Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 27

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 154_Ch27-156_Ch28).

XXVII. L’Amérique Septentrionale a reçu de l’Europe les animaux domeſtiques.

L’abeille n’eſt pas le ſeul préſent que l’Europe ait pu faire à l’Amérique. Elle l’a encore enrichie d’animaux domeſtiques. Les ſauvages n’en avoient point. Des hommes libres n’avoient ſoumis aucune eſpèce vivante à leur domination : ils ne ſavoient que les détruire. La domeſticité des animaux n’a jamais dû précéder la ſociété des humains. La première conquête de l’homme, eſt celle qu’il a faite ſur ſes ſemblables. Juſqu’à cette fatale époque de ſervitude univerſelle, chaque individu avoit été trop occupé de ſon exiſtence, & ſa vie entière avoit été toute employée aux moyens de la conſerver. Mais auſſi-tôt qu’une partie des hommes eut ſubjugué l’autre, & que celle-ci ſe vit aſſujettie à travailler pour des maîtres, le loiſir fut connu pour la première fois ſur la terre. Ce loiſir fut le père des arts, qui conſolèrent, peut-être, le genre-humain de la perte de ſa liberté. La domeſticité des animaux, comme tous les autres arts utiles, fut, ſans doute, une invention des ſociétés.

Peut-être n’eſt-elle pas le moindre ouvrage de l’induſtrie humaine. Peut-être a-t-elle demandé le plus de talent, le plus de tems, le plus de haſards. Car, enfin, on a bien trouvé dans certaines contrées de l’Amérique, des ſociétés & des empires avancés, même juſqu’aux arts du luxe : mais les animaux y étoient encore libres, quoique plus diſposés, par leur foibleſſe ou leur inſtinct, à recevoir le joug de l’homme que dans nos contrées. On a vu même des pays du Nouveau-Monde, où les animaux avoient fait plus de progrès que l’homme vers l’état de perfection & de ſociété auquel ils étoient appelés par la nature ; c’eſt qu’ils vivoient ſans maître. L’homme ne les avoit pas aſſujettis à ſa voix menaçante, à ſon coup-d’œil terrible, à ſa main toujours prête à frapper. Il étoit eſclave lui-même, & les animaux ne l’étoient point encore. Le roi de la nature connut donc la ſervitude, avant de dompter les animaux.

Quoi qu’il en ſoit de l’origine & de la filiation des arts, dont la génération eſt trop compliquée, pour qu’il ſoit aisé de découvrir dans quel ordre & comment ils ſont nés les uns des autres, l’Amérique n’avoit point encore aſſocié les animaux aux hommes pour les travaux de la culture, lorſque les Européens y tranſportèrent des bœufs, des brebis, des chevaux. Ils y furent d’abord, ainſi que les hommes, exposés à des maladies épidémiques. Si la contagion ne les attaqua pas comme leur fier ſouverain, à la racine même de leur génération, du moins pluſieurs eſpèces eurent-elles beaucoup de peine à ſe reproduire. Toutes, à l’exception du porc, perdirent une grande partie de leur force, de leur groſſeur. Ce ne fut que tard & dans quelques lieux ſeulement, qu’elles recouvrèrent leurs qualités originaires. L’air & le ſol s’oppoſoient ſans doute au ſuccès de leur tranſplantation. C’eſt la loi des climats qui veut que chaque peuple, chaque eſpèce vivante & végétante croiſſe & meure dans ſon pays natal. L’amour de la patrie ſemble commandé par la nature à tous les êtres, comme l’amour de leur conſervation.