Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 30

XXX. La Grenade fut d’abord occupée par les François. Ce qu’y firent les premiers colons.

Cette iſle a vingt-une lieues de circonférence, ſix dans ſon plus grand diamètre qui eſt du nord au ſud, & quatre de l’eſt à l’oueſt. Son terrein, quoique fort haché, eſt preſque généralement fertile, & ſuſceptible de quelque culture ſuivant ſa qualité & ſon expoſition qu’on n’étudie pas aſſez. Cependant le ſol eſt d’autant moins productif qu’il eſt plus éloigné des côtes : ce qui peut venir de ce que les pluies trop fréquentes au pied des montagnes, lors même que le reſte de l’iſle eſt affligé par la séchereſſe, entretiennent dans les terres preſque toutes argileuſes qui les avoiſinent une fraîcheur & une humidité contraires à leur ameubliſſement & par conséquent à leur fécondité.

Dix rivières arroſent la partie de l’oueſt ; trois la partie du nord ; huit la partie de l’eſt & cinq celle du ſud. Outre ces ſources, toutes aſſez conſidérables pour faire rouler des moulins à ſucre, on en voit pluſieurs de moins abondantes très-utiles aux cafeyères.

Le continent voiſin préſerve la Grenade de ces funeſtes ouragans qui portent la déſolation dans tant d’autres iſles ; & la nature y a multiplié les anſes, les baies, les rades, qui favoriſent l’exportation des denrées. Son port principal ſe nomme Baſſe-Terre ou Saint-George. Il fourniroit un abri ſur à ſoixante vaiſſeaux de guerre.

Quoique les François, inſtruits de la fertilité de la Grenade, euſſent formés dès l’an 1638 le projet de s’y établir, ils ne l’exécutèrent qu’en 1651. En arrivant, ils donnèrent quelques haches, quelques couteaux, un baril d’eau-de-vie au chef des ſauvages qu’ils y trouvèrent ; & croyant à ce prix avoir acheté l’iſle, ils prirent le ton de ſouverains, & bientôt agirent en tyrans. Les Caraïbes, ne pouvant les combattre à force ouverte, prirent le parti que la foibleſſe inſpire toujours contre l’oppreſſion, de maſſacrer tous ceux qu’ils trouvoient à l’écart & ſans défenſe. Les troupes qu’on envoya pour ſoutenir la colonie au berceau, ne virent rien de plus sûr, de plus expéditif, que de détruire tous les naturels du pays. Le reſte des malheureux qu’ils avoient exterminés, ſe réfugia ſur une roche eſcarpée, aimant mieux ſe précipiter tout vivans de ce ſommet, que de tomber entre les mains d’un implacable ennemi. Les François nommèrent légèrement ce roc, le morne des ſauteurs, nom qu’il conſerve encore.

Comment ce peuple frivole perdroit-il dans des contrées éloignées le ton de plaisanterie qu’il garde dans son pays, au milieu des plus grandes calamités ! Il n’est point cruel, mais une gaieté indigène qui le suit sous des tentes, au milieu des camps, sur un champ de bataille, sur un matelas d’hôpital où on l’a déposé couvert de blessures dont il expirera dans un moment, lui suggère un mot bizarre qui fait sourire ses camarades aussi maltraités que lui ; & la disparate du caractère avec les circonstances se manifestera de la même manière dans tous les François, & dans quelques originaux chez tous les peuples de la terre.

Un gouverneur avide, violent, inflexible, les paya justement de tant de cruautés. La plupart des colons révoltés de sa tyrannie, se réfugièrent à la Martinique ; & ceux qui étoient restés sous son obéissance le condamnèrent au dernier supplice. Dans toute la cour de justice qui fit authentiquement le procès à ce brigand, un seul homme nommé Archangeli, savoit écrire. Un maréchal ferrant fit les informations. Au lieu de sa signature, il avoit pour sceau un fer à cheval, autour duquel Archangeli, qui remplissoit l’office de greffier, écrivit gravement : Marque de monsieur de la Brie, conseiller-rapporteur.

On craignit ſans doute que la cour de France ne ratifiât pas un jugement ſi extraordinaire & réduit à des formalités inouïes, quoique dictées par le bon ſens. La plupart des juges du crime, & des témoins du ſupplice, diſparurent de la Grenade. Il n’y demeura que ceux qui, par leur obſcurité, devoient ſe dérober à la perquiſition des loix. Le dénombrement de 1700 atteſte qu’il n’y avoit dans l’iſle que deux cens cinquante-un blancs, cinquante-trois ſauvages ou mulâtres libres, & cinq cens vingt-cinq eſclaves. Les animaux utiles ſe réduiſoient à ſoixante-quatre chevaux & cinq cens ſoixante-neuf bêtes à corne. Toute la culture conſiſtoit en trois ſucreries, & cinquante-deux indigoteries.

Tout changea de face vers l’an 1714, & ce changement fut l’ouvrage de la Martinique. Cette iſle jettoit alors les fondemens d’une ſplendeur qui devoit étonner toutes les nations. Elle envoyoit à la France des productions immenſes, dont elle étoit payée en marchandiſes précieuſes, qui la plupart étoient versées ſur les côtes Eſpagnoles. Ses bâtimens touchoient en route à la Grenade, pour y prendre des rafraîchiſſemens. Les corſaires marchands qui ſe chargeoient de cette navigation, apprirent à cette iſle le ſecret de ſa fertilité. Son ſol n’avoit beſoin que d’être mis en valeur. Le commerce rend tout facile. Quelques négocians fournirent les eſclaves & les uſtenſiles pour élever des ſucreries. Un compte s’établit entre les deux colonies. La Grenade ſe libéroit peu-à-peu avec ſes riches productions ; & la ſolde entière alloit ſe terminer, lorſque la guerre de 1744, interceptant la communication des deux iſles, arrêta les progrès de la plus importante culture du Nouveau-Monde. Alors furent plantés des cotonniers, des cacaoyers, ſur-tout des cafiers qui acquirent durant les hoſtilités l’accroiſſement néceſſaire pour donner des fruits abondans. La paix de 1748 ne fit pas abandonner ces arbres utiles : mais les cannes turent de nouveau pouſſées avec une ardeur proportionnée à leur importance. Des malheurs trop mérités privèrent bientôt la métropole des grands avantages qu’elle ſe promettoit de ſa colonie.

La rage de jouir avant le tems, & ſans meſure ; cette maladie qui a gagné le gouvernement d’une nation, digne pourtant, d’être aimée de ſes maîtres ; cette prodigalité qui moiſſonne quand il faudrait ſemer ; qui détruit d’une main le paſſé, de l’autre l’avenir ; qui sèche & dévore le fond des richeſſes par l’anticipation des revenus ; ce déſordre qui réſulte des beſoins où le défaut de principes & d’expérience ne manque jamais de réduire un état qui n’a que des forces ſans vues & des moyens ſans conduite ; l’anarchie qui règne au timon des affaires ; la précipitation, la brigue ſubalterne, le vice ou le manque de projets ; d’un côté, la hardieſſe de tout faire impunément, & de l’autre, la crainte de parler, même pour le bien public : ce concours de maux qui s’entraînent de loin, fit paſſer la Grenade au pouvoir de la Grande-Bretagne qui fut maintenue dans ſa conquête par le traité de 1763.