Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 3

Charpentier (3p. 67-91).
TROISIÈME LEÇON
comment s’est faite la constitution des états-unis.

Messieurs,

Nous abordons aujourd’hui l’histoire de la constitution.

Pour saisir et pénétrer l’esprit de cette grande charte de liberté, il nous faut revenir un peu en arrière, et rentrer dans l’histoire de la révolution. Nous laisserons de côté les faits militaires, nous insisterons sur les souffrances et les misères de toute espèce qui accablèrent l’Amérique, rude expérience qui lui profita ; car ce fut à ses épreuves même qu’elle dut la sagesse de sa constitution.

La déclaration du 4 juillet 1776 sépara l’Amérique de l’Angleterre ; ce fut la rupture du dernier lien qui attachait les colonies à la métropole. Cette déclaration fit au dehors une très-vive sensation. La France se réjouit de l’humiliation de l’Angleterre, et dès le premier jour conçut l’idée de prendre sa revanche de la guerre de 1763. Les insurgents, comme on les appela, trouvèrent faveur, non-seulement parmi les amis de la liberté, mais jusqu’à la cour, et chez des personnes qui n’ont jamais passé pour des fanatiques de liberté. Le comte d’Artois et la reine Marie-Antoinette, notamment, se déclarèrent pour les insurgents. En Amérique, l’effet ne fut pas moins considérable. La déclaration fut mise à l’ordre du jour de l’armée ; Washington y joignit une proclamation, et le pays s’engagea de plus en plus dans une résistance qui, désormais, ne devait plus finir que par l’enfantement de ce nouvel empire qu’on nomme les États-Unis.

Cette déclaration qui agit si puissamment sur les esprits, qui exalta tous les cœurs, n’eut pas au point de vue politique un moins grand effet ; c’est sous ce rapport qu’il nous faut l’étudier.

En séparant les colonies de la métropole, la déclaration leur donnait une entière souveraineté. Il y avait donc maintenant en Amérique treize colonies qui devenaient treize États indépendants. Et, de fait, c’est du jour où fut signée la déclaration que le nom d’États-Unis remplaça le nom de Colonies-Unies,

Presque toutes les colonies reformèrent leurs constitutions ; mais, à vrai dire, elles avaient joui jusque-là d’une telle liberté que le changement ne fut pas considérable. La grande distinction, ce fut que le gouverneur, au lieu d’être nommé par le roi ou le seigneur propriétaire de la colonie, fut dès lors nommé par le suffrage des citoyens.

Si le changement constitutionnel fut de peu d’importance, il y eut néanmoins cette différence entre la situation nouvelle et l’ancien état de choses, que les colonies, devenues des États, ne relevaient plus que d’elles-mêmes. Alors se présenta un problème délicat à résoudre. Comment les treize États parviendraient-ils à se donner un gouvernement central ? Quel serait le sacrifice que chacun d’eux ferait de sa souveraineté, pour qu’un congrès, une puissance quelconque dirigeât la confédération. C’est là un problème qui s’est produit chez d’autres nations et qui n’a jamais été bien résolu qu’une fois, c’est en Amérique.

L’histoire de cette question est l’histoire même de la constitution. La constitution fédérale n’a été faite qu’en 1787. Il a fallu douze ans d’épreuves aux États-Unis, pour passer de la vieille idée de confédération à l’idée bien plus grande que cette constitution a fait prévaloir, l’idée d’union. Substituer l’union à la confédération, fut l’œuvre des patriotes qui dirigèrent la révolution, et qui, ces douze années durant, apprirent par expérience la faiblesse et l’impuissance de la confédération. Ce sont ces tentatives que nous allons étudier.

Dans l’histoire politique des États-Unis, on peut distinguer trois époques, depuis la déclaration d’indépendance, jusqu’à la promulgation de la constitution.

De 1776 à 1781, c’est un congrès qui gouverne : le congrès est un pouvoir révolutionnaire, mais révolutionnaire, comprenez ce mot, à l’égard de l’étranger, car à l’intérieur rien n’est changé. C’est ce qui explique la différence qu’il y a entre le gouvernement pacifique du congrès et le gouvernement très-peu pacifique de la Convention française. Pendant ces cinq années, de 1776 à 1781, on essaye de faire une confédération, on agit comme si elle était faite ; la confiance commune soutient l’assemblée. Le congrès est une puissance d’opinion, puissance très-faible par moments, à d’autres moments un peu plus forte, somme toute, c’est un très-médiocre gouvernement.

En 1781 on adopte les articles de confédération. C’est la première constitution des États-Unis.

