Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 24

XXIV. État actuel de la Jamaïque, conſidérée ſous tous ſes rapports.

L’iſle entière peut contenir trois millions huit cens mille acres de terre. Les montagnes, les rochers, les lacs, les marais, les rivières, d’autres lieux néceſſairement perdus pour les travaux utiles en occupent un million ſept cens vingt-huit mille quatre cens trente-un, ſelon les lumières d’un homme judicieux & appliqué qui a long-tems conduit la colonie. Le gouvernement en a ſucceſſivement accordé un million ſix cens ſoixante-onze mille cinq cens ſoixante-neuf qui ſont défrichés ou qui peuvent l’être. Il en reſte encore à concéder quatre cens mille qui attendent des bras & des moyens d’exploitation.

En 1658, la Jamaïque comptoit quatre mille cinq cens blancs & quatorze cens eſclaves ; en 1670, ſept mille cinq cens blancs & huit mille eſclaves ; en 1734, ſept mille ſix cens quarante-quatre blancs & quatre-vingt-ſix mille cinq cens quarante-ſix eſclaves ; en 1746, dix mille blancs & cent douze mille quatre cens vingt-huit eſclaves ; en 1768, dix-ſept mille neuf cens quarante-ſept blancs & cent ſoixante-ſix mille neuf cens quatorze eſclaves ; en 1775, dix-huit mille cinq cens blancs, trois mille ſept cens nous ou mulâtres libres, & cent quatre-vingt-dix mille neuf cens quatorze eſclaves. Cent dix mille de ces malheureux ſont placés ſur ſix cens quatre-vingts ſucreries. Le reſte eſt employé à des cultures moins précieuſes dans quatorze cens ſoixante habitations, à la navigation, au ſervice domeſtique, & à d’autres travaux de néceſſité première.

Les dépenſes publiques de la colonie s’élèvent annuellement à 817 750 livres. C’eſt avec des impoſitions ſur les maiſons, ſur les différentes productions du fol, ſur les boiſſons étrangères, ſur la tête des noirs ; &, dans les cas extraordinaires, avec un doublement de capitation, qu’on pourvoit à ces beſoins. Les comptables chargés, dans les dix-neuf paroiſſes, de lever les contributions ordonnées par l’aſſemblée générale, ont obtenu pour prix de leurs ſoins deux & demi pour cent, & le receveur général en retient cinq.

Les monnoies, qui circulent habituellement dans l’iſle, ne paſſent pas 954 041 liv. Ce numéraire eſt plus que ſuffiſant, parce qu’il ne ſert qu’aux plus petits détails de commerce. Les eſclaves apportés d’Afrique ; les marchandiſes que l’Europe envoie : tout ce qui a une grande valeur eſt payé en lettres-de-change ſur Londres & ſur quelqu’un des autres ports Britanniques où les colons envoient leurs denrées pour leur propre compte.

Le prix de ces productions n’eſt pas uniquement deſtiné aux beſoins ſans ceſſe renaiſſans de la Jamaïque. Une grande partie doit ſervir à l’acquittement des dettes qu’un luxe immodéré & des malheurs trop répétés lui ont fait ſucceſſivement contracter. Ses engagemens, autant qu’on en peut juger, s’élèvent aux deux tiers de ſes richeſſes apparentes. Le plus grand nombre de ſes créanciers eſt fixé en Angleterre. Les autres ſont des négocians paſſagèrement établis dans l’iſle, parmi leſquels on compte beaucoup de Juifs. Puiſſe ce peuple, d’abord eſclave, puis conquérant & enſuite avili pendant vingt ſiècles, poſſéder un jour légitimement la Jamaïque, ou quelque autre iſle riche du Nouveau-Monde ! Puiſſe-t-il y raſſembler tous ſes enfans, & les élever en paix dans la culture & le commerce, à l’abri du fanatiſme qui le rendit odieux à la terre, & de la persécution qui l’a trop rigoureuſement puni de ſes erreurs ! Que les Juifs vivent enfin libres, tranquilles & heureux dans un coin de l’univers ; puiſqu’ils ſont nos frères par les liens de l’humanité, & nos pères par les dogmes de la religion !

