Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 49

XLIX. Moyens qu’a la partie Françoiſe de S. Domingue pour ſe garantir d’une invaſion étrangère.

Quand la colonie aura toutes ſes poſſeſſions liées & ſoutenues au-dedans par une communication ſuivie & non interrompue, on aura plus de facilité pour repouſſer l’ennemi. Si l’Anglois veut entamer Saint-Domingue par l’Oueſt ou le Sud, il raſſemblera ſes forces à la Jamaïque. Si c’eſt par le Nord, il fera ſes préparatifs aux iſles du Vent, & plus probablement à Antigoa, où eſt l’entrepôt de ſes munitions navales.

L’Oueſt & le Sud ne ſauroient être défendus. L’immenſité de terrein empêche de mettre de la liaiſon & du concert dans les mouvemens. Si on diſperſe les troupes, elles deviennent inutiles par la diviſion des forces. Si on les raſſemble pour ſoutenir des poſtes que leur foibleſſe locale expoſe le plus à l’attaque, on riſque de les perdre toutes à la fois. De gros bataillons ne ſeroient qu’un fardeau pour de vaſtes côtes, qui préſentent trop de flanc ou trop de front à l’ennemi. On doit ſe borner à conſtruire, à entretenir des batteries qui protègent les rades, les navires marchands & le cabotage ; qui puiſſent éloigner des corſaires, ou même garantir des équipages d’un ou deux vaiſſeaux de guerre qui viendroient faire le dégât ou lever des contributions. Les troupes légères qui ſuffiſent pour ſoutenir ces batteries, abandonneront du terrein à proportion des marches de l’ennemi, & ſe contenteront de ne pas ſe retirer, ſans être menacées.

Ce n’eſt pas qu’on doive renoncer à toute eſpèce de défenſe. Chaque côte devrait avoir ſur ſes derrières un lieu d’aſyle toujours ouvert à la retraite, loin de la portée de l’ennemi, à l’abri de ſes inſultes, & capable de repouſſer ſes attaques. Ce devroit être une gorge, où l’on pût ſe retrancher & ſe défendre avec avantage. De ces retraites inexpugnables, on harcèlerait continuellement le conquérant qui, n’ayant point de places fortes, ſeroit exposé à mille ſurpriſes, & réduit un peu plutôt, un peu plus tard à ſe rembarquer.

La côte du Nord, plus riche, plus peuplée & moins étendue que les deux autres, eſt ſuſceptible d’une guerre de campagne, & d’une défenſe ſuivie & régulière.

Le bord de la mer plus ou moins couvert de récifs y offre une terre marécageuſe dans beaucoup d’endroits, les mangliers, qui couvrent un ſol noyé, rendent les lagons plus impénétrables. Cette défenſe naturelle eſt devenue moins commune, par les coupes de pluſieurs taillis. Mais les embarcadaires, qui ne ſont ordinairement que des trouées, flanquées de ces bois inondés, n’exigent pour être fermées, qu’un front médiocre. Les magaſins & les autres bâtimens en pierre y ſont communs : ils fourniſſent des poſtes à créneler, & aſſurent quelques feux couverts.

Cette première ligne de la plage ſemble faire eſpérer qu’un rivage de dix-huit lieues, ſi bien défendu par la nature, pour peu qu’il fût ſecondé de la valeur Françoiſe, mettroit l’ennemi dans le riſque d’être battu, dès le moment de la deſcente. Si ſes projets étoient connus, ſi ſes diſpoſitions ſur mer indiquoient de loin le lieu de ſon débarquement, on pourroit s’y porter & le prévenir. Mais l’expérience aſſure un avantage infaillible aux eſcadres emboſſées.

Ce n’eſt point uniquement par ces nappes de feu, qui, partant des vaiſſeaux, couvrent l’abord des chaloupes ; c’eſt par l’impoſſibilité où l’on eſt d’occuper tous les points de la côte, qu’une eſcadre mouillée a la facilité de faire des deſcentes. Elle menace trop de lieux à la fois. Des troupes de terre rampent, pour ainſi dire, autour des ſinuoſités, dans le tems que les canots & les chaloupes volent par un chemin plus court. L’attaquant ſuit la corde, tandis que le défenſeur a l’arc à parcourir. Trompé & fatigué par divers mouvemens, celui-ci n’eſt pas moins inquiet de ceux qu’il voit faire en plein jour, que des manœuvres que la nuit lui dérobe.