Ces articles de confédération se montrent de suite impuissants à fonder un gouvernement. La raison en est simple. Le congrès avait suffi tant qu’avait duré la guerre, non par sa propre force, mais parce que le danger et l’intérêt commun établissaient de fait l’union des États et des citoyens entre eux. Tant qu’un peuple n’a qu’une idée, se défendre, repousser l’ennemi, tout reste dans l’ordre ; chacun obéit à l’autorité qui dirige la lutte.

Mais la paix conclue (et l’on ne se battit plus à partir de 1781), les États ne songèrent plus qu’à leur intérêt particulier, la confédération menaça de se dissoudre, et Washington en vint à regretter tant de sang inutilement répandu. Ce fut seulement en 1787, que des patriotes envers lesquels l’Amérique ne peut être trop reconnaissante, et au premier rang de ces patriotes un homme qui n’est pas assez connu en Europe, Hamilton, essayèrent de remédier au mal qui rongeait l’Amérique, et proposèrent d’élire une convention, qui ferait une constitution.

Cette constitution, on la discuta de 1787 à 1789, ou, pour mieux dire, elle fut discutée en 1787, puis soumise à l’examen et à l’acceptation du peuple, afin qu’elle fût l’œuvre commune de toute l’Amérique, et elle fut enfin mise en activité, le 4 mars 1789, par l’ouverture du premier congrès fédéral, et le 14 avril par l’avénement de Washington à la présidence des États-Unis.

L’Amérique finissait sa révolution, l’année et presque le mois où nous commencions la nôtre, et elle finissait cette révolution par l’établissement d’une constitution à laquelle elle a dû soixante-dix ans de prospérité.

— « Étudier les origines de cette constitution, chercher comment on y a ménagé l’indépendance des États à côté de la suprématie du congrès, à quoi bon, dira-t-on ? Cela nous intéresse peu. Dieu merci ! nous avons conquis l’unité ; nos pères ont souffert cruellement pour la conquérir ; mais enfin, nous l’avons forte et puissante, et nous remercions chaque jour les rois et les ministres qui nous l’ont imposée. Les misères du passé ont fait la grandeur d’aujourd’hui. Nous avons même une philosophie de l’histoire en vertu de laquelle, plus un roi comme Louis XI a été perfide, plus un ministre comme Richelieu a été impitoyable, plus il a bien mérité de la patrie. Cette philosophie, stoïque pour les maux de nos pères, accorde à Louis XI comme à Richelieu une indulgence plénière ; ils ont été, il est vrai, cruels et sans pitié, mais c’était pour établir l’unité. Le succès les absout. Qu’avons-nous besoin d’étudier ce que souffrit l’Amérique pour passer d’une confédération faiblement organisée, à un gouvernement fortement constitué. C’est là une question sur laquelle il faudrait passer rapidement afin d’arriver à ce qui nous touche, le partage et l’organisation des pouvoirs exécutifs, législatif et judiciaire. Tout le reste n’est qu’une vaine curiosité. »

Je ne suis point de cet avis ; je crois que nous sommes intéressés à l’examen de cette question, plus que nous ne l’imaginons.

Si l’unité seule faisait le bonheur des peuples, si la grandeur d’une nation tenait à la plus forte concentration du pouvoir, depuis longtemps tous les peuples seraient constitués en grandes monarchies. Mais il y a autre chose dans l’histoire que la question de savoir quelle est la meilleure manière de mettre dans les mains d’un homme ou d’un gouvernement toute la vie d’un pays. Il y a la question de liberté. Or, l’unité peut être tellement forte qu’elle ne laisse pas de place à la liberté. Je prendrai pour exemple la Russie. Ce devrait être le plus puissant et le mieux constitué des gouvernements, puisque la seule volonté de l’Empereur y fait loi, cependant nous voyons que ce gouvernement n’est pas le plus fort des gouvernements. Quand arrive la guerre, un pays libre comme l’Angleterre a tout à la fois plus de ressources, plus d’énergie, plus de force que la Russie.

D’un autre côté, si nous considérons les peuples qui ne connaissent pas la centralisation, nous trouvons en général des peuples municipaux qui n’ont rien de ce qu’il faut pour menacer leurs voisins en temps de paix, mais qui n’en sont ni moins riches, ni moins heureux, ni moins respectés. C’est la Hollande, la Suisse, l’ancienne Flandre, l’ancienne Venise, etc.

En un mot, partout où n’existe pas une trop forte unité, où on laisse aux communes, aux corporations, aux individus le droit de vivre à leur gré, il y a une floraison admirable, un épanouissement de liberté, de richesse et de prospérité. L’unité n’est donc pas tout, il faut une unité qui se concilie avec la liberté, une liberté qui permette l’unité.

