Histoire politique des Cours de l’Europe/05

Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 267-273).
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v.

La guerre une fois résolue dans la pensée de l’empereur, il ne lui restait plus qu’à organiser un vaste système d’alliances qui lui permît d’attaquer son ennemi par tous les points à la fois. L’Autriche et la Prusse entraient en première ligne dans l’ordre de ces alliances.

Le rôle de l’Autriche lui était tellement commandé par sa situation, que toute hésitation de sa part semblait impossible. Cependant, au moment de se prononcer, il y eut à Vienne comme un cri sourd et douloureux de l’opinion contre la nécessité affreuse de coopérer à l’asservissement de la seule puissance restée libre encore sur le continent. La haine qu’on nous portait dans ce pays, contenue par l’alliance de famille plutôt qu’assoupie, se déchaîna de nouveau. Les coteries jusqu’alors disséminées de la noblesse se coalisèrent contre le comte de Metternich et le système français. Leurs chefs étaient le comte de Stadion, qui, dans le triomphe de ses principes, cherchait le triomphe de son ambition ; Bardacci, esprit ardent et habile, aimé de l’empereur dont il était le secrétaire intime ; Rasumowski, ancien ambassadeur de Russie à Vienne, maintenant fixé dans cette capitale, où il se faisait remarquer entre tous par sa haine fougueuse contre la France et l’éclat de son faste ; quelques-uns des archiducs, l’archiduchesse Béatrix, et cette fois, à la tête de tous, l’impératrice. Elle avait vu s’accomplir le mariage de sa belle-fille avec un dépit secret que le temps n’avait fait qu’augmenter ; sa vanité souffrait de voir briller sur le front de Marie-Louise la plus belle couronne du monde, tandis qu’elle-même n’avait en partage qu’une couronne flétrie par les revers, un époux assiégé de dégoûts et d’ennuis, une cour enfin que les derniers malheurs avaient remplie de tristesse et d’amertume. Elle avait une aversion prononcée pour le comte de Metternich qu’elle accusait de ce mariage détesté ; et quoique la nature l’eût douée d’un jugement sain, ses passions de femme subjuguaient cette fois sa raison, et elle prêtait ouvertement son appui aux ennemis de la France. L’empereur François était le but principal de leurs efforts et de leurs intrigues. Ils s’adressaient à ses préjugés et aux tendances naturelles de son esprit, tâchaient d’effrayer son ame timorée en lui répétant sans cesse que l’homme auquel il avait donné sa fille, ne tendait qu’à la dictature du continent, au renversement ou au vasselage de toutes les anciennes dynasties, et que, dans ses vues de destruction, il ne se laisserait point arrêter par des scrupules de famille. De leur côté, l’Angleterre et la Russie lui offraient, l’une ses subsides, l’autre l’appui de ses armées, s’engageant à ne poser les armes que lorsque l’Autriche aurait recouvré tout ce qu’elle avait perdu dans les dernières guerres. Les chefs du parti anglo-russe avaient un plan tracé d’avance : contracter dès aujourd’hui des engagemens secrets avec les cours de Londres et de Pétersbourg, feindre vis-à-vis de nous une neutralité toute passive, nous offrir même, pour mieux nous tromper, des garanties, nous laisser nous engager dans les steppes de la Russie, se déclarer alors, ne point attendre les arrêts de la fortune, mais la maîtriser, s’élancer avec toutes les forces de la monarchie sur les derrières de nos troupes, donner les mains aux peuples allemands, briser les fers de la Prusse, et enfermer nos armées dans un cercle d’ennemis sur une terre ennemie. ; tel était l’ensemble de leur plan.

Ainsi, deux impulsions contraires agissaient sur l’empereur François : l’une, hardie et violente, toute sympathique avec ses propres penchans, c’était celle d’une partie de sa noblesse ; l’autre, prévoyante et habile, expression triste, mais vraie, de la situation du pays, c’était celle du comte de Metternich. Faible, irrésolu, l’empereur faillit plus d’une fois, en dépit de ses instances redoublées pour obtenir notre alliance, s’abandonner au parti anglo-russe ; mais la main ferme de son ministre le retint sur les bords de l’abîme, car la neutralité la plus complète n’eût point satisfait l’empereur Napoléon. Avant de marcher sur le Niémen, il eût posé à la cour de Vienne l’alternative d’accepter son alliance ou la guerre, et la guerre, c’eût été le démembrement de la monarchie. Elle n’avait donc pas réellement le choix entre deux systèmes ; il fallait qu’elle devînt notre alliée par la seule raison qu’il lui était impossible d’être autre chose.

