Histoire politique du mois - janvier 1835

Chronique no 65b
31 décembre 1834


HISTOIRE
POLITIQUE

DU MOIS.


Toutes les époques politiques sont dominées par certaines formules, par des mots jetés aux masses. Les assemblées délibérantes ont presse surtout que l’on définisse ainsi une situation, car alors autour de cette définition souvent hasardée, bizarre même, se rallient les esprit paresseux, les hommes qui ne veulent pas se donner la peine de réfléchir et d’agir, et ceux-là sont la majorité.

Suivez le gouvernement et les chambres depuis quinze ans ; les intérêts de la société ont été oubliés pour des besoins, des idées factices et passagères. Un ministre venait à la tribune et vous disait en commençant une session : Il faut faire de la religion ; l’année suivante : Il faut faire de la monarchie. Aujourd’hui le mot d’ordre a changé, mais la pensée reste la même ; un ministre est aussi monté à la tribune et nous a dit : Il faut faire de la résistance. Cette phrase résume parfaitement la situation singulière que la royauté de juillet s’est faite. Aussi la majorité, jusque-là incertaine, morcelée en mille systèmes, brisée en petites fractions, s’est-elle groupée fièrement autour de la résistance. C’est que ce mot flatte les esprits poltrons ; ne résiste pas qui veut : résister suppose une force ; on se drape à l’antique ; qu’il est beau de s’entendre dire dans les centres : nous résistons ! combien cette position fortement colorée plaît aux ames faibles et tremblantes ! c’est du rouge jeté sur des faces pâles et livides. M. Thiers a compris les bancs ministériels ; il a donné une conscience à des opinions intéressées, un prétexte honorable à des votes complaisans, une mission sociale à des fonctionnaires passifs et muets.

Le voilà donc ce parti qui résiste ; et à quoi, je vous le demande ? À la révolution qui est le principe même du gouvernement ; au progrès qui est dans sa destinée ; au mouvement naturel des opinions, à cette effervescence généreuse des esprits que le système représentatif favorise ! Vous résistez ! et à quoi ? Aux passions mauvaises, selon l’expression de M. Guizot ! Mais ce mot est bien vague ; les centres vont l’interpréter à leur guise ; empêcher l’amoindrissement d’un budget, c’est une résistance ; on est bien venu à bout de réprimer l’émeute des rues, pourquoi ne comprimerait-on pas l’émeute des économies ? Puis arrêter la presse, toutes les améliorations sociales que le pacte fondamental faisait espérer et que le pays désire, n’est-ce pas de la résistance encore ?

Jusqu’ici les têtes politiques bien organisées croyaient que la condition naturelle de la société, c’était le progrès ; que dans ce monde la destinée de l’humanité pensante était ce marche en avant de l’esprit, haute vocation de l’avenir auquel les peuples sont appelés. Point du tout ; les facultés intellectuelles, la puissance de la parole, la force des gouvernemens, doivent se réunir pour résister. Voulez-vous bien mériter du pays ? résistez donc, M. Thiers vous l’a dit ; posez-vous à la manière de M. Viennet et de M. Salvandy ; offrez-vous comme des martyrs aux fureurs populaires, prêt à donner votre tête à qui ne la demande point ; ôtez la faux au temps, arrêtez le mouvement des générations, les feux de la civilisation et de la vie, et alors vous serez digne de ce système proclamé comme le plus noble fruit de la révolution de juillet !

Mais en tout ceci il y a au moins un résultat obtenu, c’est que le ministère et la majorité qui s’y est si bien associée, ont pris couleur, se sont rangés autour d’une devise. Il vaut mieux une formule mauvaise que l’absence ou l’incertitude de toute formule ; un système, c’est quelque chose lorsqu’on peut l’analyser dans la naïveté de son expression intime ; nous savons ce que l’on veut et où l’on va : l’examen sera plus facile.

LE MINISTÈRE.

Il n’y a point de crise ministérielle encore ; mais il y a dans l’atmosphère du cabinet je ne sais quel nuage noir et lointain qui pourrait bien éclater en orage. Voudrait-on bien nous dire quel a été le résultat d’une certaine note présentée au roi par le maréchal Mortier ? Pourrait-on nous expliquer le motif de la correspondance privée et si active qui se poursuit en ce moment entre Louis-Philippe et le maréchal duc de Dalmatie, correspondance protégée sous main par M. Thiers ? Si l’impuissance du maréchal Mortier, son état maladif, ne lui permettent pas de garder un double ministère et la grande chancellerie de la légion-d’honneur, il faudra bien le remplacer. Le maréchal Mortier est homme d’honneur et de pudeur, il sent tout le ridicule du rôle qu’il joue et à la tribune et dans les bureaux de la guerre. Il a pu se prêter à une office de bon serviteur de la couronne, mais il ne veut pas faire rougir la fin d’une vie qui ne fut pas sans gloire.

Cependant, tel qu’il est aujourd’hui placé, le ministère, je le crois, à moins d’une crise imminente à l’extérieur, traversera la session. Pour le juger ainsi, je n’examine point la majorité qui le soutient, car cette majorité il la doit à des causes étrangères à lui-même ; il faut peser surtout la situation des esprits et l’état de l’opinion. Ce qui a spécialement fortifié la combinaison ministérielle d’aujourd’hui, c’est le spectacle que les dernières tourmentes du cabinet ont offert ; on se blase facilement en France ; autrefois un changement ministériel était une émotion, soulevait une curiosité soudaine, un intérêt désireux de juger les résultats d’un nouvel arrangement de cabinet ; ces émotions sont aujourd’hui usées ; il y a fatigue de ces petites révolutions de coulisses où s’agitent les acteurs parlementaires ; le pays est indifférent aux noms propres ; il ne s’inquiète que de son repos ; il en était venu à ce point, dans les quinze jours de la crise ministérielle, qu’on se demandait chaque soir avec moins d’intérêt que pour un mime d’un théâtre des boulevards : « Eh bien ! quel ministre avons-nous pour demain matin ? »

Dans cette lassitude des esprits, dans cette indifférence profonde pour toute combinaison de cabinet, le public se dit : « Puisque ceux-là y sont, qu’ils y restent ; qui sait ? s’il y avait encore un changement, cela dérangerait les étrennes du jour de l’an et le plaisir du carnaval. » Nous voulons le repos à tout prix, comme la paix en Europe ; la chambre partage cette conviction avec le pays ; elle craint de déranger quelque chose à l’édifice gouvernemental ; elle a peur du bruit, elle a horreur de tout changement, d’une modification de choses ou d’hommes.

D’ailleurs, pour qu’un ministère neuf remplace une administration usée, pour qu’il rallie autour de lui d’avance une majorité naturelle et compacte, il est essentiel qu’il se trouve des hommes qui veuillent officiellement le pouvoir, et osent le dire haut. En Angleterre, pays où se nuancent si bien les différentes opinions des chambres, chaque parti a ses ministres tout trouvés qu’il pousse aux affaires dès que ce parti triomphe. Mais, en France, causez avec les trois hommes plus spécialement indiqués pour servir de base aux élémens d’un cabinet nouveau, que vous répondent-ils ? « Nous ne voulons pas du ministère : le jour le plus malheureux de notre vie sera celui où nous serons ministres. » Est-ce là le véritable langage d’hommes politiques appelés à une destinée parlementaire ? J’aime à croire que ce langage n’est pas sincère ; que ce sont là des mots de convention dans la bouche de ceux-là même qui soupirent après le pouvoir dans leurs rêves d’or. Le langage d’un homme politique qui aspire à diriger le pays, ne doit pas être ce larmoiement sur les misères de l’autorité, et le dégoût des affaires publiques. Si l’on veut renoncer à un rôle, eh bien ! qu’on se retire et qu’on ne soit pas un obstacle à ceux qui veulent le jouer. Est-ce qu’on a jamais entendu dire au duc de Wellington, à M. Peel, à lord Grey et à lord Durham même : « Nous ne voulons pas être ministres ? » Seulement ils se font un système, l’adoptent, le proclament ; puis, si ce système triomphe, ils s’en déclarent les organes et les défenseurs au pouvoir. La fausse position que se sont faite certains noms du tiers-parti est une des grandes causes de la force et de la durée du ministère actuel ; ces noms s’usent tous les jours. Chaque instant, chaque vote enlève quelque chose à leur puissance parlementaire. Ils étaient seuls indiqués ; maintenant le public cesse de s’intéresser à eux. Qui sait ? peut-être demain, il les tournera en ridicule. En politique, il est une chose terrible, c’est l’oubli ; quand le public ne s’inquiète plus d’un homme, ou qu’il en parle en souriant, c’en est fait de sa vie politique. Et que lui importe que M. Molé aille chaque soir au château briller par le bon goût de sa conversation et l’éclat de ses manières ? que lui importe que M. Dupin compte et recompte, publie et proclame les noms des hommes qui viennent dans ses salons, et les plus petites actions de sa vie privée ? Tout cela ne crée pas cette puissance d’opinion qui seule vous indique au pouvoir. M. Molé ne cessera pas sans doute d’être l’expression d’une société élégante ; M. Dupin conservera toujours cette mordante supériorité de tribune, bourgeoisement caustique ; mais ils cesseront d’être les pivots et le fondement d’une combinaison ministérielle, qui meurt avant même d’avoir été conçue.