Il y a un point milieu, un point où le pendule qui oscille entre le despotisme et l’anarchie doit s’arrêter. Fixer ce point est une question capitale. Affaiblir l’unité nationale, personne n’y songe ; affaiblir le gouvernement qui représente l’unité nationale au dehors, personne ne le veut ; mais chercher ce que, sans affaiblir le gouvernement au dehors, on peut introduire de liberté au dedans, faire cette part que la centralisation chez nous a trop diminuée, c’est là aujourd’hui un des grands problèmes de la politique. À ce point de vue vous sentez combien nous intéresse l’histoire des tentatives faites par l’Amérique avant d’arriver à trouver sa constitution, car sous une autre forme le problème est celui qui nous touche : laisser à l’indépendance locale tout ce qu’on peut lui laisser sans nuire à l’unité nationale. Est-ce là seulement une théorie qui n’a plus qu’un intérêt historique ? Non ; nous sommes dans le vif de la question.

Quand l’Amérique voulut se constituer, elle fit ce que font les peuples civilisés, chaque fois qu’ils se trouvent dans une situation nouvelle, elle regarda autour d’elle, elle examina comment s’étaient tirés d’embarras, comment s’étaient organisés les États qui avaient traversé des crises semblables.

L’Amérique chercha donc des exemples en Europe. Elle y trouva une confédération qui faisait l’admiration des politiques. Cette confédération dont la gloire est effacée aujourd’hui par la gloire plus haute de l’Union américaine, c’est celle des Pays-Bas, la Hollande de nos pères.

Les Pays-Bas sont un petit État qui vit fort heureux, et qui, avec ses deux millions d’habitants, en gouverne quarante ou cinquante millions dans les îles indiennes ; nous ne nous en occupons guère : c’est un peuple qui a conquis ses libertés et qui, au lieu d’en parler, en jouit paisiblement. Mais la Hollande a été la mère de la liberté moderne ; l’Angleterre s’est mise à son école quand elle a voulu constituer son gouvernement.

Au dernier siècle, la Hollande, qui n’avait pas perdu sa suprématie maritime, est encore comptée par Montesquieu au nombre des trois grandes puissances, qui sont pour lui l’Angleterre, la Hollande et la France. Il était naturel que l’Amérique tournât les yeux vers cette confédération dont Montesquieu fait un grand éloge[1]. Or, la confédération des Pays-Bas était composée de sept provinces indépendantes qui avaient seulement un point d’union par leur diète, leur armée et le chef de leur armée, le stathouder. Quand il s’agissait de discuter une question d’intérêt commun, chaque province envoyait ses députés à la diète, et chacune d’elles avait une voix. Mais comme l’indépendance provinciale était complète, la diète n’était en réalité qu’une réunion d’ambassadeurs, dont les décisions se trouvaient soumises à l’approbation des États particuliers. Ce n’est pas tout : quand à l’intérieur les États n’étaient pas d’accord, il fallait s’en référer aux villes qui étaient indépendantes, et la Hollande comptait ainsi une cinquantaine de petits gouvernements locaux qui discutaient chacun à son tour. Vous concevez qu’un gouvernement comme celui-là, s’il pouvait subsister pendant la paix, ne pouvait vivre pendant la guerre. Quand l’ennemi avançait, on ne pouvait demander à chaque ville son avis ; à ce moment, le chef de l’armée, le stathouder, prenait nécessairement la puissance dictatoriale, c’est lui qui menait la république. Seulement, comme l’habitude du pouvoir est toujours dangereuse, chaque fois qu’on avait remis le pouvoir à un stathouder, il fallait se demander comment on pourrait le lui ôter. Si bien que la Hollande courait toujours le risque de perdre sa liberté, et ne la conservait que par la loyauté de ses citoyens.

Ce fut sur la Hollande que l’Amérique jeta les yeux, quand elle institua le congrès. Quels furent les inconvénients de ce gouvernement, ce serait une trop longue histoire ; pour la résumer, je prendrai un moyen plus bref, je chercherai avec vous quelles sont les conditions de l’unité. N’imaginez pas que nous allions rien inventer à priori. Non : nous rappellerons nos souvenirs, nous exposerons sous forme didactique les leçons de l’expérience.

Quel est le premier besoin d’un peuple ? C’est de conserver son indépendance. Il lui faut écarter toute ingérence étrangère. L’indépendance nationale, voilà le premier bien que l’unité doit procurer. Or, quelles sont les conditions de l’indépendance nationale, ou, pour préciser la question, quelles sont les ressources qu’un gouvernement, garant de l’indépendance nationale, doit avoir à sa disposition ?

