Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 2

II. Les guerres de religion qui déchirent l’Angleterre, peuplent le continent de l’Amérique.

Les Bretons eurent pour leurs premiers prêtres, ces druides ſi fameux dans les annales de la Gaule. Pour jeter un voile impoſant ſur les cérémonies d’un culte ſauvage, les myſtères ne ſe célébroient jamais que dans des réduits obſcurs, & le plus ſouvent dans des bocages ſombres, où la peur enfante des ſpectres & des apparitions. Il n’y avoit qu’un petit nombre d’initiés qui poſſédâſſent la doctrine ſacrée : encore ne leur étoit-il permis de rien écrire ſur cet important objet, pour n’en pas mettre les ſociété ſous les yeux d’un profane vulgaire. Les autels d’une divinité redoutable étoient enſanglantés de victimes humaines ; ils étoient enrichis des plus précieuſes dépouilles de la guerre. Quoique la terreur des vengeances céleſtes fut l’unique gardienne de ces tréſors, ils furent toujours reſpectés par la cupidité, qu’on avoit eu l’art de réprimer par le dogme fondamental de la tranſmigration éternelle des âmes : dogme ſi naturel à tous les eſprits qui craignent ou eſpèrent une autre vie ! La principale autorité du gouvernement réſidoit dans les miniſtres de cette religion terrible, parce que l’empire de l’opinion eſt le plus puiſſant de tous & le plus conſtant. L’éducation de la jeuneſſe étoit dans leurs mains ; & c’eſt par ce premier âge qu’ils s’emparoient de toute la vie de l’homme. Ils connoiſſoient des affaires civiles & criminelles, & décidoient auſſi ſouverainement des querelles des états, que des conteſtations des citoyens. Quiconque oſoit réſiſter à leurs décrets, n’étoit pas ſeulement exclu de toute participation aux divins myſtères, mais étoit encore banni de la ſociété des hommes. C’étoit un crime, un opprobre de le fréquenter. Irrévocablement privé de la protection des loix, la mort ſeule pouvoit mettre fin à ſes infortunes. L’hiſtoire des ſuperſtitions humaines n’en offre aucune qui ait pris un auſſi fier aſcendant que celle des druides. Ce fut la ſeule qui mérita d’armer contre elle la rigueur des Romains : tant les druides oppoſoient de force à la puiſſance de ces conquérans.

Cependant cette religion avoit beaucoup perdu de ſon pouvoir, lorſque le chriſtianiſme la fit entièrement diſparoître au ſeptième ſiècle. Les peuples du Nord, qui avoient envahi ſucceſſivement les provinces méridionales de l’Europe, y avoient trouvé les germes de cette religion nouvelle, ſemés dans les ruines & les débris d’un empire qui crouloit de toutes parts. Soit indifférence pour leurs dieux éloignés, ſoit ignorance facile à perſuader, ils avoient embraſſé, ſans peine, un culte que la multiplicité de ſes cérémonies faiſoit aimer à des hommes groſſiers & ſauvages. Leur exemple entraîna aisément les Saxons, qui s’emparèrent depuis de l’Angleterre. Ils adoptèrent, ſans répugnance, une doctrine qui juſtifioit leur conquête, en expioit tous les crimes, en aſſuroit la ſtabilité par l’extinction des cultes anciens.

Cette religion ne tarda pas à produire les fruits qu’on en devoit attendre. Bientôt de vaines contemplations, remplacèrent les vertus actives & ſociales. Une vénération ſtupide pour des ſaints ignorés, étoit ſubſtituée au culte du premier être. Le merveilleux des miracles, étouffoit la connoiſſance des cauſes naturelles. Des prières ou des offrandes, expioient les forfaits les plus inhumains. Toutes les ſemences de la raiſon étoient altérées, tous les principes de la morale étoient corrompus.

