivain, même le plus sûr de sa force, un protecteur. Quant au parti qu’il tirait de sa plume, il n’y a rien là qui doive surprendre aujourd’hui : s’il y a de la différence entre les deux époques, elle n’est que dans les procédés, qui se sont bien perfectionnés depuis deux cents ans.


Les citations que nous avons faites, et que nous avons faites nombreuses, parce que c’était le plus sûr moyen de faire connaître l’humoristique gazetier, sa manière, sa facilité, sa gaieté, son esprit, permettent de juger de ce qu’était la Muse historique.

C’est aujourd’hui le seul monument peut-être, et certainement le plus complet qui nous reste, des opinions politiques et littéraires de cette époque féconde. La Fronde, les intrigues auxquelles elle a donné lieu, les personnages qui y figurent, une partie des pièces de Corneille, toutes celles de Molière, y sont appréciés jour par jour et selon l’esprit du temps, toujours avec bonne foi, souvent avec esprit. À côté des anecdotes des ruelles et des salons, on y trouve des détails de caractère et de mœurs, des renseignements précieux, qu’on chercherait vainement ailleurs. Il y a là, en un mot, pour les esprits chercheurs qui s’occupent du XVIIe siècle, toute une mine à exploiter.

« Les Lettres en vers de Loret, disent ses nouveaux éditeurs[3], sont assurément un des ouvrages les plus curieux à consulter, une des sources les plus abondantes en précieux renseignements auxquelles il soit possible de puiser, pour quiconque veut étudier avec soin l’histoire politique ou littéraire de la France pendant la période de temps qu’embrasse cette gazette rimée. Pour seize années de la vie du grand siècle, on y trouve, en effet, outre la relation de tous les actes importants de la minorité et des premiers jours du règne de Louis XIV, le récit détaillé de ces mille petits faits divers qui préparent, qui expliquent les grands événements, qui ont passé presque inaperçus des contemporains eux-mêmes, et dont les plus pénibles et les plus minutieuses recherches n’amèneraient pas toujours l’historien à saisir la trace ailleurs. Là, toutefois, ne se borne pas le mérite de la Muse historique. Un certain attrait nous pousse tous, plus ou moins, à rechercher les particularités intimes de la vie des personnages que l’histoire fait poser devant nous ; or, cette curiosité est, ici, très amplement satisfaite.


Sous le rapport des informations et de la peinture des mœurs, le mérite de Loret est donc incontestable. Le mérite littéraire ne lui sera pas aussi facilement concédé ; nous croyons cependant que personne ne lui refusera au moins la facilité, la fécondité, le naturel.

Et quand on songe aux circonstances, aux conditions dans lesquelles il travaillait, on ne peut se défendre d’une sorte d’admiration pour la constance de ce pauvre gazetier à remplir sa tâche pendant près de quinze ans, sans faiblir, sans se négliger un instant, avec la même exactitude, avec la même gaieté. La misère, la maladie, la tristesse, l’humeur, qui quelquefois l’atteignent, et qu’il ne dissimule point, ne le faisaient pas ralentir d’une semaine. « Il n’y avait point à se résoudre ou à s’aviser ; ayant commencé ce travail, il fallait s’en occuper sans relâche. On demandait cela de lui, on l’en priait, et au besoin on l’y aurait doucement forcé. Il fallait satisfaire tant de gens d’honneur et de qualité, et ne pas leur déplaire. On attendait de lui un divertissement qui ne manquait point, qui était toujours nouveau : car avec quelle merveilleuse invention d’esprit ne savait-il pas accommoder les choses en leur donnant toujours une nouvelle face ! »

Mais aussi


Il lui fallait plus d’une fois
Se mordre bien serré les doigts…
Pour satisfaire à son devoir.


Et sa gazette achevée, tout n’était pas fini : « pour montrer l’ardeur et le zèle » qu’il avait pour sa princesse, il allait lui porter lui-même sa lettre, quelque temps qu’il fît, « malgré les rivières qui tombaient du haut des gouttières ; » et à pied, bien entendu, avec ses bottes de Roussy, couvert d’un manteau de vinaigre qui le faisait souvent enrhumer, car


Il n’avait chaise ni carrosse,
Ses pauvres petits revenus
Étant trop courts et trop menus
Pour lui permettre le louage
De l’un ou de l’autre équipage.

Loret lui-même, au commencement de 1663, rappelait que sa Muse historique avait déjà exigé de lui 700 préambules divers et autant de péroraisons ; il se permettait de faire remarquer que l’inépuisable variété dont il avait fait preuve excitait des étonnements et trouvait des approbateurs, et il repousse avec fierté l’insinuation qui tendrait à le faire soupçonner d’avoir


Des magasins de préambules,
De dates et de compliments,
De fins et de commencements,


qu’il tirerait de son armoire et appliquerait comme une selle à tous chevaux.

Les contemporains, en effet, étaient dans l’admiration de cette manière de dire toutes choses sur-le-champ, facilement et sans se répéter. Sorel, grave personnage, l’ami de Guy-Patin, en manifeste son étonnement : « Le sieur Loret, depuis l’année 1650, n’a point manqué de donner toutes les semaines une lettre en vers appelée ordinairement la Gazette burlesque ; en quoi l’on a admiré la fertilité de son esprit pour tant de diverses préfaces, et l’adresse qu’il avait pour réciter agréablement toutes choses qui arrivaient. » Un pareil éloge a d’autant plus de valeur dans la bouche de Sorel, qu’au dire de son ami, c’était un homme fort doux et taciturne, point bigot ni mazarin, tandis que Loret, au contraire, était ouvert, pieux, et mazarin.

À cette même époque de 1663, où Loret jette un coup-d’œil sur le chemin parcouru par sa Muse, il énumère ce qu’il a déjà composé de vers pour sa princesse, et il arrive au chiffre de trois cent mille,


Qui sont, à dire vérité,
Une étonnante quantité.


Dans des conditions pareilles de composition abondante, rapide, livrée à heure fixe, sans discontinuation pendant quinze années, Loret a droit assurément à l’indulgence.

« La manière de notre auteur est toute naturelle et sans affectation aucune ; il ne cherche point de mots ampoulés pour étonner ; il ne fait point de digressions inutiles, et suit son sujet agréablement et naïvement. » Cette simplicité, il faut l’avouer, est quelquefois poussée jusqu’à la négligence. Les chevilles, les parenthèses hors de propos, les redites, ne l’effraient pas ; quand la rime lui manque, il l’avoue bonnement ; quand il la trouve mal, il s’en excuse, ou bien il la prend sans mieux choisir. Il convient lui-même presque à chaque page du peu de préméditation qu’il apportait dans son travail :


Quand je commence chaque lettre,
Je ne sais ce que j’y dois mettre ;
Dans l’humeur qui vient m’agiter,
J’écris sans rien préméditer.


Et ailleurs :


Princesse, quand les beaux esprits
Composent leurs divins écrits,
Ils les relisent d’ordinaire,
Et si quelque mot de grammaire
N’est pas comme il faut appliqué,
Il est tout soudain révoqué,
On en met un autre à sa place
Qui donne au discours plus de grâce ;
Bref, ils sont par eux si polis
Qu’ils en sont cent fois plus jolis.
Moi, chétif poëte lyrique,
Inculte, ignorant et rustique,
Quand j’écris gazette ou chanson,
Je n’y fais pas tant de façon ;
Je les rime tout d’une haleine,
Et s’il fallait prendre la peine
D’y raturer et corriger,
Cela me ferait enrager.
Ce n’est donc pas chose fort rare
Si mon style est un peu barbare,
C’est-à-dire indigeste et cru,
Et quelquefois très-incongru.
Ainsi, sans aucun artifice,
Je me fais moi-même justice,
Et ceci, dont je suis l’auteur,
Servira d’avis au lecteur.


Et encore :


Mes vers jamais je ne retâte ;
Ils partent dès qu’ils sont rimés,
Sitôt faits, sitôt imprimés.


Mais dans la fièvre de cette production hâtive, Loret rencontre fréquemment des expressions heureuses, d’autres très-bouffonnes et véritablement burlesques. Ses vers, souvent spirituels, sont toujours abondants et faciles, toujours pleins de verve et d’originalité. Il avait en lui des qualités qui ne s’usent point et dont on ne se lasse jamais : une charmante bonhomie jointe à une rare bonne foi. Il savait assaisonner chacun de ses récits d’une gaieté ingénieuse et sans malice, qui en soutient encore aujourd’hui le charme et l’intérêt.


Les lettres de Loret sont toutes jetées dans le même moule. En tête de chacune se lit, en guise de titre, une épithète qui a un rapport quelconque, général ou particulier, avec le contenu de la lettre, qui affecte, en un mot, la prétention de la caractériser. Mais on conçoit que la nécessité d’en trouver une nouvelle toutes les semaines dut le jeter parfois dans d’étranges recherches. Celle-ci est sensible, celle-là est niaise ; celle-ci mélancolique, celle-là folâtre ; l’une est ingénieuse, l’autre vulgaire ; l’une égale, l’autre oblique ; quoi encore ? longuette, ambulatoire, assaisonnée, goguenarde, piteuse, économique, congrue, et jusqu’à jubilisée ; il ne recule pas même devant le titre de chassieuse, qu’il inflige à une lettre où il parle d’un mal d’yeux qui lui est survenu.

La lettre commence par un préambule, qu’il fait plus ou moins long, selon qu’il est plus ou moins pressé, mais qu’il varie avec un artifice qui excitait, comme nous l’avons vu, l’étonnement des contemporains, et que son éditeur fait justement remarquer : « Qui n’admirerait son artifice à faire toujours de nouveaux préfaces à sa princesse, depuis tant d’années qu’il lui adresse son ouvrage sans discontinuation ? C’est ce qui fait estimer son travail, avec ses autres beautés particulières. » C’est là que notre rimeur parle plus particulièrement de sa bienfaitrice et de lui-même, qu’il expose ses besoins, qu’il adresse ses remerciements, qu’il dit s’il est en bonne ou mauvaise santé, qu’il fait ses plaintes contre ses concurrents, qu’il converse enfin avec son public. On a de nombreux exemples de ces préambules dans les citations que nous avons faites ; citons encore :


Princesse, encore que mes vers,
Courant dans des climats divers,
Ayent maintenant quelque vogue,
Je n’en suis pas pourtant plus rogue ;
J’écris toujours timidement,
Et je confesse ingénument
Que la plupart de mes ouvrages
Sont cent fois plus heureux que sages,
Car, n’ayant rien du tout d’acquis,
Comme en tel cas serait requis,
N’ayant appris, en conscience,
Art, discipline ni science,
Et jouant tant que le jour luit,
Et bien souvent toute la nuit,

Il ne faut point dans mes gazettes
Chercher ni pointes ni fleurettes ;
Si l’on y voit quelque ornement,
C’est plutôt hasard qu’autrement,
Et je n’ai qu’une narrative
Toute simple et toute naïve.

Princesse pour qui ma Musette
A griffonné mainte gazette,
Moi qui sur fonts fus nommé Jean
Vous souhaite bon jour, bon an.

Princesse que presque j’adore…
Illustre et haute demoiselle…
Pucelle en vertus éminentes…


Quelquefois il s’adresse à sa muse ou invoque Apollon ; d’autres fois il entre brusquement en matière :


Aujourd’hui j’ai plus de matière
Qu’il n’en faut pour la feuille entière :
Belle princesse, excusez donc
Si le compliment n’est pas long.


Après le préambule venaient les nouvelles de la semaine, pour lesquelles Loret puisait à toutes les sources d’information. Sa constante occupation était de recueillir les bruits qui couraient « tant dans les ruelles qu’au cours ; » il s’aidait


Des billets divers
Que, pour discourir dans ses vers,

De sages gens prenaient la peine
De lui fournir chaque semaine,


et qu’il rimait, après en avoir séparé « le civil d’avec le barbare. »

Les gazettes du jour, manuscrites ou imprimées, lui fournissaient les nouvelles politiques, qui acquéraient un intérêt nouveau par la forme poétique ou burlesque dont il les revêtait. Aussi n’en cache-t-il nullement l’origine :


Renaudot l’a dit avant moi.


Et en puisant dans la Gazette, il se garde bien de la calomnier ; il en fait l’éloge, au contraire, comme de sa « bonne amie, » et y renvoie ses lecteurs :


Cet imprimé judicieux
Les instruira, je crois, du mieux.


Le Bureau d’adresse, d’où sortaient alors, paraît-il, quelques gazettes manuscrites et beaucoup de commérages et de médisances, lui était aussi d’un grand secours :


Ces singes du Bureau d’adresse,
Qui ne font point rouler la presse,
Mais qui dans les champs et Paris
Font courir divers manuscrits.


Pour ce qui se passait dans le grand monde, Loret, non-seulement comme pensionnaire de Madame de Longueville et familier de l’hôtel du maréchal de Schomberg, mais en sa qualité même de gazetier, était en position d’être parfaitement informé. Il n’y avait pas de grande fête à laquelle on ne l’invitât : la vanité est éternellement la même, et il n’y a entre la Muse historique et les journaux actuels que la différence de deux siècles. Nous voyons Loret recherché, à l’égal de certains chroniqueurs d’aujourd’hui, par les maîtres et maîtresses de maison qui donnaient des fêtes, et qui aimaient fort à voir louer leurs magnificences dans une gazette qui comptait tant et de si illustres lecteurs. Il n’était pas jusqu’aux fêtes de la cour auxquelles l’heureux poète ne fût convié.


Anne, cette reine admirable,
Fut à mes vœux si favorable
Que, par son ordre et par ses soins,
Je fus un des heureux témoins
De la diversité féconde
Du plus beau spectacle du monde.
Charaut, brave et noble seigneur,
Et tout à fait homme d’honneur,
Me plaça près trois demoiselles
Non-seulement blanches et belles,
Mais pleines, très certainement,
De lumière et d’entendement.


Et — chose à laquelle Loret était fort sensible — on allait jusqu’à lui offrir des rafraîchissements dans les entr’actes, comme aux personnes les plus qualifiées de la cour :


Quelqu’un m’apporta de quoi vivre ;
Bontemps me fit présent d’un livre ;
De la bougie on me donna ;
Personne ne m’importuna ;
Bref Lavenage et Méneville
D’une façon toute civile,
Et deux ou trois exempts du roi,
Eurent beaucoup de soin de moi.


Et il faut le voir se rengorger au souvenir des honneurs qu’on lui a faits, en rappelant


Qu’un brave exempt de la reine
De le conduire a pris la peine,
Et cria d’un ton haut et net :
« Ouvrez tôt, c’est monsieur Loret ! »


Nous n’avons pas besoin de dire quel intérêt le récit de ces fêtes splendides, où il y avait si peu d’appelés, ajoutait aux Lettres de Loret, et combien il était de nature à les faire rechercher de plus en plus.

Si répandu que fût Loret, quelque attentif qu’il fût aux moindres bruits, il lui arrivait cependant quelquefois d’être à court de nouvelles,


D’autant que la Gazette en prose
Et l’Extraordinaire aussi
N’ont rien de propre à mettre ici.


Alors il se mettait à courir Paris, et nous trouvons dans sa lettre du 21 octobre 1656 une peinture assez plaisante de ses tribulations.


Agréable Princesse nôtre,
Moi qui suis le serviteur vôtre,
Et, de plus, votre historien,
Certes ne sachant presque rien
Pour débiter à Votre Altesse,
J’ai violenté ma paresse
Et tournoyé par tout Paris,
Sans avoir nulle chose appris.
J’ai parcouru les Nouvellistes,
Les hâbleurs, les méchants copistes ;
Mais leurs contes sont si douteux
Que je n’ai rien emprunté d’eux.
J’ai visité quelques notables,
J’ai fréquenté de bonnes tables,
Moins pour le plaisir du gustus
Que pour celui de l’auditus ;
J’ai même été dans les ruelles
Pour ramasser plus de nouvelles ;
Mais des drôles, tant là qu’ailleurs,
M’ont dit, avec des tons railleurs :
Charles de Bourbon a pris Rome ;
Monsieur Bayard fut un brave homme ;
Pepin le Bref fut un ragot ;
Défunt Gustave un grand roi got ;
La reine Marguerite est morte.
Moi j’ai dit : Diantre vous emporte,
Vous et vos contes surannés !
Eux, me faisant un pied de nez,
M’ont répondu, les bons apôtres :
Pardy, nous n’en savons point d’autres.
Or, ces fadaises n’ayant pas
Pour les lecteurs de grands appas,

Je vais, pour contenter l’Europe,
Où notre lettre en vers galope,
Apprenant d’ailleurs ma leçon,
Nouvelliser d’autre façon.


Les informations qu’il recueillait ainsi de toutes mains n’étaient pas toujours exactes, et il lui arrivait quelquefois de se tromper, ou plutôt d’être trompé.


Nous autres écrivains d’histoires,
Quelquefois par de vains mémoires,
Sans foi ni probité conçus
Sommes abusés et déçus,
Partout on ne saurait pas être
Pour à fond les choses connaître,
Et souvent s’en faut rapporter
À quiconque en vient débiter.
C’est ainsi que je fais, car, comme
Je suis franc, sincère et bonhomme,
Sans m’en mettre trop en souci,
Je crois que chacun l’est aussi.


Mais, dans ce cas, il mettait à se rétracter, à dénoncer son erreur, le plus louable empressement.

Quand absolument il n’avait pas assez de nouvelles pour remplir son cadre — c’était pour chaque lettre 200 à 250 vers, — il y faisait entrer tant bien que mal quelque canard qu’il avait en réserve.

Sa revue terminée, il la couronnait par un petit épilogue flatteur en l’honneur de sa princesse, ou quelques vers qu’il lui adresse d’une manière plus directe ; par exemple :


Mais, ô Princesse bonne et sage !
C’est ici la troisième page,
Et je sens que j’ai tant rimé
Que j’en ai l’esprit enrhumé.
Il faut donc qu’une fin je mette
À cette épître un peu longuette,
Priant le Ciel de tout mon cœur
Que pour vous il soit sans rigueur.

C’est, pour ce jour, en bonne foi,
Tout ce que peut savoir de moi
Votre Altesse, que Dieu bénie !
Adieu donc, sans cérémonie.

Voilà ma Gazette achevée !
Si de vous elle est approuvée,
Ô Princesse qu’on aime tant !
Je serai, certes, plus content
Que si je trouvais en ma voie
Un sac plein d’or ou de monnoie.


Enfin vient la date, qui se trouve déjà en tête de la lettre, sous la forme ordinaire, et qu’il répète à la fin dans le style qui lui est propre.


J’ai fait ces vers tout d’une haleine,
Le jour d’après la Madeleine.

Le dix de mai ceci fut fait,
Dont je ne suis pas satisfait.

Ces vers sans ragoût et sans suc,
Ont été faits le jour Saint-Luc.

Fait au mois de juillet, le douze,
En mangeant une talemouse.


Écrit le vingt et cinq de mars,
Ayant mangé des épinards.

Fait, appuyé contre un lambris,
Dies quindecim octobris.


Il n’y a qu’une excuse pour le burlesque de cette rédaction, mais cette excuse en vaut une autre : Loret mit sept à huit cents fois son esprit à la torture pour y satisfaire.

Dans le dernier numéro de chaque année, il faisait une revue générale de l’état du monde.


Après ces six ou sept articles
Que j’ai griffonnés sans bésicles,
Comme tous les ans, bien ou mal,
Je fais un état général,
Quand l’an vers son penchant décline,
De toute la ronde machine,
Où, par livres, récits ou gens,
J’ai par-ci par-là des agens,
Je quitte les simples nouvelles
Pour venir aux universelles.


Il avait du reste bientôt fait son tour du monde :


Dans la relation présente,
Ô Princesse très-excellente !
En moins de cinquante et huit vers
On voit l’état de l’univers.


Il avait hâte de rentrer dans son Paris, d’aller lorgner les belles qu’il aimait tant, et plus encore peut-être de reprendre sa partie interrompue.


Après avoir bien fait la ronde,
Et circuit la plupart du monde
Par un sentier fort peu connu,
Enfin me voilà revenu
Dans mon charmant lieu de plaisance,
C’est-à-dire à Paris, en France,
Où les jeux et ris à foison
Sont quasi toujours de saison,
Et qui dans ses murs tient encloses
Tant de belles bouches de roses,
Tant de teints d’œillets et de lis,
Tant de Chloris, tant de Philis,
Et, bref, tant d’objets adorables
Que je les tiens presque innombrables.


Comme nous l’avons dit, Loret remettait tous les samedis à la princesse de Longueville la copie autographe de sa lettre. Il était fait lecture, au milieu d’un cercle brillant, des improvisations du poète, et le succès qu’eurent ses vers devait tout naturellement amener à en demander des copies. En 1652 les copistes furent remplacés par la presse, mais on n’en tira d’abord que douze exemplaires. En 1654 ce chiffre dut être augmenté, car, nous l’avons déjà dit, plusieurs contrefaçons faisaient concurrence à l’exploitation régulière, et Loret se plaint amèrement


De ces fripons, de ces pervers,
Qui, malgré lui, vendent ses vers.


Une de ces contrefaçons, celle probablement qui motivait plus particulièrement les plaintes de Loret, est parvenue jusqu’à nous ; elle est intitulée : La Gazette du temps en vers burlesques. Le premier numéro est du 25 août 1652 ; le dernier, au moins de ceux que nous connaissons, porte la date du 19 octobre. C’est dans l’intervalle, le 29 septembre, ainsi que nous l’avons vu, que Loret se décida à faire lui-même imprimer ses lettres ; mais le contrefacteur n’en continua pas moins son commerce, et il annonçait même, dans son numéro du 12 octobre, que le public recevrait toutes les semaines un nouveau cahier intitulé : Gazette en vers burlesques. Aussi Loret jette-t-il feu et flammes.


Illustre et haute demoiselle
Pour qui la Muse a tant de zèle,
Princesse pour qui dans mon cœur
J’avais une ardente vigueur,
Qui tirait de ma pauvre veine
Plus de deux cents vers par semaine,
Je suis si fort découragé
Par ce fou, par cet enragé,
Qui, persévérant dans ses crimes,
Fait de mes misérables rimes
Un infâme et sordide gain
Pour avoir un morceau de pain,
Que je ne bats plus que d’une aile ;
Je n’ai quasi plus de cervelle,
Et si je n’ai bientôt raison
De cette noire trahison,
Plus que juive et qu’arabesque,
Adieu la Gazette burlesque.


Tel est le préambule de sa lettre du 12 octobre ; il y revient dans une apostille qui termine la même lettre :


Ce détestable plagiaire,
Cette âme basse et mercenaire,
Qui ma Gazette imprimer fit
Pour en tirer quelque profit,
Ayant, de peur de plaie ou bosse,
Discontinué son négoce,
Cet impudent, cet insensé,
L’a depuis peu recommencé ;
Mais si ce misérable hère
En son vol encor persévère,
Soit qu’il soit gueux ou bien huppé,
Il sera sans doute attrapé.
Que s’il reste à ce personnage
Un rayon encor d’homme sage,
Il doit profiter prudemment
De ce mien avertissement.


Enfin il menace de rompre sa lyre,


Si le chef de la justice,
Homme d’honneur et de justice,
Ne fait, par droit et par raison,
Traîner ces pendards en prison.


Mais il ne faudrait pas prendre cette colère au pied de la lettre : Loret était essentiellement bon. Ce qu’il voulait, c’était obtenir un privilége qui lui assurât la tranquille jouissance de son succès, et il fit si bien qu’il en vint à ses fins.


Sachez enfin que ce grand homme
Qui (comme est dit) Molé se nomme

M’a le privilége accordé
Depuis si longtemps demandé.


Ce privilége est daté du 19 mars 1655. En voici un passage : « Notre bien-aimé le sieur Loret nous a fait remontrer que depuis l’année 1650 il aurait composé plusieurs lettres en vers, dédiées à notre très-chère cousine Mademoiselle de Longueville, lesquelles même il aurait fait imprimer en feuilles volantes par l’ordre et du consentement de notre dite cousine ; ce qui aurait donné occasion à plusieurs libraires, voyant que lesdites lettres recevaient quelque sorte d’approbation, d’en faire imprimer aussi plusieurs copies pour en tirer de l’utilité ; mais ils les auraient tellement gâtées, falsifiées et corrompues, que ledit Loret ne les peut voir sans les désavouer. Ce qui l’oblige, pour réparer le préjudice que cela fait à sa réputation, de faire imprimer en un ou plusieurs volumes toutes lesdites lettres… »

Loret céda son privilége à Charles Chenault, imprimeur bien connu des bibliophiles, qui dès le 4 janvier 1656 avait achevé d’imprimer, in-4o, le premier volume ou la première année des lettres de Loret. Un avis aux lecteurs prévient que « ces lettres en vers dont on voit le premier volume ne sont pas de celles qui ont été imprimées toutes les semaines depuis le mois de septembre 1652. Celles-ci n’ont jamais passé à l’impression ; et au temps qu’elles ont été faites, l’on les donnait seulement manuscrites, de sorte qu’elles sont si rares qu’il ne s’en trouve plus aucune copie que ce qu’en a pu fournir l’auteur à Mademoiselle de Longueville, à qui elles ont toujours été dédiées, et à deux ou trois de ses amis. »

Notre poète se chargea d’annoncer lui-même cette édition de sa Gazette, paraissant désormais sous la forme d’un livre, et d’un livre illustré de son portrait et d’un titre gravé représentant l’Histoire.


Mon imprimeur présentement
En débite publiquement
Le coup d’essai, le premier livre,
Où l’on voit mon portrait en cuivre.
Or le susdit livre s’achette
En la rue de la Huchette,
Au bout d’en bas, et non d’en haut ;
L’imprimeur s’appelle Chenault.


Une nouvelle édition de cette première année, mais in-folio cette fois, fut faite en 1658, et les deux premières années furent réunies en 1659, ainsi que Loret nous l’apprend lui-même dans sa lettre du 19 avril de cette année, où il avertit ses lecteurs


Que les deux premières années
Des lettres par lui griffonnées
Se débitent tout de nouveau,
En parchemin, vélin ou veau,
En public, et non en cachette,
Dans la rue de la Huchette,
Chez Chenault, imprimeur du roi.

Les lettres de Loret furent longtemps sans être baptisées ; elles portaient simplement en tête, la suscription :

À son Altesse Mademoiselle de Longueville.