Il est évident d’abord qu’il faut qu’il ait la puissance diplomatique. À lui d’envoyer des ministres auprès des autres gouvernements, de faire des traités de commerce, de négocier des alliances, en un mot, de représenter la nation en face de l’étranger. Puis, pour qu’il puisse traiter au dehors, il faut nécessairement qu’il ait une certaine autorité à l’intérieur ; car, pour que je négocie avec l’étranger, il faut que je sois en possession d’une certaine part de la puissance législative. Je ne puis pas faire un traité de commerce s’il y a cinquante villes dans mon pays qui ont le droit de régler comme elles l’entendent les entrées et les sorties des marchandises. Je ne puis pas davantage signer un traité par lequel, en vertu du droit des gens, je m’engage à ne pas souffrir de parti qui conspire contre un pays voisin, si je n’ai pas le moyen de faire la police chez moi. Il y a différentes manières d’organiser cette police. On peut charger, par exemple, un tribunal fédéral de l’exercer, mais enfin il faut toujours un certain pouvoir intérieur qui me fournisse les moyens de donner satisfaction aux gouvernements amis, et de tenir mes engagements.

Il faut, de plus, que le pouvoir central ait le droit d’avoir des troupes sous ses ordres ; car, à moins de supposer que ce pouvoir s’exerce dans une île, au bout du monde, vous avez toujours à craindre que les Anglais, qui, de nature, sont très-curieux, ou que tout autre peuple ne prenne envie de se mêler de vos affaires. Il faut donc une armée et une marine. Pour une armée et une marine, il faut de l’argent, et, par conséquent, il faut un certain pouvoir financier. Or, aujourd’hui la défense nationale est chose très-compliquée et très-chère ; la guerre est devenue une grande industrie, une industrie, il est vrai, qui ne produit rien, qui a la destruction pour objet, mais enfin une très-grande industrie. Bâtiments cuirassés, canons rayés, c’est de l’industrie très-perfectionnée ; mais pour tout cela, il faut beaucoup d’argent, et il n’y a qu’un moyen pour en avoir, c’est de mettre des impôts considérables. À une nation qui veut tenir son rang dans le monde, il faut donc nécessairement un gouvernement central qui ait un droit de représentation au dehors, un certain pouvoir législatif au dedans, et en outre le droit de lever des troupes, de percevoir des impôts et d’avoir des finances. Voilà les conditions coûteuses, mais nécessaires de l’indépendance nationale.

Dans le premier moment, l’Amérique n’y avait pas songé. On avait bien accordé au congrès le droit de représenter le pays au dehors ; ce n’était pas un sacrifice pour les colonies. Mais quand il fallut lever des troupes, alors deux sentiments se produisirent : l’un, particulier aux Anglais, l’horreur des armées permanentes, la crainte que des soldats de profession ne soient une arme contre la liberté, sentiment si fort, qu’au milieu même d’une crise de vie ou de mort, il y eut certaines jalousies qui se firent jour et qui n’étaient pas à leur place. Les États aimaient mieux se défendre chez eux et payer une milice, que de laisser le congrès entretenir des troupes trop considérables. Le second sentiment était la personnalité des États, très-bonne chose en soi-même, mais très-mauvaise quand elle est exagérée. Chaque État voulait agir de son propre chef, si bien qu’on arrivait à ce résultat bizarre, que le même homme pouvait être payé deux fois plus cher pour être simple milicien dans l’État où il était né que pour défendre la patrie commune en qualité de soldat.

Cette mauvaise organisation, cette absence d’unité amena des désastres terribles. Au début de la guerre, Washington fut battu à Long-Island, obligé d’évacuer l’État de New-York, et de se retirer sur Philadelphie avec une poignée d’hommes. Et bientôt le congrès lui-même fut obligé de fuir de Philadelphie. Il fallait se tirer d’affaire ; dans ces tristes circonstances, on recourut à la ressource suprême, on concentra tous les pouvoirs entre les mains d’un homme ; heureusement c’était une décision qui n’était pas dangereuse pour l’Amérique, parce que l’Amérique avait Washington. On donna donc au général un pouvoir dictatorial. En le lui donnant, le président du comité, Robert Morris, lui dit que le congrès se félicitait de remettre un pareil mandat entre les mains d’un homme à qui on pouvait donner la puissance la plus illimitée, sans que la sécurité, la liberté et la propriété des citoyens fussent le moins du monde en danger. Washington répondit avec sa grandeur habituelle : « Au lieu de me croire affranchi de toute obligation civile par cette marque de confiance, j’aurai toujours présent à l’esprit que l’épée a été notre dernier recours pour défendre nos libertés, et que c’est la première chose que nous déposerons quand ces libertés seront établies. »

Des deux parts la confiance était belle ; mais un régime qui pousse à l’usurpation est jugé. Comme le dit Byron, Washington a été le premier à donner cet exemple et le dernier, ajoute-t-il. Le dernier c’est beaucoup dire, l’histoire n’est pas finie ; mais enfin il sera toujours dangereux pour un peuple d’oublier le jugement de lord Byron.