Ceux qui avoient coopéré du moins à ce déſordre, en ſurent profiter. Les prêtres obtinrent un reſpect qu’on refuſoit aux rois ; leur perſonne devint ſacrée. Le magiſtrat perdit toute inſpection ſur leur conduite ; ils ſe dérobèrent à la vigilance de la loi civile. Leur tribunal éluda tous les autres, ou même les ſupplanta. Ils mêlèrent la religion à toutes les queſtions de juriſprudence, à toutes les matières d’état ; & devinrent arbitres ou juges de toutes les cauſes. Vouloit-on raiſonner ? la foi parloit, & tous écoutoient, en ſilence, ſes oracles inexplicables. Tel étoit l’aveuglement dans ces ſiècles, que les débauches ſcandaleuſes du clergé n’affoibliſſoient pas ſon autorité.

C’eſt qu’elle étoit dès-lors fondée ſur de grandes richeſſes. Auſſi-tôt qu’on eût prêché que la religion qui vivoit de ſacrifices, exigeoit avant tous, celui de la fortune & des biens de la terre, la nobleſſe, qui avoit concentré dans ſes mains toutes les propriétés, employa les bras de ſes eſclaves à édifier des temples, & ſes terres à doter ces fondations. Les rois donnèrent à l’égliſe, tout ce qu’ils avoient ravi au peuple ; ſe dépouillèrent juſqu’à ne ſe réſerver ni de quoi payer les ſervices militaires, ni de quoi ſoutenir les autres charges du gouvernement. Cette impuiſſance n’étoit jamais ſoulagée par ceux qui l’avoient causée. Le maintien de la ſociété ne les touchoit point. Contribuer aux impôts avec les biens de l’égliſe, c’étoit un ſacrilège, une proſtitution des choſes ſaintes à des uſages profanes. Ainſi parloient les clercs ; ainſi le croyoient les laïcs. La poſſeſſion du tiers des fiefs du royaume ; les offrandes volontaires d’un peuple aveuglé, le prix auquel étoient taxées toutes les fonctions ſacerdotales, ne raſſaſioient pas l’avidité toujours active d’un clergé ſavant dans ſes intérêts. Il trouva dans l’ancien-teſtament que la dîme de toutes les productions lui appartenoit par un droit divin & inconteſtable. La facilité avec laquelle s’établit cette prétention, la lui fit étendre au dixième de l’induſtrie, des gains du commerce, des gages des laboureurs, de la paie des ſoldats, quelquefois même du revenu des charges de la cour.

Rome, qui s’étoit d’abord contentée de contempler avec une orgueilleuſe ſatiſfaction les ſuccès qu’avoient en Angleterre les riches & ſuperbes apôtres d’un Dieu né dans la misère, & mort dans l’ignominie, ne tarda pas à vouloir participer aux dépouilles de ce malheureux pays. Elle commença par y ouvrir un commerce de reliques toujours accréditées par de grands miracles, & toujours vendues à proportion du prix qu’y mettoit la crédulité. Les grands, les monarques même, furent invités à venir en pèlerinage dans la capitale du monde, y acheter une place dans le ciel, aſſortie au rang qu’ils tenoient ſur la terre. Les papes s’attribuèrent inſenſiblement la collation des bénéfices, & les vendirent après les avoir donnés. Par cette voie, leur tribunal évoqua toutes les cauſes eccléſiaſtiques ; & leur fiſc s’accrut avec le tems du dixième des revenus d’un clergé, qui levoit le dixième de tous les biens du royaume.

Lorſque ces pieuſes vexations eurent été portées en Angleterre, auſſi loin qu’elles pouvoient aller ; Rome chrétienne y aſpira au pouvoir ſuprême. Les fraudes de ſon ambition étoient couvertes d’un voile ſacré. Elle ne ſappoit les fondemens de la liberté, qu’avec les armes de l’opinion. C’étoit oppoſer l’homme à lui-même, & ſubjuguer ſes droits par ſes préjugés. On la vit s’établir arbitre deſpotique entre l’autel & le trône, entre le prince & les ſujets, entre un monarque & les rois ſes voiſins. Elle allumoit l’incendie de la guerre avec ſes foudres ſpirituels. Mais il lui falloit des émiſſaires, pour répandre la terreur de ſes armes. Elle appela les moines à ſon ſecours. Le clergé séculier, malgré le célibat qui le séparoit des attachemens du monde, y tenoit par les liens de l’intérêt, ſouvent plus forts que ceux du ſang. Une claſſe d’hommes iſolés de la ſociété par des inſtitutions ſingulières qui devoient les porter au fanatiſme, par une ſoumiſſion, un dévouement aveugles aux volontés d’un pontife étranger, étoient propres à ſeconder les vues de ce ſouverain, Ces vils & malheureux inſtrumens de la ſuperſtition, remplirent leur vocation funeſte.