« Il est vrai que vulgairement on les a appelées dès le commencement la Gazette burlesque, à cause qu’elles rapportaient ce qui se passait, et qu’elles le faisaient en style plaisant et agréable ; toutefois leur auteur ne leur a jamais attribué ce nom par écrit, ou ne l’a fait que fort rarement. Il a laissé quelque temps le choix aux bons esprits du titre qu’ils voudraient donner à ses ouvrages mais, ayant vu enfin que quelques écrivains nouveaux entreprenaient des poëmes ordinaires sous le titre de comiques et burlesques, qu’ils appelaient des gazettes, et à qui chacun donnait encore ce nom, il a voulu montrer que son intention était tout autre, et que sa première pensée n’avait été que d’adresser ses écrits à Mademoiselle de Longueville, princesse de haute naissance et de rare mérite, qui est aujourd’hui Madame la duchesse de Nemours, laquelle avait souhaité de lui cette sorte de divertissement, qui n’était pas encore en usage. C’est en cette considération qu’il a appelé ceci Lettres en vers, non-seulement pour y donner un nom convenable, mais pour en faire distinction de ce que quelques autres auteurs composent en forme de gazettes. »

Quand elles furent réunies en volumes, ce fut sous le titre de : La Muse historique, ou Recueil des Lettres en vers, contenant les nouvelles du temps, écrites à Son Altesse Mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, par J. Loret. « Le nom de Gazette qu’on lui a donné autrefois, dit à ce propos l’éditeur, n’est point quitté par mépris ; ce n’est que pour le laisser aux relations qui sont faites en prose, au lieu que, celles dont nous parlons étant en vers, on se doit bien imaginer qu’elles sont débitées par l’une des Muses, et même par celle qui a l’intendance de l’histoire, puisqu’elle nous fournit de mémoires journaliers où toute l’histoire du temps est comprise, de sorte qu’à bon droit la dignité de Muse historique lui est attribuée. »

Outre cette réimpression en trois volumes, on trouve dans les bibliothèques des collections plus ou moins nombreuses des lettres originales, portant encore pour la plupart la marque de leurs plis. Elles sont, comme la réimpression, in-folio à deux colonnes ; mais les lignes sont plus ou moins espacées et le caractère plus ou moins fort, selon que la verve de Loret avait été plus ou moins féconde. L’imprimeur s’arrangeait de manière à terminer toujours au bas de la troisième page, afin de laisser la quatrième blanche. Il faut croire qu’on écrivait les noms des abonnés sur une bande, comme aujourd’hui, car on ne voit pas de nom tracé sur la quatrième page ; une seule des lettres conservées à la Bibliothèque impériale, du 14 octobre 1656 porte la suscription manuscrite suivante : « Pour Monseigneur le Cardinal. »


Pour être complète, la Muse historique doit aller jusqu’au 28 mars 1665. Dans le numéro précédent,


Écrit en mars le vingt et deux
Dans un état assez piteux,


Loret parle de ses maux, et de la défense que lui a faite le docteur de s’occuper de vers ; et cependant il compose encore une lettre, celle du 28 mars, malgré la Faculté et ses propres pressentiments ;


Et quand dans peu l’on devrait dire :
« Loret est mort pour trop écrire,
Les vers l’ont mis au breluquet, »
Je vais hasarder le paquet.


Il termine par cette date mélancolique :


Le vingt-huit mars j’ai fait ces vers,
Souffrant cinq ou six maux divers.


Enfin ce numéro se termine par deux avis qui semblent l’adieu d’un malade et les dernières dispositions d’un mourant.

AVIS AUX LECTEURS


Aux jours de la fête pascale
Aucuns vers français je n’étale :
On songe à des actes meilleurs ;
J’en ai dit les raisons ailleurs.
Ainsi, lecteurs de mes ouvrages,
Gens de châteaux et de villages,
Gens de cour, nobles et bourgeois,
Adieu jusques à l’autre mois,
Si le Ciel point ne me refuse,
La grâce en moi toujours infuse.
Quoique ni peu ni point savant,
J’écrirai comme auparavant,
En cas que ma douleur lugubre
Soit en un état plus salubre,
Et qu’alors je me porte bien :
Autrement je ne promets rien.


AUTRE AVIS


À quelques Messieurs dont je reçois pension, mais qui sont en très-petit nombre.


Je conjure ceux qui me doivent
Pour ma lettre en vers qu’ils reçoivent
Tous les huit jours précisément
De me donner contentement.
Pour aller prier vos personnes
D’être envers moi justes et bonnes,
Mes maux ne me permettent pas
De quitter mes tisons d’un pas.
La somme que je vous demande
(Comme vous savez) n’est pas grande,
Et pourriez bien me l’envoyer

Jusques au coin de mon foyer ;
Le porteur, chose très certaine,
Ne perdrait nullement sa peine.
L’effet de ceci que j’attends
Puisse arriver en peu de temps !
Mais ma santé plus tôt encore,
Car le chagrin qui me dévore
D’être si longtemps catereux
Est un tourment bien rigoureux.

Ce furent les derniers vers du pauvre poète, qui s’éteignit peu de jours après, la plume à la main, et méditant probablement quelque nouveau compliment à sa princesse.


La Muse historique est devenue presque introuvable. Aussi les bibliophiles désiraient-ils vivement une réimpression de cette précieuse chronique, mais une réimpression intelligente, qui fît disparaître les voiles, souvent bien épais, que, lors de la réunion de ses lettres en volumes, Loret avait dû jeter par prudence sur un grand nombre de figures de son musée historique, qui donnât la clef de tant d’énigmes aujourd’hui presque indéchiffrables, qui restituât enfin le texte original dans toute sa vérité. C’est ce qu’a entrepris M. Ravenel, le savant conservateur des imprimés à la Bibliothèque impériale, de concert avec l’éditeur de la Bibliothèque Elzevirienne, M. P. Jannet. Ces deux noms disent assez ce que sera, sous le rapport matériel aussi bien que sous le rapport des soins littéraires, cette nouvelle édition, dont le premier volume, d’ailleurs, est déjà dans les mains de tous les amateurs.

En attendant l’achèvement de cette grande et difficile entreprise, si digne d’encouragement, les curieux consulteront avec intérêt et avec fruit une copieuse notice que M. Léon de Laborde a consacrée à Loret et à son œuvre dans son splendide volume sur le palais Mazarin, notice dans laquelle nous avons nous-même puisé à pleines mains.




Continuateurs et imitateurs de Loret.


Lagravète de Mayolas, Lettres en vers et en prose ; naissance du feuilleton-roman. — Robinet, Lettres en vers à Madame. — Scarron, Épîtres en vers burlesques. — Subligny, La Muse Dauphine. — Etc.


Loret eut des continuateurs et des imitateurs ; il paraîtrait même qu’avant de mourir il avait disposé de son sceptre littéraire et s’était donné un successeur. C’est du moins ce que l’on peut inférer d’un passage de Ch. Robinet, qui avait, lui aussi, entrepris une continuation aux Lettres en vers :


D’ailleurs, avant son heure extrême,
Par un soin digne de lui-même,
Voulant avoir un successeur
Qui pût lui faire quelqu’honneur,
Il en fit avec diligence
Recevoir un en survivance.

D’un autre côté, l’auteur de la Bibliothèque française, Sorel, écrit à la date de 1666 : « Le sieur de Mayolas est celui qui a continué son dessein depuis sa mort, dédiant toutes les semaines sa gazette en vers à Madame de Nemours. Quelques autres se sont meslez de faire de ces lettres en vers ; mais elles ont souvent eu de la discontinuation, au lieu que le sieur de Mayolas y persévère avec bon succès. » Nous n’ajouterons rien à cette appréciation de Sorel, sinon que le continuateur s’est appliqué à reproduire son modèle et à rendre la transition imperceptible, et qu’il nous a paru y avoir réussi aussi heureusement qu’il était possible ; on sent pourtant qu’il est plus savant, moins naturel, que Loret, et qu’il n’a pas la longue habitude de son prédécesseur à manier l’arme, ou, si l’on veut, à agiter les grelots du burlesque.

Outre sa continuation de la Muse historique, poussée jusqu’à la fin de 1666, Mayolas a laissé des Lettres en vers et en prose, dédiées au roi, écrites en style familier, mais non plus burlesque, lesquelles offrent une particularité très-remarquable. La disposition est la même que celle des lettres de Loret, ainsi que le format ; la Lettre proprement dite, commençant par un préambule, et finissant par une date rimée dans le même genre n’occupe également que les trois premières pages ; mais la quatrième, au lieu d’être blanche, contient une partie en prose :


Grand roi, pour plaire aux goûts divers,
J’ajoute de la prose aux vers,


qui n’est rien de moins qu’un feuilleton-roman en lettres, dont Mayolas annonce ainsi le sujet dans le préambule de sa première lettre :


Vous verrez la lettre galante
De Célidie et de Cliante
Découvrir et cacher leurs vœux,
Couronnés d’un hymen heureux,
Et chacune aura sa devise
Pour répondre à leur entreprise.
Pendant que ces deux beaux esprits
Vont travailler à leurs écrits,
Puissant Roi ; faites-moi la grâce
D’ouïr un peu ce qui se passe.


Chaque feuilleton se compose d’une lettre du berger et de la réponse de la bergère, d’une étendue à peu près égale, disposées en regard l’une de l’autre, caractérisées par un substantif ou une courte phrase placée en tête, comme les Lettres de Loret l’étaient par un adjectif, et terminées, comme le dit l’auteur, par une devise « qui répond à leur entreprise, » qui en résume la substance.

Nous transcrirons le premier feuilleton.


LETTRE I
DE CLIANTE À CÉLIDIE
Offre de service.


Si vous étiez moins parfaite, ou que je fusse moins juste, et si je n’étais aussi sensible que vous êtes belle, je n’oserais prendre la liberté de vous déclarer franchement que je vous aime. Cet aveu, quelque légitime et fidèle qu’il soit, n’a pas laissé de me causer de la peine, dans l’incertitude où je suis de la manière dont vous le recevrez, et dans la crainte que j’ai qu’il ne passe pour une faiblesse en un grand courage. Mais j’ai surmonté ce dernier en apprenant que les conquérants les plus fiers ont soumis leur sceptre, leur couronne, leur empire et leur victoire aux pieds d’une beauté qu’ils ont plus estimée que tout cela. C’est sans regret qu’à leur exemple j’offre à votre mérite un comté, deux marquisats, quelque gouvernement et cent mille livres de rente, encore avec mon cœur et ma liberté, qui me sont beaucoup plus chers que le reste. Il n’y a que le premier soupçon qui me peut chagriner, de douter de quel œil vous verrez ce que je vous écris. Mais comme j’y ai pensé longtemps avant que de vous le dire, j’ai eu aussi celui de me résoudre à souffrir toutes les cruautés et les mépris dont vous êtes capable. Il est donc inutile d’user de rigueur en mon endroit, puisque je vous déclare que je suis l’homme du monde le plus constant ; et pourvu que vous relâchiez un peu de cette fierté qui vous est naturelle, vous ajouterez à vos charmes le seul agrément qui leur manque pour être la plus aimable personne de l’Europe.

De tu mirar, mi fortuna.
D’un seul de tes regards dépend tout mon bonheur.




RÉPONSE
DE CÉLIDIE À CLIANTE
Rebut.


Il a tenu à peu que votre lettre n’ait été brûlée avant que de la lire, et si je n’avais cru qu’elle me devait donner quelque avis important, ou me parler de quelque affaire considérable, je ne l’aurais pas seulement reçue ni ouverte. Ce qui me console est que je crois que vous êtes devenu fou, et que je ne sais ce que vous me voulez dire. Amour est un dieu que je ne connais point, ni je n’ai aucune envie de le connaître ; je suis muette pour y répondre, et je n’ai point d’oreilles pour écouter ceux qui m’en entretiennent. Toute la grâce que je vous puis faire, c’est d’oublier votre témérité, et de vous défendre de m’en parler de votre vie. Avouez que vous en êtes quitte à bon marché, et que sans les belles qualités que vous possédez, je vous aurais pu répondre plus rigoureusement. Au reste, je ne suis nullement crédule, ni facile à tromper par la flatterie ou par les richesses. Vos offres sont belles, mais je ne les reçois point, et les biens ni les charges, avec leur plus grand éclat, ne sauraient m’éblouir. Si je suis assez heureuse pour que vous trouviez en moi quelques traits qui ne vous fassent point peur et qui ne vous rebutent point, je vous déclare qu’ils ne seront jamais embellis par la douceur, car j’ai fait vœu d’être sévère. J’avoue qu’un cœur fidèle pourrait devenir aimable ; mais je ne crois point qu’il y en ait au monde.

De mis ojos rayos.
Il ne sort de mes yeux que rigueur et que flamme.




Cliante, bien entendu, n’est pas la dupe de ce Rebut ; il écrit une nouvelle lettre qui a pour épigraphe : Persévérance.


Je suis si glorieux d’avoir reçu une de vos lettres que, quand elle m’aurait coûté la vie, je n’y aurais point de regret après ce bonheur…

Antes morir que mudar.
Je prétends de mourir plutôt que de changer.


Célidie, naturellement, affecte la Colère.


Je riais la première fois que je vous ai écrit ; mais c’est tout de bon, à la seconde, que je suis en colère… J’ai déchiré et brûlé vos deux lettres. Ne soyez pas assez hardi pour m’en écrire une troisième : car, quelque curieuse que je sois de lire de jolis billets, je serais bien marrie de jeter les yeux sur les vôtres…

Antes morir que amar.
Aimer, selon mon sens, est pire que mourir.


Dès la troisième semaine, Cliante, encouragé par une cousine de sa belle, recourt aux moyens de séduction ; il hasarde un Présent. Profitant de l’occasion que lui offre la fête de la dame, il lui envoie un bouquet de diamants.


Je ne doute point que les fleurs ne vous eussent été plus agréables, soit pour leur senteur, soit pour leur peu de valeur ; mais je n’ai pas cru que leur fragilité et leur peu de durée m’obligeassent à me servir d’elles, dans le sentiment où je suis de ne point vous donner des marques de mon estime qui ne soient aussi fortes et ne durent autant que ma passion. Leur beauté n’eût aussi rien paru auprès de la vôtre ; les roses et les lys qu’on voit en tout temps sur votre visage auraient terni tout leur éclat, et, comme il passe en moins d’une heure, vous auriez été bientôt exempte de penser à celui qui vous l’avait donné. Ce n’est pas que vos yeux ne soient plus brillants que ces pierreries, et que leur feu n’en soit plus aimable et plus précieux ; mais je suis assuré du moins que le temps ne les saurait détruire, et que, si votre cœur en a la dureté, le mien a autant de constance…

Mi coraçon va con il ramillete.
Agréez que mon cœur s’attache à ce bouquet.


Dans sa réponse, Célidie ne montre plus qu’une Fierté radoucie.


Comme, au jour de ma fête, je reçois indifféremment tous les bouquets qu’on me donne, je ne pouvais pas honnêtement refuser le vôtre, qui vaut infiniment plus que tous ceux qui m’ont été présentés. Bien qu’il soit de haut prix, je vous avoue qu’il est, à mon gré, plus considérable par la bonne volonté de celui qui me l’envoie, que par sa propre valeur…

Il ramillete, no mas.
Je trouve que c’est trop seulement du bouquet.


Elle ne le garde pas moins, et à la 4e lettre elle est arrivée à la Civilité ; à la 5e, elle en est à l’Estime.

Ainsi embarqués dans l’esquif du sentiment, nos amants naviguent pendant plusieurs années sur le fleuve du Tendre, et cette longue navigation est marquée par toutes les péripéties que comportait alors un pareil voyage, jusqu’à ce qu’enfin ils arrivèrent au port heureux de l’Union. Il nous suffira, pour achever d’en donner une idée, de citer encore le titre de quelques lettres.


Lettre vii. Indisposition. — Condoléance. — ix. Sur les couleurs. — Le bleu. — x. Bal et comédie. — Complaisance. xi. Partie de masque. — Déguisement découvert. — xiii. Offre du prix du carrousel. — Refus. — xiv. Service signalé. — Reconnaissance parfaite. — xv. Procès sollicité. — Remerciement. — xvi. Partie de chasse. — Louange. xvii. Jalousie. — Erreur. — xviii. Songe. — Illusion. xix. Combat. — Tendresse. — xxi. Sur des cheveux. — Bracelet. — xiii. Rendez-vous. — Consentement. — xxv. Baptême. — Acceptation. xxvi. Proposition de mariage. — Réfutation. xxvii. Départ. — Regret. — xxviii. Absence. — Solitude. xxix. Sur des forêts. — Sur un jardin. xxx. Sur les chaleurs de l’été. — Sur la fraîcheur. — xxxvi. Victoire. — Réjouissance. — xxxvii. Blessure. — Affliction. xxxviii. Convalescence. — Plaisir extrême. xl. Retour. — Surprise. xli. Sur le deuil. — Sur la mode. xliii. Sur la chasse. — Sur la pêche. xliv. Sur la guerre. — Sur la paix. xlviii. Sur le changement. — Sur la constance. lxxiii. Sur des mouches. — Sur de la poudre. lxxvi. Sur la foire de Saint-Germain. — Sur la comédie en musique. lxxxi. Sur le mal de dents. — Sur la migraine, etc., etc.


On peut aisément sur ces données bâtir le roman de Cliante et Célidie, qui ne brille peut-être pas par l’invention, mais qui ne manque ni d’esprit ni d’élégance.


Les lettres de Mayolas paraissaient une fois par semaine, mais non pas sans interruption, puisque la première année, qui va du 9 décembre 1668 au 24 décembre 1669, ne contient que 49 lettres. Outre cette première année, la Bibliothèque impériale possède un autre fascicule de ces mêmes lettres qui va du 12 janvier au 29 décembre 1671, et du no 73 au no 92 ; il manque donc l’année 1670 et les nos 50 à 72. Y eut-il une quatrième année ? C’est ce que nous ne saurions dire. Le feuilleton qui porte le no 92 a bien pour titre : Mélange — Union, mais le contenu ne semble pas indiquer que Célidie ait dit son dernier mot, et que le moment soit venu, ce moment si longtemps attendu par Cliante, où les deux amants vont confondre leurs destinées.


Nous venons de dire que Robinet, que nous avons déjà rencontré parmi les journalistes de la Fronde, avait également entrepris de continuer la gazette de Loret. Ses Lettres en vers à Madame sont calquées en tout point sur celles de son prédécesseur. La première parut le 25 mai 1665.


Viens là, Musette ! as-tu du cœur ?
Voici pour toi bien de l’honneur :
On t’ouvre certe une carrière
Qui doit te rendre beaucoup fière,
............
C’est à la divine Henriette,
À ce grand astre de la Cour,
Que tu dois écrire en ce jour.


Il s’agit de la sœur de Charles Ier, Henriette d’Angleterre, première femme de Monsieur, mariée le 1er avril 1661, morte empoisonnée le 30 juin 1670.

Voici la date de la lettre :


        Il faut encor la date mettre :
        J’ai donc fait cette course ou lettre
        Le vingt-cinq du mois le plus gai,
Qu’on ne prend point sans verd et qu’on appelle mai.


Robinet ne mit pas son nom en tête de ses Lettres, mais il n’en faisait pas un mystère.


        Madame, c’est assez écrire ;
        Je m’en vais clore mon cornet,
        Car, si je vous faisais trop lire,
On pourrait m’appeler un plaisant Robinet.


Un privilége lui fut accordé pour sa gazette le 10 décembre 1665, « pour aussi longtemps que ledit exposant sera capable de la pouvoir faire. » Brunet et autres bibliographes assurent qu’elle fut continuée jusqu’en 1678.

Dans sa lettre du 5 juillet 1670, en annonçant la mort de Madame, il s’adresse à son ombre royale :


Ombre auguste, ombre glorieuse,


et il continua ses lettres sous ce titre, jusqu’à ce qu’il eût obtenu l’autorisation de les adresser à Monsieur.

Les imitateurs de Loret furent assez nombreux, et peut-être cette concurrence ne contribua-t-elle pas peu à soutenir la verve de notre poète.

De tous le plus célèbre est Scarron, et ce n’est pas un médiocre honneur pour Loret que d’avoir eu un pareil copiste, d’autant qu’on est assez généralement porté à croire que c’est lui qui a imité le créateur du genre burlesque. Il est un fait certain, c’est qu’en l’année 1655, alors que la Muse historique, répandue depuis cinq ans dans Paris, voyait chaque semaine s’accroître le nombre de ses lecteurs, Scarron descendit dans cette arène de publications périodiques, et il nous est parvenu sous son nom un Recueil de 32 épîtres en vers burlesques sur ce qui s’est passé de remarquable en l’année 1655.

Les quinze premières épîtres appartiennent seules à Scarron. La forme est absolument la même que celle adoptée par Loret, au point qu’on remarqua dès lors qu’il le copiait. Et il ne s’en défendit pas au contraire, il rend justice à son devancier.


L’un d’eux, qui pour sa seule rime
A de l’amour et de l’estime,
A voulu faire trouver froids
Mes vers en leurs plus beaux endroits.
L’autre, malin comme une pie,
M’appelle de Loret copie.
Quand de Loret je la serais,
Pas moins je ne m’en priserais :
Loret, en ce genre d’écrire
(Et l’on me l’a toujours ouï dire)
Est singulier, est excellent,
Et c’est, sans doute, son talent.
Mais chacun a part au bien faire,
Et s’il plaît un, autre peut plaire.
Nous n’avons pas, en bonne foi,
Mêmes motifs, Loret et moi.
Loret écrit pour qui lui donne ;

J’écris pour ma seule personne.
Mes vers vont comme il plaît à Dieu,
Sans affecter homme ni Dieu ;
Je les donne à qui les demande,
Sans qu’autre chose je prétende.
Loret gagne avec maint seigneur ;
Avec moi gagne un imprimeur.
Il envoie, ou lui-même livre,
Deux feuillets chers comme un bon livre ;
Quatre des miens à fort bas prix
Battent le pavé de Paris.
Loret avec sa rime gaie
Non pas seulement se défraie,
Mais même en reçoit non pour peu
De quoi frire et jouer beau jeu ;
Au lieu que mon ingrate rime
Trouve à grand’peine qui l’imprime,
Et que crédit je n’aurais pas
Sur mes vers d’un petit repas.
Mais sur les siens le grand Malherbe
À peine trouva-t-il de l’herbe ;
En ses vieux ans il n’eut de bon
Que du laurier, comme un jambon.


Ailleurs il fait dire à Jacquemard parlant à la Samaritaine :


Sur votre pont passent sans cesse,
De tous côtés, de toutes parts,
Des citoyens, des campagnards :
Ainsi vous pourrez, ma fidèle,
Rendre nouvelle pour nouvelle.
Pour moi, je serai ponctuel,
En ce commerce mutuel,
Comme est Loret dans ses gazettes ;
Autant plaisantes que bien faites,

Dont l’aimable diversité,
Témoigne la fécondité.


Chaque lettre se termine, sinon par la date exacte comme celles de Loret, au moins d’une façon à peu près pareille :


Fait à Paris, près de Vincennes,
L’an qu’on prit deux villes lorraines,
Et que l’Espagnol ne prit pas
Notre bonne ville d’Arras.
                                         Scarron.


Le plus souvent, faisant parade de ses maux, il signe son épître :


De notre Chaise, auprès du feu,
Où, pendant que je fais des rimes,
Deux de mes amis plus intimes
Au piquet jouent fort beau jeu.


Il puisait aux mêmes sources d’information que son modèle, et s’en rapportait aussi à la Gazette de Renaudot :


La Gazette nous apprendra
Si tel bruit faux ou vrai sera.
............
Je m’en rapporte à la Gazette.


Ne pouvant, comme Loret, se mettre en quête de nouvelles, il aurait voulu détourner à son profit le cours des lettres et des renseignements qui affluaient dans le bouge de ce dernier ; il fait appel aux nouvellistes :


AVIS.


Si quelqu’un, de près ou de loin,
M’assiste de quelque mémoire,
Car on sait que j’en ai besoin,
Je lui donnerai de la gloire.


Il paraît que cet appel produisit peu d’effet, car il le renouvelle un mois après :


À TUTI QUANTI.


Gens de la ville et de la Cour,
Si mes lettres vous divertissent,
Que les vôtres donc m’avertissent
De ce qui se fait chaque jour.


Avec l’esprit de Scarron, l’on pouvait à la rigueur se passer d’informations ; mais à une gazette il faut de l’exactitude, et il n’était pas homme à s’astreindre à paraître à jour fixe ; dès la cinquième lettre il est en retard de deux jours :


De notre chaise, ce mardi.
J’aurais bien achevé lundi ;
Mais je préfère à juste titre
Mes passe-temps à mon épître.


Or le libraire ne pouvait trouver son compte à cette nonchalance toute poétique ; il eut recours à des écrivains plus ponctuels. Le premier envoie une Lettre à M. Scarron, écrite de l’armée du Roi par un sien ami, sur le sujet de ses épîtres qu’il donne au public toutes les semaines. La seconde Épître à M. Scarron par un sien ami se plaint de l’interruption de sa gazette :


D’où vient donc, monsieur Scarron,
Qu’un esprit si bel et si bon,
Et tel que le vôtre peut être,
Ne fait plus à présent paraître
Quelque beau plat de son métier ?


Cette question amenait la réponse, et d’épître en épître on parvint tant bien que mal à la fin de l’année, de manière à pouvoir offrir au public un petit volume in-quarto, dont nous ne pouvons dire le succès, mais qui est aujourd’hui de la plus grande rareté ; il a pour titre : Recueil des Épîtres en vers burlesques de M. Scarron et d’autres auteurs sur ce qui s’est passé de remarquable en l’année 1655. Paris, 1656. Les huit premières lettres de Scarron sont intitulées alternativement : Épître de Jacquemard, horloge de Saint-Paul, à la Samaritaine, horloge du Pont-Neuf, et Réponse de La Samaritaine, horloge, etc. Les nos 9 et 15 portent : Épître de M. Scarron à… avec le nom du destinataire. Le no 16 est la Lettre à M. Scarron que nous venons de citer. Les numéros suivants ont pour titre : Épître… avec le nom du personnage auquel la lettre s’adresse et souvent l’indication des événements qui y sont relatés. On ne connaît que deux exemplaires complets de ce recueil ; l’un appartient à la bibliothèque de l’Arsenal, et l’autre à une bibliothèque particulière.