Si la situation militaire était mauvaise, la situation financière ne valait pas mieux. On n’avait pour toute ressource que des assignats émis par le Congrès et qui devaient être remboursés par les États. Or les États ne se soucièrent bientôt plus de rembourser ce papier. On put marcher de 1776 à 1778 avec la planche aux assignats par la raison que rien n’est agréable comme le commencement des assignats. Comme ils perdent peu à peu de leur valeur, sans qu’on s’en aperçoive, le prix des choses et des salaires s’élève peu à peu ; tout le monde a l’air de devenir millionnaire, il semble que chacun s’enrichisse. Aux États-Unis on est, aujourd’hui, dans cette illusion ; mais quand vient le quart d’heure de Rabelais, le moment où on échange le papier contre de l’or, on s’aperçoit de l’inanité de cette richesse. En 1777 on fut réveillé par la dépression des assignats, on marchait droit à la banqueroute.

Telles furent les expériences qui firent comprendre à l’Amérique qu’elle n’aurait un gouvernement bien constitué que lorsque ce gouvernement aurait le droit de lever des troupes et de les payer, par conséquent le droit de percevoir des impôts. Ce fut la grande question qui occupa les fondateurs de la constitution. Ainsi, la représentation au dehors, l’armée, la marine, les finances, voilà les quatre grandes attributions qu’il fallut reconnaître au gouvernement de l’Union.

Quant au pouvoir intérieur, dans les premiers temps, on ne s’en inquiéta guère ; chaque État s’imaginait qu’il pourrait se gouverner lui-même. On s’aperçut bientôt qu’il fallait encore donner au gouvernement fédéral un certain pouvoir exécutif et même législatif, et que, sans ces deux pouvoirs, il n’y avait pas de sécurité possible pour la confédération. Les États pouvaient se quereller et se battre ensemble à coups de fusil, à coups de tarifs ; qui maintiendrait la paix intérieure ? On chercha donc à constituer une autorité fédérale, supérieure aux États, tout en respectant leur indépendance intérieure, et on arriva à des résultats très-dignes d’attention.

Cette question de la bonne ou de la mauvaise constitution du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dans une confédération ne nous touche guère ; mais si quelques-uns d’entre vous étudiaient l’histoire de la malheureuse Pologne, ils verraient comment un noble peuple s’est perdu par l’absence d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir exécutif bien constitués. La Pologne a péri non par l’incapacité de ses habitants, mais par l’impuissance de ses institutions politiques. Ainsi, dans la constitution polonaise, c’était un axiome reçu que chaque nonce avait le pouvoir, non-seulement d’opposer son veto aux décisions de la diète, mais de la dissoudre. Ces deux mots : Sisto activitatem, suffisaient pour que la diète fût rompue ; le caprice ou la vénalité d’un homme pouvait tout entraver. Lorsque se fit l’élection de Michel Koributh, tout le monde dans la diète était d’accord, excepté un nonce ; lui seul empêchait l’élection. On trouva un moyen tout simple d’en finir sans toucher à la constitution : les Polonais tirèrent leurs sabre et mirent l’homme en morceaux. De cette façon on eut immédiatement l’unanimité. Cette anarchie légale dura jusqu’à la fin de la Pologne. Dans les derniers temps de leur existence nationale, les Polonais cherchèrent à réformer ces déplorables institutions. Ce fut la pensée du roi Poniatowski et des princes Czartorisky ; ils tâchèrent de supprimer le liberum veto, pour que la nation pût vivre ; aussi lors du premier partage de la Pologne, les trois mauvais génies qui firent ce vol eurent bien soin d’exiger dans la constitution qu’ils accordèrent à la Pologne, ainsi diminuée, que le principe républicain fût conservé. Trois despotes infligèrent à la Pologne ce républicanisme exorbitant qui la condamnait à périr[2].

Voilà où peut mener l’absence d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir exécutif bien constitués.

Quant à l’unité de monnaie et de tarifs commerciaux, unité presque impossible sans un gouvernement central, ce sont là des bienfaits dont nous jouissons sans en sentir tous les avantages. Mais je me rappelle qu’il y a quelques trente ans, comme je voyageais en Allemagne avant l’union de douanes, il m’est arrivé dans la même journée de rencontrer trois douanes, ce qui veut dire qu’il fallait décharger la voiture six fois, trois fois à la sortie et trois fois à l’entrée des petits États que je traversais. J’ai compris alors les douceurs de l’unité des tarifs.

