Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Préface

Charpentier (3p. v-xii).

PRÉFACE

Ce volume contient le cours que j’ai fait au Collège de France en 1864 ; on ne s’étonnera donc pas d’y trouver des allusions aux événements qui se passaient alors en Amérique. Plus d’un lecteur, peut-être, eût préféré un exposé systématique à ces causeries sur la constitution des États-Unis, mais il n’est pas aisé pour un auteur de jeter sa pensée dans un nouveau moule ; le loisir et le talent m’auraient manqué pour entreprendre cette œuvre de longue haleine. J’espère qu’on voudra bien accueillir avec indulgence ce livre, où l’importance du sujet peut faire aisément passer sur les défauts de la forme. Que cependant quelqu’un veut s’instruire à fond de la constitution des États-Unis, je le renvoie à un livre admirable, et qui défie toute concurrence, c’est le Commentaire de Story.

Ce qui fait l’intérêt du présent volume, c’est le nombre et l’importance des problèmes politiques qui y sont discutés, sinon résolus. Depuis 1789, tous nos législateurs ont tourné dans un même cercle ; mais ce cercle est étroit. Il s’en faut de beaucoup que nos constituants aient été jusqu’au fond des choses, et qu’ils aient compris la portée des questions même qu’ils décidaient ; leurs solutions sont superficielles et souvent fausses. Plus heureux que nous parce qu’ils étaient habitués à la liberté, les Américains ont poussé beaucoup plus loin la science de la politique ; nous ferons bien d’aller à leur école si nous voulons nous corriger de préjugés qui nous ont coûté des larmes, du sang et des misères inutiles. Ils nous apprendront à ne demander à une constitution que ce qu’elle peut donner, véritable moyen d’en obtenir tout ce qu’elle peut et doit donner.

Par exemple, nous parlons souvent de la souveraineté du peuple ; mais savons-nous quelle est la portée de ce principe qui fait l’orgueil des uns et la terreur des autres ? En général nous vivons sous l’empire des erreurs que Rousseau a répandues. La souveraineté du peuple est pour nous la volonté universelle, l’ensemble de toutes les volontés particulières ; elle s’étend à tout, elle comprend tout. En ce sens la souveraineté est absolue, par conséquent despotique, elle ne peut enfanter que la tyrannie.

Ce n’est pas ainsi que les Américains l’entendent. Pour eux, la souveraineté du peuple est la volonté générale appliquée aux intérêts communs du pays. Mais les intérêts communs ne sont pas tout ; il existe en dehors d’eux des droits individuels sur lesquels la volonté générale n’a pas d’empire. La conscience, la pensée, la parole, la liberté d’action sont choses qui appartiennent à l’individu en sa qualité d’homme, et non point en sa qualité de citoyen ; nul individu, nulle collection d’individus, nulle majorité n’a droit d’y porter atteinte. La loi est faite pour protéger et non pas pour déterminer ma liberté ; elle a droit de me punir quand j’envahis la liberté d’autrui, elle n’a pas le droit d’intervenir quand, en ce qui me touche, j’use bien ou mal de mon indépendance.

La souveraineté du peuple n’a donc qu’un domaine restreint, un domaine politique ; c’est là qu’elle est un bienfait pour tous et n’est un danger pour personne.

Qu’on lise les amendements de la constitution américaine, on y verra qu’avec une sagesse admirable le peuple américain a mis en dehors de l’action du congrès la liberté religieuse, la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de la personne. C’est afin de protéger ces droits que l’État existe. S’il les envahit, quelle est sa raison d’être ? Il a beau invoquer la sûreté publique, ce n’est plus qu’un engin de domination et de tyrannie.

On voit par là qu’en invoquant la souveraineté du peuple, un Français et un Américain expriment par un même mot deux idées différentes. Il n’est pas d’Américain qui ne s’abandonne avec confiance à la souveraineté du peuple, car, dans les questions d’intérêt commun, qui décidera si ce n’est la majorité ? Qu’y a-t-il en dehors de la majorité, sinon la force et la ruse ? Mais il n’est pas de Français raisonnable qui ne soit effrayé de la souveraineté absolue du nombre, car devant elle disparaît toute idée de justice. Si la majorité fait la loi, c’en est fait de la liberté et de la conscience même. Les martyrs étaient des rebelles, et les bourreaux avaient raison, car ils étaient les plus nombreux et les plus forts.