L’éditeur de ce volume, Alexandre Lesselin, que le succès de Loret empêchait sans doute de dormir, avait lancé dès 1654 la Muse héroï-comique, au Roi, même format, même disposition et même style que la Muse historique, mais paraissant le dimanche, au lieu du samedi, quand elle paraissait, car elle ne s’astreignait pas à une inflexible régularité, et elle arrivait


Si non de huitaine en huitaine,
Au moins de quinzaine en quinzaine,


et encore !

En 1656, la Muse héroï-comique changea de nom et devint la Muse Royale, à madame la princesse Palatine.


Madame, sans trahir la foi
Que je dois à Louis mon roi,
Et sans passer pour désertrice,
Je me jette à votre service.


Elle changea aussi d’imprimeur, nous ne savons pour quels motifs ; mais Lesselin, qui tenait absolument à avoir sa gazette, en entreprit bientôt une autre sous le titre de Muse de la cour. On jugera de l’aménité des procédés littéraires à cette époque par la façon dont la Muse royale traite la nouvelle venue.


AVIS.


La Muse qui rôde et qui court
Se disant Muse de la Cour

Fort mal à propos se dit telle :
C’est une simple bagatelle,
Et la pauvre veuve qu’elle est
Se contentera, s’il lui plaît,
D’être comme simple gredine
Loin de Cabinet en cuisine.
C’est là le vrai bien qu’il lui faut,
D’autant que, pour premier défaut,
Étant sans fonds et sans liquide,
Elle a souvent le ventre vide…
Elle demande argent ou pain :
Voilà l’un de ses caractères.
Le second, elle a tant de pères
Qu’on la peut nommer au hasard
La fille du tiers et du quart.
Le premier fagoteur de rime
À faire la belle s’escrime ;
Puis le père avecque l’enfant…
S’en va braire de porte en porte,
Pour trouver qui les reconforte…
Le père, en qui pauvreté brille,
Lui dit : Seigneur, voici ma fille,
La belle Muse de la Cour,
Qui se donne à vous en ce jour ;
Mais, Seigneur, la gueuse pucelle
N’a pas le liard en l’escarcelle,
Et la misérable est à cu,
Si ne lui donnez quelqu’écu…
Mais de tels sales écrivains
Ont fait cette Muse coureuse
Qui, bien qu’alors belle et pompeuse,
S’en allait, oh ! quel déshonneur
C’était pour un fameux auteur !
Pour faire encor de la gredine,
À la belle mode Esseline,

C’est-à-dire de Lesselin,
Affamé comme un pou mal plein :
C’est l’imprimeur de cette Muse
Qui fait qu’avec sa cornemuse
En vielleuse elle va jouer
Partout pour gagner le denier
Et faire aller dans son ménage
Un peu de pain et de fromage,
Mais au lieu de quoi bien souvent
Elle n’attrape que du vent :
Témoin son épître dernière,
Qu’on mit à part pour la beurrière,
N’étant digne que de rebut…


Cette Muse de la Cour se composait en effet d’une épître adressée chaque semaine à une nouvelle et éminente personne. C’était, on le pense bien, une manière de se créer un protecteur, un abonné, ou d’extorquer une gratification ; mais on arrive rarement à la fortune par cette voie, et la pauvre Muse allait mourir de faim quand son propriétaire eut l’heureuse idée de l’appeler d’un nouveau nom, en même temps qu’il lui donnait pour rédacteur un homme d’esprit qui devint célèbre, plus tard, par ses comédies en prose et en vers, par sa grande activité littéraire, et aussi par ses querelles avec Racine. T. P. de Subligny, avocat au Parlement, et assez bon poète consentit à publier, à partir du 3 juin 1666, une continuation à la Muse de la Cour sous le titre de Muse Dauphine. Le cadre de la nouvelle gazette fut le même que celui des autres feuilles du même genre, mais on y remarque un ton plus littéraire et une tournure plus poétique. Elle paraissait le jeudi de chaque semaine. Je ne sais combien elle vécut ; mais, selon les apparences, elle n’aurait pas achevé sa première année. La Bibliothèque impériale en possède un volume, in-12, contenant trente semaines, et allant du 3 juin au 24 décembre 1666. Ce volume est de 1668, et à pagination continue. C’est donc une réimpression, et il est à supposer qu’elle comprend tout ce qui avait été publié.


Il y eut d’autres tentatives du même genre, mais qui ont à peine vécu et ne méritent point que nous nous y arrêtions. D’ailleurs les Lettres en vers burlesques avaient fait leur temps, et si quelque chose doit nous étonner, c’est qu’elles aient joui d’une si longue vogue. Leur cadre, avec quelque esprit qu’il fût rempli, ne présentait pas assez de variété pour captiver longtemps les esprits. Mayolas, en mariant la prose aux vers, avait indiqué un progrès que le Mercure galant réalisa.




LE MERCURE




« Le public a toujours été partagé sur l’estime que l’on doit faire de cet ouvrage périodique. Les uns l’ont regardé comme un livre dont on ne saurait se passer ; les autres l’ont absolument méprisé comme un ouvrage beaucoup moins utile qu’un almanach ; mais il faut prendre le milieu entre ces deux jugements. Il en est du Mercure galant comme d’un grand nombre d’autres livres dont on n’aurait dû dire ni tant de bien, ni tant de mal. L’exactitude et le choix pouvaient faire de celui-ci un recueil dont l’histoire n’aurait pu se passer. Les événements sont accompagnés de beaucoup de circonstances qui, dans le temps de leur nouveauté, ne paraissent pas importantes ; ces circonstances s’effacent bientôt de la mémoire du public, et la postérité regrette les avantages qu’elle en aurait pu tirer pour l’exactitude de l’histoire. Il est certain qu’on trouve beaucoup de choses de cette espèce dans le Mercure ; mais les gens qui ne veulent rien que de choisi, et tous ceux qui n’aiment point à s’amuser longtemps sans s’instruire, n’ont pu se résoudre à faire cas d’un livre où les bonnes choses sont comme noyées dans une infinité de mauvaises, où ce qui peut servir de preuve et d’éclaircissement à l’histoire ne se trouve que trop souvent mêlé de circonstances douteuses et équivoques[4]. »

Ce jugement date du commencement du xviiie siècle, d’une époque où le Mercure n’avait encore fourni que la moitié à peine, et la moitié de beaucoup la moins importante, de sa longue carrière. Une saine critique n’en porterait pas un autre aujourd’hui. Je sais bien qu’il est assez de mode de se moquer de ce pauvre Mercure ; on en rit volontiers — souvent sans le connaître ; mais il a pour lui sa longue existence, de près d’un siècle et demi, et sa masse très-respectable de dix-huit cents volumes. Ce sont là, ce me semble, d’assez bonnes preuves, et, quoi qu’on en puisse dire ou penser, il faut bien reconnaître qu’un journal qui a pu fournir une pareille carrière, qui a eu le singulier privilége d’intéresser pendant tant d’années une société qui n’était pas précisément sotte, ne saurait être sans une certaine valeur. Évidemment dans une aussi volumineuse collection il doit se trouver bien de la mauvaise prose et de mauvais vers ; mais, en revanche, on croirait difficilement, quand on n’a pas feuilleté ce recueil, dont le genre, après tout, n’était pas plus frivole que celui auquel on nous ramène insensiblement, combien d’excellentes choses il renferme, et quelles lumières il a répandues en badinant. Du reste, tout en se moquant du Mercure, on l’a pillé, on le pille encore à outrance. Pensez donc aussi, 1,800 volumes ! Quelle mine précieuse pour un chroniqueur aux abois, si mélangé qu’y soit l’or ! Et véritablement, nous le répétons, il n’y est pas si rare qu’on voudrait bien le dire. Même, qu’on veuille bien le remarquer, je ne défends ici que le Mercure galant, le Mercure de de Visé et de ses premiers successeurs ; car le Mercure de France, le Mercure des Laroque, des Marmontel, des La Harpe, qui comptait parmi ses rédacteurs les plus grands noms de la science et des lettres, qui pouvait sur ses bénéfices annuels servir jusqu’à 30,000 fr. de pensions aux gens de lettres, ce Mercure-là n’a pas sérieusement besoin d’être défendu. Rappelons encore un caractère propre du Mercure : c’est qu’il était accessible à tous ; c’était une tribune ouverte à toutes les opinions, à toutes les idées, une lice où se rencontraient et se combattaient, des points les plus éloignés, les plus habiles jouteurs.

Il est bon d’ailleurs de faire observer que ce fut à sa naissance que le Mercure eut à essuyer les attaques les plus violentes, que ce furent les contemporains qui lui donnèrent cette teinte de ridicule qui ne s’est jamais depuis complétement effacée. C’est toujours et partout le sort de toute entreprise qui réussit, d’avoir à lutter contre l’envie ; mais il y eut à cette hostilité contre le Mercure une cause particulière, inhérente à la personne de son fondateur ; il arriva au Mercure ce qui était arrivé à la Gazette. En s’attaquant à la routine, Renaudot avait ameuté contre lui tous les Purgons de la faculté de médecine ; de Visé, par ses critiques peu mesurées, par la violence qu’il apporta dans certaines querelles littéraires, souleva contre son œuvre la gent irritable des poètes. Plus tard l’âpreté que le Mercure apporta dans la défense de son privilége, et ses prétentions au monopole, accrurent encore ces dispositions hostiles.


Donneau de Visé était né à Paris en 1640. Destiné par ses parents à l’état ecclésiastique, il en porta l’habit dans sa jeunesse ; mais, entraîné par un penchant irrésistible vers la carrière des lettres, il n’avait pas tardé à quitter le petit collet. Dès 1663 il avait fait connaître son goût pour la satire en publiant, à la suite d’un recueil de nouvelles, l’examen des ouvrages de Molière et une critique de la Sophonisbe de Corneille. Peu de temps après, l’abbé d’Aubignac ayant attaqué ce dernier écrivain, de Visé, par un revirement étrange, en prit la défense et se constitua le champion de notre grand tragique, avec lequel sans doute il avait fait sa paix. Mais il continua de harceler Molière, soit qu’il n’appréciât pas ce rare génie, soit qu’il cédât à une basse jalousie. En 1665 il aborda le théâtre, et débuta par la Mère coquette, ou les Amants brouillés, que suivirent, à des intervalles rapprochés, plusieurs autres pièces, toutes en vers, et qui eurent un grand nombre de représentations.

De Visé était donc déjà très-connu dans le monde littéraire quand il commença, en 1672, la publication du Mercure galant. Ce n’était pas, comme je le vois imprimé partout, une suite, une résurrection du Mercure français de Richer ; il n’y a aucune espèce d’identité entre ces deux recueils. Le livre de Richer était, comme je l’ai dit ailleurs, une sorte d’annuaire historique ; le Mercure galant était, ainsi que l’indique son titre, un recueil essentiellement léger, qui embrassait, mais en les effleurant seulement, toutes les matières qui sont le butin des Chroniques, Courriers, feuilletons de théâtre, et Revues d’aujourd’hui : nouvelles politiques et littéraires, promotions et nominations, mariages, baptêmes et morts, spectacles, histoires galantes, réceptions aux académies, plaidoyers, sermons, arrêts, petites pièces de poésie, énigmes illustrées, chansons avec musique, dissertations, quelquefois savantes et quelquefois enjouées, tout y entrait, tout y trouvait place. Boursault, dans une pièce dont nous parlerons tout à l’heure, fait dire à un de ses personnages :


… Me croyez-vous la cervelle assez bonne
Pour résister longtemps à l’emploi qu’on me donne ?
Tant que dure le jour j’ai la plume à la main ;
Je sers de secrétaire à tout le genre humain.
Fable, histoire, aventure, énigme, idylle, églogue,
Épigramme, sonnet, madrigal, dialogue,
Noces, concerts, cadeaux, fêtes, bals, enjouements,
Soupirs, larmes, clameurs, trépas, enterrements,
Enfin quoi que ce soit que l’on nomme nouvelle,
Vous m’en faites garder un mémoire fidèle.


Mais laissons l’auteur nous exposer lui-même le plan qu’il s’était proposé.


Je vous écrirai tous les huit jours une fois, et vous ferai un long et curieux détail de tout ce que j’aurai appris pendant la semaine. Je vous manderai des choses que les gazettes ne vous apprendraient point, ou du moins qu’elles ne vous feraient pas savoir avec tant de particularités. Les moindres choses qui se passeront ici n’échapperont point à ma plume. Vous saurez les mariages et les morts de conséquence, avec des circonstances qui pourront quelquefois vous donner des plaisirs que ces sortes de nouvelles n’ont pas d’elles-mêmes. Je tâcherai de développer la vérité des belles actions de ceux dont la valeur se fera remarquer dans les armées, et vous éclairerai souvent des choses dont la renommée est toujours mal instruite, parce qu’elle n’attend jamais pour partir qu’elles soient bien éclaircies, et que les premiers bruits qu’elle sème ne sont que rarement véritables… Comme on entend de temps en temps parler de procès si extraordinaires et si remplis d’aventures que les romans les plus surprenants n’ont rien qui en approche, je ne manquerai pas de vous en divertir et de vous en mander les véritables circonstances, qui ne sont jamais bien sues que de ceux qui se donnent la peine de les rechercher avec soin.

Je vous enverrai toutes les pièces galantes qui auront de la réputation, comme sonnets, madrigaux et autres ouvrages semblables. Je vous manderai le jugement qu’on fera de toutes les comédies nouvelles et de tous les livres de galanterie qui s’imprimeront.

J’espère vous écrire souvent quelques aventures nouvelles en forme d’histoire. Paris est assez grand pour m’en fournir, et il y arrive chaque jour des choses assez considérables et extraordinaires… J’ajouterai à toutes ces choses toutes les nouvelles des ruelles les plus galantes, et vous manderai jusques aux modes nouvelles. On est ravi en province de les apprendre, et, de tout ce que l’on y peut mander, rien n’y est souhaité avec plus de passion. Vous croyez bien que les coquettes de Paris me fourniront assez de quoi vous écrire sur ce sujet, et que toutes les choses que je viens de promettre me fourniront séparément de quoi vous entretenir d’un nombre infini de nouvelles. Je ne vous en manderai pas beaucoup d’étrangères ni d’état, et je vous parlerai seulement de ces grandes nouvelles publiques dont s’entretiennent ceux même qui ne font pas profession d’en savoir. Comme il n’y a pas de nouvelle si publique qui n’ait quelque chose de particulier et qui n’est pas su de tout le monde, je vous informerai de ce qu’en croiront ceux qui doivent être les mieux informés.

Si je puis venir à bout de mon dessein, et que vous conserviez mes lettres, elles pourront dans l’avenir servir de mémoires curieux, et l’on y trouvera beaucoup de choses qui ne pourraient se rencontrer ailleurs, à cause de la diversité des matières dont elles sont remplies.


Ce plan n’était pas irréprochable assurément ; mais il était nouveau et réalisait un progrès réel. La presse littéraire n’existait alors que depuis six ou sept ans, et elle n’avait encore produit que quelques recueils spéciaux, s’adressant à une classe privilégiée. La presse politique datait déjà de quarante années, mais on sait combien la Gazette, restée son unique expression en France à l’époque où parut le Mercure, était aride et insignifiante. De Visé voulut, en combinant ces deux éléments et les étendant, faire un journal qui parlât de tout, qui fût ouvert à tous et convînt à tous ; il comprit que là était le succès, et ses calculs ne furent point trompés.

Le fait seul de cette alliance de la littérature et de la politique, opérée par le Mercure, constituait pour l’époque, et dans les circonstances où elle se produisit, un véritable progrès. C’est là ce qu’on ne regarde pas assez quand on juge ce recueil. Nous ne voulons pas le surfaire assurément ; mais nous pensons qu’on n’en a pas fait tout le cas qu’il méritait. On ne veut y voir qu’un ramas de fadaises littéraires, et la vérité est qu’il donnait une large place à la politique, ou du moins — si ce mot ne peut se séparer de l’idée de discussion — aux nouvelles politiques, aux faits historiques. Il est vrai qu’il accommodait l’histoire au tempérament de ses lecteurs ; mais il n’en présente pas moins une masse de détails, de petits faits, qui importent essentiellement à notre histoire, et qu’on ne rencontrerait pas ailleurs. Sa littérature avait le même caractère de légèreté, de frivolité, si l’on veut, elle n’était pas toujours très-choisie ; mais cela entrait dans le plan de son fondateur : ce qu’il avait voulu faire, nous le répétons, c’était un journal pour tous, un journal de tout le monde. L’applaudissement avec lequel fut accueilli le Mercure prouve tout au moins que son auteur avait bien jugé de la société au milieu de laquelle il vivait.

Malheureusement de Visé porta dans le Mercure cet esprit satirique qui lui était naturel ; il se constitua juge suprême de toutes les matières de goût, et, par un travers qui n’est pas à sa louange, il sembla prendre à tâche de rabaisser le mérite des maîtres, comme Racine et Molière, réservant les éloges et les encouragements aux écrivains les plus obscurs. Ainsi, à propos des Femmes savantes auxquelles d’ailleurs il rend justice, il prend contre Molière la défense de Cotin, déjà immolé par Boileau à la risée publique.


Jamais, dans une seule année, l’on ne vit tant de belles pièces de théâtre, et le fameux Molière vient de faire représenter au Palais-Royal les Femmes savantes, pièce de sa façon, qui est tout à fait achevée. Bien des gens font des applications de cette comédie. Un homme de lettres est, dit-on, représenté par M. Tricotin ; mais M. Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il a faite au public deux jours après la première représentation de sa pièce. D’ailleurs ce prétendu original de cette agréable comédie ne doit pas s’en mettre en peine, s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit, et cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits et d’aller à ses sermons.


Nous ne pensons pas que les Femmes savantes aient empêché qu’on fût assis à l’aise aux sermons de l’abbé Cotin ; mais nous ne croyons pas non plus que la harangue prononcée par Molière avant la représentation de cette pièce ait fait prendre le change à personne sur ses véritables intentions, et nous ne voyons dans ce discours qu’une malice du grand homme, ne voulant laisser ignorer à personne que c’était l’abbé Cotin qu’il avait mis en scène sous le nom de Tricotin, changé depuis par lui-même en celui de Trissotin.

Dans la querelle sur la prééminence des anciens et des modernes, Visé se déclara pour Perrault, ce qui lui attira plusieurs épigrammes, entre autres celle-ci, de Boileau, adressée à Perrault :


Le bruit court que Bacchus, Junon, Jupiter, Mars,
        Apollon le dieu des beaux-arts,
Les Ris même, les Jeux, les Grâces et leur mère,
        Et tous les dieux enfants d’Homère,
        Résolus de venger leur père,
Jettent déjà sur vous de dangereux regards.

Perrault, craignez enfin quelque triste aventure !
Comment soutiendrez-vous un choc si violent ?
        Il est vrai, Visé vous assure
        Que vous avez pour vous Mercure ;
        Mais c’est le Mercure galant.


Voici une autre épigramme, dont nous ignorons l’auteur :


Le sot livre qu’on voit dans les mains des bourgeois,
        Revenant à toutes les lunes !
Serait-ce pas l’égout du Parnasse françois ?
        Non, mais c’est que, selon les lois
        Au sexe féminin communes,
        La Muse françoise a ses mois.
        Ah fi ! direz-vous, quelle ordure !
De Visé cependant en fait sa nourriture
        Et Corneille en lèche ses doigts.


Il s’agit ici de Thomas Corneille, que de Visé avait attaché à la rédaction de son journal, après avoir fait quelques comédies avec lui.

On sait l’arrêt que La Bruyère fulmina contre le Mercure en le mettant immédiatement au-dessous de rien. Mais les plus violentes attaques lui vinrent de Gacon, qui nourrissait pour son auteur des sentiments peu bienveillants. Nous citerons une boutade du poète sans fard qui résume assez exactement les principaux reproches que l’on adressait au Mercure :


Quoi ! depuis si longtemps Corneille et de Visé
Fatiguent le public d’un livre méprisé,

Et je n’ai pas encor contre leur sot Mercure
Décoché dans mes vers quelques traits de censure !

Ah ! c’est trop attendu, mon silence est suspect ;
Il est temps de bannir un frivole respect.
Si le nom de Louis qui pare leur volume
A pu jusques ici mettre un frein à ma plume,
Las de le voir en proie à ce couple ignorant,
Je me laisse entraîner et je cède au torrent.

Vient-il de la province un ouvrage insipide,
Dût-il déshonorer les faits de notre Alcide,
Si l’écu neuf le suit, il trouve un doux accueil
Et tiendra le haut bout dans le fade recueil.

C’est là que tous les mois la basse académie
Se montre ouvertement du bon sens ennemie,
C’est là que Longepierre, enflant son chalumeau,
Croit chanter comme un cygne et croasse en corbeau,
Et c’est là que Le Clerc, De Vins et ses semblables
Par le plus sot lecteur se font donner aux diables.

Après quelques sonnets, impromptus, madrigaux,
Le Mercure s’étend sur les livres nouveaux,
Et, prodiguant l’encens au flatteur mercenaire,
Il porte jusqu’aux cieux l’auteur le plus vulgaire.
Le conte vient ensuite, où d’un ton doucereux
De Visé fait parler des amants langoureux.
Si l’on était encore aux siècles des fleurettes,
Il pourrait divertir par ses historiettes ;
Mais par malheur pour lui le temps en est passé,
Et pour prendre une place on va droit au fossé.
Ainsi, sans s’arrêter à l’amoureuse histoire,
L’on passe tout d’un coup jusqu’aux chansons à boire,
Dont les airs, très-souvent aussi durs que les vers,
Forment en les chantant les plus aigres concerts.

Le lecteur effrayé tourne vite la page,
Et, poursuivant le fil de ce galant ouvrage,
Il tombe sur l’endroit où cent bizarres noms
Semblent un exorcisme à chasser les démons.
Sa crainte alors redouble, et de l’affreux Mercure
Il est prêt à quitter la magique lecture ;
Quand l’énigme paraît. Après bien des frayeurs,
Si pour la deviner il voit quelques lueurs,
Il la relit deux fois, non sans quelque scrupule
Du temps que lui ravit ce labeur ridicule.
Après plusieurs efforts, si le mot ne vient pas,
Le lecteur passe enfin au récit des combats ;
Mais, voyant le Mercure, écho de la Gazette,
Répéter mot pour mot une vieille défaite,
Il maudit de Visé, Corneille et ses consorts,
Et voudrait voir leurs noms dans la liste des morts.


Cette critique est amère ; mais on sait que Gacon mettait peu de retenue dans ses satires, et qu’il n’épargnait même pas les écrivains les plus célèbres. L’auteur des Réflexions sur les défauts d’autrui nous semble avoir mieux jugé l’œuvre de Visé.

« On reproche au Mercure galant, dit-il, d’être un ramas de nouvelles et de pièces différentes, qui courent le monde. Je réponds que, si l’auteur est fidèle dans le ramas qu’il fait de ces nouvelles et de ces pièces, il n’en faut pas davantage : son livre est bon. Si dans ce nombre il se trouve des pièces qui ne méritent pas d’être lues, ne les lisez pas ; ne vous attachez qu’à celles qui sont bonnes, et laissez les autres… L’auteur n’a point prétendu s’ériger en juge ; il s’est proposé de donner ce qui court, vous laissant la liberté d’en juger. Vous ne pouvez raisonnablement blâmer dans l’auteur du Mercure galant que ce qui est de lui, et si vous vous attachez à ce qui est de lui, vous trouverez un style pur et aisé, beaucoup de diversité, et assez d’art pour vous obliger vous-même, qui blâmez son livre, à le lire dès qu’il paraît. En un mot le Mercure galant est un livre que l’auteur ne donne qu’à la curiosité du public. Ce livre est bon pour tous ceux qui trouvent à y contenter leur curiosité, et il y a peu de gens pour qui il ne soit bon, puisqu’il y a peu de gens qui n’y trouvent quelque chose ou qu’ils ne savaient pas ou qu’ils ne savaient qu’à demi. »

Camusat, ou plutôt son éditeur, à qui appartient la notice sur le Mercure, s’ingénie à répondre point pour point aux reproches adressés au journal de de Visé. Nous ferons grâce à nos lecteurs de cette phraséologie surannée ; ce que nous avons voulu montrer, c’est le bruit qui se fit autour du Mercure dès ses premières années. Rien ne devait manquer à sa vogue : Boursault en fit le sujet d’une comédie, qui eut un grand succès. Il lui avait donné pour titre le nom même du bruyant recueil ; mais de Visé s’opposa à ce qu’elle fût jouée sous ce nom. Boursault ne vit rien de mieux alors que de l’appeler la Comédie sans titre. Dans cette pièce, du reste, Boursault n’attaque point, comme l’avait fait Gacon, l’honneur de de Visé ; il rend même justice à ses bonnes qualités, et le représente comme un homme désintéressé ; c’est même moins contre le Mercure que contre les passions qu’il mettait en mouvement que s’exerça la verve de Boursault ; il a soin de s’en expliquer lui-même dans un avertissement placé en tête de la dernière édition de sa comédie : « Mon dessein en faisant cette pièce de théâtre n’a pas été de donner atteinte à un livre que son débit justifie assez, mais seulement de satiriser un nombre de gens de différents caractères qui prétendent être en droit d’occuper dans le Mercure galant la place qu’y pourraient légitimement tenir des personnes d’un véritable mérite. Je croirais avoir rendu un service important à son auteur, et même à ceux dont je vais parler, si j’avais fait des portraits assez ressemblants pour épargner à l’un la peine d’écouter tant de sottises, et aux autres la honte de les dire[5]. »

Nous citerons quelques scènes de cette comédie, qui nous ont paru présenter un intérêt à la fois moral et littéraire.


Oronte, à qui Lucidas, le rédacteur du Mercure, a cédé momentanément et sa maison et son emploi pour assurer la réussite de ses amours.