Aux circonstances extérieures qui faisaient de cette alliance une nécessité étaient venus se joindre de graves embarras intérieurs. Comme si aucune condition de l’extrême infortune ne devait manquer à cet empire, le faisceau qui unissait ses provinces était menacé de se rompre. Une lutte violente venait d’éclater entre la cour et la Hongrie. Au milieu des coalitions de l’Europe contre la révolution française, les Hongrois étaient toujours demeurés fidèles à leurs traditions de liberté et d’indépendance nationale, et jamais ils n’avaient dissimulé leurs sympathies pour cette révolution que leur gouvernement s’était acharné à détruire. Les plus grands désastres de la monarchie les avaient trouvés froids et indifférens, et il était visible qu’ils voulaient tracer une ligne profonde entre leurs intérêts et ceux du reste de l’empire. Après la guerre de 1809, il commença à se manifester dans les classes élevées de ce peuple un sentiment vif et exalté de ses forces et un désir extrême de sortir de son rôle secondaire pour prendre la haute main dans les affaires générales de la monarchie. On ne voulait plus recevoir la loi, de Vienne, mais la donner. Ainsi, tandis que la Russie minait sourdement par ses intrigues religieuses l’attachement des Grecs de Hongrie pour le gouvernement autrichien, l’esprit de liberté et d’indépendance produisait les mêmes résultats dans les diverses classes de la noblesse.

La dernière guerre avait ruiné en Autriche le crédit public par l’abus effroyable qui avait été fait du papier-monnaie, qui, après la paix, était tombé au-dessous du dixième de sa valeur nominale. Voulant rétablir l’équilibre entre ce papier et le prix des espèces métalliques, le gouvernement décréta, le 20 février 1811, qu’à dater du 31 janvier 1812, les billets de banque de Vienne ne seraient plus reçus que pour un cinquième de leur valeur nominale. C’était une banqueroute déguisée. La cour de Vienne résolut de n’admettre ni exception ni remontrance à l’égard de cette grande mesure financière, de l’étendre à toute la monarchie, à la Hongrie aussi bien qu’à la plus chétive de ses provinces. Mais le décret provoqua au sein de ce royaume une indignation générale. Il fut jugé comme un attentat flagrant à sa constitution politique. La haute noblesse, presque tout entière endettée et que cette mesure atteignait directement, fit, cette fois, cause commune avec la noblesse équestre, bien plus ardente et audacieuse dans ses attaques contre la cour. C’est au milieu de cette exaspération générale que le gouvernement convoqua la diète (juillet 1811), dans le but de lui faire accepter son décret. La session qui s’ouvrit alors ne fut qu’un long et opiniâtre combat entre la cour et cette assemblée, l’une pour imposer, l’autre pour rejeter la patente du 20 février. L’attitude de la seconde chambre dans cette session mémorable fut noble, ferme, digne en tout d’un peuple mûr pour l’indépendance et la liberté pratique. On la vit défendre pied à pied, avec beaucoup d’énergie et d’éloquence et une grande intelligence de la tactique parlementaire, les priviléges de la constitution, qui défendait expressément au roi d’augmenter les impôts sans le consentement des états. Quant au gouvernement, il commença par affecter des prétentions superbes. « Quelques régimens allemands, dit le comte de Wallis, feront bonne et prompte justice de tous ces esprits rebelles ; » parole imprudente à laquelle la diète répondit par ce fier défi : « On dit que l’empereur veut tirer l’épée contre nous, s’écria un député aux acclamations unanimes de l’assemblée ; soit : à notre tour, nous tirerons la nôtre ; nous ne souffrirons pas qu’on emploie la force pour nous soumettre ; nous nous donnerons plutôt à l’empereur Napoléon, qui nous gouvernera mieux. » La cour, d’abord menaçante, ne tarda pas à modifier son attitude et à adoucir son langage. Elle protesta de sa fidélité aux constitutions et aux libertés du royaume, cessa d’exiger au nom de ses droits souverains, mais seulement de l’intérêt général et à titre de secours indispensable dans la crise actuelle de l’Europe, le consentement des états au décret du 20 février. Ce changement dans la conduite du gouvernement impérial n’en amena aucun dans les dispositions de la diète hongroise : elle continua de repousser le décret avec la résistance la plus opiniâtre, et l’on ne peut prévoir quelle eût été l’issue de cette lutte violente, si la guerre de Russie et l’alliance avec la France ne fussent venues lui faire diversion. C’est la guerre de 1812 qui a peut-être sauvé l’Autriche d’une révolution en Hongrie. Autant ce projet de guerre soulevait de répugnances à Vienne, autant il remuait de sympathies chez les Hongrois. Ce peuple avait vu tomber la Pologne avec douleur, et il ne pouvait qu’applaudir à une entreprise dont le but devait être de la relever sur ses anciennes bases. Ce fut là la véritable cause qui détermina ses représentans à céder aux demandes de la cour. La diète non-seulement accepta la patente légèrement modifiée, mais, de plus, elle vota un impôt extraordinaire.