Quand Rousseau eut jeté dans le monde ce terrible principe de la souveraineté absolue du peuple, il en fut effrayé, et pour corriger cette force qu’il avait déchaînée il établit aussitôt que la volonté générale ne pouvait se déléguer, et qu’un peuple qui se donnait des députés abdiquait par cela même et cessait d’exister politiquement. Les législateurs de la Révolution, disciples de Rousseau, ne se sont pas arrêtés devant le scrupule du maître ; ils ont admis la délégation de la souveraineté, et ont érigé en principe que les mandataires du peuple sont le peuple même, et que leur volonté fait loi en toutes choses. C’est ainsi qu’à la monarchie absolue ils ont substitué l’omnipotence parlementaire.

La liberté n’y a rien gagné ; on peut même dire qu’en certains points elle y a perdu. Le pouvoir arbitraire de nos anciens rois était adouci par les mœurs et par une douceur paternelle ; avec la Convention on a eu le despotisme de la loi et une centralisation plus dure et plus étroite. Ce n’est pas tout. La liberté a péri par le principe même de la souveraineté populaire. Si la majorité des électeurs, qui n’est qu’une minorité dans la nation, représente le peuple, absolument parlant, si la majorité des députés, qui n’est qu’une poignée d’hommes, a le même privilège, pourquoi donc un individu nommé par l’immense majorité des électeurs ne serait-il pas à lui seul le représentant du peuple tout entier ? Ainsi raisonnèrent les empereurs romains, ainsi raisonna le premier Consul ; sa logique valait mieux que celle de Robespierre. Élu par près de quatre millions de Français, il avait droit de se dire le représentant de la France, à beaucoup plus juste titre que ces conventionnels nommés à Paris, au milieu des émeutes, par quelques centaines de factieux.

Les Américains sont partis d’un principe plus juste, et qui, en certains points, se rapproche de celui de Rousseau. Ils n’admettent pas la délégation, ou, pour l’appeler par son vrai nom, l’abdication de la souveraineté populaire. Ils n’admettent pas qu’un gros de députés puisse disposer à son gré de la vie nationale, et couvrir ses passions, ses haines, ses vengeances du nom sacré du peuple. En Amérique, le Président et le Congrès ne reçoivent que des pouvoirs limités. Le peuple leur délègue certains attributs exécutifs et législatifs, mais ces attributs sont définis. Il y a là un mandat étroit qu’on ne peut étendre sans trahison. La souveraineté reste donc toujours entre les mains de la nation ; président et députés ne sont que des officiers publics étroitement maintenus dans le respect du peuple et de la loi.

Qui établit ces limites ? C’est la constitution. En France, une constitution n’a jamais lié les représentants ; la loi du lendemain défait et viole la constitution de la veille ; en Amérique la constitution est la loi des pouvoirs publics ; ils ne peuvent sortir du cercle où elle les a enfermés.

Mais, dira-t-on, où est le pouvoir qui bridera le législateur ? Celui qui fait la loi n’est-il pas souverain par cela même ; rien peut-il limiter son action ? Si spécieuse qu’elle soit, cette opinion n’est qu’un préjugé français. Les Américains ont établi une autorité qui maintient dans l’obéissance le législateur lui même ; cette autorité, c’est le pouvoir judiciaire. Depuis Montesquieu, nous répétons sans cesse qu’il y a trois pouvoirs dont la séparation importe à la conservation de la liberté ; mais qu’on me montre une constitution où la justice ait jamais été un pouvoir politique ? Comment, en effet, la chose serait-elle possible quand on a établi que les Chambres sont le peuple, et qu’on a mis dans leurs mains la souveraineté absolue ?

Je me borne à indiquer ces deux questions parmi beaucoup d’autres ; cette indication suffira pour montrer combien de choses nous pouvons apprendre de l’Amérique. Notre éducation politique est à refaire. Depuis soixante-quinze ans le monde a marché ; nous en sommes encore à des théories usées. Nos pères avaient une excuse, ils ne savaient pas quels fléaux ces erreurs portaient dans leurs flancs ; mais nous qui avons l’expérience de tant de révolutions, ne devrions-nous pas être plus sages, et nous faudra-t-il toujours aller à l’abîme par le même chemin ?