Pour ſe mettre en état de réſiſter à une deſcente, il faut d’abord la croire exécutée. On emploie alors ſon courage & ſes forces, à profiter des lenteurs ou des fautes de l’ennemi. Des qu’on le voit ſur mer, il faut l’attendre à terre, comme s’il devoit y tomber du ciel. Une grande plage abordable, laiſſera toujours la plaine du cap ouverte à la deſcente. C’eſt moins aux bords de la côte, qu’à l’intérieur des terres, qu’il faut regarder.

Elles ſont généralement couvertes de cannes, dont la hauteur, proportionnée aux différens degrés de la maturité, change ſucceſſivement les champs comme en autant de bois taillis. On y met le feu, ſoit pour couvrir ſes flancs ou ſa marche, ſoit pour retarder la pourſuite de l’ennemi, pour le tromper ou l’étonner. En deux heures de tems, l’incendie offre à la place d’un pays couvert, des eſpèces de chaumes ou de guérets à perte de vue.

La séparation des pièces de cannes, les ſavanes & les places à vivres, ne gênent pas plus les mouvemens d’une armée, que ne le font nos prairies. Au lieu de nos villages, ce ſont des habitations, moins peuplées, mais plus multipliées. Les haies de citronniers épaiſſes & tirées au cordeau, plus impoſantes & moins pénétrables que les clôtures de nos champs : c’eſt-là ce qui fait la plus grande différence de perſpective, entre les campagnes de l’Amérique & celles de l’Europe.

Peu de rivières ; quelques ravines ; de foibles monticules ; un ſol généralement uni ; des digues contre les inondations ; peu ou point de foſſé ; un ou deux bois d’une foible épaiſſeur ; un petit nombre de marécages ; une terre qui ſe couvre d’eau dans un orage, & de pouſſière en douze heures de ſoleil ; des fleuves d’un jour, taris le lendemain : voilà ce qui caractériſe le maſſif de la plaine du cap. C’eſt dans ſa diverſité qu’on doit trouver des campemens avantageux ; ſans oublier que dans une guerre défenſive, le poſte qu’on va prendre ne ſauroit être trop voiſin de celui que l’on quitte.

Ce n’eſt pas aux écrivains à preſcrire des règles aux gens de guerre. Céſar lui-même a dit ce qu’il a fait, & non ce qu’il falloit faire. Les deſcriptions topographiques, l’appréciation des poſtes, la combinaiſon des marches, l’art des campemens & des retraites, la plus ſavante théorie : tout eſt ſoumis au coup-d’œil du général, qui, avec les principes dans ſa tête & les matériaux dans ſa main, applique les uns & les autres aux circonſtances locales & momentanées, où le haſard l’a placé. Le génie militaire, tout mathématique qu’il eſt, eſt dépendant de la fortune qui ſubordonne l’ordre des opérations à la variabilité des données. Les règles ſont hériſſées d’exceptions, que le tact doit preſſentir. L’exécution même change preſque toujours le plan & dérange le ſyſtême d’une action. Le courage ou la timidité des troupes ; la témérité de l’ennemi ; le ſuccès éventuel de ſes meſures ; une rencontre, un événement imprévus ; un orage qui gonfle un torrent ; le vent qui dérobe un piège ou une embuſcade, ſous des tourbillons de pouſſière ; la foudre qui épouvante les chevaux, ou qui ſe confond avec le bruit des canons ; la température de l’air, dont l’influence agit continuellement ſur les eſprits du chef & ſur le ſang des ſoldats : ce ſont autant d’élémens phyſiques ou moraux, qui, par leur inconſtance, entraînent un renverſement total dans les projets les mieux concertés.