L’alliance entre la France et l’Autriche fut signée à Paris le 14 mars 1812, après une courte négociation dont les discussions ne portèrent que sur l’article 8 du traité secret.

Le traité patent se bornait à stipuler l’alliance des deux empires, applicable seulement à une guerre contre la Russie.

Le véritable traité existe dans la convention secrète dont voici les principales dispositions.

L’Autriche s’engageait (article ii) à fournir à la France un corps de 24,000 hommes d’infanterie, de 6,000 hommes de cavalerie et de 60 pièces de canon.

Article IV. Ce corps sera commandé par un général nommé par l’empereur d’Autriche, mais aux ordres directs de l’empereur des Français ; il ne pourra être ni divisé ni amalgamé avec les autres corps de l’armée française.

Article VII (textuel). Le rétablissement du royaume de Pologne sera proclamé sous la garantie des deux hautes parties contractantes ; néanmoins la possession de la Gallicie occidentale est spécialement garantie à S. M. l’empereur d’Autriche.

Article VIII (textuel). Si, cependant, il était à la convenance des deux hautes parties contractantes qu’une portion de ladite province fût réunie au royaume de Pologne, soit pour l’établissement des frontières dudit royaume, soit pour tout autre motif quelconque, S. M. l’empereur des Français s’engage dès à présent à céder les provinces Illyriennes en échange de ladite portion de la Gallicie, dont la valeur comparative serait établie sur la base combinée de la population, de l’étendue et du revenu.

L’Autriche avait demandé la cession immédiate des îles Illyriennes sans condition, comme le prix de l’alliance et comme moyen de la nationaliser dans l’esprit de ses peuples. La France repoussa cette prétention, mais consentit à l’article IX, qui établissait que, dans le cas d’une heureuse issue de la guerre contre la Russie, et lors même qu’il n’y aurait pas lieu à un échange contre une partie de la Gallicie, les provinces Illyriennes seraient cédées à l’empereur d’Autriche.

Par l’article XI, les deux puissances garantissaient l’intégrité de l’empire ottoman, dans le cas où la Porte, rompant les négociations de Bucharest, continuerait la guerre contre la Russie.

L’empereur d’Autriche s’engageait formellement, par l’article XII, à n’écouter aucune proposition de paix, trêve ou autre arrangement quelconque, sans en prévenir S. M. l’empereur des Français ; de son côté, l’empereur des Français prenait le même engagement vis-à-vis de son allié.