C’est cette impuissance dans ses adversaires qui maintient le pouvoir aux mains du ministère actuel ; ce ministère a subi lui-même une transformation intérieure d’une haute importance. Toute crise à laquelle un conseil échappe a pour effet d’en resserrer les parties et d’opérer une fusion plus parfaite d’opinions et de nuances ; il est évident que le ministère Guizot et Thiers, ayant péri par les divisions intérieures, doit avoir compris qu’il faut aujourd’hui serrer les rangs, et ne plus se laisser miner par les mêmes causes de destruction. De là résultent de plus grandes et de plus nombreuses concessions réciproques ; on s’est promis de vivre en paix, de ne plus troubler désormais l’harmonie du pouvoir constitutionnel, et pour cela on a fait des sacrifices incroyables. Qui aurait jamais pensé, par exemple, que M. Persil, le dénonciateur de ses collègues, M. Persil qui les avait flétris de toutes sortes d’épithètes injurieuses dans sa conférence du 8 novembre au soir avec M. Dupin, M. Persil, l’ennemi ardent des doctrinaires, l’homme si indigné de ce qui s’était passé au dîner des affaires étrangères, siégerait en face de l’amiral de Rigny, dont la rude franchise de mer s’était manifestée en refusant de presser la main du révélateur des secrets domestiques ? Tout cela vit momentanément en communauté ; la force des choses les y oblige ; tous savent qu’au premier craquement le cabinet se morcellerait. Je prends même la supposition la plus grave pour le ministère, l’avènement du maréchal Soult à la présidence. Ce serait, certes, une humiliation bien grande, de voir revenir à leur tête l’homme qu’ils ont supplié le roi de renvoyer, le collègue qu’ils ont chassé, pour nous servir de l’expression même du monarque ! Eh bien ! on le subirait encore ; on ne rougirait pas de presser ces mains dures et calleuses, qui menacèrent la large figure allemande d’un des membres du conseil.

Toutefois, dans ce cabinet si résigné, chacun conserve ses ressentimens particuliers et ses affections de personnes. Jusqu’ici le conseil se divise en majorité et minorité ; le maréchal Mortier et M. Persil ont plus de sympathies pour M. Thiers ; MM. de Rigny, Humann et Duchâtel, pour M. Guizot. On cherche à effacer le plus possible les anciennes démarcations, et elles se représentent dans toutes les questions importantes de personnes ou de choses ; les ministres s’efforcent de les atténuer aux yeux du roi, afin de faire croire à une parfaite union politique ; mais en ce monde on ne renonce pas à soi de telle sorte que les antipathies personnelles n’éclatent à chaque instant. Prenez une difficulté de cabinet (et il en surgit plus d’une dans la durée des pouvoirs) ; maintenant jetez-la au milieu de ces hommes qui se disent si unis, et vous les verrez tous s’agiter, recommencer leurs intrigues individuelles, leur commérage de personnes : vous verrez encore M. Persil dénoncer ses collègues ; M. Thiers trahir sous main M. Guizot pour M. Molé ; M. Guizot imposer sa coterie aux affaires au détriment de la réputation et de l’honneur de M. Thiers. Tout cela s’est fait, tout cela se fera encore. Déjà le ministère a vu dans le conseil des dissidences accidentelles naître et se développer, et nous poserons cette question au ministère : « que s’est-il passé sur le projet de dissolution de l’École Polytechnique ? » Sans doute il ne s’agira d’abord que de majorité et de minorité, accident inévitable dans toute délibération politique ; mais en se perpétuant, ces majorités et ces minorités deviennent des nuances hostiles qui luttent et se prennent corps à corps jusqu’à ce que les crises décisives arrivent.

Louis-Philippe connaît mieux que personne tous les tiraillemens de son cabinet ; ceux qui l’approchent aux Tuileries ont dû remarquer un nuage de tristesse sur ce front habituellement si expansif ; on voit que quelque chose l’importune et le blesse dans la constitution et la marche de son gouvernement. Le roi, comme tous les esprits éclairés, a l’instinct des choses ; de quelque manière qu’on envisage la dernière crise ministérielle, il n’en est pas moins vrai que Louis-Philippe a été en définitive forcé de céder ; la combinaison Guizot et Thiers s’est imposée comme une nécessité. Le système actuel plaît à la royauté, parce qu’il est en harmonie avec la pensée européenne de conservation et de répression qui forme la base exclusive du projet persévérant et fixe de Louis-Philippe ; mais les circonstances qui ont fait triompher la combinaison ministérielle sont présentes à sa mémoire. On peut dorer un joug, il n’en est pas moins pesant. L’Europe, qui avait eu jusqu’à la dernière crise du ministère une haute opinion de la capacité de Louis-Philippe, l’a perdue à l’aspect de ces incertitudes de sa pensée ; cette absence complète d’un gouvernement régulier a déconsidéré l’autorité du trône de juillet ; M. Bresson a pu écrire de Berlin la manière dont l’empereur de Russie et le roi de Prusse s’étaient exprimés sur cette impuissance d’une couronne de quatre ans pour trouver des ministres capables de la seconder. La combinaison Bassano a été principalement imputée au roi, et cette combinaison, il a été forcé de l’abandonner après quelques jours de durée. Cette opinion de l’Europe touche profondément Louis-Philippe ; après tant de sollicitudes et de sueurs, n’obtenir que ce résultat désespérant, c’est chose triste et déplorable ! Ensuite la couronne voit bien que les esprits s’aliènent à son gouvernement ; on a marché trop vite dans la désaffection ; on a secoué d’abord le parti républicain, puis l’opinion Laffitte, Mauguin, Odilon Barrot ; maintenant on a même jeté M. Dupin dans l’opposition. Où cela s’arrêtera-t-il ? Le système ministériel n’a plus qu’un seul journal important pour lui ; la presse l’attaque vigoureusement. Comme le roi a une très grande expérience d’avenir, il sait que, si la presse ne produit pas un résultat immédiat, elle mine, elle travaille les esprits. La dernière élection de M. Eusèbe Salverte l’a vivement préoccupé. À un an de distance, la bourgeoisie de Paris, les boutiquiers, cette garde nationale dont le roi a cultivé si soigneusement les affections et l’appui, ont élu un des noms les plus avancés de l’opposition de gauche !

De la rue, l’opposition est montée aux salons, des salons au palais. N’est-il pas vrai que le prince royal formule des plaintes assez aigres, assez ouvertes contre le système doctrinaire ? M. le duc d’Orléans avait particulièrement favorisé la formation du ministère Molé ; il s’était mis en avant, avait engagé sa parole, et donné certaines assurances qu’il n’a pu tenir à cause de la rentrée du ministère actuel. L’avènement d’un cabinet auquel il eût puissamment contribué, aurait, pour ainsi dire, marqué les premiers pas du jeune prince dans la carrière royale : il y a de l’espérance lorsqu’on a devant soi une longue vie. L’intervention du duc d’Orléans dans les affaires publiques eût été un pas immense qu’on eût fait faire à la monarchie héréditaire de juillet. Il y a encore peu d’expérience et de capacité dans cette tête de vingt-trois ans ; mais enfin un cabinet qui aurait tenu de lui un peu de confiance et de force, aurait pu l’associer avec précaution à ses actes ; tout en restant constitutionnellement indépendant, le prince royal eût servi d’intermédiaire auprès de la couronne ; il se serait rompu à ce travail politique qui seul peut préparer un nouveau règne. Tout marche autour de nous, les générations s’avancent dans un avenir de progrès ; pourquoi les couronnes elles-mêmes ne se mettraient-elles pas en rapport d’études et de science de gouvernement avec le siècle éclatant de force et de lumières ?

