Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 46

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 310_Ch46-318_Ch47).

XLVI. La guerre commence entre les États-Unis & l’Angleterre.

Quoi qu’il en ſoit, & quelque parti qu’on prenne ſur cette diſcuſſion politique, les Américains n’avoient pas encore créé leur ſyſtême de gouvernement, lorſque dans le mois de mars Hopkins enlevoit de l’iſle Angloiſe de la Providence une très-nombreuſe artillerie & d’abondantes munitions de guerre ; lorſqu’au commencement de mai, Carleton chaſſoit du Canada les provinciaux occupés à réduire Québec pour achever la conquête de cette grande poſſeſſion ; lorſqu’en juin, Clinton & Parker étoient ſi vigoureuſement repouſſés ſur les côtes de l’Amérique Méridionale. De plus grandes ſcènes ſuivirent la déclaration de l’indépendance.

Howe avoit remplacé le foible Gage. C’étoit même le nouveau général qui avoit évacué Boſton. Reçu le 2 avril à Hallifax, il en étoit parti le 10 juin pour ſe porter ſur la petite iſle des États. Les forces de terre & de mer qu’il attendoit l’y joignirent ſucceſſivement ; & le 28 août, il débarqua ſans oppoſition à l’Iſle-Longue, ſous la protection d’une flotte commandée par l’amiral ſon frère. Les Américains ne montrèrent pas beaucoup plus de vigueur dans l’intérieur des terres que ſur le rivage. Après une médiocre réſiſtance & d’aſſez grandes pertes, ils ſe réfugièrent dans le continent avec une facilité qu’un vainqueur qui auroit ſu profiter de ſes avantages ne leur auroit pas donnée.

Les nouveaux républicains abandonnèrent la ville de New-York beaucoup plus facilement encore qu’ils n’avoient évacué l’Iſle-Longue ; & ils ſe replièrent ſur Kingſbrige ou le Pont du Roi, où tout paroiſſoit diſposé pour une réſiſtance opiniâtre.

Si les Anglois avoient ſuivi leurs premiers ſuccès avec la vivacité qu’exigeoient les circonſtances, les nouvelles levées qu’on leur oppoſoit auroient été infailliblement diſpersées ou réduites à mettre bas les armes. On leur laiſſa ſix ſemaines pour ſe raſſurer, & elles n’abandonnèrent leurs retranchemens que dans la nuit du premier au ſecond novembre, lorſque les mouvemens qui ſe faiſoient ſous leurs yeux les convainquirent que leur camp alloit être enfin attaqué.

Leur chef, Waſington, n’avoit pas voulu confier la deſtinée de ſa patrie à une action, qui auroit pu, qui naturellement auroit dû être déciſive contre les grands intérêts qui lui étoient confiés. Il ſavoit que les délais toujours favorables à l’habitant d’une contrée, ſont toujours funeſtes à l’étranger. Cette conviction le détermina à ſe replier ſur le Jerſey, avec le projet de traîner la guerre en longueur. Favorisé par l’hiver, par la connoiſſance du pays, par la nature du terrein qui ôtoit à la diſcipline une partie de ſes avantages, il pouvoit ſe flatter de couvrir la plus grande partie de cette fertile province, & de tenir l’ennemi éloigné de la Penſilvanie. Tout-à-coup, il voit ſes drapeaux abandonnés par des ſoldats dont l’engagement n’étoit que pour ſix ou même pour trois mois ; & d’une armée de vingt-cinq mille hommes, à peine lui en reſte-t-il deux mille cinq cens avec leſquels il eſt trop heureux de pouvoir ſe ſauver au-delà de la Delaware.

Sans perdre un moment, les troupes royales devoient paſſer la rivière à la ſuite de ce petit nombre de fugitifs & achever de les diſperſer. Si les cinq mille hommes deſtinés à la conquête de Rhode-Iſland l’avoient remontée ſur les navires qui les portoient, la jonction des deux corps ſe ſeroit faite ſans oppoſition dans Philadelphie même ; & la nouvelle république étoit étouffée dans la ville célèbre & intéreſſante qui lui avoit ſervi de berceau.

Peut-être reprocha-t-on, dans le tems, au général Anglois d’avoir été timide & trop circonſpect dans les opérations de la campagne. Ce qui eſt certain, c’eſt qu’il fut téméraire dans la diſtribution de ſes quartiers d’hiver. Il les prit, comme s’il ne fût pas reſté en Amérique un ſeul individu qui eût eu ou la volonté ou le pouvoir de les inquiéter.