Il en est de même de la monnaie. Il y en a peut-être parmi vous qui ont été en Suisse avant la réforme de la monnaie ; chaque fois qu’on y changeait de canton, la monnaie changeait. Il m’est arrivé de faire un jour une excursion de Zurich à Horgen, c’est-à-dire de traverser le lac ; le billon qu’on m’avait donné à Zurich n’était plus reçu de l’autre côté de l’eau. L’écu de six livres, la couronne, était la monnaie qu’on recherchait le plus quand on faisait un voyage en Suisse, parce que c’était celle qui avait cours partout. Mais, dans la même journée, j’ai vu l’écu de six livres varier trois fois de valeur selon les endroits. Cela n’avait sans doute pas beaucoup d’importance pour un touriste. Dans cette grande exploitation des voyageurs par les aubergistes, deux sous de plus ou de moins sont chose insignifiante ; mais c’est beaucoup pour des commerçants.

En Amérique s’il y avait uniformité de monnaie, il y avait des différences infinies dans les tarifs. Chaque État les réglait à son gré, et ces gênes excessives furent une des causes principales qui amenèrent l’établissement de la constitution.

Vient enfin une question qui a joué un très-grand rôle en Amérique, c’est la question des territoires. Dès qu’on avait passé les Alleghanys, on trouvait devant soi ces immenses solitudes du Far-West, aujourd’hui peuplées et qui sont destinées à l’être plus encore. À qui appartenaient ces territoires ? Certaines colonies, comme la Pensylvanie, prétendaient que, sur une ligne tracée de la mer à l’Océan glacial, tout leur appartenait. On lisait dans la constitution de la Caroline, que Charles II lui avait accordé tout le territoire qui s’étendait d’un océan à l’autre. Il fallut donc décider à qui appartiendraient ces richesses, si ce serait aux États ou au pouvoir central ; on transigea, et ce fut le gouvernement central qui eut la propriété des territoires.

C’est ainsi que par la force des choses on fut amené à constituer le gouvernement fédéral pièce à pièce. L’expérience apprit qu’il n’y a d’unité nationale, qu’autant qu’on donne à une autorité centrale, l’armée, la marine, la diplomatie, des finances, une part de la législation, et un pouvoir exécutif suffisant pour qu’il puisse régler et défendre les intérêts communs.

Restait un dernier point. Comment ce gouvernement agirait-il à l’intérieur ? Par la force ? ce n’est plus la liberté ; il fallait trouver une organisation qui donnât toute garantie à la liberté des États. Difficile problème que l’Amérique a résolu en organisant le pouvoir judiciaire, la pièce la plus neuve et non pas la moins importante du système.

Telle fut l’œuvre des auteurs de la constitution. On a dit qu’il n’ont pas fait le gouvernement central assez fort, et que, s’ils l’avaient fait plus fort, on n’aurait pas eu la séparation. Cela se peut : si on avait eu un gouvernement central comme ceux des États européens, peut-être n’aurait-on pas eu la révolte du Sud ; mais on n’aurait pas eu non plus le magnifique développement qui s’est produit pendant ces soixante-dix ans. Ce sont les libertés locales qui ont permis l’immense extension qu’a prise l’Amérique.

Pour bien juger de l’œuvre d’Hamilton et de ses amis, jetons les yeux sur ce qui se passe autour de nous. Voyez l’Allemagne : l’Allemagne ! Rassurez-vous, je ne vais pas vous parler de la question du Sleswig ; ce n’est pas moi qui me chargerai de l’expliquer. — Un Anglais de beaucoup d’esprit disait à ce propos, qu’après avoir étudié la question du Sleswig pendant longtemps, il avait renoncé à y rien entendre ; il n’y avait, ajoutait-il, qu’une seule personne au monde qui y eût compris quelque chose, c’était un Allemand, professeur de philosophie, et il était devenu fou. — Mais voyez ce que c’est que la diète germanique. L’Allemagne est une grande nation, qui a de nobles souvenirs, la même langue, la même religion, quoiqu’il y ait cette distinction de deux communions qui contribue beaucoup à la division politique. Ajoutez à cela que ce peuple a joué un des rôles les plus considérables dans la civilisation moderne ; quand nous ne devrions aux Allemands que l’imprimerie, ce serait déjà une des plus belles conquêtes de l’humanité ! Eh bien, l’Allemagne a toujours été impuissante ; le cardinal de Richelieu disait que les Français devaient bénir Dieu d’avoir fait l’Allemagne comme il l’avait faite. D’où vient cette impuissance ? L’Allemagne a son rang en Europe ; si l’Allemagne disparaissait, un des grands foyers de la civilisation disparaîtrait avec elle. Ce n’est donc pas l’intelligence qui lui manque ; ce n’est pas la bravoure : l’Allemagne a toujours produit de braves soldats et elle en a toujours fourni à l’étranger. La maladie dont souffre l’Allemagne est une maladie politique. En temps de paix, l’Allemand jouit d’une liberté plus grande que nous ne le pensons ; nous pourrions envier les privilèges des municipalités allemandes. Mais en temps de guerre, la puissance de ce grand peuple est paralysée.