M. le duc d’Orléans, par cela seul que son œuvre a péri, et que son œuvre lui créait une grande position, a pris en désaffection le cabinet doctrinaire ; le prince le subit, mais il l’aime moins encore que ne l’aime son père. Nous ne pourrons jamais croire que dans une jeune tête le mot de résistance puisse retentir bien fort, et ce mot de résistance n’est-il pas le principe du nouveau cabinet ? Que les esprits fatigués de leur passé, glacés par l’âge et les tourmentes, se posent comme barrière aux mouvemens de la civilisation, cela se conçoit ; mais demander à une intelligence toute neuve de prêter sa main pour repousser la chaleur et la vie de la génération à laquelle elle appartient, cela ne peut être.

On dira que, sous le système représentatif, peu importe à un cabinet d’avoir l’affection ou l’amitié d’un prince ; que la seule question pour lui, c’est d’avoir la majorité, et que le ministère actuel l’a obtenue. Cela est exact, et nous voudrions de bon cœur que l’on arrivât à cette république intellectuelle où la royauté n’est qu’un nom, et l’action de la cour un accident inaperçu ; mais puisque cela n’est pas, puisqu’il faudra peut-être encore les luttes et les sueurs d’une génération pour arriver à ce résultat, on doit dès-lors prendre les faits tels qu’ils sont. Or, la majorité qui soutient le ministère actuel, n’est point systématiquement attachée à ses doctrines ; elle se forme d’une multitude d’intérêts particuliers qui ont leur retentissement au château, et sur lesquels par réciprocité l’opinion du château influe : d’où il résulte qu’il n’est pas indifférent à un cabinet d’avoir pour lui la protection de ceux qui, plus ou moins directement, touchent à la couronne. Demandez aux ministres eux-mêmes si une grande partie de leurs difficultés ne viennent pas de leur position vis-à-vis le roi et le prince royal ? Demandez-leur si la préoccupation royale pour la présidence du maréchal Soult, quoiqu’en définitive ils se résignassent à la subir, ne les inquiète pas vivement ? Demandez-leur s’ils ne s’alarment pas de certaines audiences que Louis-Philippe ou le prince royal accordent à des noms hostiles au ministère ? Oui, la vie de cour occupe aussi activement le cabinet que les sueurs parlementaires d’un commencement de session.

LA CHAMBRE DES PAIRS.

La chambre des pairs exerce dans l’état une double mission : elle est assemblée politique, elle est corps judiciaire. Jusqu’ici, dans la nouvelle session, elle n’a point paru comme portion de la législature ; elle ne s’est montrée que comme tribunal. Comme toutes les distinctions subtiles qu’une constitution peut établir n’arrivent point jusqu’à l’application, les passions du corps politique s’infiltrent dans les arrêts de la cour judiciaire, ce qui fait la plus détestable institution de cette cour des pairs si solennellement réunie.

L’Angleterre ! dira-t-on encore. En vérité, il devient trop trivial de rappeler que la plupart des institutions anglaises dérivent de la féodalité ; qu’est-ce que la cour des pairs d’Angleterre, si ce n’est l’ancienne cour des barons hauts tenanciers, chargés de punir les crimes de félonie. Grâce au ciel, le crime de félonie n’existe plus parmi nous ; puisque nous n’avons plus de fiefs, il serait temps de ne plus avoir de hauts barons. Toute juridiction exceptionnelle a pour principe de s’étendre jusqu’aux délits ordinaires ; ce qu’on n’a pas remarqué, c’est qu’avec l’institution de la cour des pairs, si étrangement entendue, il n’y a plus une seule personne libre, un seul journal à l’abri d’une suppression arbitraire ; comme il n’y a rien qui définisse le crime contre la sûreté de l’état, je demande ce qui empêche le pouvoir de vous enlever sans cesse au jury, pour le moindre délit, et de vous renvoyer à la cour des pairs ? Cette cour peut aussi trouver des délits d’offense dans les phrases les plus innocentes des journaux, elle a le pouvoir encore de les priver de la juridiction du jury, et de frapper la presse d’une interdiction indéfinie. Dès-lors à quoi bon les garanties ?

Nous venons de voir cette juridiction s’exercer en deux circonstances sérieuses : le procès contre le National, et la procédure si bien nommée le procès-monstre ; car lorsque l’histoire, détachée des petites passions contemporaines, aura à réfléchir et à planer sur le temps présent, elle pourra rappeler, avec une douloureuse indignation, qu’une assemblée législative fut obligée de voter des fonds afin de construire une salle assez vaste pour contenir les accusés dans un procès criminel. La plainte de M. Philippe de Ségur contre le National n’a point été concertée ; elle a été la suite d’un de ces mouvemens intempestifs qui fermentent aujourd’hui dans certaines têtes de l’empire contre les progrès de la liberté au-dessus de leur intelligence. Le National avait rapporté un fait historique, un de ces faits terribles qui pèsent horriblement sur le passé d’une assemblée ; or, voici dans quelle position se trouvait cette assemblée par rapport au fait dénoncé :


Pairs ayant voté la mort du maréchal Ney existant encore dans la chambre, absens ou assistant au procès du National.
41
Fils ou successeurs de la pairie des votans.
18
Votans pour une peine.
7
Votans pour l’incompétence et l’acquittement,
5
Fils de ceux qui ne votèrent pas la mort, Laujuinais, etc.
2


Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les pairs éliminés, comme ayant été nommés par Charles x, et par conséquent les plus royalistes de l’assemblée, n’ont pu prendre part au vote de mort, leur nomination étant postérieure ; ceux qui condamnèrent le maréchal Ney appartenaient spécialement à l’ancien sénat de l’empire ; ils se composaient de quelques généraux et maréchaux que la restauration avait jetés à la chambre des pairs, lors de la fournée dite de M. de Talleyrand, en 1815. Il n’y avait dans toute cette chambre des pairs qu’un nom éclatant de loyauté qui pût lever le front haut devant les souvenirs de ce procès du maréchal Ney ; c’était celui du vieux Moncey, refusant d’assister au conseil de guerre pour juger un glorieux camarade, et subissant la destitution et un emprisonnement de trois mois pour cette honorable violation de la discipline militaire.

C’est en présence d’une cour judiciaire, composée de tels élémens, que le gérant du National était traduit sur une plainte en diffamation. Je ne sais comment ces vieux débris de tant de systèmes déchus ont le sentiment des sympathies publiques ; je ne sais s’ils sentent d’une autre manière que le commun des hommes, mais il est impossible de s’expliquer par quel motif la cour des pairs a pu se décider à une telle poursuite. Je pense qu’avec les ames molles et assouplies, il ne faut point raisonner d’après les principes généraux de la morale et du patriotisme sévère ; toutefois, il est une manière de voir les questions que les roués eux-mêmes ne désavouent pas : j’entends parler de l’utilité et de la portée pratique d’une résolution prise, et je demande si la cour des pairs a atteint le but qu’elle se proposait ? Sa considération était attaquée ; est-elle bien relevée depuis la condamnation ? On voulait infliger une peine, c’est-à-dire inspirer, par la crainte du châtiment, plus de respect pour la cour des pairs, et l’arrêt exorbitant qu’on a prononcé est-il un véritable châtiment ? Les 10,000 francs d’amende seront couverts par les souscriptions ; la prison ? les victimes y sont habituées, et on se fait gloire aujourd’hui de cette petite persécution qui vous réunit à des compagnons d’infortune et d’opinion.

Il faut avoir bien peu de prévoyance pour s’exposer à tous les accidens qui ont marqué la durée de ce procès, et le tout pour un si misérable résultat. Les corps politiques qui voient loin et haut les questions sociales, grandissent seuls leur réputation : le procès du maréchal Ney était une chose odieuse ; les pairs le savaient, et comment de gaieté de cœur réveiller de tels souvenirs, et les jeter en pâture à l’opinion irritée : Je ne puis même m’expliquer comment des hommes tant soit peu habitués aux idées sérieuses de gouvernement et de politique ont pu se tromper à ce point.

Voyez que de fautes commises les unes sur les autres ! On autorise M. Carrel à venir défendre son ami, et quand M. Carrel remplit son mandat avec chaleur et conviction, on l’interrompt. M. Pasquier savait que la chambre, modifiée depuis la révolution de juillet, ne pouvait être tout entière solidaire de ce qui s’était passé à une époque réactionnaire : il veut la rendre complice par ses paroles peu réfléchies ; et lorsque le général Excelmans proteste énergiquement contre les interpellations de M. Pasquier, voilà le président qui se tait, qui n’ose rappeler à l’ordre l’interrupteur, et qui, après avoir manqué à ce qu’il devait à une portion de la chambre, manque aussi à sa fermeté de président.