Quel que ſoit le choix du lieu pour une deſcente au Nord de Saint-Domingue, la ville du Cap en ſera toujours l’objet. Le débarquement ſe fera ſans doute dans la baie du Cap même, où les vaiſſeaux ſeroient à portée d’augmenter les forces de terre par les deux tiers de leurs équipages, & de fournir l’artillerie, les vivres & les munitions néceſſaires pour aſſiéger cette opulente fortereſſe. C’eſt auſſi de ce boulevard de la colonie, que tous les mouvemens de défenſe doivent tâcher d’éloigner l’aſſaillant. On cherchera par l’avantage des poſitions, à diminuer l’inégalité des forces. Au moment de la deſcente, il faut chicaner le terrein, en ſoutenant un commencement d’attaque, ſans compromettre la totalité des troupes. On ſe poſtera de façon à ſe ménager deux branches de retraite, l’une vers le Cap pour en former la garniſon, & l’autre dans les gorges des montagnes, pour y tenir une eſpèce de camp retranché, d’où l’on ira troubler les travaux du ſiège, & retarder la priſe de la place. Fût-elle emportée, comme il ſeroit facile en l’évacuant de favoriſer l’évaſion des troupes, tout ne ſeroit pas fini. Les montagnes où elles ſe réfugieroient, inacceſſibles pour une armée, enveloppent la plaine d’une double ou triple chaîne. Les quartiers habités en ſont comme gardés par des gorges fort ſerrées & faciles à défendre. La principale de ces gorges, qui eſt celle de la grande rivière, oppoſe à l’ennemi deux ou trois paſſes de rivière, qui s’étendent d’une montagne à l’autre. Quatre ou cinq cens hommes y arrêteroient les plus nombreuſes forces, avec la ſeule précaution de creuſer le lit des eaux. Cette réſiſtance pourroit être ſecondée par vingt-cinq mille habitans blancs ou noirs, établis dans ces vallées. Comme les blancs y ſont plus multipliés que dans les terres plus riches, la modicité de leurs récoltes ne leur permettant point de conſommer beaucoup de denrées d’Europe, ils cultivent des productions dont ils vivent ; & dès-lors, ils pourroient en fournir aux troupes qui défendroient leur pays. Ce qu’ils ne donneroient pas en viande fraîche, ſeroit remplacé par les Eſpagnols, qui, ſur les derrières de ces montagnes, élèvent de nombreux troupeaux.

Cependant il peut arriver que la confiance des troupes s’épuiſe par le manquement des vivres ou des munitions, & qu’elles ſoient ou forcées ou tournées. C’eſt ce qui fit imaginer à Verſailles, il y a quelques années, de bâtir une place forte dans le centre des montagnes. Le maréchal de Noailles appuyoit vivement ce projet. On penſoit alors qu’avec des redoutes de terre diſpersées ſur la côte, on pourroit engager l’ennemi à des attaques régulières, & le miner ſourdement par la perte de beaucoup d’hommes, dans un climat où les maladies les conſomment plus rapidement que les combats. On ne vouloit plus de ces places de guerre, exposées ſur la frontière à l’invaſion des maîtres de la mer, parce qu’incapables de défendre l’habitant, elles ſervent de boulevard au vainqueur, qui les prend & les garde facilement avec des vaiſſeaux, y dépoſe & en tire à ſon gré des armes & des troupes pour contenir les vaincus. Un pays entièrement ouvert valoit mieux, diſoit-on, pour une puiſſance ſans forces maritimes, que des forces éparſes & abandonnées, ſur des rivages dévalués & dépeuplés par l’intempérie du climat.