En 1815 on a voulu organiser l’Allemagne ; mais les gens habiles qui ont fait les traités de 1815 l’ont organisée au profit de l’Autriche et de la Prusse. En faisant cela on ne l’a pas fortifiée, et on le savait bien. Aujourd’hui on a une diète dans laquelle il y a deux membres qui jouent les premiers rôles. Quand on sait ce que veulent la Prusse et l’Autriche, et d’abord quand la Prusse et l’Autriche sont d’accord, ce qui est assez rare, parce que, pour la Prusse, l’idée fixe, c’est de faire l’unité à son profit, tandis que le seul désir de l’Autriche est de maintenir la division, également à son profit ; quand ces deux puissances, dis-je, sont d’accord, il se passe la comédie suivante, et elle se passe en ce moment même dans la question que je ne peux pas vous expliquer. Si les petits États disent : « Nous voulons ce que veulent l’Autriche et la Prusse, » à l’instant l’Autriche et la Prusse répondent : « Nous sommes les chefs de la Confédération, donnez-nous des troupes et de l’argent. » Mais quand les petites puissances, et parmi ces petites puissances il y en a qui sont des États importants et dont les chefs sont des hommes distingués, quand les petites puissances disent : « Nous voulons agir de façon indépendante ; car nous sommes l’Allemagne ; » alors l’Autriche et la Prusse changent de ton et disent : « Nous sommes de grandes puissances ; nous ne vous devons rien. » Et l’on adresse à l’Allemagne des paroles aimables comme celles que vient de lui adresser tout récemment M. de Bismark et que j’ai lues dans le Journal des Débats de ce matin[3]. « La diète ! qu’elle fasse attention qu’elle n’est qu’une espèce de serre chaude destinée à préserver les petits États allemands des courants d’air européens. » (On rit.)

Si je pouvais adresser une dépêche à M. de Bismark, je crois qu’il serait flatté de voir que vous appréciez son esprit ; mais c’est avec cet esprit qu’on perd les monarchies.

Du système de confédération accepté ou imposé en 1815, il résulte que la diète est dans un état d’impuissance absolue. Voilà une nation qui souffre dans son honneur, dans son légitime orgueil national, quand des peuples moins nombreux, plus petits, sont de grands peuples. Pourquoi ? parce qu’à l’Allemagne il manque l’unité politique. Demandez au dehors, dans n’importe quel coin du monde, ce que c’est qu’un Français ou un Anglais, on le saura ; on aura eu querelle avec l’Angleterre ou la France pour avoir maltraité quelqu’un à Mexico ou ailleurs ; mais un Allemand, on n’en aura pas une idée aussi nette. En dehors de l’Europe, on ne connaît pas de peuple allemand. Il y a là une humiliation qui amènera quelque jour un effort pour conquérir l’unité nationale. Ce jour-là, quand les Allemands voudront conquérir l’unité, je ne dis pas en faisant une révolution, ça n’avance guère les choses, mais en faisant une réforme pacifique ; sera-t-il possible à l’Allemagne d’imiter la confédération américaine, lui sera-t-il possible de faire une confédération avec des princes comme l’Amérique en a fait une avec des États républicains ? Montesquieu en doute[4] : je ne veux pas être plus sage que lui, mais il y a quelque chose à essayer.

La Suisse nous donne un autre exemple. Elle avait en 1815 une diète impuissante. Quand elle voulait agir, elle était obligée d’en référer aux cantons comme autrefois la Hollande aux provinces. Il y avait vingt-deux cantons qui décidaient chacun pour soi. Vous savez à ce sujet le mot de M. de Rayneval. M. de Rayneval, qui, sous le dernier règne, était ministre plénipotentiaire de France en Suisse, et qui y était resté dix ans en querelle perpétuelle avec la diète, cherchant partout le pouvoir et ne le trouvant nulle part, apprit un jour qu’il était relevé de ses fonctions. Dans la joie de sa délivrance il s’écria, je ne puis pas citer le mot exact, les diplomates ont des libertés de paroles que n’ont pas les professeurs : « Adieu, maudit pays de référendum ! » C’était le cri d’un captif qui retrouvait la liberté.

Depuis cette époque, la Suisse a constitué un pouvoir central et un pouvoir judiciaire, à l’imitation des États-Unis ; elle a pris pour modèle, depuis 1848, la constitution fédérale, et s’en est bien trouvée.

Vous voyez quel problème on eut à résoudre en 1787 : constituer le gouvernement, c’était constituer la nation et créer un peuple américain. Cette réforme, si admirablement faite, vous permet de juger ce que c’est que la révolution du Sud.