En politique, il faut laisser dormir les souvenirs, surtout lorsqu’ils compromettent le présent. Ce n’était pas la première fois que le National avait soulevé la tombe sanglante du maréchal Ney ; il y avait eu requête de la famille ; M. Dupin, le président de la chambre élective, avait pris sous son patronage le procès en révision ; la chambre des pairs s’était tue, et elle avait bien fait. La voilà maintenant qu’elle sent réveiller ses susceptibilités à l’occasion d’un article de journal ; je le dis ici hautement, la majorité a agi à l’étourdie ; elle a cru plaire au pouvoir, à ce système de résistance et de force que le ministère parodie, et auquel il veut associer, tant qu’il le peut, des complices. Qu’est-il ensuite arrivé ? c’est que le pouvoir, voyant le mauvais effet produit par tout ce qui s’est passé à la chambre des pairs, l’a abandonnée à son tour. Il y a eu des réprimandes faites à M. Pasquier ; des réclamations sont venues se joindre aux protestations, et la cour des pairs s’est ainsi sacrifiée pour un ministère qui ne lui en sait aucun gré. Que M. Pasquier y prenne garde, c’est une rude tâche qu’il s’est imposée : il n’était pas parmi les juges du maréchal Ney, il est par trop généreux à lui de vouloir se faire le patron complaisant de la sentence. Servir le pouvoir est une bonne et grande chose, et nous ne sommes pas de ceux qui en veulent la déconsidération systématique ; mais il faut le servir en conservant sa dignité, en le sauvant de ses propres écarts, en le présentant aux yeux de la société, non dans une petite vengeance étroite et sans motif, mais dans l’appui franc et généreux donné à toutes les nobles choses, à toutes les fortes idées.

Que dire du procès de la grande conspiration ? S’il était permis de mêler quelques idées plaisantes à un sujet aussi déplorable, je pourrais rappeler que dans ce mémorable procès il y a deux choses pourtant essentielles qui manquent, les juges et le lieu des séances du tribunal. Chacun sait qu’en matière criminelle il faut que les juges et les jurés aient assisté à tous les développemens de l’accusation et de la défense : or, comme chaque jour plusieurs pairs ne répondent point à l’appel nominal, que de cent quatre-vingts, qui était le résultat du premier appel, les pairs sont réduits à cent dix-neuf, il pourrait bien arriver qu’ils ne pussent plus se réunir en nombre suffisant pour continuer raisonnablement une poursuite et prononcer l’arrêt. Ceux qui connaissent le personnel de la chambre doivent savoir qu’elle se compose en majorité de vieillards malades, rachitiques, qu’un rhume retient au lit, qu’une goutte paralyse ; le Luxembourg est loin ! les républicains ont des faces bien terribles ! Des souvenirs doivent rester dans leur mémoire ! la rue peut encore s’émouvoir ! et tout cela doit retenir des corps et des ames qui ont besoin de s’envelopper dans du coton. On verra donc successivement s’abaisser le chiffre des présens ; en face de trois cents accusés, qui sait ? peut-être il n’y aura plus que quatre-vingts juges. M. Decazes et M. Pasquier sont actifs ; leur correspondance pourra stimuler le zèle de quelques tièdes magistrats ; cela suffira-t-il ? nous le croyons à peine. La chambre des députés donnera les moyens de faire une salle ; mais faire des juges, c’est plus difficile, et les supplications, émaneraient-elles même d’une bouche auguste, n’auraient pas la vertu magique de donner la santé et le courage à MM. les pairs. Voyez comme il sera beau de voir peut-être des hommes accusés et condamnés par une cour dont chaque membre sera fonctionnaire public et salarié, recevant un traitement fixe des mains du pouvoir qui poursuit !

Puisque je viens de parler de la salle des séances, il faut pénétrer dans cette affaire, qui est toute une histoire des soucis de M. de Sémonville et de son successeur, M. Decazes. Quand on s’est aperçu que le local des séances ordinaires était insuffisant, que les accusés pourraient se prendre corps à corps avec les juges, ce qui plaisait fort peu à la pairie, on s’est dit : « Il y a impossibilité de jeter là toutes ces figures républicaines à l’aspect si formidable. » On avait d’abord songé à l’Odéon : l’Odéon est une dépendance de la chambre des pairs ; c’est le grand référendaire qui en a en quelque sorte la direction ; on aurait pu défaire ses stalles, combler son parterre, pour jouer cette ridicule et cruelle parade ; mais c’était jeter un anathème indéfini sur ce malheureux théâtre, qui déjà n’est que trop abandonné. Tout le quartier latin se soulevait à la seule pensée de ce tribunal exceptionnel, si singulièrement improvisé ; puis, MM. les pairs n’étaient pas tranquilles en se rendant dans ce lieu de séances isolé, sans défense militaire ; et la translation des prisonniers eût été difficile. Aussi le projet a-t-il été abandonné. Il en est arrivé un second. Dans notre gouvernement de sécurité et d’avenir, on ne procède jamais que par mesures provisoires ; nous avons eu une salle des députés en bois, une salle d’exposition de l’industrie en bois, un obélisque de Luxor en bois, pourquoi n’aurait-on pas une salle d’audience criminelle en bois ? Cela a plusieurs avantages : d’abord, on multiplie les marchés et les pots-de-vin ; puis cela dure moins, et on a besoin de les renouveler un peu plus souvent. Voici un troisième projet qui se discute : il s’agit d’une salle permanente et d’un crédit de douze cents mille francs. Il y a en certain lieu une sorte de manie de replâtrer les bâtimens élevés par les ancêtres ; les Tuileries ont éprouvé ce badigeonnage, le Luxembourg aura également sa nouveauté. Laissons aux amis des arts le soin de déplorer l’invasion de cette nouvelle bande noire ; une préoccupation plus grave est en nous. Dans ce triste procès, il y aura d’ineffaçables souvenirs, des caractères indélébiles ! juridiction exprès, salle de jugement construite exprès, prison bâtie exprès pour la réclusion des prisonniers ; et s’il y avait arrêt de mort, comme on semble le demander, il faudrait une place exprès pour frapper les condamnés, un bagne exprès pour les contenir, un lieu d’exil exprès pour les déporter, tant ils sont nombreux ! Et dire que le pouvoir avait occasion d’éviter cette cruelle flétrissure historique par l’amnistie, dire qu’avec quelques concessions de prudence et d’humanité on pouvait s’abriter contre les terribles jugemens du présent et de l’histoire ! On serait tenté de penser qu’une main fatale pousse les gouvernemens à des fautes ; tous se perdent par la même cause, tous y reviennent comme poussés par un instinct trompeur. Le voilà donc encore une fois, le trône de juillet, lancé dans les orages, blessant des opinions irritables, soulevant des haines à plaisir ; que de bien aurait fait un peu de pardon jeté sur ces plaies !

Des pardons ! Nous en avons un tout petit ; on ne nous le donne pas comme un acte de clémence, mais comme un argument ministériel pour obtenir une loi de finance et de crédit. On cède à l’opinion vingt-sept têtes de captifs. On aura la majorité à la chambre sur les douze cents mille francs réclamés. C’est donc convenance parfaite ! C’est faire le bien avec un instinct de formes très remarquable.

CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

Depuis la récente ouverture de la session, la chambre des députés s’est dessinée dans plusieurs débats d’une nature différente. La majorité s’est prononcée tout à la fois en ce qui touche la querelle du tiers-parti avec le ministère, et de l’opposition également avec ce ministère. Trois questions sont venues à point pour bien marquer cette situation complexe ; il est évident que dans la question de l’interprétation de l’adresse et du crédit de 26,000 francs pour la présidence, il ne s’est agi que de différends particuliers entre le tiers-parti et le ministère, tandis que sur la demande des 1,200,000 francs pour le procès républicain, le débat s’est agrandi par la question de l’amnistie, et s’est transformé en un véritable coup de parti entre le cabinet actuel et l’opposition de toutes les couleurs.