L’alliance de l’Autriche contre la Russie était au fond bien plutôt encore politique que militaire : il ne pouvait en être ainsi de celle de la Prusse. Sa position géographique la condamnait à nous servir, pendant toute la durée de la guerre, de route militaire. Il fallait que nous pussions disposer de toutes les ressources de son territoire comme s’il nous eût appartenu. Ce point admis, il restait à l’empereur à décider quel était le meilleur système pour arriver au but, de l’alliance ou de la possession violente. Ce dernier parti offrait un avantage incontestable, celui de nous garantir contre les funestes conséquences d’un revers possible. Une haine implacable fermentait dans tous les cœurs prussiens contre notre domination : une logique cruelle pouvait donc nous conseiller d’enlever à des populations ennemies l’appui et l’autorité d’un pouvoir central et organisé, et d’anéantir un gouvernement que la terreur seule amenait à nos pieds, que nos succès désespéreraient, et qui, si la fortune nous trahissait, pouvait compromettre le salut de notre retraite. Mais ce parti, à côté de ses avantages, présentait d’immenses inconvéniens : c’était d’abord un acte d’une insigne violence qui, au lieu de comprimer la population de la Prusse, pouvait la pousser à un soulèvement. Puis c’était donner le signal de la rupture avec la Russie, et l’empereur, qui voulait sauver le grand-duché de Varsovie, attachait une importance immense à prévenir les Russes sur la Vistule et à faire de ce fleuve, peut-être même du Niémen, la base et le point de départ de ses opérations. Enfin, l’occupation forcée de la Prusse exigerait 100,000 hommes qui diminueraient d’autant nos forces disponibles contre la Russie. L’alliance au contraire, l’alliance absolue, sans réserve, s’adaptait merveilleusement au plan militaire de l’empereur. Elle faisait arriver sa formidable armée sur le Niémen avec la rapidité d’un torrent, transportait immédiatement la guerre sur le territoire de son ennemi, et lui valait, indépendamment de toutes les ressources d’un pays allié, un renfort de vingt cinq mille hommes d’excellentes troupes. Entre ces deux systèmes, Napoléon hésita long-temps ; il était préoccupé de l’idée que la cour de Berlin le trompait, et qu’elle était liée, par des engagemens secrets, avec la Russie. Nous l’avons vu adopter, au mois de juillet 1811, sous l’influence de ce soupçon, les mesures les plus menaçantes contre la Prusse, l’envelopper de toutes parts dans le réseau de ses armées, prêt à l’envahir et à l’accabler au moindre symptôme d’intelligence de cette puissance avec la cour de Saint-Pétersbourg. Ces craintes, du reste, étaient sans fondement. Il est bien vrai que Frédéric Guillaume, épouvanté par l’approche d’une tourmente qui menaçait de l’envelopper et de briser sa frêle monarchie, s’était adressé à l’empereur Alexandre, non point pour se livrer à lui, mais pour le conjurer de se montrer pacifique et de prévenir la guerre par des concessions faites à propos. On conçoit que de semblables conseils, faits pour attendrir le czar sur le sort de son ancien et malheureux allié, ne pouvaient le déterminer à modifier en quoi que ce fût sa politique. Les dernières mesures de Napoléon avaient achevé de porter la terreur et la désolation à Berlin. Le 26 août 1811, le comte de Hardenberg avait dit au comte de Saint-Marsan, notre ministre dans cette cour : « Le roi ne vous demande qu’une chose, la confiance et l’amitié de l’empereur Napoléon. Si malheureusement la guerre doit éclater, il se met tout entier à sa disposition ; mais je suis chargé de vous le déclarer, monsieur le comte, s’il ne peut obtenir cette confiance, si, en cas de guerre, il voit son pays envahi, il se regardera comme déshonoré aux yeux de l’Europe. Alors, n’eût-il aucun espoir de succès, il aimera mieux s’exposer à périr les armes à la main : c’est pourquoi il a résolu de se mettre en mesure ; il a donné l’ordre de mettre toutes ses forteresses sur le pied de guerre ; les régimens vont être portés au grand complet. »

Cette démarche était un coup de désespoir qui ne laissait à Napoléon d’autre alternative que d’envahir la Prusse ou de lui accorder son alliance. Il se décida pour ce dernier parti. Néanmoins des doutes lui restaient encore : peut-être les paroles du ministre prussien étaient-elles une dernière ruse pour prévenir l’invasion des Français et donner aux Russes le temps de s’approcher. Il arrête ses résolutions pour cette double hypothèse. D’une part, il promet formellement son alliance à la Prusse : « s’il n’a pas accueilli ses offres plus tôt, c’est par la seule crainte de donner des ombrages à la Russie[1] ; tel est le langage que le comte de Saint-Marsan doit tenir à la cour de Berlin. Mais, en même temps, ce ministre doit exiger impérieusement, au nom de son souverain, le désarmement immédiat de la Prusse. Si trois jours après cette déclaration, elle n’a pas révoqué tous ses ordres, le ministre de France devra quitter Berlin, après avoir écrit au prince d’Eckmuhl de marcher sur cette capitale avec cent cinquante mille hommes, et au roi de Saxe, d’envahir la Silésie.