Je laisse de côté la question de l’esclavage ; mais le succès du Sud, au point de vue politique, ce serait la destruction complète de l’œuvre de Washington et de ses amis. Si le Sud réussit, il aura rétabli l’ancien principe, l’indépendance des États : ce sera d’abord la confédération du Sud opposée à la confédération du Nord ; mais après ? Puisque les dix États qui se sont séparés du Nord s’en sont séparés en vertu de leur propre indépendance, chacun des États aura le droit de se séparer à son tour de la confédération et de se constituer isolément ; en d’autres termes, ce sera la perte de l’Amérique ; ce sera l’Amérique se jetant tête baissée dans l’abîme dont l’ont tirée les patriotes qui ont fait la constitution.

« Si vous voulez conserver l’indépendance particulière, disait Hamilton, voyez ce qui vous arrivera : les États se sépareront, il vous faudra des frontières ; nous deviendrons un pays divisé comme l’Allemagne ; il nous faudra de lourds impôts pour entretenir des armées, avoir des places fortes, des vaisseaux de guerre. Tandis que, si sur ce vaste continent nous établissons un gouvernement central, nous pouvons vivre avec une armée insignifiante, et fonder la plus grande république que les hommes aient jamais vue. » Voilà ce que disait Hamilton.

Jamais constitution n’a été faite avec plus de calcul que la constitution américaine ; rien n’y est dû au hasard. Voilà pourtant ce que les gens du Sud veulent détruire, sans s’apercevoir que la ruine du Nord serait la ruine du Sud.

L’Europe est condamnée à la division. L’histoire, un long passé, les différences de langues et de races nous ont toujours séparés. Cependant c’est l’effort constant de la civilisation de faire disparaître ces barrières ; et, quoiqu’on puisse dire qu’il y a folie à s’imaginer qu’elles pourront tomber un jour, pour moi, j’aime assez les fous qui nous montrent la paix universelle même en peinture. Mais l’Amérique a fait une œuvre admirable : l’Union, elle l’a créée, et il m’est impossible de ne pas dire que détruire l’Union est un acte aussi criminel qu’insensé.

Vous voyez quelle est l’utilité de ces études. Ce ne sera pas tout à fait nos institutions que nous étudierons, mais ce sera le même problème. Nous verrons ce qu’il faut pour constituer l’unité dans un État, et en même temps ce qui n’est pas nécessaire ; car, si l’Union a pu vivre dans les conditions qui ont fait sa grandeur en pleine liberté municipale, religieuse, politique, il n’est donc pas nécessaire que toutes les forces d’un pays soient entre les mains d’une seule assemblée ou d’un seul homme ; il y a donc une distinction à faire entre ce qu’il faut laisser au gouvernement et ce qu’on ne doit pas lui donner : c’est là l’enseignement qu’il faut demander à l’histoire ; au lieu de lui demander les faits et gestes des rois et des empereurs. Nous conter les galanteries de la cour d’Élisabeth ou de la cour de Louis XIV, c’est fort joli ; mais j’aime mieux les contes des fées : je les trouve plus moraux.

Quand elle étudie les institutions, l’histoire met à notre disposition la sagesse et aussi la folie de nos devanciers. C’est alors qu’elle prend son véritable caractère, et que la politique reçoit aussi le sien. L’histoire suit toutes les vicissitudes qu’ont traversées les peuples pour arriver aux institutions qui ont fait leur bonheur ; leurs fautes mêmes nous apprennent ce qu’il faut éviter. La politique a tout à gagner à ces études qui nous montrent comment la sagesse des peuples contribue à leur grandeur. C’est ainsi que l’histoire devient le plus utile des enseignements, et la politique une science véritable.

Je sais que ce n’est pas l’avis de tout le monde. Pour une certaine école qui admire Machiavel, la politique est l’art de tromper les autres à son bénéfice ; mais cette école a fait son temps. On trompe les autres pendant quelques années, mais la fin est toujours triste. Au début on réussit, on se croit habile, la foule vous admire ; mais tôt ou tard on s’aperçoit qu’en perdant toute confiance, on a perdu toute puissance. Ce n’est pas ainsi qu’on fonde pour l’avenir. L’histoire de la constitution américaine nous donne une spectacle autrement beau et consolant. Elle nous montre comment des hommes de bien ont fait de grandes choses, et créé, à force de vertu et de courage, un gouvernement et un peuple. C’est une des plus belles pages de l’histoire moderne, une de celles qui font le plus de bien. La politique y change de caractère : elle n’est plus l’art de tromper les hommes, elle est l’art de les rendre heureux.


  1. Montesquieu, Esprit des lois, ix, 1.
  2. Voyez, dans mes Études contemporaines sur l’Allemagne et les pays slaves, l’article intitulé : Le premier partage de la Pologne.
  3. Débats du 25 janvier 1864.
  4. Esprit des lois, ix, 2.