Je me suis souvent demandé ce qu’était le tiers-parti ; j’ai déjà dit que par la force des choses il se morcellerait, et qu’une fraction passerait au ministère, tandis que l’autre viendrait à l’opposition franche, se dessinerait d’une manière nette dans les questions politiques importantes. C’est à ce point qu’est arrivé le tiers-parti aujourd’hui ; il n’existe plus comme opinion depuis l’ordre du jour motivé sur l’adresse. Il est mort dans ce débat, et il l’avait bien mérité. Entre des ministres qui venaient à la tribune dire franchement : « Voyons, voulez-vous nous conserver au ministère, nous sommes prêts à y rester sous notre responsabilité, » et les chefs d’une opinion tremblante devant le pouvoir, et répétant sans cesse : « Nous ne voulons pas être ministres, nous craignons la responsabilité, » la chambre n’a pas dû hésiter ; la majorité s’est décidée pour qui osait avouer haut sa volonté du pouvoir, sa ferme résolution de le garder. Comparez le langage si direct de M. Thiers avec les explications si timides de M. Passy, de M. Dupin et même de M. Étienne, et dites-moi s’il est étonnant que la victoire soit arrivée à un cabinet qui avait tant de foi en lui-même et dans les couardises de ses adversaires ? M. Thiers a très bien compris l’esprit et la direction de la majorité ; il a évoqué des fantômes ; il lui a fait peur de l’absence de tout pouvoir, et de cette anarchie ministérielle dont on avait été les tristes témoins pendant une quinzaine. Ce n’était pas seulement à la tribune qu’on avait agi de cette manière ; en présence d’une certaine masse de députés, M. Thiers avait saisi corps à corps M. Dupin, et lui avait dit : « La question est décisive, nous la poserons nettement ; si nous succombons, il faut que vous soyez ministre ; vous devez l’être, et prendre toute la responsabilité du pouvoir. » Que répondit M. Dupin à cette interpellation ? Encore des mots vagues et incertains : « Nous n’en sommes point là, nous verrons ce que nous aurons à faire ; vous savez que je ne veux pas être ministre. » Dès lors les timides de toutes les opinions ont voté pour ce qui était contre un avenir qui se montrait dans le vague et dans l’incertitude. On avait eu d’ailleurs le récent spectacle de l’impuissance de ces hommes à découragement qui se prenaient d’une belle passion pour le pouvoir, et qui l’abandonnaient quelques heures après ; M. Passy et M. Teste avaient tué le ministère Bassano, ils avaient jeté leurs portefeuilles aux premiers obstacles ; et comment avoir confiance dans une combinaison mort-née, qui avait fatigué le pays sans fermer aucune de ses plaies ? On a parlé de corruptions particulières, de consciences flottantes et timides pour justifier ce vote ; je dis, moi, que ce vote était dans la nature des choses, et qu’il ne pouvait pas en être autrement. Quand une assemblée a devant les yeux, d’une part, un système fixe pour lequel le pouvoir demande adhésion franche et sincère, de l’autre, des paroles vagues, un système incertain, reposant sur un récent exemple de faiblesse et d’irrésolutions, il ne peut y avoir à hésiter ; la chambre a fait en cette occasion ce que tout pouvoir politique devait faire.

Ensuite s’est présentée une seconde question, le supplément de traitement pour le président de la chambre. C’était mesquinerie de le demander, ç’a été encore mesquinerie de le refuser ; mais ici le vote de la chambre a été marqué de quelques circonstances particulières qu’il est bon de constater. D’abord les ministres étaient décidés à donner une leçon à M. Dupin pour ses incartades : ils ont voté pour le président, mais sous main ils ont insinué à leurs amis de voter contre. M. Dupin a réveillé aussi pendant sa présidence beaucoup de susceptibilités personnelles : je sais tels députés qui votent habituellement contre le ministère, et qui ont refusé avec une jouissance non moins absolue le supplément de M. Dupin ; enfin l’opposition Odilon Barrot, Laffitte, Mauguin, qui avait soutenu de ses boules la querelle du tiers-parti contre le ministère, n’a pas été unanimement complaisante pour aider le ménage de M. Dupin.

La conséquence de ce vote devait être une démission de la présidence ; quand une majorité se prononce aussi fortement contre le chef qu’elle s’est donné, surtout quand ce chef vient de passer à une opinion plus nette et mieux dessinée, il faut bien conclure que cette majorité a changé d’avis sur son président, et qu’il faut la consulter de nouveau. Il est impossible que M. Dupin ne fasse pas une piteuse figure en face de la chambre qui vient de lui refuser ce que le président considérait comme une dette ; comment peut-il désormais se dire le directeur suprême des débats, l’homme de confiance de la majorité ? Comment comprend-il le sentiment de ses devoirs et de ses fonctions ? Il fait dire partout qu’il aurait eu mauvaise grâce à quitter la présidence parce qu’on lui refusait 26,000 francs : c’est pitié en vérité de ne pas vouloir comprendre le sens d’un vote aussi significatif ; la chambre n’a pas vu une question d’argent ; elle a donné une leçon ; elle a déclaré à M. Dupin qu’après avoir essayé son ministère, après s’être prononcé dans la question de l’adresse, le président cessait d’avoir sa confiance. À cela, M. Dupin répond encore : « Si l’on procède à un nouveau scrutin, j’aurai la majorité, ce sera donc une pure forme. » Nous doutons d’abord que M. Dupin ait réellement cette majorité dans la position nouvelle qu’il s’est faite ; mais s’il l’avait, ce serait une force donnée à son crédit, un baptême nécessaire, une manière de retremper sa vie politique, et cela ne serait pas inutile à sa considération parlementaire.

Je répète que la seconde querelle devait se vider entre toutes les nuances de l’opposition et le ministère à l’occasion de l’amnistie. Le rapport de M. Dumon a cherché à voiler le côté politique de ce débat ; on dirait que son travail est un simple devis d’architecte, et il n’est pas plus question d’amnistie que si jamais on n’en avait parlé dans la chambre. Je crois qu’en face d’un parlement c’est se mal placer que de jeter un voile officieux sur des questions qu’il est pourtant impossible d’éviter ; la chambre ne demandait pas des plans et des devis à M. Dumon, pas plus qu’à M. Thiers qui les fait distribuer ; ce n’était pas une affaire des salons de M. Decazes qu’il fallait traiter, mais une des grandes difficultés du moment. M. Dumon a-t-il cru l’éviter en faisant de la phrase architecturale, en badigeonnant un discours, en accablant le sentiment politique sous la pierre, le plâtre et le mortier ?

La discussion qui s’est ouverte doit être envisagée sous deux points de vue : 1o  comme œuvre de tactique des différentes nuances de l’opposition ; 2o  comme une lice ouverte où tous les talens de la chambre se sont proclamés.

Sous le premier point de vue, il y a eu dans cette discussion un pas immense de fait, à savoir la fusion complète de la fraction indépendante du tiers-parti dans la nuance Odilon Barrot. Ce tiers-parti flottait jusque-là incertain, prêt à se grouper autour d’un chef. La position politique de M. Dupin étant ruinée, il ne lui fallait que quelques avances de l’opposition de gauche, pour qu’il vînt à elle ; et je dois dire que M. Odilon Barrot, par les concessions habiles qu’il a faites dans la séance de mardi et par le talent qu’il y a déployé, a conquis cette première place, qu’en aucune manière M. Dupin ne peut aujourd’hui lui contester. Désormais il faut que M. Dupin le sache bien, il n’est plus en première ligne ; il n’y a plus de tiers-parti proprement dit, mais une opposition en face d’un système et d’un ministère ; et cette opposition peut, sans se compromettre, en se fondant avec la gauche, adopter aujourd’hui les doctrines de M. Odilon Barrot ; car il y a eu du gouvernement dans ses idées, une certaine manière d’envisager les faits et les choses de la révolution de juillet qui lui assure un avenir dans la chambre. Ce ne sont plus des allégations vagues, un système qui menace les intérêts, mais une théorie de conservation et de progrès qui tôt ou tard doit trouver son expression au pouvoir.