Par leurs intrigues ſecondées de la faveur des événemens, l’Angleterre, que les anciens Romains avoient eu tant de peine à conquérir, devint feudataire de Rome moderne.

Les paſſions & les caprices violens de Henri VIII, brisèrent enfin cette honteuſe dépendance. Déjà l’abus d’un pouvoir ſi monſtrueux, avoit deſſillé les yeux de la nation. Le prince oſa, d’un ſeul coup, ſe ſouſtraire à l’autorité des papes, abolir les cloîtres, & s’arroger la ſuprématie de ſon égliſe.

Ce ſchiſme éclatant, amena d’autres changemens ſous le règne d’Édouard, ſucceſſeur de Henri. Les opinions religieuſes qui changeoient alors la face de l’Europe, furent diſcutées. On prit quelque choſe de chacune ; on retint pluſieurs dogmes, pluſieurs rites de l’ancien culte ; & l’on forma, de ces divers fragmens, une communion nouvelle, qui fut honorée du grand nom de Religion-Anglicane.

Éliſabeth, qui mit la dernière main à cet important ouvrage, en trouva la théorie trop ſubtile, & crut devoir y ajouter des cérémonies, pour attacher les eſprits par les ſens. Son goût naturel pour la magnificence, le déſir d’étouffer les diſputes ſur le dogme, en amuſant par les ſpectacles du culte, la faiſoient pencher vers une plus grande augmentation des ſolemnités. Mais la politique gêna ſes inclinations, & l’obligea de les ſacrifier aux préjugés d’un parti, qui, lui ayant aplani le chemin du trône, pouvoit l’y affermir.

Loin de ſoupçonner que Jacques I exécuteroit ce qu’Éliſabeth n’avoit pas même osé tenter, on devoit le croire porté à reſtreindre les rites eccléſiaſtiques. Ce prince avoit été élevé dans le ſein du preſbytérianiſme, ſecte arrière, à qui la ſimplicité de ſes habits, la gravité de ſes mœurs, l’auſtérité de ſes principes, un uſage habituel des expreſſions de l’écriture, l’affectation même de ne prendre ſes noms de baptême que dans l’ancien-teſtament, ſembloient devoir inspirer une averſion inſurmontable pour le faſte du culte catholique, & pour tout ce qui pouvoit en retracer l’image. L’eſprit de ſyſtême prévalut dans le nouveau roi, ſur les principes de ſon éducation. Frappé de la juriſdiction épiſcopale qu’il trouvoit établie en Angleterre, & qui lui parut conforme aux idées qu’il avoit du gouvernement civil, il abandonna par conviction les premières impreſſions qu’il avoit reçues ; & ſe paſſionna pour une hiérarchie modelée ſur l’économie politique d’un empire bien conſtitué. Dans ſon enthouſiaſme, il voulut aſſujettir l’Écoſſe, ſa patrie, à cette diſcipline merveilleuſe ; il voulut y attacher un grand nombre d’Anglois qui s’en tenoient éloignés. Il ſe propoſoit même d’ajouter l’éclat des plus auguſtes cérémonies, à la majeſté du plan ; lorſque le tems auroit mûri ſes grands projets. Mais l’émotion qu’il cauſa dès les premiers pas, ne lui permit pas d’aller plus avant dans ſon ſyſtême de réformation. Il ſe contenta de recommander à ſon fils de reprendre le fil de ſes vue, quand il y verroit les conjonctures favorables ; il lui peignit les preſbytériens, comme également dangereux pour la religion & pour le trône.

Charles adopta aiſement des conſeils qui n’étoient que trop conformes aux principes de deſpotiſme qu’il avoit reçus de Buckingham, ſon favori, le plus corrompu des hommes, le plus corrupteur des courtiſans. Pour préparer de loin la révolution qu’il méditoit, il éleva pluſieurs évêques aux premières dignités du gouvernement, & leur conféra la plupart des charges qui donnoient une grande influence dans les réſolutions publiques. Ces ambitieux prélats, devenus comme les maîtres d’un prince qui avoit la foibleſſe de ſe conduire par les inſpirations d’autrui, montrèrent l’ambition ſi familière au clergé, d’élever la juriſdiction eccléſiaſtique, à l’ombre de la prérogative royale.