Je te l’ai déjà dit, l’une de nos surprises,
C’est de voir tant de gens, dire tant de sottises.
Lucidas est le seul, délicat comme il est,
Qui puisse avec tant d’art démêler ce qui plaît.
Depuis deux ou trois jours que je le représente
Je ne vois que des fous d’espèce différente.
L’un, qui veut qu’on l’imprime et n’a point d’autre but,
Croit que hors du Mercure il n’est point de salut.
L’autre, dans la musique ayant quelque science,
Croit de celle du Roi mériter l’intendance.
Celui-ci, d’une énigme ayant trouvé le mot,
Se croit un grand génie, et souvent n’est qu’un sot.
Cet autre, d’un sonnet ayant donné les rimes,
Croit tenir un haut rang chez les esprits sublimes.
Enfin, pour être fou, j’entends fou confirmé,
À l’envi l’un de l’autre on veut être imprimé.
As-tu chez le libraire appris quelques nouvelles ?

Merlin

Oui, Monsieur.

Oronte

Oui, Monsieur.Et de qui ?

Merlin

Oui, Monsieur. Et de qui ?D’un commis des gabelles
Qui, n’ayant pu trouver les profits assez grands,
A fait un petit vol de deux cent mille francs…

Oronte

Cela, qu’est-ce ?

Merlin

Cela, qu’est-ce ?Un portrait d’une jeune duchesse
Qui se fait distinguer par sa délicatesse.

Un pli qui par hasard est resté dans ses draps
Lui semble un guet-apens pour lui meurtrir les bras ;
Il n’est point de repas qui pour elle ait de charmes
Si l’on met de travers l’écusson de ses armes ;
Qui lui porte un bouillon trop doux, ou trop salé
D’auprès de sa personne est sur d’être exilé ;
Et même elle refuse, étant fort enrhumée,
De prendre un lavement lorsqu’il sent la fumée.
Mais chut ! un gentilhomme entre ici.

M. Michaut

Mais chut ! un gentilhomme entre ici.Serviteur.
N’êtes-vous pas l’auteur du Mercure ?

M. Michaut

N’êtes-vous pas l’auteur du Mercure ?Oui, Monsieur.

M. Michaut

… Le Mercure est une bonne chose !
On y trouve de tout, fable, histoire, vers, prose,
Siéges, combats, procès, mort, mariage, amour,
Nouvelles de provinces et nouvelles de cour.
Jamais livre à mon gré ne fut plus nécessaire.

Oronte

Je suis ravi, Monsieur, qu’il ait l’heur de vous plaire.
Je ne le cèle point, j’ai toujours souhaité
Les applaudissements des gens de qualité.
Je ne puis exprimer le plaisir que je goûte…

M. Michaut

Vous trouvez donc, Monsieur, que j’ai l’air grand ?

Oronte

Vous trouvez donc, Monsieur, que j’ai l’air grand ?Sans doute.
Vous êtes fort bien fait, on ne peut l’être mieux.

M. Michaut

Pourriez-vous, en payant, me faire des aïeux ?…

Oronte

Des aïeux ! Et comment voulez-vous que je fasse ?
À moins d’avoir un titre et solide et constant,
Puis-je…

M. Michaut

Puis-je…Bon ! tous les jours vous en faites autant.
Tout vous devient possible étant ce que vous êtes.
Vos Mercures sont pleins de nobles que vous faites,
De noms si biscornus, s’il faut dire cela,
Qu’on ne peut être noble et porter ces noms-là…

Oronte

Je voudrais fort, Monsieur, vous pouvoir obliger.
Je puis à la noblesse ajouter quelque lustre,
Et rappeler de loin une famille illustre ;
Mais dans tous mes écrits jamais aucun appas
Ne m’a fait anoblir ce qui ne l’était pas.
N’entrevoyez-vous point, dans toute votre race,
De gloire ou de valeur quelque légère trace ?
Aucun de vos aïeux ne s’est-il signalé ?

M. Michaut

Ma foi, mon père est mort sans m’en avoir parlé,
Et de tous mes aïeux, puisqu’il ne faut rien taire,
Je n’en ai point connu par delà mon grand-père.

Oronte

Qu’était-il ? Avait-il quelque grade ?

M. Michaut

Qu’était-il ? Avait-il quelque grade ?Entre nous
Feu mon grand-père était mousquetaire à genoux.

Oronte

Quelle charge est cela ?

M. Michaut

Quelle charge est cela ?C’est ce que le vulgaire
En langage commun appelle apothicaire.

Oronte

Fi !

M. Michaut

Fi !Dépend-il de nous d’être de qualité ?
Quand on m’a voulu faire, ai-je été consulté ?
Sans savoir ce qu’il fait le hasard nous fait naître
Et ne demande point ce que nous voulons être.
Mon père fut d’un rang plus noble que le sien :
Il se fit médecin, gagna beaucoup de bien,
N’eut que moi seul d’enfant, et, passant mon attente,
Me laissa par sa mort cinq mille écus de rente.
Comme Paris est grand, j’ai changé de quartier ;
Je me fais par mes gens appeler chevalier ;
La maison que j’occupe a beaucoup d’apparence,
Et personne à présent ne sait plus ma naissance.
Faites-moi gentilhomme, il n’est rien plus aisé…
… Greffez-moi sur quelque vieille tige,
Cherchez quelque maison dont le nom soit péri ;
Ajoutez une branche à quelque arbre pourri…

Oronte

Votre nom n’est pas noble assurément.

M. Michaut

Votre nom n’est pas noble assurément.Qu’importe ?…
Croyez-vous qu’à la cour chacun ait son vrai nom.
De tant de grands seigneurs dont le mérite brille,
Combien ont abjuré le nom de leur famille !
Si les morts revenaient, ou d’en haut ou d’en bas,
Les pères et les fils ne se connaîtraient pas…
Je n’escroquerai point vos soins ni vos paroles :
J’ai certain diamant de quatre-vingts pistoles…

Oronte

Je vous l’ai déjà dit, Monsieur, aucun appas
Ne me fera jamais dire ce qui n’est pas.

M. Michaut

Parbleu, tant pis pour vous d’être si formaliste !
Adieu, je vais trouver un généalogiste,
Qui, pour quelques louis que je lui donnerai,
Me fera sur-le-champ venir d’où je voudrai.




Autre scène.

Madame Guillemot

        Est-ce vous qui faites le Mercure,
Monsieur ?

Oronte

Monsieur ?Oui, Madame.

Madame Guillemot

Monsieur ? Oui, Madame.Oui ! l’aveu m’en semble bon !

Oronte

En avez-vous besoin, Madame ?

Madame Guillemot

En avez-vous besoin, Madame ?Qui ? moi ! non.
À moins d’être d’un goût insipide et malade,
Peut-on s’accommoder d’une chose si fade ?…

Oronte

Je crois qu’avec raison vous êtes en colère ;
Mais je ne sais par où je vous ai pu déplaire…

Madame Guillemot

Regardez mon habit : il vous en dit assez ;
Ne l’entendez-vous pas ?

Oronte

Ne l’entendez-vous pas ?Non, je vous le confesse.

Madame Guillemot

Ô ciel ! que vous avez l’intelligence épaisse !
Puisqu’il faut avec vous ne rien dissimuler,

On dit que c’est de moi que vous voulez parler
Quand certaine bourgeoise, à qui la mode est douce,
Pour être en cramoisi fit défaire une housse…
Pour le mot de bourgeoise, un peu trop répété,
Les bourgeois de ma sorte ont de la qualité ;
Quand vous voudrez écrire, ajustez mieux vos contes,
Et sachez que je suis auditrice des Comptes.




Autre scène.


Longuemain

N’est-ce pas vous, Monsieur, qui faites ce beau livre
Qui n’est pas plutôt vieux qu’il redevient nouveau ?…
Pour vivre en honnête homme il faut avoir du bien.
La vertu toute nue autrefois était belle ;
Mais le vice à son aise est aujourd’hui plus qu’elle,
Et, de quelques talents dont on soit revêtu,
On ne fait point fortune avec trop de vertu.
Cela posé, j’ai cru pouvoir tout me permettre
Dans les divers états où l’on m’a voulu mettre.
Dès mes plus jeunes ans, dans mes plus bas emplois,
J’ai toujours eu le soin d’étendre un peu mes droits.
Cette inclination augmentant avec l’âge,
Dans des postes meilleurs je prenais davantage.
Mais tous ces petits gains, par leurs faibles appas,
En flattant mes désirs ne les remplissaient pas,
Si bien que, tout d’un coup, l’occurrence étant belle,
De deux cent mille francs j’ai fraudé la gabelle ;
Et vous m’obligeriez, après ce beau coup-là,
De donner dans le monde un bon tour à cela.
Quand on a comme vous une plume si bonne…

Oronte

Et quel diable de tour voulez-vous que j’y donne ?
Après un vol si grand…

Longuemain

Après un vol si grand…Comment, vol ! parlez mieux,
Et ne vous servez pas de ce terme odieux.
Tant pour vous que pour moi, mettez-vous dans la tête
Que frauder la gabelle est un mot plus honnête.
C’est me déshonorer qu’employer de tels mots.


On a reconnu notre voleur d’une des scènes précédentes. Il veut absolument que le Mercure arrange son affaire : qu’a-t-il fait auprès de ce qui se pratique tous les jours ?


Combien n’en voit-on pas, banqueroutiers parfaits,
Vivre du revenu des crimes qu’ils ont faits ?
Pour un à qui l’on fait ces injures atroces,
Plus de dix, à Paris, ont deux ou trois carrosses.
Qu’un homme ait de bien clair jusqu’à cent mille écus,
On lui prête sans peine un million et plus ;
Chacun, ouvrant sa bourse à la moindre requête,
Lui jette avec plaisir son argent à la tête,
Et quand ses créanciers redemandent leur bien,
L’emprunteur infidèle, abandonnant le sien,
À la face des lois fait un vol manifeste,
Et pour cent mille écus un million lui reste…
Avec ce que j’ai pris, comparez cette somme,
Vous verrez que j’en use en bien plus galant homme.
Pour messieurs les fermiers qui font des gains si grands,
Qu’est-ce, de bonne foi, que deux cent mille francs ?
Gros seigneurs comme ils sont, ont-ils lieu de se plaindre ?
À rien de plus modique ai-je pu me restreindre,
Et, de vider ma caisse ayant fait le serment,
Pouvais-je, en conscience, en user autrement ?
Mettez-vous à ma place…


Enfin pourtant il veut bien faire quelques concessions pour l’acquit de sa conscience ; il a trouvé un excellent moyen :


L’argent que l’on a pris fait de la peine à rendre ;
Mais on souffre encor plus quand on se laisse pendre.
Ainsi, soit par faiblesse ou par bonne amitié,
Des deux cent mille francs je rendrai la moitié.
Ce sont cent mille francs que je perds ; mais qu’y faire ?
J’aime, quand je le puis, à conclure une affaire.
Les fermiers généraux, voyant ma bonne foi,
Me pourront confier quelque meilleur emploi.
C’est ce qu’avec grand art, comme par bonté pure,
Il faut insinuer dans le premier Mercure.
Si je suis, par vos soins, à l’abri de la hart,
Du butin que j’ai fait vous aurez votre part…


Au dernier acte, survient M. Beaugénie, qui propose à la compagnie une énigme, mais une énigme si belle


Qu’elle fera du bruit dans plus d’une ruelle…
L’énigme qui jadis causa tant de vacarme,
Fit verser tant de sang, ouvrit tant de tombeaux,
Des monarques thébains mit le trône en lambeaux,
Et fut cause qu’Œdipe eut la douleur amère
De faire des enfants à madame sa mère,
Cette énigme, en un mot, qui fit tant de fracas,
À celle que j’ai faite aurait cédé le pas.


Or voici la fameuse énigme proposée par M. Beaugénie :


Je suis un invisible corps
Qui de bas lieu tire mon être,
Et je n’ose faire connaître
Ni qui je suis, ni d’où je sors.

Quand on m’ôte la liberté,
Pour m’échapper j’use d’adresse,
Et deviens femelle traîtresse,
De mâle que j’aurais été.


Ses auditeurs ayant donné leur … nez aux chiens, M. Beaugénie leur fait de la chose une galante explication, que nous nous dispenserons de reproduire, pour des raisons faciles à sentir. Boursault avait compris du reste, qu’on pourrait trouver M. Beaugénie un peu bien osé, et il crut devoir s’en expliquer dans sa préface. « L’énigme qui est à la fin du 5e acte, y lit-on, n’est point de ma façon mais dans le dessein que j’avais de critiquer les énigmes, qui d’ordinaire cachent des sottises sous de pompeuses paroles, je crus ne pouvoir faire un meilleur choix, pour en montrer tout le ridicule, qu’en jetant les yeux sur celle-là. »


Une pareille comédie, on le comprend aisément, ne pouvait que servir les intérêts du Mercure[6]. Du reste, les critiques auxquelles il fut en butte, loin de nuire à son succès, contribuèrent à l’augmenter et à accroître la fortune de son rédacteur. Je représente, dit Oronte, dans la comédie de Boursault, un auteur,

À qui, de compte fait, le débit de ses livres
Rapporte tous les ans plus de dix mille livres.


Le Mercure entrait probablement pour la plus forte part dans ce chiffre de bénéfices. Il était exploité par le libraire Blageart, qui payait de Visé à raison de tant par numéro, et ils y trouvaient l’un et l’autre leur compte, si l’on en croit le libraire Boniface qui, s’adressant à de Visé, lui parle ainsi de son éditeur :


Il doit être content d’avoir votre pratique :
On ne déserte point son heureuse boutique ;
Du matin jusqu’au soir il ne voit qu’acheteurs.
Vous n’êtes point maudit comme certains auteurs,
Qui feraient beaucoup mieux de ne jamais rien faire
Que de mettre à l’aumône un malheureux libraire.


Et le bénéfice eût été bien plus considérable encore sans les nombreuses contrefaçons qui se faisaient du Mercure, en France et à l’étranger.

De Visé recevait, en outre, de fréquents bienfaits de la Cour, en retour des louanges qu’il prodiguait à Louis XIV. Avec le titre d’historiographe du roi, il avait obtenu une pension de cinq cents écus et un logement au Louvre, et, si désintéressé qu’il fût, on peut supposer que, dispensant comme il le faisait la célébrité, il dut recevoir d’autres libéralités que celles de la Cour. Votre plume, lui dit un solliciteur,


Votre plume aujourd’hui, par son invention,
Met ce que bon lui semble en réputation ;

Pour être, dans le monde, illustre à juste titre,
Il faut dans le Mercure occuper un chapitre.


Or, ces chapitres élogieux, pour lesquels on obsédait de Visé, devaient nécessairement grossir, sous une forme ou sous une autre, le chapitre des bénéfices.

Quoi qu’il en soit, de Visé continua son œuvre avec succès jusqu’à la fin de sa carrière. Il mourut le 8 juillet 1710, à l’âge de 70 ans ; il avait, depuis trois ou quatre années, perdu presque complétement l’usage de la vue.


Le Mercure galant était rédigé sous la forme d’une lettre, dans laquelle venaient s’enchâsser, d’une manière souvent ingénieuse, les faits, les récits, les historiettes, les poésies, en un mot tout ce qui en composait le bagage ordinaire. Pendant les premières années, de Visé, empêché par la maladie ou préoccupé de ses succès au théâtre, apporta peu de régularité dans sa publication ; il n’en donnait guère qu’un volume tous les trois mois. Il l’interrompit même tout-à-fait pendant deux ans. Mais à partir de 1678, le Mercure parut régulièrement tous les mois, en un volume petit in-12, de trois à quatre cents pages, dont le prix était de trois livres.


Sitôt qu’un mois commence, on m’apporte un Mercure ;
C’est mon plaisir d’élite et ma chère lecture,
Et, depuis qu’il paraît, ce qui m’en a déplu,
C’est qu’il est trop petit, et qu’on l’a trop tôt lu.


Quelquefois même, pour peu que l’abondance des matières l’exigeât, les volumes se suivaient à un intervalle plus rapproché, ce que l’on comprendra aisément, si l’on se rappelle que le Mercure se vendait au volume.


Quel mérite plus grand s’est jamais rencontré !
Avant que vous fussiez, quelles rapides plumes
Enfantaient tous les ans jusqu’à seize volumes !
Au moindre événement qui fait un peu de bruit,
Votre fécondité va jusques à dix-huit.


De Visé publiait en outre, trois ou quatre fois par an, des suppléments plus spécialement consacrés aux matières politiques ou au récit d’événements importants, à l’instar des Extraordinaires de la Gazette. Pour cette partie comme pour les autres, d’ailleurs, il avait fait appel à tous ceux qui pourraient et voudraient lui adresser des mémoires, indiquant, en outre, trois jours par semaine où on le rencontrerait chez lui pour les communications verbales qu’on aurait à lui faire.

Il manquait au fondateur du Mercure le génie, qui seul donne la vie aux œuvres littéraires ; mais il avait de l’esprit et de la facilité. Outre douze pièces de théâtre, jouées la plupart avec succès, il a laissé plusieurs ouvrages, entre autres des Nouvelles galantes et comiques, l’Amour échappé et le Parlement d’Amour, pâle imitation de Martial d’Auvergne ; des Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, 10 volumes in-folio édités avec un tel luxe qu’on les réduirait aisément à un volume in-12, et qui d’ailleurs ne contiennent guère que des reproductions du Mercure ; un Recueil de diverses pièces touchant les préliminaires de la paix proposée par les alliés et rejetée par le roi, volume très-rare, parce qu’il a été supprimé dès qu’il parut, etc.


La mort de de Visé n’interrompit point la publication du Mercure. Rivière Dufresny demanda le privilége de ce recueil, qu’il appelait le garde-meuble du Parnasse ; il avait appuyé sa demande de ce placet adressé au roi :


Plaise au roi par brevet vouloir autoriser
Le privilége ancien que j’ai de l’amuser.
Plaise à ma Muse aussi d’être badine et sage.
Plaise à moi, me bornant au prudent badinage,
De ne point ressembler à ces fous sérieux
Qui veulent pénétrer jusqu’aux secrets des dieux.
Mercure a pris l’essor, emportant ses nouvelles :
Plaise au roi m’ordonner de lui rogner les ailes,
D’égayer la fadeur d’un style rebattu,
        Sans blesser bon sens ni vertu,
De louer sans flatter, de blâmer sans médire,
        D’être badin sans m’oublier,
        Point ridicule en faisant rire,
        Et sérieux sans ennuyer.
En un mot, plaise au roi que je tâche à lui plaire.
Mais plaise au roi surtout mon désir de bien faire ;
Plaise au roi mon Mercure, et de là s’ensuivra
Qu’aux gens de bon esprit mon Mercure plaira.


Le roi, qui avait toujours aimé Dufresny, lui fit accorder aussitôt le privilége qu’il sollicitait ; il prit donc la rédaction du Mercure au mois de juin 1710, et la continua jusqu’à la fin de 1713.

« Dufresny, dit la notice déjà citée, consola bien vite le public de la perte qu’il avait faite en la personne d’un homme qui depuis tant d’années employait ses soins à lui apprendre tout ce qui se passait de plus curieux. Le style agréable et léger de l’ingénieux auteur des Amusements sérieux et comiques, l’enjouement dont il savait accompagner tout ce qui sortait de ses mains, la vivacité de son génie, tout cela charma la cour et la ville, et fit oublier de Visé, que sa première réputation avait pourtant soutenu, malgré les censeurs, jusqu’à la fin de sa course. Grâce aussi au goût de la nation pour la variété, le changement d’auteur fit recevoir avidement le nouveau Mercure. « Ajoutons que cette faveur était méritée. Inférieur à de Visé pour le style, Dufresny sut mieux choisir les pièces qu’il faisait entrer dans son recueil ; il est vrai qu’il avait pour cela des procédés fort commodes, prenant volontiers son bien partout où il le trouvait ; ce qui lui attira cette algarade de Rousseau : « Je fus averti que ce galant homme se donnait la liberté d’imprimer pièce à pièce mes ouvrages, habillés à sa mode et au goût des honnêtes gens à qui il voulait faire plaisir. Je lui écrivis sur cela, aussi civilement que j’aurais pu faire à un auteur qui aurait mérité quelques égards. Il ne jugea pas à propos de m’honorer d’une réponse ; au contraire, il recommença de plus belle à user de mes vers, comme d’un bien dont on aurait obtenu confiscation, et il a continué de vivre de sa proie jusqu’à ce qu’elle lui ait manqué tout-à-fait ; en sorte qu’une partie de mes écrits a déjà eu l’honneur de paraître sous les enseignes du sieur Dufresny, et de grossir un livre qui, après quarante années de possession, se soutient toujours fièrement dans la place qu’un auteur lui a assignée au-dessous de rien. »

Disons aussi que Rousseau était l’ennemi déclaré de Dufresny. Il ne laisse échapper aucune occasion de l’attaquer. Dans la préface de ses œuvres imprimées à Soleure en 1712, il écrit que Dufresny « avait toutes les qualités que les amis du défunt pouvaient désirer pour faire longtemps regretter son prédécesseur ; » il n’avait pas d’ailleurs attendu jusque là pour manifester les sentiments qui l’animaient à l’égard du nouveau rédacteur du Mercure. Dufresny ayant donné, dans son premier numéro, les bouts rimés de trente, quarante, etc. Rousseau bâtit là-dessus une pièce fort plaisante, qui se terminait par ces deux vers :


À la vieille Babet je le ferais pour rien,
Pourvu que je te visse étrillé comme un chien.


Cette vieille Babet était une bouquetière qu’on avait longtemps nommée la Belle Bouquetière, et à laquelle sa beauté avait attiré autrefois des chalands de plus d’une espèce.

Quoi qu’il en soit, les volumes du Mercure publiés par Dufresny sont peut-être les meilleurs de la collection ; Rousseau s’y trouvait en excellente compagnie, à côté des Corneille, de Racine, de Fontenelle et autres excellents auteurs, et si le même choix eût toujours présidé à la rédaction de ce recueil, il n’aurait jamais été mis au-dessous de rien. Dufresny apporta en outre dans la partie politique une modération inconnue à de Visé, auquel on reprochait d’aimer plus sa patrie que la vérité, et de « médire brutalement des princes qui étaient en guerre avec la France. » Cette modération de Dufresny ne contribua pas peu au succès du Mercure à l’étranger. Il se montra aussi moins facile sur le chapitre de la louange, ce qui n’empêcha pas « les rigides partisans de la vérité de prétendre qu’il la devait dire plus hardiment, » au rapport de Madame Dunoyer, qui lui trouvait, pour son compte, trop de complaisance. « Il la pousse si loin, ajoute cette dame, que, pour se conformer à cet esprit de dévotion qui règne maintenant à la cour, il va puiser dans la Vie des saints de quoi enjoliver son Mercure, et prendre les noms de ses héroïnes dans les Litanies. Le cas est nouveau, et je ne me serais pas attendu à trouver la conversion d’Aglaé dans un Mercure galant. Le baptême de Mademoiselle de Valois en a donné l’occasion, et notre auteur ne l’a pas laissée échapper. On voit bien qu’il veut tout mettre à profit. On trouve l’utile où l’on ne trouvait autrefois que l’agréable, et je ne désespère pas qu’avec le temps le Mercure galant ne devienne un livre de dévotion, ou que du moins, par un heureux assemblage de sérieux et de comique, on n’y trouve de quoi faire la matière de ces sermons dans lesquels les prédicateurs italiens trouvent le secret d’émouvoir plusieurs passions à la fois. »

C’est l’histoire de Renaudot, « dont la plume ne pouvait plaire à tout le monde, en quelque posture qu’elle se mît, non plus que ce paysan et son fils, quoiqu’ils se missent premièrement seuls et puis ensemble, tantôt à pied et tantôt sur leur âne. » C’est celle de Loret, que « son métier très-fort embarrasse. »


Voyez quelle est mon infortune !
Si je pique un peu, j’importune,
Et lorsque je ne pique pas,
Mes vers sont froids et sans appas.


Ce sera l’éternelle histoire de tous ceux qui manient la plume, et des journalistes plus que de tous autres.

Un fait certain, c’est que Dufresny ne s’enrichit pas au Mercure. Loin de là, paraît-il, puisqu’un de ses amis était amené à lui dire un jour, sous forme de consolation : « Pauvreté n’est pas vice. — C’est bien pis, » répondit l’insouciant gazetier. On sait qu’endetté de 30 pistoles envers sa blanchisseuse, il l’épousa, pour s’acquitter. Au reste, il ne pouvait s’en prendre de sa pauvreté qu’à lui-même et à sa conduite déréglée. Bien vu de Louis XIV, dont il avait été valet de chambre dans sa jeunesse, rien ne lui eût été plus facile que de se créer une existence heureuse ; mais ses goûts dissipés ne lui permirent jamais de penser à l’avenir ; il n’avait pas plutôt un écu qu’il le dépensait, et Voltaire a dit avec raison :


Et Dufresny, plus sage et moins dissipateur,
Ne fût pas mort de faim, digne mort d’un auteur.


Avec un pareil caractère, Dufresny n’était pas homme à s’astreindre longtemps aux exigences d’un recueil périodique. Au mois de décembre 1713, il céda son privilége à Le Fèvre de Fontenay, en se réservant sur le Mercure une pension dont il jouit jusqu’à sa mort. Le Fèvre rédigea le Mercure de mai 1714 à octobre 1716. Un arrêt du Conseil, du 28 novembre de cette dernière année, lui fit défense de le continuer, « à cause qu’il se glissait dans le Mercure des choses scandaleuses, et même injurieuses à la réputation de plusieurs personnes. » Ce sont les termes de l’arrêt.

À Le Fèvre succéda l’abbé Buchet, qui reprit le Mercure en janvier 1717, après une interruption de deux mois, et le conduisit jusqu’au mois de mai 1721, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, arrivée le 30 de ce mois. Au titre de Mercure galant, le nouveau rédacteur avait substitué celui de Nouveau Mercure, semblant promettre par là une rédaction plus sérieuse, moins frivole. Et en effet les 53 numéros qu’il publia se font remarquer par le bon choix des matières. L’abbé Buchet donnait en outre régulièrement deux fois par semaine une gazette manuscrite fort recherchée, à laquelle il occupait cinq ou six copistes. On attribua sa mort prématurée — il n’était âgé que de 42 ans à la vengeance de quelques petits-maîtres qui se seraient trouvés offensés de certains traits un peu trop piquants qu’il leur avait décochés dans un Mercure.