Quant à la situation du ministère dans cette discussion, il y a un fait qui a dû frapper un homme de la portée de M. Guizot, c’est que son crédit sur la chambre des députés s’en va. Il y a quelque chose de vieux et d’usé dans les thèmes politiques de M. Guizot ; la profonde conviction où il est de la vérité pratique de certaines maximes qu’il s’est faites, l’entraîne à les répéter sans cesse à la tribune, de sorte que lorsque le ministre n’est pas assez bien inspiré pour donner à ses phrases une tournure pittoresque et éclatante, il est terne, monotone, ressasseur des mêmes idées et des mêmes faits. Les souvenirs qu’on peut opposer à M. Guizot sont tristes, et le jettent dans de perpétuels embarras, au milieu des interruptions de toute nature. Aussi, voyez comme M. Thiers a de plus franches allures, comme il est plus à l’aise au milieu de cette chambre révolutionnaire au fond, et qui ne secoue la révolution que parce qu’elle a peur. On lance les reproches de Gand à la tête de M. Guizot ; M. Thiers n’en est pas fâché, parce que cela élève d’autant son crédit, et écrase un collègue dont il a encore besoin, mais qu’il éloignera à la première crise. M. Guizot a pu voir le peu d’effet qu’avait produit son discours d’hier ; sa voix cave et sévère n’avait plus ce retentissement de terreur dans certaines fractions de la chambre ; il n’avait pour lui que les centres dévoués, et ceux-là changent à chaque mutation de pouvoir. M. Guizot a affaire au collègue le plus roué, à l’ami le plus perfide. M. Thiers travaille en sous main la presse pour qu’elle démolisse M. Guizot ; sous main, il travaille également les centres pour qu’ils l’abandonnent au profit de sa propre importance. Bientôt la lutte pour la présidence ne sera plus engagée entre le ministre de l’intérieur et le ministre de l’instruction publique, mais directement entre M. Thiers et le maréchal duc de Dalmatie ; il faut que M. Guizot ferme les yeux à l’évidence pour ne point apercevoir cette révolution sourde qui se prépare contre lui dans le cabinet comme au sein de la majorité.

Au reste, autant la séance de lundi avait été terne et insignifiante, autant celle du lendemain a été remarquable. Il faut être juste envers tout le monde ; M. Janvier, en qui sont des espérances et du talent, n’a point répondu à l’attente publique ; il y a dans ses paroles une certaine préoccupation personnelle qui fatigue à la fin. C’est par le sentiment exagéré de son importance que M. Janvier peut se perdre ; nous dirons donc au jeune député que la chose publique n’a rien à faire de ce moi si souvent répété, qui ne peut convenir, encore avec modération, qu’à certaines réputations vieilles et constatées. M. Janvier va droit devant lui sans se souvenir assez qu’il parle à une assemblée de mille nuances qu’il faut également ménager ; un homme politique s’observerait, réfléchirait un peu mieux à sa phrase. S’il y a quelque chose qui s’use vite dans les assemblées, c’est l’ascendant qu’on veut se donner. Il arrive, cet ascendant, tout seul ; mais plus on veut l’imposer, plus il échappe ; c’est une puissance qu’il faut acquérir à petit bruit, parce qu’il faut éviter de froisser les amours-propres et les jalousies ameutées.

Nous reprocherons à M. Pagès de l’Ariège un luxe de formes oratoires, une réminiscence des types antiques, une imitation de la manière de M. Royer-Collart, cette solennité de paroles que l’Angleterre ne connaît pas dans son parlement, et qui rarement est nécessaire pour la solution d’une question politique. La phrase est usée ; plus ou moins éclatante, chacun la fait ; ce dramatique de mots, ces antithèses multipliées s’abîment sous la monotonie. Si M. Pagès veut réveiller le souvenir de M. Royer-Collart, il doit aussi imiter cet orateur dans ce silence grave que le vieux chef de la doctrine ne rompit jamais que dans les discussions solennelles, à de longs intervalles. Alors un discours est un événement ; mais dans une opposition journalière, vouloir étaler des pompes de style, c’est une dépense vaine. — Il y a en M. de Lamartine une grande intelligence des sympathies du pays ; le poète s’est montré dans quelques images saisissantes. M. de Lamartine sent avec la poésie de son ame ; nous sommes trop blasés dans les affaires, pour que ce sentiment de haute méditation et de douce humanité se fasse sentir surtout au sein d’une assemblée où tous les régimes trouvent également des apôtres et des représentans. Voilà ce qui explique les murmures de la chambre en entendant les nobles professions de foi de M. de Lamartine. L’ange de poésie à la tribune de la chambre des députés ne trouvait que des cœurs secs et des ames froidement attachées au positif des affaires.

Les honneurs de cette discussion ont été, je le répète, pour M. Odilon Barrot ; nous le connaissions depuis long-temps comme orateur ; il s’est montré homme politique. Si les débris du tiers-parti veulent avoir un avenir, voilà maintenant un drapeau tout trouvé. Des concessions mutuelles ont été faites ; il est temps que la chambre cesse de se morceler en cet individualisme égoïste qui ne permet à aucune opinion de se produire grande et forte, en opposition au système ministériel ; puisque M. Dupin a perdu son rôle, il faut qu’un autre s’en saisisse ; puisqu’il a eu la maladresse de s’user sans toucher aux affaires, il faut bien qu’il se résigne à n’être plus qu’un auxiliaire d’une combinaison qui se formera en dehors de lui. Quel que soit le résultat du vote de la loi, le ministère n’en sortira pas sans de fortes secousses. La chambre a eu le spectacle d’un président du conseil qui ne peut dire mot sur une question capitale ; elle a vu un des ministres importans du cabinet, M. Guizot, traduit en pleine tribune en face de ses souvenirs de restauration, qualifié d’homme de Gand, sans pouvoir se défendre. S’il y a une victoire de boules, le coup au moins aura porté haut.

AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

M. de Talleyrand déclare partout que sa vie active et politique est finie, et qu’il ne peut plus rien que des conseils.

Depuis un an, les personnes de son intimité se sont aperçues d’un grand délabrement dans le système général de son organisation. Le vieux diplomate conserve encore toute la fraîcheur de ses idées, cette intelligence froide et pénétrante qui résume les questions par l’expérience, l’habitude des hommes et des affaires ; mais mille précautions sont maintenant nécessaires pour la conservation de sa santé. Ces habitudes de somnolence que M. de Talleyrand avait contractées dans ses visites, se sont augmentées : il dort non-seulement chez ses vieilles maîtresses, comme il le faisait autrefois, mais encore dans les conseils les plus sérieux, comme cela lui est arrivé tout dernièrement aux Tuileries. Décidément, le diplomate a déclaré qu’il ne voulait plus retourner à Londres ; la duchesse de Dino est dans de continuelles alarmes, les moindres syncopes peuvent devenir dangereuses à cet âge, et après une vie si agitée.

M. de Talleyrand avait eu un moment la pensée, à l’avènement du ministère tory, d’aller à Vienne. Il y a eu deux versions sur le but de ce voyage, et peut-être les deux motifs qu’on lui prêtait n’étaient-ils qu’un prétexte. Les uns disaient que c’était pour préparer une transmission successoriale dans sa famille, affaire toute privée ; et de là les partisans de la légitimité concluaient que M. de Talleyrand avait un dernier projet de sa vieillesse à mettre à exécution. D’autres, et sans doute ceux-là étaient mieux informés, disaient que M. de Talleyrand, en voyant arriver le ministère du duc de Wellington, avait imaginé sur-le-champ, pour se redonner encore de l’importance, de réveiller son projet favori conçu en 1815 avec lord Castelreagh et le prince de Metternich, c’est-à-dire la triple alliance de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre. Par ce moyen, la quadruple alliance du Midi aurait reçu une sorte de baptême européen par l’accession de l’Autriche. M. de Talleyrand voyait là un moyen de compléter son système de défense contre la Russie et ses envahissemens. On sait, en effet, les mécontentemens qui existent entre l’Autriche et la Prusse à l’occasion de l’Allemagne. Si les tories veulent également conquérir un peu de nationalité en Angleterre, ils doivent se dessiner fortement dans le sens anti-russe. M. de Talleyrand se faisait fort de les entraîner dans une communauté d’idées et de sentimens pour jeter l’Autriche dans la triple alliance des cabinets. Ce qu’on ne sait pas assez, c’est que M. de Metternich ne voit pas avec déplaisir le nouvel ordre de choses en Espagne ; il y a de vieilles traditions et d’anciens préjugés en Autriche : tout système qui enlèvera à la maison de Bourbon le trône d’Espagne pour le faire passer à un archiduc, est saisi avec empressement, et l’abolition de la loi salique, dans les rêves de l’Autriche, peut favoriser l’alliance d’un prince de sa maison avec l’infante, et rajeunir la monarchie de Charles-Quint. Les obstacles sont l’Italie, mais si on offrait d’abandonner Ancône, l’Autriche ne serait-elle pas reconnaissante ? Si on réprimait plus fortement encore la propagande, ne serait-ce pas un moyen de bien mériter d’elle ?