La colonie envoie actuellement, chaque année, à ſa métropole huit cens mille quintaux de ſucre, qui, à 40 livres le quintal, produiſent 32 000 000 livres. Quatre millions galons de auſſi, qui, à 1 livre 10 ſols le galon, produiſent 6 000 000 livres. Trois cens mille galons de melaſſe, qui, à 10 ſols le galon, produiſent 150 000 liv. Six mille quintaux de coton, qui, à 150 livres le quintal, produiſent 900 000 livres. Six mille quintaux de piment, qui, à 42 livres le quintal, produiſent 252 000 liv. Dix-huit mille quintaux de café, qui, à 50 livres le quintal, produiſent 900 000 livres. Trois mille quintaux de gingembre, qui, à 70 liv. le quintal, produiſent 210 000 livres. Pour 400 000 livres en bois de teinture ou de marqueterie. Tous ces objets réunis portent les produits de la Jamaïque à 40 812 000 livres.

Les navires deſtinés à leur extraction ſont très-multipliés : mais du port de cent cinquante à deux cens tonneaux ſeulement.

Un petit nombre prennent leur chargement au port Morant, qu’il faudroit regarder comme bon ſi l’entrée en étoit moins difficile. Cette rade, ſituée dans la partie méridionale de l’iſle, n’eſt défendue que par une batterie mal-conſtruite & mal-placée. Douze hommes, commandés par un ſergent, y font continuellement la garde. Non loin de là eſt une baie du même nom, plus commode & plus fréquentée par les navigateurs.

La côte n’offre plus de mouillage que pour de très-petits bateaux juſqu’au Port-Royal où eſt embarquée la moitié des productions de la colonie deſtinées pour l’Europe.

Plus loin eſt le vieux havre, communément aſſez fréquenté. Les planteurs voiſins ont ſouvent réſolu d’élever quelques ouvrages pour protéger contre les petits corſaires les bâtimens qui y formeroient leur cargaiſon. Ce projet diſpendieux paroît tout-à-fait abandonné. On a compris enfin que l’embarras de l’entrée ſeroit toujours la meilleure des défenſes.

La baie de la rivière Noire exigeroit une bonne batterie. On l’établiroit ſans beaucoup de frais, & elle feroit la sûreté du grand nombre de petits navires qui la fréquentent.

Savane-la-Mart n’a jamais que peu d’eau, & ſon entrée eſt par-tout embarraſſée de récifs & de rochers ſubmergés. C’eſt le plus mauvais port de la colonie. Il eſt pourtant devenu l’entrepôt d’un aſſez grand commerce, depuis que le territoire voiſin a été défriché. Ses habitans voulurent autrefois s’entourer de fortifications. L’ouvrage fut abandonné après qu’on y eut dépensé plus de cent mille écus. Il ne reſte plus de ces travaux qu’un amas de ruines.

L’iſle n’a ſur ſa côte occidentale très-reſſerrée, qu’un ſeul port, & c’eſt celui d’Orange. Sept ou huit bâtimens y prennent annuellement leur charge.

Le premier havre au nord, c’eſt celui de Sainte-Lucie. Il eſt ſpacieux ; il eſt sûr ; il eſt défendu par un fort, capable de faire quelque réſiſtance, s’il étoit réparé, ſi ſon artillerie étoit miſe en état de ſervir. On y entretient toujours une foible garniſon.

Huit ou neuf lieues plus loin, eſt l’excellente baie de Montego. La cinquième partie des productions de la colonie eſt embarquée dans ſa petite ville de Barnet-Town, défendue par une batterie de dix canons.

Des bas-fonds rendent difficile l’entrée du port Sainte-Anne. À peine reçoit-il tous les ans quinze ou ſeize navires.

Le port Antonio eſt un des plus sûrs, mais non des plus fréquentés de l’iſle. Son fort eſt gardé par un détachement, que commande un officier.

La côte orientale n’offre que le havre de Manchineel. Le mouillage y eſt bon, mais dans les parages voiſins, la mer eſt toujours violemment agitée par les vents d’eſt. C’eſt le quartier le plus exposé à l’invaſion ; & la batterie de dix canons qu’on y a conſtruite, ne le mettroit pas à l’abri du danger, ſi ſes richeſſes étoient plus conſidérables. Toute la défenſe de la colonie réſide proprement dans le Port-Royal.