Si l’on en croyait la notice de Camusat, ou plutôt de Bernard, son éditeur, qui cependant est contemporaine, le Mercure aurait passé des mains de l’abbé Buchet dans celles des frères de La Roque, qui lui auraient donné le titre de Mercure de France. Il y a là une erreur que nous croyons utile de relever, car elle a été constamment répétée depuis. Entre le Nouveau Mercure, de l’abbé Buchet, et le Mercure de France, il y a, sous le simple nom de Mercure, une série de 36 volumes, comprenant les années 1721, 22 et 23. Le titre ne porte pas de nom d’auteur ; mais le privilége en est donné aux sieurs Dufresny, de La Roque et Fusellier, qui firent précéder cette nouvelle série d’un avertissement dont nous transcrirons quelques passages propres à faire connaître la transformation que subit alors le Mercure :


Nous annonçons au public que plus d’un auteur est à présent chargé de la composition du Mercure. Il n’est pas de ces livres qui ne doivent absolument être rédigés que par la même plume ; il peut rassembler autant d’écrivains qu’il rassemble de matières : elles sont si indépendantes les unes des autres, et si opposées, que, loin d’exiger de l’égalité dans le style, elles y demandent un contraste perpétuel. Ainsi on gardera la forme des derniers Mercures, qui, dégagée des liaisons, paraît la plus convenable à un recueil. Cette forme est d’autant plus sensée qu’elle admet une commode distribution de travail, et que chacun, en suivant la route différente qui lui est destinée, se trouve sans embarras et sans contestation au bout de sa carrière. Le choix des transitions, souvent absurdes, presque toujours forcées, dans un ouvrage qu’on n’a jamais le loisir de limer, n’est qu’une délicatesse inutile, qu’il faut rejeter entièrement du Mercure, aussi bien que le style épistolaire, qu’il a si longtemps affecté : ce style répandrait trop d’uniformité dans notre journal, et y amènerait infailliblement toutes les phrases fastidieuses que le compliment traîne à sa suite…

Non-seulement nous avons résolu de préférer tous les ouvrages qu’on nous enverra au nôtre ; mais encore nous ne nous en rapporterons pas toujours à notre jugement dans le choix que nous ferons des pièces dignes d’être mises au jour. Nous avons des amis savants, judicieux, éclairés, qui veulent bien nous aider dans l’examen de cette multitude prodigieuse de manuscrits que l’on envoie de la ville et des provinces aux auteurs du Mercure…

Nous regardons le Mercure comme un cirque que nous sommes obligés d’ouvrir sans préférence aux athlètes ingénieux qui cherchent à se distinguer par des combats littéraires. Nous nous contenterons d’être les témoins de leurs exploits, nous n’en serons jamais les juges. Le Mercure doit être toujours neutre, et ne jamais entrer dans les considérations de la cabale… L’impartialité sera le premier de nos devoirs…

Il en est qui s’obstinent encore à compter au Mercure pour un défaut la variété qui constitue son caractère. Ignorent-ils que ce journal est fait pour tout le monde, et qu’il doit des mets à tous les goûts ?

Les vers, qui n’ont pas encore paru dans les anciens Mercures, seront très-bien reçus dans le nôtre. Journalistes de la poésie et de l’éloquence, nous le serons aussi de la musique et de la peinture ; nous tâcherons d’instruire le public de tout ce qui pourra contenter son goût. On lui annoncera tous les livres nouveaux, les tableaux des grands maîtres, les estampes des plus habiles graveurs, les statues des sculpteurs distingués, enfin les fabriques des plus fameux architectes. Nous rendrons un compte fidèle des ouvertures des académies et de leurs travaux. Nous n’oublierons pas les programmes des professeurs, et les thèses choisies des quatre facultés. Les esprits les plus délicats ne refusent pas de jeter les yeux sur ces sortes d’ouvrages, depuis que Descartes a conduit la raison dans les colléges.

À l’égard des théâtres, nous ne vanterons que les ouvrages applaudis. Chronologistes sincères des succès et des chutes de Melpomène et de Thalie, nous ne tromperons pas les provinces et les pays étrangers en leur exagérant l’excellence et la richesse des poèmes dramatiques qui n’auront fait qu’une fortune médiocre : les louanges prodiguées deshonorent le panégyriste sans illustrer ceux qui les reçoivent, et qui souvent les mendient. Le Mercure se fait siffler lorsqu’il contredit le parterre.

Voilà notre plan général. Nous joindrons aux pièces différentes qui nous seront confiées les nouvelles galantes, politiques et littéraires.

Nous ne pouvons mieux finir qu’en apprenant au public la plus glorieuse prérogative du Mercure : il a l’honneur d’être lu au Roi…


À partir de 1724, le Mercure devint, comme nous l’avons dit tout à l’heure, le Mercure de France :


Le titre de Mercure de France que nous donnons aujourd’hui à notre journal, au lieu de celui qu’il avait porté depuis son institution, disent à ce sujet les auteurs, ne doit pas faire craindre que nous voulions en retrancher ces matières agréables qui font tant de plaisir au monde galant et poli. Ce n’est point là notre dessein ; nous cherchons à ajouter des beautés à notre ouvrage, plutôt que d’en retrancher ; mais pour mettre notre Mercure à la portée de toutes sortes de personnes, nous renonçons à un titre qui semblait le consacrer aux jeunes gens et aux dames, exclusivement à tous autres lecteurs. Les plus sérieux et les plus enjoués y trouveront également de quoi s’occuper et de quoi s’amuser. Rien de trop libre n’entrera dans notre ouvrage, mais nous n’en exclurons rien de ce qui nous paraîtra fin et délicat ; nous y insérerons même un nouvel article de bons mots. Nous prions tous ceux qui prendront quelque intérêt au Mercure de vouloir bien nous faire part des choses qui viendront à leur connaissance sur ces matières : bons mots, réparties vives et piquantes, contes facétieux, naïvetés plaisantes, pasquinades ingénieuses, sans aucune maligne application ; pensées choisies, questions curieuses, traits d’histoire intéressants et de morale instructive ; jeux de mots, griphes, logogriphes…


Mais la livrée que le Mercure venait d’endosser, l’honneur qu’on lui faisait à la cour, lui imposaient d’autres devoirs encore, auxquels il ne pouvait faillir :


Comme les sentiments du roi sont au-dessus de son âge, et qu’il n’y a point de mois que le Mercure ne puisse rapporter quelque action ou quelque discours remarquable de Sa Majesté, nous redoublerons nos soins pour ne rien oublier qui puisse servir un jour à l’histoire de ce jeune monarque. La postérité nous saura gré de lui avoir transmis jusqu’aux moindres particularités d’une vie que chaque jour distingue par quelque trait de vertu. Quelle gloire pour le Mercure d’en être le premier hérault !…


Quoi qu’il en soit, on doit reconnaître qu’il y avait un grand et véritable progrès dans le nouveau programme ; et de fait le Mercure entra de ce moment dans une voie toute nouvelle, il prit un essor et une extension littéraires qu’il n’avait jamais eus. La direction de ce recueil devint un gros privilége et une excellente affaire ; si bien que le gouvernement, qui avait alors en fait de propriété littéraire des idées assez étranges, crut devoir s’en emparer, non pas à son profit cependant, mais dans l’intérêt des écrivains. Le directeur du Mercure, dont il se réservait la nomination, ne fut plus en quelque sorte qu’un fonctionnaire littéraire, ayant un traitement fixe, et rendant compte à l’État des bénéfices de la publication. Mais ces bénéfices n’entraient pas dans le trésor public ; ils étaient affectés au service de pensions accordées à des gens de lettres. Les ministres pouvaient ainsi se montrer généreux sans qu’il en coûtât rien à l’État. À la mort des titulaires de ces pensions, elles étaient transportées à d’autres écrivains ; et le plus souvent ces parties prenantes étaient absolument étrangères au Mercure. Cependant M. de Saint-Florentin, voulant, avec raison, faire tourner ces encouragements à l’avantage du recueil et lui assurer une valeur littéraire plus grande, avait décidé qu’il n’y aurait plus dorénavant de pensions données sur le Mercure qu’aux écrivains qui l’auraient enrichi de leurs productions ; mais nous doutons que cette prescription si équitable ait toujours été respectée. Ce qui est plus certain, c’est que ces pensions furent l’objet d’incessantes et avides compétitions. Sans doute aussi qu’elles furent l’occasion de quelques belles actions ; nous pouvons du moins en citer une. L’abbé Raynal avait sur le Mercure une pension de 1,200 livres ; il la perdit quand, poursuivi pour son Histoire philosophique des Indes, il fut forcé de s’expatrier. Le ministre offrit alors à Garat de lui transporter cette pension ; mais celui-ci répondit qu’il ne savait point s’enrichir des dépouilles des vivants.

Garat donna encore une autre preuve de désintéressement, et, à la fois, de dignité, que Grimm rapporte ainsi (édit. Taschereau, t. XII, p. 363) :

« Le Mercure de France est une entreprise typographique dont le produit appartient au département du ministre de Paris. La majeure partie est affectée à des pensions ; le reste est distribué annuellement en gratifications aux jeunes littérateurs qui ont travaillé à ce journal. Dans la distribution que M. de Breteuil vient de faire de ces bénéfices, il a compris pour 300 livres tournois, une fois payées, M. Garat. Ce jeune philosophe, couronné trois fois par l’Académie, et l’un des coopérateurs les plus laborieux et les plus distingués du Mercure de France, s’est trouvé si humilié de l’exiguité de cette récompense, qu’il s’est permis d’adresser à son bienfaiteur la lettre que voici :

« Monsieur le baron, M. Panckoucke m’a appris que vous m’accordiez une gratification de cent écus sur les fonds du Mercure. Je n’en suis pas, M. le baron, à cet état d’humiliation et de détresse qui peut réduire un homme de lettres à accepter une gratification de cent écus. Sans doute il vous sera aisé de faire une disposition plus heureuse de cette somme, et peut-être aussi il est trop de gens assez malheureux pour la recevoir sans honte et avec reconnaissance[7]. »

On lit à ce sujet dans la Correspondance secrète, à la date du 14 juillet 1785 :

« Il est inutile de dire à combien de commentaires cette lettre, rendue publique, a donné lieu. Les militaires et les gens du monde se récrient sur son style : ils prétendent qu’un don du souverain ne peut déshonorer personne. Les gens de lettres, d’un autre côté, disent que la modicité de la somme est véritablement désobligeante pour M. Garat ; ils se rappellent que cet écrivain laborieux a refusé le prix de M. de Valbelle, et qu’il a porté la délicatesse jusqu’à ne point accepter six cents livres de pension que le gouvernement avait retirées à l’abbé Raynal lorsque son ouvrage fut supprimé. Enfin les mauvais plaisants, car la plaisanterie se mêle ici partout, justifient le refus de M. Garat en disant que ce qu’il voit autour de lui lui a fait un devoir de rejeter une pareille gratification. Il se trouve placé, disent-ils, entre M. Suard et son propre frère[8]. Le premier, qui n’a jamais rien fait, et qui ne fera jamais rien, jouit de plus de 30,000 livres de rentes en bienfaits du gouvernement, et le second, qui n’a que son gosier, a reçu une pension de 6,000 livres. Par quelle fatalité un de nos plus assidus littérateurs n’obtient-il que 300 livres de pension une fois payées ? L’argument est pressant ; mais on sait que la réponse n’est pas bonne à dire tout haut. »


En 1762, le Mercure servait 28,000 livres de pensions ; ce n’était donc pas sans fondement que de La Place, qui le dirigeait alors, le présentait aux gens de lettres comme étant leur patrimoine, et faisait valoir l’intérêt qu’ils avaient à lui prêter leur concours.

S’il était possible d’en croire La Harpe sur ce chapitre, la gestion de La Place n’eût pas été heureuse. Pendant les deux ans qu’il eut le privilége du Mercure, « il l’aurait fait si mal que les souscriptions, fort diminuées, ne pouvaient plus suffire pour payer les pensions, quoiqu’il y en eût la moitié moins qu’aujourd’hui. Aussi disait-on que le Mercure était tombé sur la place, expression dont on se sert pour les papiers et effets qui baissent à la bourse. M. de La Place fut obligé de renoncer à son privilége, et, pour récompense de ses bons et loyaux services, il eut 5,000 livres de pension sur le même Mercure qu’il avait fait tomber. Quand Marmontel, qui le faisait très-bien, le quitta, deux ans après, il n’eut que trois mille francs[9]. »

Quoi qu’en dise le critique jaloux, on ne saurait nier les louables efforts que de La Place ne cessa de faire pour améliorer le recueil confié à sa direction, et en augmenter encore la vogue. Et ces efforts ne furent pas sans succès, si l’on en juge par la liste des souscripteurs qu’il publia à la fin de 1763, « pour s’acquitter, autant qu’il était en son pouvoir, de la reconnaissance due aux personnes assez attachées à la gloire de la nation pour diriger l’objet de leur amusement vers l’utilité des gens de lettres, en contribuant au succès du Mercure de France, devenu leur patrimoine par les grâces qu’il a plu à Sa Majesté de leur assigner sur son produit. » Cette liste comprend environ 1,600 souscripteurs, et dans le nombre il y en a des plus illustres : en tête figurent le roi, la reine, toute la famille royale, les Menus plaisirs du roi pour 12 exemplaires, le Bureau de la ville de Paris pour 8. Les souscripteurs se répartissent ainsi : Paris, 660 ; province, 900 ; étranger, 30 à 40.

Cette publication était une nouveauté que les ennemis du Mercure ne pouvaient laisser passer sans lui décocher quelques quolibets : « elle n’était propre qu’à jeter un plus grand ridicule sur ce pitoyable ouvrage ; on faisait figurer dans la liste les noms d’abonnés morts depuis plusieurs années ; on ne savait à quoi revenait un détail de cette espèce ; c’était un usage d’Angleterre. » On n’eût pas tant crié si l’on n’eût su quel était le but et quel pouvait être l’effet de cette habile manœuvre. De La Place, lui, le comprenait parfaitement ; à un savoir incontesté, il joignait le savoir-faire, ce qui n’était pas inutile dans sa position, constamment battue en brèche. Nous en trouvons une autre preuve dans la manière dont il annonçait, cette même année, la souscription de la ville de Paris :


Considérant (le Bureau de la ville) combien il était intéressant pour les lettres de soutenir un journal sur lequel la protection bienfaisante du roi a assigné le fonds le plus considérable des récompenses destinées à ceux qui s’y distinguent, la ville de Paris, en souscrivant pour un nombre de volumes du Mercure, vient de donner un exemple trop louable pour n’en pas faire mention. Elle fait par là un acte de mère, en concourant au soutien d’un établissement auquel ses enfants peuvent avoir part. Toutes les grandes villes du royaume pourraient avoir les mêmes motifs, puisque leurs citoyens ont autant de droits de prétendre aux récompenses littéraires.

Voici d’ailleurs des chiffres qui répondent victorieusement aux attaques des détracteurs du Mercure : il était arrivé, à cette époque, à produire 60,000 livres ; il servait, comme nous l’avons dit, 28,000 livres de pension ; il avait 16,000 livres de frais ; le reste représentait les non-valeurs, les sommes arriérées et recouvrements à faire, etc. C’était là, pour le temps, et ce serait encore même aujourd’hui, une assez grosse affaire, et capable de tenter bien des ambitions.

Elle séduisit un avocat-libraire, J. Lacombe, qui offrit, si on voulait lui abandonner l’entreprise, de payer tous les ans pour le service des pensions une somme nette de 30,000 livres, indépendamment d’une rente de 5,000 livres à de La Place, à la seule condition qu’il serait maître de confier la rédaction à qui bon lui semblerait. Le ministère, fatigué des tracas inséparables d’une gestion de cette nature, s’en déchargea à ces conditions.

Ce Lacombe était, suivant les Mémoires secrets, un avocat homme de lettres, qui faisait des livres en communauté avec un de ses frères, avec les Macquers et autres auteurs, et qui, tyrannisé par les imprimeurs, s’était dévoué pour la société, avait quitté la robe et s’était fait recevoir libraire. Ce nouvel état lui avait inspiré de la cupidité ; il avait étendu son commerce, envahi tous les journaux, et était devenu formidable à ses confrères. Il prétendait mettre le Mercure sur le meilleur pied, et d’avance l’envie aiguisait ses traits contre les productions de ce qu’on appelait sa coterie littéraire. Le premier numéro des nouveaux rédacteurs parut enfin. On remarqua tout d’abord qu’ils avaient changé l’ancienne épigraphe : Diversité, c’est ma devise. Après bien des recherches, dit-on, ils s’étaient décidés pour celle-ci : Mobilitate viget, allusion savante à la triple signification du mot qui leur servait de titre : métal — dieu — journal. Cependant on ne peut disconvenir de la valeur de ce premier numéro, mais… Mais laissons parler les malins chroniqueurs.


Le nouveau Mercure est, en effet, supérieur à tous ceux qui paraissent depuis longtemps, par le choix des pièces qu’on y a insérées et la variété répandue dans l’ouvrage. Mais, outre que ces fugitives, très-bonnes en elles-mêmes, ont déjà paru dans différents journaux et autres papiers publics, c’est qu’il est moralement impossible de remplir 14 volumes par an de morceaux d’élite. Un des défauts de l’ancien journaliste était de prodiguer des éloges à tout propos, et d’enivrer de son fade encens le moindre cuistre littéraire, le plus petit histrion. Celui-ci, plus modéré sur les louanges, aura peut-être peine à s’expliquer librement sur quantité de gens qu’il aura intérêt de ménager, et surtout sur les comédiens, dont il tient ses entrées au spectacle, suivant l’usage. Ajoutez à cela les entraves de toute espèce qu’a nécessairement en France un auteur couvert d’un privilège du roi, et toujours sous la main directe du gouvernement. Concluons que le Mercure est par essence une rapsodie tronquée, monotone et fastidieuse, et ne sortira jamais du rang où l’a placé, il y a longtemps, un critique judicieux, c’est-à-dire immédiatement au-dessous de rien.


On ne se serait sans doute pas attendu à une pareille conclusion, surtout après les prémisses, si l’on ne savait ce dont la passion est capable. Cependant si Lacombe soutint la valeur littéraire du Mercure, il sut moins bien en soutenir la prospérité financière ; pour avoir voulu trop entreprendre, il se trouva bientôt gêné dans ses opérations, et les pensionnaires, mal payés, firent entendre des plaintes bruyantes et réclamèrent des réformes. Un vide s’étant produit, sur ces entrefaites, dans les rangs de la rédaction, par la mort de de Lagarde[10], ancien collaborateur de de La Place, et qui était resté chargé des théâtres, avec un traitement de mille écus, ils présentèrent au comte de Saint-Florentin un mémoire où ils faisaient voir que les recettes ne suffisaient plus pour les payer, et demandaient en conséquence que la place vacante ne fût pas remplie. Le ministre promit d’examiner leur demande.

Mais l’emploi était à la convenance de trop de gens pour qu’il ne fût pas ardemment brigué. En tête des compétiteurs était La Dixmerie, qui depuis six ans alimentait de contes le Mercure presque gratuitement ; il accusait d’infidélité le mémoire des pensionnaires, et demandait, comme une justice qui lui était due, la place et le traitement de de Lagarde. Le ministre ordonna la compulsion des registres, et, après une longue enquête, il donna aux uns et aux autres une demi-satisfaction. Pour compléter les 30,000 livres de pensions qu’il s’était réservées sur le nouveau privilége du Mercure, il donna 600 livres à La Dixmerie ; il en donna autant à l’abbé de La Porte, qui avait été également collaborateur de de La Place, et à Poinsinet, « auteur de l’épître à Madame la marquise de Langeac ; » 200 de supplément à Marin, censeur de la police, qui en avait déjà une ; 300, aussi de supplément, à l’abbé Le Blanc, « espèce de brocanteur littéraire, qui par ses intrigues s’était fait mettre sur la liste depuis longtemps. »

C’était quelque chose que d’avoir son brevet en poche, mais cela ne suffisait pas. Lacombe fit toute sorte de difficultés ; il refusa de payer les pensionnaires sur leur simple quittance appuyée de la production de leur brevet ; il voulait être autorisé par un arrêt du Conseil, prétendant ainsi opposer aux sangsues du Mercure la gêne d’une formalité dont ils avaient jusqu’alors été exempts. L’affaire fut portée au Conseil, qui se prononça pour les pensionnaires ; il fut enjoint à Lacombe de payer à la fin de l’année, et même tous les six mois, à ceux qui le demanderaient, sans autres formalités que celles d’usage.

Au bout de dix ans, Lacombe, après avoir épuisé tous les expédients, tomba en déconfiture, et il s’ensuivit pour le Mercure une crise violente, qui se fit ressentir à tous les ouvrages périodiques. Il fut alors un instant question, paraît-il, de supprimer la vieille feuille de de Visé, et plusieurs autres qui lui faisaient une concurrence gênante sans grand profit pour elles-mêmes, et d’enrichir de toutes ces dépouilles un nouveau journal, qui, libre dans ses allures, marcherait d’un pas plus ferme dans des voies nouvelles.


Le Mercure fut sauvé par un spéculateur aux appétits non moins grands que ceux de Lacombe, mais qui se montra plus habile et fut plus heureux : nous voulons parler de Charles-Joseph Panckoucke, le fondateur de la célèbre maison de ce nom. Panckoucke, qui, en homme intelligent, avait jeté son dévolu sur les journaux, qu’il considérait comme d’utiles instruments à la fois et de bonnes opérations, sollicita et obtint le privilége du Mercure. Il se faisait fort de le régénérer ; il annonçait l’intention d’y réunir le Journal de Bruxelles, dont il était propriétaire, de le faire paraître trois fois par mois, et de prendre les rédacteurs principalement parmi les académiciens, en dépit des assertions de Lacombe, qui attribuait sa banqueroute d’un demi-million aux œuvres de plusieurs académiciens, et, entre autres, aux Incas de Marmontel. L’extension qu’il donna tout d’abord au titre indiquait déjà les améliorations qu’il projetait : Mercure de France, dédié au roi par une société de gens de lettres, contenant le journal politique des principaux événements de toutes les cours ; les pièces fugitives nouvelles, en prose et en vers ; l’annonce et l’analyse des ouvrages nouveaux ; les inventions et découvertes dans les sciences et les arts ; les spectacles, les causes célèbres ; les académies de Paris et des provinces ; la notice des édits, arrêts ; les avis particuliers, etc.

Avant de parler des rédacteurs dont il fit choix, retournant sur nos pas, nous dirons qu’après les frères Laroque le Mercure avait eu successivement pour directeurs ou rédacteurs principaux : Louis Fuzelier et Charles de La Bruère, l’abbé Raynal, Louis de Boissy, Marmontel, qui, après y avoir publié ses Contes moraux, y insérait encore en 1789, 1790 et 1791, ses Nouveaux contes moraux ; de La Place et de Lagarde. À partir de juillet 1768, quand le privilége fut passé aux mains de simples éditeurs, les noms des collaborateurs, réels ou putatifs, inscrits sur les couvertures, devinrent tellement nombreux que nous ne saurions les mentionner tous ; nous nous bornerons à nommer : Imbert, La Harpe, qui ne cessa d’y coopérer que vers la fin de 1793 ; Lacretelle, Garat, Naigeon, Saint-Ange, Chamfort, Ginguené, Dubois-Fontanelle, l’abbé Rémy et Gaillard. Les écrivains les plus illustres, d’ailleurs, ne dédaignaient pas de prêter leur collaboration à ce recueil, que nos grands génies d’aujourd’hui tiennent en si peu d’estime. Pour n’en citer qu’un, Voltaire, pendant quelque temps, y coopéra presqu’à titre de rédacteur ordinaire. Voici comment en parle l’abbé Grosier dans le premier volume de son Journal de littérature, des sciences et des arts : « Personne n’ignore que, dans le courant de l’année 1777, l’auteur de Mérope ne dédaigna pas de fournir plusieurs articles au journal du sieur Panckoucke. Des plaisanteries légères, des saillies de gaîté, décélèrent d’abord la plume brillante à laquelle ces morceaux étaient dus ; mais on vit avec regret que ces différents articles n’offraient ni développement, ni analyse, ni critique solide et raisonnée. Le lecteur riait aux dépens de l’auteur persifflé, et n’en était pas plus instruit de ce que contenait son ouvrage. » On sait qu’une partie de l’Essai sur les mœurs parut d’abord dans le Mercure.

Revenant à Panckoucke et à ses projets, voici la liste des collaborateurs qu’il annonçait s’être choisis, et les attributions de chacun d’eux : Fontanelle était chargé de la partie politique ; Daubenton de l’histoire naturelle ; Macquer et Bucquet de la médecine et de la chimie ; l’abbé Remy et Guyot de la jurisprudence ; Suard de tout ce qui concerne la philosophie, les sciences et les arts ; La Harpe, enfin, de tout ce qui est du ressort de la littérature et des spectacles. Imbert devait fournir des contes ; Dorat et Berquin des idylles, des romances et des pièces fugitives ; et Dalembert, Marmontel et Condorcet couronneraient le tout par des articles de morale et de métaphysique. La Harpe eut la direction générale[11].

Ajoutons qu’il devait paraître tous les dix jours un numéro de cinq feuilles in-12, trois de littérature et deux de politique, et qu’allant même au-delà de ses promesses, le nouvel éditeur ne tarda pas à en publier un toutes les semaines.

Il y avait, certes, dans ces noms, dans ces conditions, de puissants éléments de succès ; mais, dit lui-même le directeur de cette troupe illustre, « tout cela était bon pour des annonces, suivant l’usage ; mais, suivant l’usage aussi, tout cela se réduisit à fort peu de chose, et la plupart des prétendus coopérateurs ne fournirent guère que leur nom. » Cependant Panckoucke ne reculait devant quoi que ce fût pour assurer à son recueil une suprématie incontestée. Rencontrait-il sur sa route une feuille qui lui fît obstacle, qui l’offusquât, s’il ne pouvait s’en débarrasser autrement, il l’achetait et l’absorbait ; la Gazette réclame-t-elle contre ses empiétements, pour faire cesser ses plaintes, il s’en fait donner le privilége. Aussi l’accusait-on de vouloir envahir tout le domaine littéraire.

Voici un prospectus, daté de 1786, qui apprendra ce qu’était le Mercure à cette époque.