On les vit multiplier à l’infini les cérémonies de l’égliſe, ſous prétexte qu’elles étoient d’inſtitution apoſtolique, & recourir, pour les faire obſerver, aux actes de l’autorité arbitraire du prince. Le deſſein paroiſſoit formé de rétablir, dans tout ſon éclat, ce que les proteſtans appeloient l’idolâtrie romaine, dut-on employer, pour y réuſſir, les voies les plus violentes. Ce projet cauſoit d’autant plus d’ombrage, qu’il étoit ſoutenu par les préjugés & les intrigues d’une reine audacieuſe, qui avoit apporté de France une paſſion immodérée pour le pouvoir abſolu & pour le papiſme.

On concevroit à peine l’aigreur que des ſoupçons ſi graves avoient répandue dans les eſprits. Une prudence ordinaire auroit laiſſé à la fermentation le tems de ſe calmer. L’eſprit de fanatiſme fit choiſir ces jours nébuleux, pour tout rappeler à l’unité de la religion Anglicane, qui étoit devenue plus odieuſe aux non-conformiſtes, depuis qu’ils la voyoient ſurchargée de pratiques qu’ils regardoient comme ſuperſtitieuſes. Il fut ordonné, dans les deux royaumes, de ſe conformer au culte & à la diſcipline de l’égliſe épiſcopale. On ſoumit à cette loi les Preſbytériens, qui commençoient à s’appeler Puritains ; parce qu’ils faiſoient profeſſion de ne prendre que la parole de Dieu, pure & ſimple, pour règle de leur conduite & de leur croyance. On y aſſujettit tous les calviniſtes étrangers qui étoient dans le royaume, quelle que fut la différence de leurs opinions. On preſcrivit ce culte hiérarchique aux régimens, aux compagnies de commerce qui ſe trouvoient dans les diverſes contrées de l’Europe. Enfin, les ambaſſadeurs d’Angleterre ſe virent contraints de ſe séparer par-tout de la communion des réformés, & d’ôter dès-lors à leur patrie l’influence qu’elle avoit au-dehors, en qualité de chef & de ſoutien de la réformation.

Dans cette fatale criſe, la plupart des Puritains ſe partagèrent entre la ſoumiſſion & la réſiſtance. Ceux qui ne vouloient avoir ni la honte de céder, ni la peine de combattre, tournèrent les yeux vers l’Amérique Septentrionale, pour chercher la liberté civile & religieuſe, qu’une ingrate patrie leur refuſoit. Les ennemis de leur repos, pour les persécuter plus à loiſir, entreprirent de fermer cet aſyle aux dévots fugitifs, qui vouloient adorer Dieu à leur manière, dans une terre déſerte. Huit vaiſſeaux qui étoient à l’ancre dans la Tamiſe, prêts à faire voile, y furent arrêtés ; & Cromwel, dit-on, s’y trouva retenu par ce même roi, qu’il conduiſit depuis à l’échafaud. Cependant l’enthouſiaſme, plus puiſſant encore que les persécuteurs, ſurmonta tous les obſtacles ; & cette région du Nouveau-Monde fut bientôt remplie de Preſbytériens. La ſatiſfaction dont ils jouſſoient dans leur retraite, attira ſucceſſivement tous ceux de leur faction qui n’avoient pas une âme aſſez atroce, pour ſe plaire aux effroyables cataſtrophes, qui bientôt après, firent de l’Angleterre un théâtre d’horreur & de ſang. Des vues de fortune multiplièrent leurs compagnons dans des temps plus calmes. Enfin l’Europe entière ajouta beaucoup à leur population. Des milliers de malheureux, opprimés par la tyrannie ou par l’intolérance de leurs ſouverains, allèrent à travers les périls de l’océan, chercher la vie & le ſalut dans cet autre hémiſphère. Ne le quittons pas ; n’achevons pas de le parcourir, ſans tâcher de le connoître.