Cette déclaration calma les angoisses du roi : quelque dure et violente que fût la forme sous laquelle Napoléon lui accordait son alliance, c’était l’alliance enfin ; et pour son pays, l’alliance, c’était la vie. Cependant l’empereur tardait encore à la conclure. Ces délais lui étaient commandés par tout l’ensemble de son système de guerre. Le sort du duché de Varsovie préoccupait au plus haut point sa pensée, et il voulait, à tout prix, le sauver d’une invasion russe. Pour obtenir ce grand résultat, il fallait qu’il arrivât sur la Vistule avant que les hostilités fussent commencées. De là sa résolution de ne conclure ses alliances qu’au moment définitif d’agir. Nous croyons qu’à cet égard ses précautions étaient superflues. Si son plan de guerre était tracé d’avance, celui d’Alexandre l’était aussi, et ce plan, auquel avaient travaillé les meilleurs généraux de l’empire, était de ne point venir nous combattre en Allemagne au milieu de toutes nos ressources, mais au contraire de nous attendre derrière les lignes de la Dwina, de nous attirer d’abord dans les marais de la Lithuanie, et puis ensuite dans les steppes de la Vieille-Russie, de tout détruire sur notre passage, de créer ainsi autour de nous la solitude des déserts, et de nous décimer par la triple action des batailles, de la famine et du climat. Cette grande combinaison ne fut pas, comme on l’a dit, l’œuvre fortuite des premières opérations militaires ; elle avait été mûrie long-temps et elle date de 1811. Notre ambassadeur, le comte de Lauriston, peu de mois après son arrivée à Saint-Pétersbourg, s’était procuré à cet égard les documens les plus précieux et les plus circonstanciés : il les adressa à l’empereur, sur l’esprit duquel il ne semble pas qu’ils aient produit une vive impression. On doit du moins le présumer quand on le voit apporter dans la conclusion de ses alliances des délais qui pouvaient lui devenir si funestes, et qui contribuèrent à lui faire perdre l’appui de la Turquie.

Sa lenteur étudiée à conclure avec la Prusse fut mal interprétée à Berlin ; on voulut y voir l’intention secrète d’en finir, par un coup de main décisif, avec cette monarchie : aussi le désarmement fut-il d’abord incomplet. Les travaux des places de Colberg, de Pilsen et de Graudentz, un moment suspendus, furent repris avec une nouvelle ardeur. De là, dans l’esprit de l’empereur, de nouveaux soupçons accompagnés de la plus vive irritation. Si le comte de Saint-Marsan avait partagé ses méfiances, c’en était fait de la Prusse : elle était envahie et écrasée ; ce ministre fut, pendant trois semaines, l’arbitre des destinées de ce pays. Il n’y avait qu’un traité d’alliance signé et ratifié qui pût mettre un terme à une situation aussi violente, et d’où naissaient, de tous côtés, la méfiance et l’anxiété.

Ce traité fut enfin signé le 24 février 1812. Les deux cours furent promptement d’accord sur les bases de l’alliance, il n’y eut de discussions entre elles que sur deux points. La Prusse exprimait le vœu que les forteresses de l’Oder fussent complètement évacuées par nos troupes ; elle demandait aussi à être affranchie de l’humiliante condition du traité de Tilsitt, qui fixait à 42,000 hommes l’effectif de son armée. La France s’étaya des circonstances extraordinaires où allait la placer la guerre de Russie pour rejeter ces demandes.

D’après le traité d’alliance, l’armée prussienne restait fixée à 43,190 hommes ; le contingent fourni par la Prusse à la France devait être de 20,000 hommes ; les garnisons de Colberg et de Graudentz ne devaient se composer, la première, que de 3,800 hommes, la seconde de 3,200. La Prusse livrait à la France, sans restriction, le passage de son territoire, et se chargeait de l’entretien de nos armées jusqu’à la concurrence de 60,000,000 de francs qu’elle nous devait encore. Tout ce qui dépasserait cette somme serait à la charge de la France.

Le traité ne fut ratifié à Berlin que le 5 mars, et ce jour-là même, l’avant-garde de la grande armée, commandée par le prince d’Eckhmuhl, s’ébranla pour entrer sur le territoire prussien et marcher sur la Vistule.

  1. Dépêche de Compiègne, 13 novembre 1811.