Cet ouvrage périodique, le plus ancien et le plus varié de tous les journaux, paraît le samedi de chaque semaine. On y a réuni d’abord le Journal politique de Bruxelles[12] et les souscriptions du Journal Français, du Journal des Dames, du Journal des Spectacles, de la Gazette littéraire. L’on y a ajouté ensuite le journal intitulé : Des Affaires d’Angleterre et d’Amérique, le Journal de la Librairie, qu’on imprime sur la couverture, et, à la fin de la partie politique, la Gazette des tribunaux, abrégée. Quoique augmenté de 64 feuilles par an, et paraissant 52 fois, au lieu de 46, il est resté au même prix : 30 livres pour Paris et 32 pour la province.

Il est toujours composé d’une ou deux pièces de vers, d’un conte ou de quelques pièces fugitives en prose, de l’énigme, du logogriphe, des charades, bouts-rimés, acrostiches, questions ; des jugements critiques sur les ouvrages nouveaux ; de quelques articles d’arts, d’inventions et découvertes, de spectacles ; d’avis particuliers, de l’annonce des livres nouveaux. Quant aux arrêts, édits et déclarations, annonces des académies de Paris et de province, anecdotes, événements publics et particuliers, on les trouve à l’article Paris, de la partie politique, etc. — Cette partie contient les mêmes objets que le Journal historique et politique de Genève. On y insère, sous l’Article de Bruxelles, les nouvelles les plus piquantes ; on y joint, à la fin des nouvelles politiques, un article intitulé : Précis des gazettes anglaises et autres nouvelles des pays étrangers.


Voilà un beau cadre assurément, et je suis persuadé qu’un recueil fait sur ce plan, bien fait, trouverait aujourd’hui encore de nombreux lecteurs. Ce qui est certain, c’est qu’il fut singulièrement goûté alors ; le Mercure parvint, dans cette dernière période, à la plus haute prospérité, et compta, dit-on, jusqu’à 15,000 abonnés, chiffre considérable pour le temps, et que même il a été donné à bien peu de feuilles du même genre de surpasser, ou seulement d’atteindre.

En 1791, le Mercure de France devint le « Mercure français, politique, historique et littéraire, composé par M. de La Harpe quant à la partie littéraire, par M. Marmontel pour les contes, et par M. Framery pour les spectacles. M. Mallet du Pan, citoyen de Genève, était seul chargé du Mercure politique et historique. » Ce n’était là qu’un simple changement de titre : la division en Mercure de France, partie purement littéraire, et Mercure historique et politique, datait déjà de plusieurs années, et les rédacteurs restaient les mêmes. La partie politique, à mesure que les événements grandissaient, avait pris de l’extension et acquis une importance réelle, sous la plume de Dubois-Fontanelle, qui en était chargé depuis 1778, et plus encore sous celle de Mallet du Pan, qui lui succéda en 1784, et ne quitta la place qu’après le 10 août 1792, la laissant à Geoffroy, le célèbre critique qui devait faire plus tard la fortune du Journal des Débats.

Dans le cours des années III, IV, V et VI de la République, le Mercure français eut pour directeur Lenoir-Laroche, dont les collaborateurs étaient Cabanis, Destutt-Tracy, Lottin jeune, Mongez, Alex. Barbier, etc.

M. Agasse ayant cessé l’impression du Mercure dans les premiers mois de l’an VII (1799), il passa dans les mains du libraire Caillau, qui publia cette année-là huit volumes, in-12, sous le titre de « Mercure de France, journal politique, littéraire et dramatique, par une société de gens de lettres. » Après une interruption de plusieurs mois, Fontanes, La Harpe et l’abbé Morellet se chargèrent de faire revivre le Mercure sous le titre que lui avait donné Caillau ; il reparut donc à partir de messidor an VIII, mais dans le format in-8o, sous la direction d’Esmenard, et se continua jusqu’en 1820, ayant pour rédacteurs principaux Fontanes, Châteaubriand, Fiévée, de Wailly, de Bonald, Gueneau de Saint-Victor, Auger, etc. ; Ginguené, Amaury-Duval, et autres rédacteurs de la Revue philosophique, qui se réunit au Mercure ; Legouvé, Feletz, de Roquefort, Benjamin Constant, Jay, Jouy, Lacretelle, etc.

Plusieurs tentatives ont été faites dans ces trente dernières années pour ressusciter le Mercure, ou plutôt plusieurs recueils ont tenté de se fonder sous ce titre. En 1823, une réunion d’écrivains libéraux fonda le Mercure du XIXe siècle, dont les principaux rédacteurs furent MM. Tissot, directeur ; Artaud, Bert, Berville, Félix Bodin, Dulaure, Em. Dupaty, Senancourt, etc. Après quatre années d’existence, il changea de titre et de rédacteurs, et fournit, sous le nom de Mercure de France au XIXe siècle, une nouvelle carrière de cinq années. Tombé en 1832, il essaya de se relever, en réduisant son titre à la plus simple expression : Mercure ; mais il n’eut pas la force de faire deux pas.

Enfin 1851 vit naître encore un Mercure de France, revue universelle de la littérature et des beaux-arts qui vécut jusqu’au commencement de 1853, l’espace de trois volumes.


Nous reviendrons en temps et lieu sur le rôle politique qu’a joué le Mercure depuis la Révolution. Mais nous croyons devoir dès à présent résumer sous la forme d’un tableau, dressé d’après le catalogue de la Bibliothèque impériale, la bibliographie de ce volumineux recueil ; elle pourra épargner quelques ennuis aux chercheurs, car les indications données à cet égard par les bibliographes et les encyclopédistes sont loin d’être d’accord, et pourraient jeter dans d’étranges confusions.

Le Mercure galant, années 1672–1674
6 vol.
Les années 1675 et 1676 n’ont pas été publiées.
Le Nouveau Mercure galant, 1677.
10
Mercure galant, 1678, avril 1714.
177
Extraordinaires du Mercure, 1678–1685. Annexe du Mercure, rédigée, comme le journal, par de Visé, et paraissant tous les trois mois.
32
Affaires du temps, 1688–1692. Autre annexe, rédigée également par de Visé, et paraissant tous les mois.
12
Nouveau Mercure galant, mai 1714–oct. 1716.
33
Dont 3 volumes de Relations.
Le Nouveau Mercure, 1717–mai 1721.
54
Le Mercure, juin 1721–1723.
36
Mercure de France, dédié au Roi, 1724–1791.
977
Mercure français, 17 déc. 1791–an VII.
51
Mercure de France, an VII–1820.
84
Dont 8 volumes in-12 seulement et 76 in-8o.
Les volumes de vendémiaire–prairial an VIII, de mai–août 1815, de février 1818 à juin 1819, n’ont pas été publiés.

C’est pour le Mercure, proprement dit,
1772 vol.
Si l’on y ajoute :
Le Mercure du 19e siècle, 1823–27, t. IXVIII.
18
Le Mercure de France au 19e siècle, 1827–32, t. XIXXXXVI.
18
Mercure, 1832, t. XXXVII.
1
Le Mercure de France, nov. 1851–fév. 1853, 1 vol. in-folio et 2 vol. in-4o
3



On arrive au nombre respectable de
1812 vol.

Il existe encore un Nouveau Mercure, dédié à Son Altesse Sérénissime le prince de Dombes, et publié à Trévoux par l’abbé Nadal et Piganiol de la Force. Il va de janvier 1708 à mai 1711, moins les mois d’avril 1709-décembre 1710, qui n’ont pas été publiés, et se compose de 14 volumes in-12.

Le libraire Chaubert publia, en 1757 et années suivantes, un Choix des anciens Mercures, dont il donna 9 vol. in-12. La spéculation lui ayant paru bonne, il entreprit un Nouveau choix de pièces tirées des anciens Mercures et des autres journaux…, qui se compose de 99 vol. in-12. Le titre porte pour les tomes I à XV par : M. de Bastide ; à partir du tome XVI par : M. Marmontel ; et à partir du tome XL : par M. de La Place. Ces 108 volumes sont complétés par une table générale, publiée en 1765, 1 vol. in-12.

« Cette collection, dit l’auteur de la table, est à la fois, de l’avis de tous ceux qui la connaissent, la plus riche, la plus variée et la plus utile qu’il soit possible de se procurer. Par sa nature elle est non-seulement un corps d’ouvrage indispensable pour les grandes bibliothèques, mais encore un répertoire précieux, instructif et amusant pour tout le monde. C’est une bibliothèque universelle, où tous les lecteurs trouveront également des matières qui leur conviennent. Les amateurs de l’histoire y liront des morceaux uniques dans ce genre ; plus de deux mille pièces de vers satisferont le goût des partisans de la poésie ; les contes, les anecdotes, les nouvelles, les romans, contenteront ceux qui se plaisent à des lectures plus frivoles, et ce recueil leur en offrira un grand nombre de cette espèce… Veut-on des sujets de morale, de grands traits d’éloquence, des découvertes dans les arts, dans les sciences, dans l’histoire naturelle ? Le Choix des journaux présente sur tous ces objets des pièces nombreuses, rares, originales, et presque toujours composées par des auteurs connus et de la plus grande réputation. »

Voici la liste chronologique des journaux et autres ouvrages périodiques d’où furent tirés les morceaux qui composent les 108 volumes du choix :

Mercure Français.
1605
Journal des Savants.
1665
Mercure galant.
1672
Mémoires et Conférences…
»
Nouvelles découvertes sur toutes les parties de la médecine.
1679
Journal de Médecine.
1682
Nouvelles de la République des Lettres.
1684
Bibliothèque universelle.
1686
Histoire des ouvrages des Savants.
»
Lettres historiques.
1692
Journal de Trévoux.
1701
Essais de littérature.
1702
Lecture ambulante.
»
Bibliothèque choisie.
1703
Bibliothèque enjouée.
1703
Journal de Verdun.
1704
Recueil de pièces fugitives.
»
Journal littéraire.
1705
Bibliothèque ancienne.
1714
Mémoires de littérature.
1715
Nouvelles littéraires.
»
Bibliothèque Germanique.
1720
Mémoires littéraires de la Grande-Bretagne.
»
Jugements des Savants.
1722
Histoire littéraire de l’Europe.
1726
Bibliothèque Anglaise.
1727
Bibliothèque raisonnée.
1728
Le Pour et Contre.
1730
Recueil de pièces d’histoire et de littérature.
1731
Bibliothèque Britannique.
1733
Bibliothèque Française.
»
Lettres secrètes.
1734
Le Nouvelliste du Parnasse.
»
Observations sur les écrits modernes.
1735
Réflexions sur les ouvrages de littérature.
1736
Nouveaux Amusements du cœur et de l’esprit.
1737
Bibliothèque de campagne.
1738
Amusements littéraires.
1740
Jugements sur quelques ouvrages nouveaux.
1744
Le Contrôleur du Parnasse.
1745
Recueil alphabétique, A, B, etc.
»
Lettres d’une comtesse.
1746
Le Glaneur littéraire.
»
Nouvelles littéraires de Clément.
1748
La Bigarrure.
1749
Lettres sur quelques écrits de ce temps.
»
Observations sur la littérature moderne.
»
Le nouveau Magasin français.
1750
Le Petit Réservoir.
1751
Journal Œconomique.
»
Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique, etc.
1752
Bibliothèque amusante et instructive.
1753
Petites Affiches de province.
»
L’Année littéraire.
1754
Bibliothèque des Sciences et des Beaux-Arts.
»
Journal chrétien.
»
Journal de Physique.
»
Journal étranger.
»
Recueil périodique d’observations de Médecine.
»
L’Abeille.
1755
Choix littéraire.
»
Amusements de la Toilette.
1756
Le Conservateur.
»
Journal Encyclopédique.
»
État politique d’Angleterre.
1757
L’Observateur hollandais.
»
Journal du Commerce.
»
Le Nouveau Spectateur.
1758
L’Observateur littéraire.
»
Génie de la Littérature italienne.
1759
Semaine littéraire.
»
L’Avant-Coureur.
1760
Le Censeur hebdomadaire.
»
Journal des Dames.
»
Journal ecclésiastique.
»
Le Monde.
»
Le Moniteur français.
»
La Nature développée.
»
Papiers anglais[13].
»

« La collection entière de tous ces différents journaux, ajoute notre auteur, contient plus de dix mille volumes dans lesquels il y a plus de six mille pièces très-curieuses qui ne se trouvent point ailleurs. »

Voulût-on rabattre de ces chiffres, que ce Choix des journaux n’en demeurerait pas moins une mine très-précieuse, qui est trop peu connue, presque inexploitée, et que nous croyons devoir recommander aux travailleurs. Il eut, en quelque sorte, sa suite et son complément dans l’Esprit des journaux, 1772-1818, et dans quelques autres recueils reproducteurs dont nous parlerons en leur lieu.


En 1810, M. Merle publia, sous le titre de : Esprit du Mercure de France… un nouveau choix, en 3 vol. in-8o, pour lequel il dit avoir profité du travail de Marmontel et de La Place[14], qu’il continua jusqu’en 1792.

À notre tour, nous croyons devoir citer comme spécimen de la littérature de ce recueil, qui fit si longtemps « les délices de la ville et de la cour, » et de ses nombreux imitateurs, quelques pièces choisies dans des genres différents. Nous aurions bien voulu donner pour nos lectrices — si nous sommes assez heureux pour en avoir — quelques-unes des petites nouvelles dont ces feuilles abondent ; mais cela nous eût entraîné trop loin, et nous ne pouvons que renvoyer les curieux — ou curieuses — aux ouvrages que nous venons de citer.




PRÉDICTION TIRÉE D’UN VIEUX MANUSCRIT
OU
CRITIQUE DU ROMAN DE M. ROUSSEAU
(La nouvelle Héloïse)


En ce temps, il paraîtra en France un homme extraordinaire, venu des bords d’un lac ; il criera au peuple : Je suis possédé du démon de l’enthousiasme ; j’ai reçu du ciel le don de l’inconséquence : je suis philosophe et professeur du paradoxe.

Et la multitude courra sur ses pas, et plusieurs croiront en lui.

Et il leur dira : Vous êtes tous des scélérats et des fripons ; vos femmes sont toutes des femmes perdues, et je viens vivre parmi vous.

Et il abusera de la douceur naturelle de ce peuple pour lui dire des injures absurdes.

Et il ajoutera : Tous les hommes sont vertueux dans le pays où je suis né, et je n’habiterai jamais le pays où je suis né.

Et il soutiendra que les sciences et les arts corrompent nécessairement les mœurs ; et il écrira sur toutes sortes de sciences et d’arts.

Et il soutiendra que le théâtre est une source de prostitution et de corruption ; et il fera des opéras et des comédies.

Et il écrira qu’il n’y a des vertus que chez les sauvages, quoiqu’il n’ait jamais été parmi eux et qu’il soit bien digne d’y être.

Et il conseillera aux hommes d’aller tout nus ; et il portera des habits galonnés, quand on lui en donnera.

Et il dira que tous les grands sont des valets méprisables ; et il fréquentera les grands, sitôt qu’ils auront la curiosité de le voir, comme un animal rare, venu des pays lointains.

Et il s’occupera à copier de la musique française ; et il dira qu’il n’y a pas de musique française.

Et il dira aussi qu’il est impossible d’avoir des mœurs et de lire des romans ; et il fera un roman, et dans son roman on verra le vice en action, et la vertu en paroles ; et ses personnages seront forcenés d’amour et de philosophie.

Et il voudra faire entendre à tout l’univers qu’il a été un homme à bonnes fortunes, et qu’il sait écrire des lettres d’amour, et qu’il en a reçu ; et cependant on connaîtra évidemment qu’il a composé lui-même les lettres qu’il a reçues.

Et dans son roman on apprendra l’art de suborner philosophiquement une jeune fille.

Et l’écolière perdra toute honte et toute pudeur, et elle fera avec son maître et des sottises et des maximes.

Et elle lui donnera la première un baiser sur la bouche, et elle l’invitera à venir coucher avec elle, et il y couchera ; et elle deviendra grosse de métaphysique, et ses billets doux seront des homélies philosophiques.

Et le philosophe lui apprendra que les parents n’ont aucune autorité sur leurs filles quant au choix d’un époux, et il les peindra comme des barbares et des dénaturés.

Et il refusera de recevoir des honoraires de la main du père, par la délicatesse naturelle à tout homme qui craint la peine afflictive, et il recevra de l’argent de la fille, mais en cachette ; et il prouvera que c’est très-bien fait.

Et il s’enivrera avec un seigneur anglais, qui l’insultera ; et il proposera au seigneur anglais de se battre avec lui ; et sa maîtresse, qui aura perdu l’honneur de son sexe, décidera de celui des hommes, et elle apprendra au maître qui lui a tout appris qu’il ne doit point se battre.

Et il recevra une pension du mylord, et il ira à Paris, et il n’y fréquentera point les gens sensés et honnêtes, et il n’y verra que des filles et des petits-maîtres, et il croira avoir vu Paris.

Et il écrira à sa maîtresse que les femmes sont des grenadiers, et qu’elles vont toutes nues, et qu’elles ne refusent rien à tous les hommes qu’elles rencontrent.

Et lorsque ces mêmes femmes le recevront à la campagne, et auront commencé à sourire à sa vanité, il trouvera en elles des prodiges de vertu et de raison.

Et les petits-maîtres le mèneront chez des filles de mauvaise vie, et il s’y enivrera comme un sot ; et il couchera avec ces filles ; et il écrira son aventure à sa maîtresse ; et elle le remerciera.

Et il recevra le portrait de sa maîtresse, et son imagination s’allumera à la vue de ce portrait ; et sa maîtresse lui fera des leçons obscènes de chasteté solitaire.

Et cette fille si amoureuse épousera le premier homme qui viendra du bout du monde ; et cette fille si habile n’imaginera aucun expédient pour empêcher ce mariage, et elle passera hardiment des bras d’un amant dans ceux d’un époux.

Et le mari saura, avant de l’épouser, qu’elle est amoureuse et aimée à la fureur d’un autre homme, et il fera volontairement leur malheur, et il sera pourtant un honnête homme, et cet honnête homme sera pourtant un athée.

Et aussitôt après le mariage, la femme se trouvera très-heureuse ; et elle écrira à son amant que, si elle était encore libre, elle épouserait son mari plutôt que lui.

Et le philosophe voudra se tuer.

Et il fera une longue dissertation pour prouver qu’on doit toujours se tuer quand on a perdu sa maîtresse ; et son amie lui prouvera que la chose n’en vaut pas la peine, et le philosophe ne se tuera pas.

Et il ira faire le tour du monde, pour donner aux enfants de sa maîtresse le temps de croître, et pour revenir ensuite être leur précepteur, et leur apprendre la vertu comme à leur mère.

Et il n’aura rien vu dans le tour du monde.

Et il reviendra en Europe.

Et cependant le mari de sa maîtresse, qui sait toute leur intrigue, fera venir le bel ami dans sa maison.

Et la femme vertueuse sautera à son cou à son arrivée, et le mari sera charmé et ils s’embrasseront chaque jour tous les trois ; et le mari leur fera de jolies plaisanteries sur leur aventure, et il les croira devenus raisonnables, et ils s’aimeront toujours avec transports, et ils prendront plaisir à se rappeler leurs tendresses et leurs voluptés et ils se serreront la main et ils pleureront.

Et le bel ami, étant dans un bateau seul avec sa maîtresse, voudra la jeter dans l’eau, et se précipiter avec elle.

Et ils appelleront tout cela de la philosophie et de la vertu.

Et à force de parler philosophie et vertu, on ne comprendra plus ce que c’est que vertu et philosophie.

Et la vertu, selon leurs maximes, ne consistera plus dans la crainte et la fuite du danger ; elle consistera dans le plaisir de s’y exposer sans cesse ; et la philosophie ne sera plus que l’art de rendre le vice intéressant.

Et la maîtresse du philosophe aura quelques arbres et un ruisseau dans son jardin, et appellera cela son Élysée et personne ne pourra comprendre ce que c’est que cet Élysée.

Et elle donnera tous les jours à manger à des moineaux dans son jardin ; et elle veillera sur ses domestiques mâles et femelles, pour qu’ils ne fassent pas les mêmes sottises qu’elle.

Et elle soupera au milieu de ses vendangeurs, et même elle en sera respectée ; et elle teillera du chanvre avec eux, ayant son amant à ses côtés.

Et le philosophe voudra teiller du chanvre le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.

Et les vendangeurs chanteront des chansons ; et le philosophe sera enchanté de leur mélodie, encore que ce ne soit pas de la musique italienne.

Et elle élèvera ses enfants avec grand soin, prenant garde qu’ils ne parlent jamais en compagnie, et que personne ne leur apprenne qu’il y a un Dieu.

Et elle sera gourmande ; mais elle ne mangera des pois et des fèves que rarement, et dans le salon d’Apollon ; et le tout par mortification philosophique.

Et elle sera pédante dans tout ce qu’elle fera et dira ; et toutes les femmes seront méprisables auprès d’elle.

Et le bel ami ira pêcher dans un lac avec sa maîtresse, et il prendra des poissons, et il les rejettera dans l’eau sans s’embarrasser si les gens ont de quoi dîner ; et il craindra de nuire aux animaux, et il mangera de tous.

Et il aimera le vin et il en boira ; et quand il en aura bu avec excès, il regardera la gorge des Valaisanes avec concupiscence ; et il prendra querelle avec son meilleur ami.

Et il dira des ordures grossières à sa céleste et sainte maîtresse ; et il fera pis encore avec des filles de joie.

Et il aimera toujours le vin, et il en boira toujours ; et il soutiendra qu’il n’y a que les ivrognes qui soient honnêtes gens, et que les gens sobres sont des fourbes.

Et lorsque sa maîtresse lui aura promis un rendez-vous, et qu’au lieu de ce rendez-vous, elle lui proposera de faire une action d’humanité et de charité, il dira qu’il déteste la vertu et il entrera en fureur.

Et il deviendra amoureux de l’amie de sa maîtresse, étant à côté de sa maîtresse.

Et l’amie de sa maîtresse deviendra amoureuse de lui.

Et il lui appliquera un baiser ardent sur la main, et cependant il aimera toujours sa maîtresse comme un furieux ; et il s’écriera toujours : Ô sainte vertu !

Et sa maîtresse mourra.

Et, avant que de mourir, elle prêchera encore, suivant sa coutume ; et elle parlera toujours, jusqu’à ce que les forces lui manquent ; et elle se parera comme une coquette, et elle mourra comme une sainte.

Et elle écrira cependant à son bel ami qu’elle finit comme elle a commencé, c’est-à-dire qu’elle l’aime avec autant de passion que jamais.

Et le mari enverra cette lettre à l’amant.

Et l’on ne saura jamais ce que l’amant est devenu.

Et l’on ne se souciera guère de le savoir.

Et tout le livre sera moral, utile et honnête, puisqu’il prouvera que les filles sont en droit de disposer de leur cœur, de leur main et de leurs faveurs, sans consulter leurs parents, sans aucun égard à l’inégalité des conditions.

Et que, pourvu qu’elles parlent toujours de vertu, il est inutile de la pratiquer.

Et qu’une jeune fille peut d’abord coucher avec un homme et qu’elle doit ensuite en épouser un autre.

Et qu’en se livrant au vice, il suffit d’avoir de temps en temps des remords pour être vertueux.

Et qu’un mari doit recevoir l’amant de sa femme dans sa maison.

Et que la femme doit l’embrasser sans cesse, et se prêter de bonne grâce aux plaisanteries du mari et aux égarements de l’amant.

Et elle dira que l’amour est inutile et déplacé entre deux époux, et elle le prouvera ou croira le prouver.

Et le livre sera écrit d’un style emphatique, pour en imposer aux personnes simples.

Et l’auteur entassera les phrases, et croira entasser les raisonnements.

Et il entassera les exagérations, et il ne fera jamais d’exceptions.

Et il voudra paraître nerveux, et il ne sera qu’outré, et il aura grand soin de conclure toujours du particulier au général.

Et il ne connaîtra jamais ni la simplicité, ni la justesse, ni le naturel ; et son esprit fera des tours de force jusque dans les choses les plus puériles ; et le sarcasme lui tiendra toujours lieu de raison.

Et tout le talent de l’auteur sera de donner des entorses à la vertu et le croc-en-jambe au bon sens ; et il contemplera toujours les fantômes de son imagination, et ses yeux ne verront jamais la nature.

Et semblable aux empiriques, qui font exprès des blessures pour montrer l’excellence de leur baume, il empoisonnera les âmes pour avoir la gloire de les guérir ; et le poison agira violemment sur l’esprit et le cœur, et l’antidote n’opérera que sur l’esprit, et le poison triomphera.

Et il se vantera d’avoir ouvert un précipice ; et il se croira exempt de tout reproche en disant : Tant pis pour les jeunes filles qui y tomberont, je les ai averties dans ma préface ; et les jeunes filles ne lisent jamais les préfaces.

Et, après que dans son roman il aura dégradé tour-à-tour les mœurs par la philosophie, et la philosophie par les mœurs, dira qu’il faut des romans à un peuple corrompu.

Et il dira sans doute aussi qu’il faut des fripons chez un peuple corrompu.

Et on le laissera tirer la conséquence.

Et il dira encore, pour se justifier d’avoir fait un livre où respire le vice, qu’il vit dans un siècle où il n’est pas possible d’être bon.

Et pour s’excuser, il calomniera l’univers entier.

Et il menacera de son mépris tous ceux qui n’estimeront pas son livre.

Et les gens vertueux considéreront sa folie d’un œil de pitié.

Et on ne l’appellera plus le philosophe, et il sera nommé le plus éloquent des sophistes.

Et on admirera comment, avec une âme pure et honnête, il a pu faire un livre qui ne l’est pas.

Et ceux qui croyaient en lui n’y croiront plus.

CONTRE-PRÉDICTION
AU SUJET DE LA NOUVELLE HÉLOÏSE
Roman de M. Rousseau, de Genève


En ce temps-là, il sortira des bords du lac de Genève un jeune homme sage et vertueux, qui voyagera chez le peuple le plus éclairé de l’univers. Après avoir longtemps étudié, examiné les mœurs de ce peuple, il lui dira : Vous êtes savant, mais corrompu. C’est la société qui a commencé le mal ; les arts, les sciences l’achèveront et peu de personnes le croiront, parce que le mal a déjà des racines très-profondes.

Et il leur dira : Je suis venu vivre parmi vous pour m’instruire, et j’ai été fâché de voir la corruption de votre société.

Et il dira encore : On est beaucoup plus vertueux dans le pays où je suis né, et je compte aussi retourner parmi les miens.