C’est en invoquant tous ces intérêts que M. de Talleyrand aurait eu mission de se rendre à Vienne. Je ne pense pas qu’il puisse accomplir cette pensée dont l’exécution l’aurait placé si haut dans l’avenir de l’Europe ; je crois à des obstacles invincibles de la part de M. de Metternich, qui est trop fortement lié aux principes et aux souvenirs de la Sainte-Alliance pour s’en détacher, tant que la France ne présentera pas ce que les souverains appellent des garanties de stabilité et de durée. Le principe de résistance, posé par le nouveau ministère, est peut-être ce gage de sécurité qu’on voudrait donner à l’Europe absolutiste ; car ce système de résistance est-il autre chose que le principe conservateur posé par la Russie ? Un cabinet tory en Angleterre, un ministère de résistance en France, peuvent très bien, de concert et par les garanties qu’ils s’offrent, attirer l’alliance de M. de Metternich contre la Russie.

Il n’y a plus qu’une question, celle de savoir si les tories ont des conditions de durée. La lutte est actuellement engagée ; si en France le ministère s’assied, si en Angleterre les tories se maintiennent au pouvoir, il faut le croire alors, le projet de M. de Talleyrand pourra se réaliser, et la triple alliance se conclure. La santé de M. de Talleyrand s’améliorant, comme on sait qu’il a besoin de peu de travail pour produire des résultats sérieux, peut-être ira-t-il encore à Vienne. M. de Talleyrand n’écrit pas ; toutes les affaires, il les poursuit avec de la conversation et quelques conférences nettes et claires ; pour cela, il ne faut pas un immense développement de facultés physiques. Ses voitures de voyage sont de véritables chambres à coucher ; il parcourt le pays avec toutes les commodités sensuelles d’une grande maison : ce n’est pour lui qu’un changement d’air ; je ne sais même pas s’il faut parler d’air dans une voiture hermétiquement fermée de doubles stores, réchauffée en dessous par des tuyaux de chaleur. M. de Talleyrand connaît déjà Vienne ; il fit les beaux jours du congrès de 1815, et c’est là où fut alors signé le traité entre les trois puissances que le prince voudrait aujourd’hui renouveler.

Les grandes affaires se porteraient alors à Vienne, et l’ambassade d’Angleterre deviendrait plus accessible à l’active ambition de plusieurs candidats. J’ai déjà dit que, le roi se réservant spécialement la haute direction des grandes affaires à l’étranger, tous les candidats n’étaient pas également aptes, dans son esprit, à remplir les fonctions diplomatiques au dehors ; à la condition d’habileté, il faut également joindre celle de docilité : il y a eu tant de choses dites et faites depuis 1830, qu’il faut compter sur une entière discrétion. L’homme qui possède absolument cette confiance, le seul avec qui le roi ait un entier abandon, c’est le général Sébastiani, dépositaire des secrets intimes ; le choix personnel de Louis-Philippe pour l’ambassade de Londres, s’est porté sur l’ambassadeur français à Naples, parce que seul il a le dernier mot sur toutes les affaires.

Si de cette sphère toute royale, vous descendez aux affections des membres du cabinet, par rapport au choix d’un ambassadeur, voici dans quel ordre les noms ont été discutés : la partie doctrinaire portait d’abord, en première ligne M. de Broglie, en seconde M. de Saint-Aulaire, et en troisième, M. de Barante ; l’autre fraction, représentée par M. Thiers, portait d’abord M. Molé en première ligne, et M. de Rayneval en seconde. Voici maintenant les motifs de préférence ou de répugnance pour ces divers choix. Le roi ne veut pas de M. de Broglie par la raison que nous avons déjà donnée : il ne lui est pas personnellement hostile, car Mme de Broglie est une des dames les plus intimes du comité de la reine, et le duc est fort bien en cour ; mais Louis-Philippe dit à qui veut l’entendre que M. de Broglie a compromis son projet de loi sur la dette des États-Unis ; c’est une de ces maladresses qu’on ne doit jamais pardonner. Il n’y a eu aucune objection contre M. de Saint-Aulaire, si ce n’est celle d’une insuffisance bien reconnue pour la mission qu’il aurait à Londres. M. de Saint-Aulaire a de l’esprit, de bonnes manières ; il est parfaitement dans un salon : mais mettez-lui en mains une grande affaire, donnez-lui à apprécier une situation un peu large, un peu délicate, et son intelligence ne la comprendra pas ; il en apercevra le côté d’étiquette, la partie des faveurs de la cour ; mais le sens national et populaire, cela est en dehors de sa capacité. M. de Barante est l’ami de M. Guizot ; c’est l’expression la plus pure de l’esprit doctrinaire. Le jeter de la Sardaigne à Londres, le pas serait immense. M. de Barante, d’ailleurs, n’a point brillé à Turin ; son rôle s’est borné à une espèce de police de sainte-alliance contre les républicains et les propagandistes ; il avait l’œil plus attentivement fixé sur Grenoble, Gex et Genève, que sur Vienne et Milan. Comprendrait-il bien la portée de la révolution tory qui vient de s’opérer à Londres ? Les formes tant soit peu pédantesques de son esprit iraient-elles à cette action pratique qu’impose un immense concours d’affaires ?

De l’autre côté, M. Molé a été un moment en première ligne : je ne crois pas qu’il soit plus agréé que M. de Broglie, et je ne serais pas étonné que M. Guizot eût sacrifié son ami, à condition que M. Thiers sacrifierait son protégé ; je répéterai ici le mot protégé, parce que je ne conçois pas qu’un noble caractère comme M. Molé ait choisi un tel patronage. Le roi ne veut pas davantage de M. Molé en Angleterre, parce que ce n’est point un homme dont il soit sûr, quoiqu’il le comble de caresses. Toutes les soumissions qu’il reçoit de lui ne le rassurent pas sur ces changemens brusques qui arrivent dans l’esprit de M. Molé, et qui souvent prennent toute l’allure de l’indépendance. Aussi M. Thiers opposait-il M. de Rayneval en seconde ligne, comme l’expression de la quadruple alliance qu’on enverrait représenter à Londres. M. de Rayneval est un homme d’études et d’expériences, mais d’un esprit commun, et envisageant toutes les questions terre à terre. Présentez-lui une contestation privée, il la résoudra, la poursuivra, s’il le faut, auprès du gouvernement avec persévérance ; s’agit-il d’une difficulté de finances, s’il reçoit les ordres de son ministre, il la mènera à fin : mais offrez à son examen une question générale, un point de politique un peu élevé, cela dépasse son intelligence : M. de Rayneval a été partout, partout en seconde ligne, à Londres et à Saint-Pétersbourg ; ce ne fut que sous le ministère de M. de Polignac qu’il fut placé à l’ambassade de Vienne, ou il succéda à M. de Montmorency. La révolution de juillet l’a envoyé en Espagne : qu’y a-t-il fait ? Je le répète, il faut plus qu’un homme pratique en Angleterre.

Le choix royal a donc prévalu ; M. Sébastiani a été nommé. Tout le monde sait que le général s’est traîné malade sur la route de Naples, et que maintenant il cherche à secouer la mort dans des fêtes diplomatiques. Quittera-t-il ce doux climat pour Londres ? Je le crois, parce que M. Sébastiani est, avant tout, homme de vanité, et qu’une ambassade du premier rang viendrait-elle couronner sa tombe, il l’accepterait encore, tant il a presse des honneurs. Le roi lui a écrit, il acceptera ; puis, passant l’hiver à Naples, il ira vivre le printemps prochain à Londres. Tant pis pour les affaires si l’interrègne se prolonge, si nous n’avons qu’un simple secrétaire d’ambassade en face de l’aristocratie anglaise qui s’agitera dans le parlement.

Lord Cowley arrive demain à Paris ; sa mission est de rassurer la France sur les intentions du cabinet tory. Le maintien des traités paraît être la devise du ministère anglais. M. Peel se presse de le manifester.

On s’était exagéré la maladie du roi de Prusse ; cependant il y a une telle prostration de forces, qu’à chaque moment des vertiges et des faiblesses le saisissent dans ses promenades et dans son palais. La mort du roi changerait l’esprit du gouvernement prussien. La noblesse belliqueuse s’élèverait avec le prince royal à la couronne.

On parle d’un congrès de souverains à Vienne pour la fin de mars.