Qu’est-ce, par exemple, que ces assemblées constituantes qui suspendent la vie de la nation, arrêtent le travail, troublent tous les intérêts et forcent un peuple éperdu à choisir entre une liberté orageuse et une sécurité achetée à tout prix ? Est-ce que la sécurité n’est pas le premier besoin d’une nation ; est-ce que la liberté n’est pas le premier des biens, par cela même que seule elle donne une entière sécurité ? Dans ce système d’assemblées constituantes, il y a donc une erreur. Jusqu’à présent qui donc a eu le courage de la signaler et de la combattre ?

Qu’est-ce encore que ce droit de révision assujetti aux plus étranges conditions ? Où les mandataires du peuple ont-ils pris le droit de lier leur mandant, non pas envers un tiers, mais envers lui-même ? Est-il une plus flagrante usurpation de la souveraineté ? et cependant c’est là un des dogmes que la Révolution nous a légués, et qu’en 1851 peu de gens ont osé répudier.

Ne nous laissons pas assujettir par ces ridicules superstitions ; cherchons la vérité qui seule affranchit. Proclamons la souveraineté du peuple, dans les questions d’intérêt commun, et son incompétence quand il s’agit des droits individuels ; apprenons à nos mandataires qu’ils ne sont pas d’autres nous-mêmes, et qu’ils ont des devoirs envers nous plus encore que des droits sur nous. Par-dessus toutes choses, comprenons que la liberté n’est pas un thème à déclamations, une rhétorique à l’usage des tribuns ou des ministres ; mais ce qu’il y a au monde de plus substantiel, et, pour employer un barbarisme moderne, de plus positif. Rien de plus noble et de plus grand que la liberté ; mais, en même temps, rien de plus matériel et de plus réel. C’est pour chacun de nous le droit d’être maître de sa personne et de ses biens, de prier Dieu comme il l’entend, d’élever ses enfants comme il veut, de penser, de parler, de travailler, d’agir seul ou avec les autres, sans avoir rien à craindre de la loi tant qu’il n’envahit pas la liberté d’autrui. La liberté politique, garantie de la liberté civile, n’est pas davantage une invention de philosophes ou de rêveurs ; c’est tout simplement, pour un peuple qui vit de travail et d’industrie, le droit de faire lui-même ses affaires, d’être maître du lendemain, de n’être pas appauvri par les folles dépenses du pouvoir, ou jeté tout à coup dans une guerre qui le ruinera sans merci.

Voilà ce qu’est la liberté ; voilà l’utilité de ce régime qu’on croit flétrir en l’appelant le Parlementarisme. Voilà les vérités essentielles qu’il ne faut pas nous lasser de répéter. C’est ainsi que nous réconcilierons avec la liberté ceux qu’effraye le fantôme qu’on a baptisé de ce nom. C’est ainsi qu’en dissipant l’erreur, qui est multiple et qui divise les hommes, nous ferons triompher la vérité qui est une, qui pacifie les esprits et qui rapproche les cœurs. C’est ainsi que, fidèles aux généreux sentiments de 1789, et non pas meilleurs, mais plus éclairés que nos pères, nous ramènerons la France à des idées qu’elle a toujours aimées, et nous conduirons nos enfants à cette terre promise qu’il ne nous a été donné que d’entrevoir. J’espère que la franchise de mon langage ne blessera personne. Étranger aux anciens partis, mais dévoué de cœur et d’âme à la liberté, et n’ayant jamais servi qu’elle, c’est mon droit, c’est mon devoir de la défendre contre des amis qui la méconnaissent, aussi bien que contre des adversaires qui la calomnient. Je ne me lasserai pas de le répéter : elle est le commun profit de tous. Elle est le profit du pouvoir qui s’en défie, car seule elle lui donne force, richesse et sécurité ; elle est le profit de l’Église, qui en a peur, car seule elle lui permet d’annoncer et de pratiquer l’Évangile sans être obligée de pactiser avec un maître et de transiger sur des droits inaliénables ; elle est le profit de l’industrie et du commerce, qui trop longtemps s’en sont éloignés, car c’est elle seule qui donne la paix et l’abondance ; elle est le profit du citoyen, car c’est elle seule qui, en remettant aux mains de chacun la garde de sa personne, assure au plus petit comme au plus grand, au plus pauvre comme au plus riche, le fruit de son travail, la dignité et l’honneur ; c’est elle enfin qui est la mère des grandes et nobles choses, en inspirant à tous le respect des lois et l’amour de la patrie.

Glatigny-Versailles, 30 juin 1866.