Et il écrira que les sauvages sont moins corrompus que les peuples des grandes villes ; que les vices augmentent à mesure que la société s’agrandit ; que les arts et les sciences favorisent les progrès du vice, et il aura raison.

Et il soutiendra que le théâtre est une mauvaise école pour former les mœurs ; et les partisans du théâtre lui donneront tort, et ils trouveront extraordinaire qu’il ait fait un opéra.

Et il dira que la compagnie des grands est dangereuse ; et cependant il fréquentera quelques grands, et on trouvera encore cela extraordinaire.

Et il fera un livre pour dire que nous n’avons point de bonne musique, et les musiciens, courroucés contre lui, ne pourront lui répondre que par des injures.

Et il dira aussi que les peuples qui ont des mœurs ne lisent pas des romans, et il ne fera point de romans, mais un livre de mœurs, auquel il donnera la forme d’un roman pour le faire passer : c’est ainsi qu’on frotte de miel les bords d’un vase, pour en faire avaler la liqueur amère.

Et dans ce livre, l’amitié, l’amour, l’honneur, la vertu, ne seront point fondés sur l’intérêt personnel, ne seront point de vains sentiments pris dans la société, mais ce seront des affections réelles, qui auront leur source dans le cœur, et c’est ce qui déplaira aux plus éclairés de la nation.

Et dans ce livre, on verra encore un jeune homme prendre un véritable amour pour une jeune fille ce qui étonnera bien des gens, qui n’ont jamais connu le véritable amour. Et la maîtresse donnera la première un baiser à son amant, et, après avoir plus combattu que celles qui résistent, entraînée par la violence de ses feux, elle succombera.

Et elle aura des regrets plus grands que sa faute, et ceux qui connaissent l’amour l’excuseront.

Et on verra encore dans ce livre que les parents abusent quelquefois de l’autorité qu’ils ont sur leurs enfants, qu’ils les forcent souvent à des mariages où leur cœur n’a point de part, et que l’intérêt fait aujourd’hui beaucoup de ménages malheureux.

Et il s’élèvera une dispute entre l’écolier et un seigneur anglais, ce qui donnera occasion à un très-beau discours sur la fureur du duel et du faux point d’honneur ; et le seigneur anglais, reconnaissant son tort, en fera ses excuses d’une manière qui surprendra l’admiration.

Et l’écolier, devenu l’ami du mylord, se rendra à Paris, n’y verra point les philosophes, fréquentera les honnêtes gens, écrira à sa maîtresse que les femmes du bel air ont le ton grenadier, qu’elles ont peu de retenue, et qu’elles sont trop faciles à céder.

Et malgré le soin d’éviter la mauvaise compagnie, il se trouvera, sans le savoir, chez des filles de mauvaise vie, et ne s’en apercevra qu’après la faute ; et il écrira son repentir à sa maîtresse, et elle lui pardonnera.

Et les éclairés de la nation se récrieront et diront que tout cela n’est pas dans la nature ; et cette fille, toujours amoureuse, cédant aux ordres de ses parents, épousera un honnête homme, qui a sauvé la vie à son père ; et, malgré sa faute et son amour, elle fera le bonheur de son époux et le sien.

Et on sera fort étonné qu’un homme épouse une jeune fille dont il sait que le cœur appartient à un autre ; et les philosophes seront étonnés que ce mari soit un honnête homme, et que cet honnête homme soit un athée.

Et les gens raisonnables seront surpris de la contradiction de ces philosophes, qui, ayant établi qu’un athée peut être un honnête homme, nient que le mari de cette jeune fille le soit, parce qu’il est athée.

Et l’amant, pour dissiper son chagrin, ira voyager ; et il aura beaucoup vu dans le tour du monde, et il reviendra en Europe.

Et de retour, il sera reçu dans la maison de sa maîtresse, qui sautera à son col à son arrivée ; et le mari, qui sait toute leur intrigue, n’en sera point jaloux, ce que bien des gens ne pourront concevoir.

Et on croira que, parce que l’amante a eu une faiblesse étant fille, elle doit nécessairement continuer à en avoir étant femme.

Et l’on sera étonné que le jeune homme et cette tendre épouse sachent conserver leur vertu et se respecter en demeurant ensemble, et que le mari plaisante sur leurs aventures.

Et les honnêtes gens croiront aisément que tout cela peut se concilier ; mais les méchants seront dans l’étonnement, et ne pourront jamais y rien comprendre.

Et les plaisirs de l’époux, de l’épouse et de l’amant, seront simples et innocents. La maîtresse veillera sur ses domestiques, et s’en fera aimer ; dans le temps de vendange, elle jouera au milieu des vendangeurs, et en sera respectée ; elle teillera du chanvre avec eux, et le jeune homme prendra plaisir à l’imiter, et ceux qui ne connaissent pas ces innocents plaisirs s’en moqueront.

Et l’amant présidera à l’éducation des enfants ; il leur apprendra surtout à ne parler qu’à propos dans les compagnies, et on ne les instruira dans leur religion que dans l’âge mûr, afin qu’ils la sachent mieux, ce qui ne plaira pas à tout le monde.

Et les repas seront frugals, on saura s’y priver de certains mets qui pourraient faire plaisir, pour mieux les goûter ensuite ; et les méchants appelleront cela gourmandise.

Et la maîtresse aura beaucoup de raison, de bon sens et de jugement, et les beaux esprits en seront courroucés.

Et le philosophe remarquera que les gens faux doivent être sobres, et que la trop grande réserve de la table annonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes doubles.

Et l’ami ira pêcher dans un lac avec sa maîtresse, et il rejettera dans les eaux les petits poissons dont ils n’auront pas besoin pour leur dîner ; ce qui révoltera les gloutons.

Et dans un voyage qu’il fera chez les Valaisans, il boira un peu plus de vin qu’à l’ordinaire ; il sera choqué de l’énorme ampleur de la gorge des jeunes Valaisanes, et les sots en riront.

Et lorsque sa maîtresse lui aura promis un rendez-vous, la violence de son amour lui fera regretter d’être obligé de manquer au rendez-vous pour faire une bonne action, et il fera cependant cette bonne action.

Et l’amie de sa maîtresse deviendra amoureuse de lui, et lui ne sera point amoureux d’elle, quoiqu’il lui donne un baiser sur la main ; ce qui étonnera encore.

Et enfin, sa maîtresse mourra.

Et avant que de mourir elle écrira à son amant que la vertu qui les sépara sur la terre les unira dans le ciel, qu’elle est trop heureuse d’acheter au prix de sa vie le droit de l’aimer toujours sans crime.

Et le mari enverra cette lettre à l’amant.

Et on ne saura jamais ce que l’amant est devenu.

Et les méchants ne se soucieront guère de le savoir.

Et les honnêtes gens le rechercheront, et désireront de connaître un pareil amant.

Et tout le livre sera moral, utile et honnête, puisqu’il prouvera que les pères ne sont point en droit de disposer du cœur de leurs filles sans les consulter, et que, pour faire des mariages heureux, on ne doit pas toujours avoir égard à l’égalité des conditions.

Et que, pourvu qu’on pratique la vertu, il est inutile d’en parler.

Et qu’une jeune fille peut avoir une faiblesse avec un homme, et être ensuite forcée par ses parents d’en épouser un autre.

Et qu’en se livrant au bien, on n’a jamais des remords de l’avoir fait.

Et qu’un mari, sûr de la vertu de sa femme peut recevoir son ancien amant dans sa maison.

Et que la femme peut embrasser quelquefois son ancien amant, sans que le mari en conçoive de la jalousie.

Et elle dira que deux époux peuvent être heureux sans amour.

Et le livre sera écrit d’un beau style pour en imposer aux philosophes.

Et l’auteur pressera les raisonnements pour mieux les convaincre.

Et il accumulera les preuves, et ne les convaincra pas.

Et son style sera orné, fleuri, sublime, nerveux, et on dira qu’il a des endroits si pleins de feu qu’ils brûlent le papier.

Et il connaîtra la simplicité, la justesse, le naturel, et il n’employera la force que pour détruire le vice ; et quelquefois le sarcasme dans les choses indifférentes.

Et le talent de l’auteur sera de faire briller la vertu, et de faire parler la raison, et le bon sens. Il contemplera toujours la nature, et donnera rarement carrière à son imagination.

Et semblable aux médecins qui ordonnent un remède pour prévenir le mal, il produira son livre sous le titre de roman, et par cet innocent artifice il réussira à guérir des cœurs corrompus et à faire aimer la vertu.

Il ne se vantera point d’avoir fait un livre utile ; et comme il aura mis à la tête de son livre un titre décidé, pour qu’une fille chaste sache à quoi s’en tenir en l’ouvrant, il dira : Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre : le mal était fait d’avance ; puisqu’elle a commencé, qu’elle achève de le lire, elle n’a plus rien à risquer. Et il aurait pu ajouter : elle ne peut même qu’y profiter.

Et après que, dans son roman, il aura fait triompher les mœurs en détruisant la philosophie, il dira qu’il faut laisser les romans aux peuples corrompus.

Et il pourra dire aussi qu’il y a des fripons chez les peuples corrompus.

Et on le laissera tirer la conséquence.

Et les philosophes voudront le forcer de se justifier d’avoir fait un livre où respire la vertu.

Et il aura soin de menacer de son mépris tous ceux qui n’estimeront pas son livre.

Et les gens vertueux le liront avec attendrissement.

Et on ne l’appellera plus le Philosophe, et il sera reconnu comme un des plus éloquents et des plus vertueux des hommes.

Et on ne sera point étonné comment, avec une âme pure et honnête, il a fait un livre qui le soit.

Et les philosophes qui l’avaient loué le calomnieront.

Et ceux qui ne croient pas à la vertu trouveront que le livre les ennuie.

Et ceux qui croient en lui y croiront plus que jamais.



MADRIGAL


    Au temps heureux où régnait l’innocence,
On goûtait, en aimant, mille et mille douceurs,
    Et les amants ne faisaient de dépense
        Qu’en soins et qu’en tendres ardeurs.
        Mais aujourd’hui, sans opulence,
        Il faut renoncer aux plaisirs.
Un amant qui ne peut dépenser qu’en soupirs
        N’est plus payé qu’en espérance.

Méré.


CATÉCHISME POLITIQUE DES ANGLAIS
TRADUIT DE LEUR LANGUE

D. Comment définissons-nous la politique ?

R. C’est la science pratique de tout ce qui est injuste et déshonnête.

D. Avons-nous les dispositions nécessaires pour cette science ?

R. Nous passons pour y exceller.

D. En quoi la faisons-nous consister particulièrement ?

R. Dans l’abus de la paix et de la guerre.

D. Qu’est-ce que la paix ?

R. C’est ce qui nous fait désirer la guerre.

D. Qu’est-ce que la guerre ?

R. C’est ce qui nous fait désirer la paix.

D. À quoi nous appliquons-nous pendant la paix ?

R. À tromper nos voisins.

D. Et pendant la guerre ?

R. À nous tromper nous-mêmes.

D. Qu’est-ce que le droit de la nature ?

R. C’est un vieux code du cœur humain, que nous venons de rectifier sur des exemplaires qui ne se trouvent qu’en Barbarie.

D. Qu’est-ce que le droit des gens ?

R. Quand on se croit tout permis, c’est une connaissance inutile.

D. Qu’est-ce que des limites ?

R. C’est ce que nous n’avons point envie de savoir.

D. Où les Français reçoivent-ils nos insultes avec le plus de docilité ?

R. Sur nos théâtres.

D. Quelle satisfaction faisons-nous à un vaisseau neutre après l’avoir attaqué mal à propos ?

R. Nous nous contentons de le mettre à contribution pour les coups que nous lui avons tirés.

D. Quand un vaisseau ennemi a payé une fois sa rançon à un de nos armateurs, que peut-il faire ?

R. Il peut en toute sûreté en préparer une seconde pour le premier qu’il rencontrera, et se disposer à aller en Angleterre avec le troisième.

D. Que doivent éviter les officiers qui commandent nos escadres ?

R. De se battre quand ils n’ont pas au moins le double des forces de l’ennemi.

D. Pourquoi avons-nous commencé la guerre longtemps avant que de la déclarer ?

R. C’est pour qu’on ne soit pas surpris si nous la continuons longtemps après qu’elle sera finie.




ÉPIGRAMME


        Voulez-vous guérir promptement
De je ne sais quel mal, qui, je ne sais comment,
        Vous ôte votre bonne mine ?
        Prenez-moi sans retardement
Je ne sais pas combien, ni de quelle racine ;
Joignez-y je ne sais quelle herbe également ;
Mettez je ne sais où le tout bien chaudement :
        Vous guérirez je ne sais quand.
        Maint grand docteur en médecine
        Ne vous dirait pas autrement.

Bruzen de la Martinière.


RÉFLEXIONS SUR LE MAIS.


On appelle la particule mais une particule adversative. Que le mais est haïssable !

C’est la particule de la médisance, et des exceptions désavantageuses. Dorilas est un honnête homme, maisUranie a beaucoup de mérite ; elle a de l’esprit, de la politesse, du tour, des manières ; elle est enjouée, sérieuse ; elle fait d’elle tout ce qu’elle veut, mais… Le Père Bourdaloue est un bon prédicateur, maisMais d’où vient, pour dire mais à mon tour, d’où vient que le bien qu’on dit du prochain ne fait que friser l’oreille, et que le mais est écouté de toutes les oreilles ?

Mais est encore la particule de l’objection, terreur de la paresse et de l’orgueil. Comme ce dernier prétend à l’infaillibilité, il faut nécessairement livrer bataille au mais. S’il arrive que le mais ait raison, l’orgueil entre en furie, il se désarçonne, il sort des rangs, il dit des injures, il prend le ton des héros d’Homère ; il laisse la victoire au mais, au grand plaisir des spectateurs, qui ordinairement sont les bons amis du mais. À l’égard du paresseux, s’il lui échappe de dire quelque chose, voici le mais qui l’oblige à parler encore : autre supplice bien plus grand que celui de l’orgueil, parce que ce dernier se console du mais dans la confiance d’en triompher. Oui, le paresseux aimera mieux reculer devant le mais que d’en soutenir l’assaut.

Le mais est aussi la particule de la contradiction, car la contradiction est différente de l’objection en ceci : c’est que l’objection ouvre la carrière d’une conférence, ou plutôt d’une dispute dans les formes, au lieu que la contradiction est du ressort de la conversation, elle en est le fléau. Polémon a du mérite infiniment ; il a beaucoup d’esprit, et sa conversation plairait s’il n’était pas toujours à l’affût de la contrariété, et s’il n’avait pas toujours le mais sur le bord des lèvres. Il n’y a rien de plus redoutable que ce caractère pour les esprits doux. L’objection et la contradiction ont ceci de commun, c’est que l’une et l’autre blessent l’orgueil et la paresse. Pour l’orgueilleux, il n’est pas à plaindre s’il est homme d’esprit, pourvu qu’il ne soit pas paresseux ; il est au contraire flatté par la contradiction, parce qu’il a réponse à qui va là ? Mais si, n’ayant point d’orgueil, il se trouve paresseux, il n’y a esprit qui tienne, il aimera mieux souffrir la contradiction que de contredire à son tour, être le plastron que de porter la botte ou de la parer.

Mais est aussi la particule du refus. Je voudrais bien vous donner ou vous prêter ceci, ou cela, mais j’en ai besoin. Je suppose un homme opulent au-delà de ce que peuvent posséder, non des particuliers, mais des princes et des souverains, il me semble l’entendre dire : Ah ! que n’ai-je les trésors de Crésus ! Quel plaisir de faire fleurir les arts et les sciences, d’aller au devant des besoins de la République, de faire des fondations pieuses, de ne permettre pas que personne souffre, non-seulement dans les lieux où je suis établi, mais même dans des climats éloignés ! mais… Il n’y a point de mais qui trouve plus de raisons à alléguer que celui-ci.

Mais est une particule fatale à l’ambition et à la vanité, ces sources inépuisables de désirs. Elle arrête ordinairement tout court les Je voudrais. Si on consulte l’intérieur des hommes, il ne s’en trouvera guère qui ne fussent bien aises d’être grands, d’être princes et rois ; et même, à voir la conduite des grands envers leurs inférieurs, et leur aigreur dans les mauvais succès, on comprend aisément qu’un peu de divinité ne les incommoderait pas, mais… Non-seulement cela, le mais vient à la traverse des commodités de la vie, et même du nécessaire. Je voudrais avoir un carrosse, mais… Je voudrais bien avoir du bois pour me chauffer, un habit pour me garantir du froid pendant cet hiver, mais… Il ne devrait point y avoir, dira-t-on, de pareils mais en pays d’humanité : je l’avoue, mais… Le mais est donc la particule de l’avarice, et le bridon de la générosité et de la compassion.

Le mais est la particule favorite du grand adversaire de tout bien, c’est l’instrument funeste des controverses, c’est-à-dire d’un des plus grands fléaux de la société et de la religion. Quand le prince de la paix vint au monde pour réunir le genre humain, il ne trouva point de plus grand antagoniste que le mais. Les apôtres allaient porter la doctrine salutaire par tout le monde ; à peine eurent-ils passé de Jérusalem à Antioche, que le mais les obligea d’y retourner pour arrêter les progrès de la contradiction. Inutilement, le mais a toujours été le plus fort. Après avoir fait la guerre à la paix avec la plume, il s’est armé du fer, il a allumé le feu, et il a fait du monde le théâtre de mille scènes sanglantes. En un mot, on peut dire que le mais est la remore de tous les agréments de la vie.

Il y a pourtant des occasions ou le mais est assez aimable. Qu’il vient à propos dans la bouche d’un fâcheux ! Je vous entretiendrais plus longtemps, mais… D’un prédicateur ennuyeux : Il serait temps de passer à une seconde partie, mais… J’aime bien le mais qui me sauve d’une visite, active ou passive, quand elle est incommode. Si le mais ne retenait la colère, que de fracas en mille occasions ! Neptune allait lancer son trident contre Eole, mais

Quos ego… sed motos prœstat componere fluctus.
Par la mort… Il n’acheva pas,
Car il avait l’âme trop bonne.

En un mot, je me réconcilierai avec le mais, s’il ne s’emploie jamais que pour exprimer les obstacles au mal et au crime.




épigramme


À mon avis, le plus grand des trésors
C’est une femme honnête ; je m’explique :
Je veux qu’elle ait l’esprit comme le corps,
Que son devoir soit sa seule pratique ;
Qu’en son cœur soit toute sa rhétorique,
Que sa raison ne conteste aucun point.
Heureux qui l’a, cette merveille unique !
Mais plus heureux encor qui ne l’a point !


BAIL DU CŒUR DE CLORIS.


Par-devant les notaires garde-notes du roi Cupidon, notre sire, dans toute l’étendue de l’empire amoureux, soussignés ; fut présente la belle Cloris, bourgeoise de la ville de Cypre, demeurante rue et proche du Temple d’Adonis, laquelle a, par ces présentes, baillé et délaissé, à titre de loyer, promis faire jouir et garantir de tous troubles et empêchements, à l’amoureux Daphnis, aussi bourgeois de la dite ville de Cypre, demeurant rue et proche du Temple de Vénus, à ce présent et acceptant, un cœur à elle appartenant, par rétrocession qui lui en a été faite par l’inconstant Hilas, son époux, par acte passé par-devant le Dégoût et le Mépris, notaires en la ville de Saint-Léger, sur l’Euripe, duquel acte (fait double entre les parties) n’a été laissé aucune minute, du consentement d’icelles. Le présent bail dudit cœur fait audit Daphnis avec toutes ses appartenances, savoir :


Deux beaux yeux, dont le cœur anime d’un feu pur
L’étincelant crystal, le transparent azur ;
Où des divers objets que forme la nature
On peut voir en petit la naïve peinture ;
Où, tout voilé qu’il est, le cœur, sans y penser,
Se peint fidèlement, et ne peut s’effacer ;
Où l’on peut découvrir, à travers de la flamme,
Un amour recelé jusques au fond d’une âme ;
Enfin, où les amants, curieux de leur sort,
Trouvent toujours écrite ou leur vie ou leur mort,
Lisent le jour fatal aux grandes entreprises,
Et le moment heureux pour en venir aux prises.


Lesquels deux beaux yeux ladite Cloris sera tenue d’arrêter, en sorte qu’ils ne s’égarent plus sur les différents objets, qu’ils veillent sans cesse à la sûreté du cœur, et qu’ils ne servent qu’aux usages que ledit Daphnis en prétend faire. Sera tenue pareillement ladite bailleresse de mettre de bons contrevents en dehors, pour servir de défenses contre les voleurs.

        La modestie et la pudeur
Servent de contrevents aux fenêtres du cœur ;
        Et Cloris s’est assujétie,
Sans préjudicier pourtant à son amour,
D’opposer aux voleurs, et de nuit et de jour,
        La pudeur et la modestie.

Ces beaux yeux, en public toujours si retenus,
En secret pour Daphnis perdront leur retenue,
        Ils verront les Amours tout nus,
        Et la volupté toute nue.
Ils sauront exciter les amoureux désirs,
Ils sauront ménager les amoureux plaisirs,
    Ils marqueront de la nature
        Les plus tendres mouvements ;
        Et ces bienheureux moments,
    Qui payent avec tant d’usure
        Les mauvais jours des amants.


Plus deux petites oreilles, bien ourlées et rebordées, qui servent au cœur de conduit et de passage pour les cajoleries, les fleurettes, les déclarations d’amour, les protestations de fidélité, les soupirs, les plaintes, les prières, et pour tous les autres divertissements de cette nature à quoi il s’occupe. S’oblige ladite Cloris de les fermer, condamner du côté du mauvais vent, en sorte que ledit preneur n’en puisse être endommagé.


Qu’ainsi la méfiance, et l’envie, et la haine,
Rencontrent en tout temps ce passage fermé,
        De crainte que par leur haleine,
        Le cœur ne soit envenimé ;
Que Daphnis, affranchi de ces mortelles pestes,
Ne se sente jamais de leurs souffles funestes ;
Que Cloris, des jaloux méprisant le dépit
        Fasse ses oreilles au bruit ;

Que leurs plaintes, en l’air toujours évaporées,
        Se dissipent en s’élevant,
Et qu’ils grondent enfin à ces portes sacrées
    Sans que le cœur en ait le moindre vent.


Plus,


        Une bouche fraîche et vermeille,
        Qui sert au cœur de truchement,
        Pour s’expliquer précisément
        Sur ce qu’il reçoit par l’oreille ;
        Une bouche où la volupté,
Cette reine des cœurs flatteuse et délicate,
Accorde la douceur avec la majesté,
Et règne mollement sur un lit d’écarlate ;
Une bouche où Zéphir répand l’esprit des fleurs,
        Où l’Amour, avec ses trois sœurs,
        Folâtre sur un tas de roses
        Et, désarmé du trait fatal,
        Entre deux lèvres demi-closes,
        S’amuse d’un dard de corail.


Et parce que ladite bouche servait ci-devant d’un passage commun à l’artifice et à la dissimulation, au compliment et à la flatterie, qui logent sur le derrière dudit cœur, dans un appartement détaché d’icelui, il a été convenu que ledit cœur demeurerait affranchi de cette servitude, sauf à ladite Cloris à dédommager lesdits hôtes comme elle avisera. S’oblige aussi ladite bailleresse de donner de la pente dans ledit passage, pour faire écouler toutes les ordures et immondices qui pourraient se former dans ledit cœur, comme les dépits, les chagrins, les soupçons, les dégoûts et les tentations nouvelles.


        Que ces excréments de l’amour
        N’infectent jamais son séjour ;
Qu’ils ne croupissent point, qu’ils coulent à leur aise,
        Et que, par ce canal secret,

        Le cœur se tienne toujours net,
        Et ne garde point d’eau punaise.


Plus,


Deux beaux bras, que le cœur, par des liens cachés,
        Tient à son service attachés,
Et qui, pour écarter les maux qui se présentent,
        Pour saisir les biens qui le tentent,
        Sont incessamment dépêchés.


Ladite Cloris ayant déclaré que lesdits bras n’avaient servi jusqu’à présent qu’à défendre l’approche aux insolents et aux importuns, qui tranchent des petits-maîtres, et qui font profession de l’amour entreprenant et de l’amour brusque, il a été convenu qu’outre ces fonctions, dans lesquelles elle s’oblige de les entretenir, elle les rendra souples, et propres à servir à l’amour tendre et caressant que ledit Daphnis prétend loger avec lui dans ledit cœur ; et comme le cœur qu’occupe cet amour fait, par l’entremise des bras, la plus grande partie de ses affaires les plus touchantes, et que,


        Par la vigilance éternelle,
        Par l’union forte et fidèle
        De ces ministres pleins de zèle,
        Brûlant d’amour, gros de désirs,
        Et las de perdre des soupirs,
        Il semble voler aux plaisirs,
        Et se fondre avec ce qu’il aime…


Ladite Cloris consent, pour gagner du temps, et pour plus grande facilité, que ledit Daphnis mette lui-même ces beaux bras en état de rendre tout le service dont il aura besoin, promettant d’agréer tout ce qui pour cela aura été fait par ledit sieur preneur, même de le lui allouer et lui en tenir compte sur le prix du présent bail.


Plus deux globes plus blancs que la neige nouvelle,
        Aux côtés du cœur flanqués,
        Où les pôles sont marqués,

        D’une framboise éternelle…
Ces globes, dont le cœur est le premier mobile,
Servent à découvrir ses divers mouvements.
        Quiconque en amour est habile
        Sait par eux le sort des amants ;
Par l’élévation de leur habile pôle,
Le progrès du voyage où l’on s’est embarqué,
        À qui sait cartes et boussole,
        Est assez nettement marqué…
        Sûr de sa route nuit et jour,
        Il ne consulte plus d’étoiles,
        Et, mettant au vent toutes voiles,
Il entre heureusement et mouille au port d’amour.


Ladite bailleresse a promis et promet de tenir lesdits globes clos et couverts, et de les mettre, par de bonnes barrières, hors d’atteinte, en sorte que les passants et les curieux ne soient pas en pouvoir de les toucher et de les flétrir…


        L’Amour combat avec chaleur
        Contre un vieux fantôme d’honneur,
Qui s’oppose sans cesse aux biens de la nature.
L’Amour, quand ce combat est trop rude et trop long,
Se rebute souvent, et souvent fait retraite,
Et jamais il n’obtient de victoire parfaite
        Si le plaisir n’est son second…
Mais quand l’Amour a mis son ennemi par terre,
        Toute la dépense n’est rien ;
Il triomphe en prodigue, et met tout en usage,
        Sauf à vivre après de ménage.