Cette préſomption enhardit les milices de la Penſilvanie, du Maryland, de la Virginie, accourues & réunies pour leur ſalut commun. Le 25 décembre, elles traverſent la Delaware & fondent inopinément ſur Trenton, occupé par quinze cens des douze mille Heſſois, ſi lâchement vendus à la Grande-Bretagne par leur avare maître. Ce corps eſt maſſacré, pris ou diſpersé tout entier. Huit jours après, trois régimens Anglois ſont également chaſſés de Princeton : mais après avoir mieux ſoutenu leur réputation que les troupes étrangères à leur ſolde. Ces événemens inattendus réduiſent les ennemis de l’Amérique dans le Jerſey, aux poſtes d’Amboy & de Brunſwick : encore y ſont-ils très-harcelés durant le reſte de la mauvaiſe ſaiſon. L’effet des grandes paſſions & des grands dangers eſt ſouvent d’étonner l’âme & de la jeter dans une ſorte d’engourdiſſement qui la prive de l’uſage de ſes forces. Peu-à-peu, elle revient à elle-même, & ſe reconnoit. Toutes ſes facultés ſuſpendues un moment, ſe développent avec plus de vigueur. Elle tend tous ſes reſſorts, & ſa force ſe met au niveau de ſa ſituation. Dans une grande multitude, quelques-uns éprouvent d’abord cet effet, & il ſe communique rapidement à tous. Cette révolution s’était opérée dans les états confédérés. Il en ſociété de toutes parts des hommes armés.

La campagne de 1777 s’ouvre très-tard. L’armée Angloiſe, déſeſpérant de ſe tracer par le Jerſey une route en Penſilvanie, s’embarque enfin le 23 juillet, & atteint par la baie de Cheſapeak une contrée qu’on pouvoit reprocher à ſes généraux de n’avoir pas envahie l’année précédente. Sa marche n’eſt pas interrompue juſqu’à Brandiſwine. Là, elle attaque, elle bat les Américains le 11 ſeptembre, & arrive le 30 à Philadelphie, abandonnée le 25 par le congrès, & quelques jours plutôt ou plus tard par le plus grand nombre de ſes habitans.

Cette conquête n’a aucune ſuite. Le vainqueur ne voit autour de lui que haine, que dévaſtation. Reſſerré dans un eſpace très-circonſcrit, il rencontre des obſtacles inſurmontables pour s’étendre ſur un territoire inculte. Son or même ne lui fait pas trouver des reſſources dans les diſtricts voiſins ; & ce n’eſt qu’au travers des mers, que peuvent lui arriver ſes ſubſiſtances. L’ennui d’une priſon qui dure depuis neuf mois, le détermine à regagner New-York par le Jerſey ; & ſous le commandement de Clinton, ſucceſſeur de Hove, il exécute cette longue & périlleuſe retraite avec moins de perte qu’un ennemi plus expérimenté ne lui en auroit causée.

Tandis que les Anglois languiſſoient en Penſilvanie, une grande ſcène s’ouvre dans les contrées plus ſeptentrionales de l’Amérique. Carleton avoit chaſſé au mois de mai 1776, les provinciaux du Canada, & détruit en octobre les bâtimens de guerre qu’ils avoient conſtruits ſur le lac Champlain. Ce ſuccès conduiſit Bourgoyne à Ticonderago au mois de juillet de l’année ſuivante. À ſon approche, une garniſon de quatre mille hommes abandonna ce poſte important, avec perte de ſon artillerie, de ſes munitions, de ſon arrière-garde.

Le général Anglois étoit naturellement préſomptueux. Une foibleſſe ſi marquée accrut ſon audace. Il avoit conçu le deſſein de retrait les troupes du Canada à celles de New-York par les rives de l’Hudſon. Ce projet étoit grand & hardi. S’il eût réuſſi, il coupoit en deux l’Amérique Septentrionale & peut-être il terminoit la guerre. Mais pour le ſuccès, il auroit fallu que pendant qu’une armée deſcendroit le fleuve, l’autre armée le remontât. Cette combinaiſon ayant manqué, Bourgoyne devoit ſentir, dès les premiers pas, que ſon entrepriſe étoit chimérique. À chaque marche, elle le devenoit davantage. Ses communications s’alongeoient ; ſes vivres diminuoient ; les Américains reprenant courage ſe raſſembloient de toutes parts autour de lui. Enfin ce malheureux corps d’armée ſe trouva enveloppé le 13 octobre à Saratoga ; & les nations apprirent avec étonnement que ſix mille ſoldats des mieux diſciplinés de l’ancien hémiſphère avoient mis les armes bas devant les agriculteurs du nouveau, conduits par l’heureux Gâtes. Ceux qui ſe rappelloient que les Suédois de Charles XII juſqu’alors invincibles avoient capitulé devant les Ruſſes encore barbares, n’accuſoient pas les troupes Angloiſes, & blâmoient ſeulement l’imprudence de leur général.

Cet événement, ſi déciſif au jugement de nos politiques, n’eut pas plus de ſuite que n’en avoient eue les actions moins favorables aux armes Américaines. Après trois ans de combats, de dévaſtations, de maſſacres, l’état des choſes ne ſe trouva guère différent de ce qu’il étoit quinze jours après les premières hoſtilités. Tâchons de démêler les cauſes de cette étrange ſingularité.