M. Janin a ouvert, il y a quinze jours, à l’Athénée, son cours sur l’histoire du journal en France avec un succès et un applaudissement que concevront sans peine ceux qui ont lu cette leçon d’ouverture. En esquissant rapidement et chaudement les diverses parties de son sujet, M. Janin a trouvé moyen de faire par avance des portraits spirituels et animés des personnages qu’il reprendra plus tard en détail ; mais il s’est surpassé lui-même et s’est élevé à une éloquence imprévue, à une sorte d’émotion lyrique, dans ce qu’il a dit de Fréron, auquel il a promis une réhabilitation entière. Il est impossible d’avoir à un plus vif degré que M. Janin ce que j’appellerai le sentiment, l’amour, la fantaisie et la poésie même du journal. Cette vivacité charmante, cet entrain gracieux et empressé d’où sont partis tant d’agréables feuilletons qui sont de petits chefs-d’œuvre, il va le porter dans l’histoire et l’appréciation de ses devanciers. On s’en est bien aperçu à la peinture de prédilection qu’il a faite du célèbre et infatigable ennemi de Voltaire ; il lui restera à justifier plus tard son brillant paradoxe par des exemples qui probablement ne lui manqueront pas. L’histoire du journal en France se partage assez bien en deux parts, la première jusqu’en 89, et la seconde depuis. Avant 89, le journal dont l’histoire ne peut guère se séparer de celle de la critique littéraire elle-même, est, suivant moi, beaucoup plus exact en général, plus en manière d’extraits, d’analyses, plus terre-à-terre, si l’on veut, mais plus solide, plus judicieux aussi. La création, la verve, l’esprit à profusion et en pure perte, ne lui viennent que depuis lors : il ne faudrait pas trop porter dans l’examen des anciens journaux la préoccupation et les exigences de nos habitudes surexcitées d’aujourd’hui. Il y a dans ces deux portions à peu près successives de l’histoire du journal, une belle et récente moitié que personne n’est plus appelé que M. Janin à faire valoir et à remettre en jeu avec bonheur. Quant à l’autre portion antérieure, il n’a qu’à modérer un peu l’impétuosité naturelle de sa verve, à la laisser de côté parfois, à la retarder, à l’appesantir, s’il lui est possible, à l’instar des anciens critiques et journalistes qu’il aura à nous analyser, pour faire un cours et un livre aussi précieux à notre histoire littéraire que plein d’agrément à coup sûr, et de couleur ; ces dernières qualités sont trop bien à lui pour lui manquer jamais.


MM. Michaud et Poujoulat poursuivent activement la publication de leur Correspondance d’Orient. Le cinquième volume, qui vient de paraître, renferme sur l’Égypte et la Palestine des documens précieux. La diversité des impressions et du style de chacun des deux voyageurs, sans nuire à l’unité du récit, varie heureusement l’intérêt de l’ouvrage. La haute raison et la maturité judicieuse de M. Michaud corrigent implicitement, mais sans brusquerie et sans sévérité, la jeunesse enthousiaste de M. Poujoulat. Outre l’importance toute naturelle qui s’attache à la correspondance de deux hommes de bonne foi, préparés par de longues études au laborieux pélerinage qu’ils ont entrepris, on ne doit pas oublier non plus qu’ils viennent, après un illustre voyageur, parler des mêmes lieux et des mêmes coutumes. Ce que Chateaubriand nous a retracé avec les vives couleurs de son imagination, ils nous le montrent plus sérieusement, avec un parfait désintéressement. Ils ne se laissent pas séduire par la majesté des ruines ; ce qu’ils veulent avant tout, c’est la vérité, mais la vérité telle qu’ils l’ont vue. Quand le tableau est nu, ils ne cherchent pas à l’embellir. Ils nous associent franchement à leurs espérances déçues, comme à leurs espérances dépassées. C’est une qualité rare chez le voyageur, surtout quand il ne s’agit pas de l’Angleterre ou de l’Italie. Si les touristes sont hâbleurs en parlant de la Tamise et de la Brenta, la partie est cent fois plus belle quand on peut broder un mensonge sur le Nil ou le Jourdain.

Or, il règne dans toutes les pages de MM. Michaud et Poujoulat un ton de sincérité si pénétrant, que la défiance est impossible. Ce qu’il y a de romanesque et de poétique dans quelques chapitres charme sans étonner. Une fois qu’on a mis le pied avec eux sur cette terre d’Orient, si naïvement prodigieuse, si variée dans sa nouveauté, quand on a cheminé quelques jours dans les sables mobiles et brûlans, on s’acclimate aux émotions du narrateur, et l’on aime à juger comme eux, de loin, avec un attendrissement austère, les hommes et les choses de la patrie que l’on n’a pas quittée.

M. Michaud, avec une érudition patiente, sans jamais toucher à la sécheresse, nous a révélé dans les mœurs égyptiennes bien des côtés inaperçus jusqu’ici. Il a jugé, avec une remarquable sagacité, les innovations administratives et militaires de ce pays. Son style élégant et pur, mais sans coquetterie et sans emphase, sert de vêtement plutôt que de parure aux idées qu’il expose. Il écrit en pleine langue, et c’est aujourd’hui un mérite qu’il faut proclamer bien haut, car on ne le coudoie pas chaque jour.

Ce que M. Poujoulat nous dit de Jérusalem et des environs est parfaitement neuf après l’Itinéraire. Le jeune écrivain évite, sans la fuir, la ressemblance des descriptions. Il ne cherche pas à réfuter ; mais involontairement, par la seule force de la franchise, il est autre sans courir après la singularité. Sa pensée, en présence des choses, est celle d’un observateur attentif, qui s’impose comme premier devoir de ne rien omettre, et de regarder deux fois pour apercevoir, sous un jour vrai, le sujet de ses études. Par cette méthode, qui n’est pas la plus vulgaire, il arrive à la clarté, quelquefois à la poésie ; mais la splendeur des images, qu’il ne peut s’interdire, n’a rien d’officiel ni de délibéré ; c’est une ressource qu’il trouve, mais qu’il n’invente pas.

Vienne bientôt le sixième et dernier volume de cette curieuse Correspondance, et nous essaierons de résumer les traits généraux de ce grand tableau, de caractériser sous une forme sommaire, mais compréhensive, les idées qui dominent cette nouvelle appréciation de l’Orient.


— C’est un devoir pour la presse parisienne d’encourager de tous ses efforts les publications provinciales qui ont une réelle importance, une utilité directe : dans ce nombre nous devons ranger l’Ancien Bourbonnais, de M. Achille Allier ; ce jeune et laborieux artiste, avec un dévouement et une persévérance qu’on ne saurait trop louer, continue ses recherches ingénieuses sur les antiquités d’un pays jusqu’ici trop peu étudié, et qui pourtant méritait la popularité.

Outre le dessin des monumens et des sites remarquables de cette contrée, M. Achille Allier complète ses illustrations du Bourbonnais, par un texte nourri d’une érudition prise aux premières sources, et dans lequel il sait encadrer habilement les traditions et les légendes populaires. Déjà neuf livraisons ont paru, malgré les lenteurs inévitables attachées aux entreprises de cette nature, surtout lorsqu’elles se poursuivent loin du centre commun ; mais la patience et l’activité ne manquant pas à l’éditeur, le succès, nous en avons l’assurance, dépassera ses prévisions[1].


— Le nouveau volume de poésies publié ces jours derniers par madame A. Tastu, sera bientôt dans toutes les mains. Aussi n’est-ce pas pour appeler l’attention sur l’auteur que nous en parlons aujourd’hui ; c’est un beau sujet d’étude que la critique ne doit pas laisser échapper. Le loisir et la réflexion ne sont pas de trop, quand il s’agit de prononcer sur une œuvre de cette importance ; mais ce qu’il importe de signaler dès à présent, c’est le charme singulier qui s’attache aux pensées simples et vraies exprimées dans une langue élégante et sévère. La poésie, telle que la comprend madame Tastu, n’a rien de puéril et de sensuel ; c’est une suite d’émotions sérieuses qui s’adressent à l’ame, et négligent volontairement les distractions et les enfantillages : l’effet est moins facile, mais plus durable.


— La librairie Bellizard, rue de Verneuil, vient de publier, sous le titre de l’Inde pittoresque, un magnifique volume, que nous recommandons comme le plus beau keepsake qu’on puisse offrir pour l’année 1835. Jamais on n’avait vu chez nous des ouvrages de ce genre d’une exécution aussi parfaite. L’Inde pittoresque est en même temps un livre fort intéressant, et qui se distingue de toutes les publications de cette saison tant par sa valeur intrinsèque que par ses gravures.



F. BULOZ.
  1. On peut souscrire à l’Ancien Bourbonnais dans les bureaux de la Revue.