Le présent bail fait pour le temps de dix années, à commencer du jour des présentes, moyennant


Grande fidélité, grand soin et grand amour,
        Bons services de sa personne,
        Que Daphnis rendra chaque jour,
        Au gré de la belle mignonne.


Et encore à la charge de faire dans ledit cœur, appartenances, circonstances et dépendances, toutes menues réparations, satisfaire aux charges de ladite ville de Cypre, et enfin user de tout en bon père de famille, et rendre les lieux en bon état, après les dix années expirées, sauf à proroger, s’il y échet. Et pour l’exécution des présentes, lesdites parties ont élu leur domicile, savoir : ladite bailleresse en la maison où elle est à présent demeurante, en ladite ville de Cypre, rue d’Adonis, auxquels lieux lesdites parties consentent que toutes les assignations qui leur seront données soient valables, sauf à changer lesdits domiciles quand ils verront bon être, en s’avertissant toutefois par un exploit fait à propre personne : car ainsi a été accordé, promettant, obligeant, renonçant.

Fait et passé en l’étude des notaires, à Cypre, le 1er avril 1670.

Expédié double, et n’a été laissé minute.

Signé : CLORIS, DAPHNIS.
Le DÉSIR et le RESPECT, notaires.




LA PÊCHE


J’avais une pêche, hélas !… mon unique soin ! l’orgueil de mon jardin !… si belle ! si grosse ! On me l’a volée ; mais j’ai bientôt trouvé mon petit voleur. C’était l’Amour même. Fanny était la recéleuse. Je les ai pris sur le fait ; j’ai reconnu ma pêche, quoique les fripons l’eussent déjà mise en pièces. Les deux moitiés étaient allées se placer sur un sein de lys : elles y forment encore les deux plus jolis hémisphères… Le vermillon clair qui la colorait a passé sur des joues de roses. Le fin duvet dont elle était revêtue éclate sur la plus belle peau. J’en ai senti le parfum dans une délicieuse haleine. Ce feu, cette douce chaleur, ces rayons du soleil qui la mûrissaient, brillent dans les yeux de Fanny. Le moyen de regretter ma pêche ! J’allais m’applaudir d’un emploi si charmant ; mais, ô cruel souvenir ! ce qu’elle avait de plus dur, le noyau enfin, je le cherche, je le demande !… L’ingrate, la perfide, l’a caché dans son cœur !


ADDITION À LA PAGE 176.


Nouveaux détails sur une remarquable particularité d’une des premières années de la Gazette.


J’ai fait remarquer qu’il y a deux états de la Gazette du 4 juin 1633, et j’en ai dit la raison. Je crois devoir revenir sur ce fait, d’ailleurs assez important, parce qu’il en a été donné une explication inexacte, qui, déjà reproduite par une publication en quelque sorte officielle irait ainsi se répétant au détriment de la vérité historique. Le Catalogue de la Bibliothèque impériale, s’appuyant sur l’autorité d’un historien du règne de Louis XIII, s’explique ainsi sur cette particularité, en la signalant : « Le no 54 de cette année (1633) se trouve en deux états : le premier, dans lequel il est fait mention, bien que pour le démentir, d’un projet de répudiation formé par le roi à l’égard de la reine ; le deuxième, dans lequel cet article a été supprimé. » C’est le contraire qui est vrai : l’article prétendu supprimé a été introduit après coup, par ordre, et l’état regardé comme le premier est réellement le deuxième. Cela ressort du ton même de cet article, que voici d’ailleurs :

Le sieur de Lafemas, intendant de la justice ès province et armée de Champagne, est arrivé depuis trois jours en ce lieu, et a fait amener avec lui plusieurs prisonniers d’estat ; entre lesquels est le sieur Dom Jouan de Médicis, lequel fut par luy arresté à Troyes, venant de Bruxelles en habit desguisé, se faisant nommer marquis de Sainct-Ange. On tient qu’il estoit chargé de plusieurs papiers importants, et particulièrement de plans de villes et places de ce royaume, et de lettres tendantes à descrier le Roy et le gouvernement de son estat, dont on ne sçait pas les particularitez. Mais ce qui se peut savoir est que par l’une desdites lettres on supposoit que le Roy envoyoit à Rome pour trois choses, aussi malicieuses qu’elles sont esloignées de toute apparence, à sçavoir :

Pour répudier la Royne ;

Pour faire déclarer M. le duc d’Orléans inhabile et incapable de succéder à la couronne ;

Et pour avoir liberté de protéger tes Luthériens.

Comme aussi on a trouvé dans lesdits papiers des lettres de créance de l’Archiduchesse au Cardinal Infant, et une figure sur la naissance du cardinal duc de Richelieu, faite par un nommé Fabrone, qui est à Bruxelles auprès de la Royne mère, où l’on tient que le nom dudit sieur cardinal est escrit de la main dudit Fabrone. On croit qu’il n’a pas passé en France sans dessein, pource qu’il a séjourné quatre jours à Paris, et conféré avec plusieurs personnes suspectes. Le temps, et la visite de ses papiers, descouvriront le secret de sa négociation.

Évidemment c’est là un communiqué, dont l’intention est facile à saisir ; Renaudot n’aurait pas tiré de pareilles choses de son fonds, et surtout n’aurait pas pu les imprimer. Mais l’inspection des deux états ne peut laisser aucun doute. J’ai dit comment l’article avait été apporté à Renaudot, comment, pour lui faire place, il avait dû supprimer vingt-huit lignes. Or, quand on examine les deux numéros, le travail de remaniement auquel il lui fallut se livrer saute immédiatement aux yeux : des alinéas, des phrases, des parties de phrases, ont été élaguées du numéro primitif et ne se retrouvent plus dans celui où figure l’article en question ; tandis que, si cet article eût fait partie du premier état, on se serait borné à l’enlever, et à remplir le vide tellement quellement, sans toucher au reste.

Quant à la manière dont les faits se sont passés, j’ai pour garant l’abbé de Saint-Léger, dont l’autorité en pareille matière est généralement admise.




Ce qui précède était sous presse quand une trouvaille inespérée est venue me fournir de nouveaux détails sur le fait en question. J’ai parlé, page 106, d’après Monteil, d’une Requête de Renaudot à la reine, que le savant historien signalait comme ayant une grande importance pour l’histoire du journalisme. J’avais inutilement cherché ce document, et désespérais de jamais le trouver, quand un heureux hasard me le fit découvrir au beau milieu d’un volumineux recueil factice de pièces concernant l’université, et spécialement la faculté de médecine.

Je ne fus pas moins surpris de voir que le principal des griefs auxquels cette requête avait pour but de répondre était précisément l’article que l’on vient de lire, et qui avait motivé le remaniement de la Gazette du 4 juin 1633. Voici comment Renaudot lui-même explique ce fait ; on remarquera que son explication ne diffère de celle que j’ai donnée que sur un point secondaire, l’heure à laquelle l’article lui fut apporté :

Cet article de la Gazette du 4 juin 1633, qui est le seul dont on fait du bruit, et pour lequel on tâche, mais en vain, vu l’équité, bonté et justice de Votre Majesté, de m’aliéner l’honneur de ses bonnes volontés, ne saurait donner aucune prise contre moi. L’innocence ne se cache point : il me fut envoyé le matin de ce jour-là par le défunt Cardinal duc, de la part du Roi, qui avouait toutes ses actions, plus de la moitié desdites Gazettes étant déjà imprimées ; ce qui fut cause qu’il ne se lut qu’en ce qui restait à tirer.

Il contenait qu’entre plusieurs prisonniers que l’intendant de la justice en Champagne avait amenés avec lui était Don Juan de Médicis… Lesquelles impostures étant par moi appelées malicieuses et éloignées de toute apparence, c’est tout ce que pouvait faire un bon Français et autant affectionné au service de Votre Majesté qu’il le doit être.

Voilà néanmoins le grand crime que l’on me met à sus, et sur le sujet duquel, Madame, je supplie très-humblement Votre Majesté de considérer que quand aujourd’hui, quelque prince étranger ayant été arrêté en France, votre conseil me commanderait, pour justifier son procédé, d’en publier les causes, ou que ses principaux ministres me donneraient ordre d’informer le public de quelque autre chose de telle importance, quel moyen j’aurais de m’en dispenser ?…

Ce que le conseil du Roi défunt me dictait, ce que Sa Majesté approuvait, et où elle ne trouvait rien à redire, me doit-il être aujourd’hui reproché, après une suite de tant d’années ? Aucun n’en eût osé parler alors ; Votre Majesté même, Madame, n’en a rien dit, qui soit venu à ma connaissance, durant tout ce temps-là. Voulait-on que je fusse plus puissant qu’elle pour m’opposer à ce qu’elle passait sous silence ? Et avec grande raison, vu qu’il n’y a aucun de ceux qui parlent aujourd’hui si haut qui, en apparence ou en effet, ne pliât sous cette autorité, ce qui s’appelait servir le Roi, comme d’y résister, crime de lèse-majesté…

Que n’ai-je ici assez de champ pour opposer à ces mauvais offices qu’on me rend à tort auprès de Votre Majesté tous les éloges que je lui ai donnés en un temps durant lequel il m’a fallu passer par tant de mauvais pas, et lorsque la plupart des autres écrivains se taisaient de Votre Majesté, éloges si fréquents qu’on en pourrait faire un juste volume !… Depuis l’heureux avénement de Votre Majesté à la régence, n’ai-je point cherché toutes les occasions de faire sentir à ses peuples l’heur et le contentement qu’ils ont et qu’ils doivent attendre d’une telle administration, et de lui rapporter tous nos avantages ? Sur quoi ne font point de réflexion ceux qui censurent, dix ans après, avec si peu de raison, de justice et de charité, une demi-ligne de mes nouvelles, entre plus d’un million d’autres qui possible mériteraient quelque témoignage de leur approbation.

On voit que Monteil dans l’analyse que nous avons citée, p. 106, et que nous venons de compléter, ne surfaisait pas l’habileté du père des journalistes français. Renaudot termine par le regret de ne pouvoir « atteindre par son style trop bas au faîte des héroïques et royales actions de la régente, dont les louanges vont faire suer ses ouvriers et gémir ses presses. »


Cette Requête, comme tous les actes de Renaudot, émut la bile de ses adversaires, qui se déchargea dans un factum intitulé : Examen de la Requête présentée à la Reine par Me Théophraste Renaudot. Je ne connais cette pièce que par une Réponse qui y fut faite et portée à son autheur par Machurat, compagnon imprimeur. C’est également dans cette réponse que j’ai trouvé la Requête elle-même, qui y est transcrite tout au long.

La Réponse, dont Renaudot fut évidemment l’inspirateur, s’il ne l’a pas écrite lui-même, ne nomme pas l’auteur de l’Examen, mais elle le désigne assez clairement pour qu’on reconnaisse dès les premières lignes l’implacable ennemi du médecin-gazetier, Guy Patin.

Je t’y trouve donc encore, camarade, après un silence de trois ans, qui n’a été interrompu que par les bouffonneries de ton ridicule plaidoyer, qui appartenait mieux à un hôtel de Bourgogne qu’à un barreau[15], partagé de la pitié que les uns avaient de ton ignorance, et de la risée qu’excitait aux autres ton mauvais français, ta façon niaise, et ce badin de serment : Vrai comme velà le jour de Dieu, Messieurs, que tu répétais souvent faute de bonnes raisons, en cette satisfaction que tu fis en public à M. Renaudot, déclarant que c’était d’un autre, et non pas de lui, que tu avais écrit les médisances contenues en l’épître liminaire des œuvres de Sénerte naguère imprimées en cette ville.

Du reste, la violence de ce factum, dont on pourra juger par quelques citations empruntées à la Réponse, trahit tout d’abord la plume acrimonieuse du satirique docteur.

Ce n’est pas sans cause, dit le prétendu Machurat, qu’il intitule son livre Examen : c’est un essaim et un amas d’injures, qu’il entasse sans aucun respect du nom majestueux de la Reine, qu’il met aussi en tête. Mais, s’il a envie d’être cru, chacun le peut voir par son commencement, qui est tel : Le Maître des Gazettes (il ne faut pas salir le papier de son nom, qui sera odieux et exécrable à la postérité) a débité, ces jours passés, une requête non moins insolente que téméraire qu’il a présentée à la Reine.

Renaudot est attaqué dans ce libelle comme médecin, comme maître des Bureaux d’adresse et commissaire des pauvres, et comme gazetier. Laissant de côté les premiers chefs, sur lesquels, d’ailleurs, nous aurons occasion de revenir, je me bornerai à relever ici les inculpations, pour ne pas dire les outrages, dirigées contre le rédacteur de la Gazette et contre la Gazette elle-même.

Il ne se contente pas — c’est toujours l’auteur de la Réponse qui parle — d’appeler celui qu’il calomnie avec tant de passion méchant et détestable prévaricateur, qui tient la place d’un homme de bien, qui emploie le meilleur de son temps et de son âge à composer des mensonges et des impostures, de le qualifier menteur à gages ; mais, se déclarant ennemi juré de la réputation des armes du Roi, il a eu assez d’impudence pour avoir fait imprimer et publier que toujours les Gazettes multiplient nos victoires, taisent ou dissimulent nos pertes, mettent nos armes en réputation parmi les étrangers, grossissent nos armées de troupes imaginaires, exténuent les forces de nos ennemis, rendent nos royaumes florissants en toutes sortes de biens, et ceux de nos ennemis pauvres et nécessiteux, mettent la tranquillité chez nous et la discorde avec le désordre chez eux : termes qu’il a copiés mot à mot d’un poëme latin imprimé à Anvers il y a huit ans, intitulé Gazeta parisiensis, auquel ledit sieur Renaudot répartit en même temps par un autre poëme, qui a pour titre Gazeta antuerpiensis, auquel je renvoie ceux qui seront curieux de voir s’il se sait bien démêler en toutes façons de ceux qui l’entreprennent.

Il blâme l’auteur de ces Gazettes de ce que ses narrations tiennent tantôt le parti des huguenots contre les catholiques et tantôt celui des catholiques contre les huguenots ; au lieu que, sans parler de l’intérêt que nous avons de conserver nos alliés, plusieurs desquels ne sont pas catholiques, une cervelle mieux timbrée que la sienne aurait conclu de là que celui qu’il blâme observe la principale condition d’un bon historien, qui est d’être sans passion…

Le pamphlétaire accuse ensuite Renaudot d’avoir exagéré l’importance de sa Gazette.

Les fourbes gazétiques n’ont point acquis de nouvelles terres au roi, elles ne l’ont point fait empereur ; elles n’ont su, jusqu’à présent, persuader aux Électeurs de quitter le parti de la maison d’Autriche ; elles n’ont point empêché les rébellions du Poitou et de la Saintonge, ni les mouvements de la Normandie (où vous remarquerez comme la manie de cet ennemi de la France se plaît, en mentant, à publier nos maux, même intestins) ; elles n’ont point augmenté ni les finances, ni le revenu du roi ; elles n’ont point disposé les princes souverains à une paix universelle : Je ne pense point, dit-il, que des services de cette nature puissent avancer beaucoup les affaires du roi et de l’État. Se peut-il voir une conséquence plus inepte ?… Quelle effronterie ! s’écrie-t-il encore, de s’imaginer que ses Gazettes servent à l’État, et que les mensonges qu’elles étalent perpétuellement le maintiennent et le conservent ! Tant cet honnête homme a de dépit de quoi il y a eu si longtemps des Gazettes en France, dépit qui lui continuera encore longtemps, vu que, pour user des termes du sieur Renaudot :

Æquum est
Hac etiam sola nostris ratione placere,
Quod tantam moveant hostili in pectore bilem
.



Un bonheur, une trouvaille, en amène une autre. Dans une réponse de Renaudot à un gazetier de Cologne, dont je viens seulement d’avoir connaissance, on lit, entre autres choses :

La Gazette est un écho qui réfléchit les bruits éloignés, et qui tient de ces phares que les rois de Perse avaient disposés sur les rivages de la mer, où, par les diverses figures des flambeaux allumés à distance de vue, les derniers représentaient les mêmes caractères que les premiers, et ainsi communiquaient leurs desseins, comme à l’instant, d’un bout à l’autre de leurs grands États : si le premier manquait, le dernier n’en avait pas le blâme ; ce lui était assez de l’avoir imité ; encore que les fautes que vous m’imputez, soient, à votre ordinaire, d’assez mauvais petits contes surannés, autrefois inventés à plaisir par ceux qui voulaient décréditer la même Gazette, dont la candeur a survécu à la médisance…

Étudiez donc mieux, une autre fois, vos injures, si vous désirez qu’on les croie ; et pour vous donner un meilleur avis que les vôtres, si vous voulez persuader à un chacun que le Gazetier de Cologne puisse corriger celui qui fait les Gazettes à Paris, qu’il commence à en faire de meilleures que lui, et qu’il le fasse croire au peuple, juge qui ne flatte point, et à qui vous vous devez prendre de ce que celles que vous envoyez sont de si mauvais débit qu’il y a peu de personnes qui en veuillent pour le port, et moins pour leur prix, quelque petit qu’il soit, et moindre que le parisis des nôtres[16] : de sorte que, si vous prétendez avoir des lecteurs, vous serez contraint de les distribuer aux passants, comme on fait ici les affiches des charlatans sur le Pont-Neuf ; tandis que celles de Paris manquent plutôt que les curieux pour les arracher des mains des colporteurs, encore toutes moites de l’impression, que les courriers attendent, retardant souvent leur partement pour les emporter par tout le monde, où elles ont le bonheur d’être lues avidement, mes imprimeurs et commis savent mieux que moi avec quelle satisfaction, par le débit qu’ils en font, qui en est la plus certaine marque[17].



  1. Nous verrons bientôt quel était ce bon ange.
  2. Ce projet n’eut pas le succès que son incontestable utilité semblait devoir lui assurer. « Certaines boëstes, lit-on dans le Roman bourgeois de Furetière, estoient lors nouvellement attachées à tous les coins des rues, pour faire tenir des lettres de Paris à Paris, sur lesquelles le ciel versa de si malheureuses influences que jamais aucune lettre ne fut rendue à son adresse, et, à l’ouverture des boëstes, on trouva pour toutes choses des souris que des malicieux y avaient mises. » Un siècle après, l’établissement de 1653 était si bien oublié, que, M. de Chamousset l’ayant remis sur pied, on lui en fit honneur comme s’il en eût eu le premier l’idée.
  3. Voir, pour cette nouvelle édition de la Muse historique, à la fin de cet article.
  4. Camusat, Histoire critique des journaux, Amsterdam, 1734, in-12. M. Ch. de Monseignat (Un chapître de la Révolution française) dit que « cette histoire serait mieux intitulée Histoire de la Gazette de France et du Journal des Savants, parce que ce sont les seuls journaux dont il y soit question. » C’est une erreur que nous croyons devoir signaler, pour épargner des recherches aux travailleurs, que le titre même de ce volume assez rare pourrait induire en erreur. Nous rappellerons que les journaux et les gazettes étaient, à cette époque, deux choses tout à fait distinctes, que les rédacteurs des gazettes étaient des gazetiers, et non des journalistes, titre exclusivement réservé alors aux rédacteurs des recueils littéraires. L’histoire de Camusat n’est, à proprement parler, que l’histoire du Journal des Savants, qui est suivie de courtes notices sur le Mercure et une demi-douzaine de journaux de médecine, de sciences mathématiques, et de littérature. Mais il n’y est pas dit un mot de la Gazette de France ; une note seulement roule sur l’origine des gazettes et l’utilité de ces sortes d’écrits. Nous reviendrons d’ailleurs sur cet ouvrage en parlant des journaux littéraires.
  5. Boursault, dans sa jeunesse, s’était lui-même essayé au métier de gazetier. Il rédigea quelque temps une gazette en vers qui eut un grand succès à la cour, et lui valut une pension de 2,000 francs. Mais s’étant avisé un jour de rimer une aventure galante arrivée à un capucin, sa gazette fut supprimée, sur les plaintes du confesseur de la reine, et sans la protection du grand Condé il aurait été envoyé à la Bastille. Quelques années après il entreprit une autre gazette, qui fut encore supprimée pour deux méchants vers contre le roi Guillaume d’Orange. La France était alors en guerre avec ce prince, et Boursault, en l’attaquant, avait cru faire acte de bon courtisan ; mais il se trouva, malheureusement pour le gazetier inconsidéré, que Louis XIV songeait en ce moment à faire la paix.
  6. Le théâtre italien ne pouvait manquer de s’emparer de l’œuvre de de Visé et d’en exploiter la vogue, comme cela était dans ses habitudes. Il donna, le 22 janvier 1682, Arlequin Mercure galant, comédie en 3 actes, dans laquelle Arlequin, déguisé en Mercure, débite à Jupiter toutes sortes de nouvelles saugrenues. C’est une parodie des plus innocentes, dans laquelle nous n’avons pas trouvé un mot à relever.
  7. Garat, le chanteur, avait été plus favorisé que son oncle le philosophe ; il avait obtenu presqu’en arrivant en France une pension de deux mille écus. On sait ce quatrain de Rivarol :
    Deux Garat sont connus : l’un écrit, l’autre chante.
    Admirez, j’y consens, leur talent, que l’on vante ;
    Mais ne préférez pas, si vous formez un vœu,
    La cervelle de l’oncle au gosier du neveu.
  8. C’était son neveu. — Il y a en outre dans les sommes quelques différences, mais qui importent peu.
  9. Correspond. littér., let. 57.
  10. Une des victimes de Grimm, qui, d’ailleurs, n’aimait pas le Mercure ni ses rédacteurs, et ne laissait échapper aucune occasion de les maltraiter.

    « M. de Lagarde, dit-il (Correspond. littér., éd. Taschereau, t. III, p. 98), peut hardiment se regarder comme l’aigle du royaume des bêtes ; les Trublet ne sont que des enfants auprès de lui. Quoique j’aie tous les mois un plaisir exquis et sûr à lire les articles de M. de Lagarde, et que je lui rende la justice de convenir qu’il n’y a point d’écrivain en France aussi réjouissant, plus bête et plus impertinent que lui, je ne puis me dissimuler qu’il est indécent qu’un journal qui se fait sous la protection particulière du gouvernement soit abandonné à des écrivains qui l’ont rendu méprisable et burlesque. »

  11. La Harpe, qui avait un talent tout particulier pour se faire des ennemis, ne conserva pas longtemps cette position : Panckoucke se vit contraint de le sacrifier aux plaintes qui s’élevaient de toutes parts contre lui, il fut réduit à la partie des spectacles avec mille écus d’appointements ; bientôt même il dut se retirer tout à fait, mais pour revenir ensuite comme simple collaborateur. Il fut remplacé, dans ses fonctions de critique dramatique, par Levacher de Charmois, qui fut rémunéré à raison de 150 livres la feuille. Voyez d’ailleurs, pour le passage de La Harpe au Mercure, l’article consacré à ce célèbre critique dans notre tome II, et aussi, dans notre tome III, l’article Linguet.
  12. Voir, pour ce journal et les suivants, les articles que nous leur consacrons plus loin.
  13. Nous aurons occasion de parler de la plupart de ces journaux, de tous ceux du moins qui se recommandent à l’attention par quelque côté, et sur lesquels nous aurons pu nous procurer des renseignements.
  14. M. Merle fit précéder ses trois volumes d’une courte préface, qui ne brille pas précisément par l’exactitude. Ainsi il écrit que « ce fut Marmontel qui entreprit un choix du Mercure ; — que le Mercure de France est de tous les journaux littéraires celui dont l’existence est la plus ancienne ; — que sous le nom de Mercure français, il n’était, dans son origine, qu’un recueil aride de quelques événements peu intéressants de la cour et de la ville, » autant d’erreurs que de mots ; — « que la collection du Mercure se compose de plus de 600 volumes, » etc. Ces inexactitudes, commises dans de pareilles circonstances, peuvent faire juger de celles où sont tombés tous ceux qui, depuis, ont écrit du Mercure.
  15. Voir page 120.
  16. J’ai enfin rencontré ici, par un heureux hasard, ce que j’ai si longtemps cherché inutilement : le prix du numéro de la Gazette. C’était, comme on le voit, un parisis, sans doute un sou parisis, de quinze deniers, environ six centimes, représentant une valeur actuelle de près du triple. Du moins c’est l’induction la plus plausible qu’on puisse, à mon sens, tirer de ce passage. Je rappellerai que le Courrier français fait par les fils de Renaudot pendant la Fronde se vendait un sou (V. page 242 ; voir aussi page 104).

    Resterait toujours à savoir si l’abonnement modifiait ce prix, et ce que la Gazette coûtait en province. Disons, d’ailleurs, qu’elle était réimprimée dans les principales villes du royaume : la Bibliothèque impériale possède des réimpressions faites à Lyon, Avignon, Rouen, Aix ; mais, je l’ai déjà dit, je n’ai trouvé aucune trace de celles faites à Paris, et qui motivèrent les procès dont nous avons parlé, page 89 et suivantes.

  17. Response de Théophraste Renaudot, conseiller et médecin du Roy, maistre et intendant général des Bureaux d’adresse de France, et historiographe de Sa Majesté, à l’autheur des libelles intitulés : Avis du Gazetier de Cologne à celui de Paris ; Response des peuples de Flandre au Donneur d’avis français, et Réfutation du Correctif des ingrédients, etc. Du Bureau d’adresse, 1648, in-4o de 176 pages, avec cette épigraphe : Non fumum ex luce, sed ex fumo dare lucem.

    Dans ce volumineux factum, Renaudot défend longuement certaines appréciations, certains faits avancés par la Gazette, et qui avaient motivé des attaques de la part de gazetiers et de pamphlétaires étrangers. C’est ainsi qu’il en agissait toutes les fois que lui ou les inspirateurs de la Gazette jugeaient à propos de répondre, et que la réponse ne pouvait trouver place dans la Gazette elle-même, dont le cadre se prêtait peu à la polémique. Renaudot, d’ailleurs, avait la riposte vive, et ne refusait jamais la lutte, sur aucun terrain : nous venons de le voir répondre par un poëme latin à une attaque qui avait pris cette forme.