C’étoit dans le centre de l’iſle gu’on ſe promettoit d’établir ſolidement ſa défenſe. Une route de vingt à trente lieues, entre-coupée d’obſtacles, où chaque marche ſeroit achetée par des combats, dans leſquels l’avantage des poſtes rendroit un détachement redoutable à toute une armée ; où les tranſports d’artillerie lents & laborieux, la difficulté des convois & l’intervalle de la communication avec l’océan, tout enfin conſpireroit à la deſtruction de l’ennemi ; tel devoit être, pour ainſi dire, le glacis de la place qu’on ſe propoſoit de conſtruire. Cette capitale ſituée dans un lieu où l’élévation des terres tempérant la chaleur du climat, épureroit l’influence de l’air ; au milieu d’une campagne qui fourniroit les comeſtibles les plus néceſſaires ; environnée de troupeaux qui, paiſſant ſur un terrein le plus favorable à leur multiplication, ſeroient conſervés pour l’inſtant des beſoins ; munie de magaſins proportionnés à ſa grandeur & à ſa garniſon : une telle ville auroit changé en un royaume, qui ſe ſoutiendroit long-tems de lui-même, une colonie dont l’opulence ne fait que diminuer la force, & qui donnant le ſuperflu ſans avoir le néceſſaire, enrichit un petit nombre de propriétaires, qu’elle ne peut cependant faire ſubſiſter. Si l’ennemi devenu maître des côtes qu’on ne lui diſputeroit pas, vouloit en recueillir les productions, il lui faudroit des armées pour ſoutenir la défenſive, où les excurſions perpétuelles du centre le réduiroient à ſe borner. Les troupes de l’intérieur de l’iſle, toujours sûres d’une retraite reſpectable, pourroient être aiſement rafraîchies par des ſecours venus d’Europe, qui pénétreroient ſans peine au centre d’un cercle dont la circonférence eſt ſi vaſte, tandis que toutes les flottes Angloiſes ne ſuffiroient pas à remplir les vuides que le climat feroit continuellement dans leurs garniſons.

Malgré les avantages qu’on croyoit entrevoir dans la conſtruction de cette place intérieure, le projet en fut abandonné pour s’occuper d’un ſyſtême qui réduiroit au môle Saint-Nicolas toute la défenſe de la colonie. Le nouveau plan ne pouvoit manquer d’être applaudi par les colons qui ne voient jamais ſans chagrin auprès de leurs plantations, des citadelles & des garniſons, d’où réſulte moins de sûreté que de dévaſtation. Ils comprirent que toutes les forces étant portées ſur un ſeul point, ils n’auroient plus dans leur voiſinage ſur les trois côtes, que des troupes légères qui, ſuffiſant pour éloigner des corſaires par des batteries, ſont d’ailleurs des défenſeurs commodes, prêts à céder ſans réſiſtance, à ſe diſperſer, ou à capituler au moindre ſigne d’une deſcente.

Ce plan favorable à l’intérêt particulier, ſe trouva conforme à l’opinion de militaires très-éclairés. Ils pensèrent que le petit nombre de troupes dont la colonie eſt ſuſceptible, étant comme perdu dans une iſle auſſi grande que Saint-Domingue, paroîtroit quelque choſe au môle. C’eſt Bombardopolis qu’on choiſit comme le poſte le plus reſpectable. Cette nouvelle ville eſt placée à l’extrémité d’une grande plaine dont l’élévation aſſure la fraîcheur. Une ſavane naturelle couvre ſon territoire, embelli par des boſquets de palmiers & de latoniers. Rien ne le domine, ce qui eſt rare à Saint-Domingue. On pourroit y haut une place régulière auſſi forte qu’on le voudroit. Si elle ne préſervoit pas les côtes d’une invaſion, elle empêcheroit le conquérant de s’y établir ſolidement.

Il ſeroit à ſouhaiter, ajoutent les partiſans de ce nouveau ſyſtême, qu’au moment qu’on a commencé les travaux au môle, on y eût fait toutes les fortifications que comportoit une poſition ſi avantageuſe, C’eſt un tréſor qu’on ne devoit découvrir qu’en s’en aſſurant la poſſeſſion. Si cette précieuſe clef de Saint-Domingue, & même de l’Amérique, venoit à tomber entre les mains des Anglois, ce Gibraltar du Nouveau-Monde ſeroit plus fatal à l’Eſpagne & à la France, que celui de l’Europe même.

Au reſte, qu’on ne s’étonne pas de voir ſi peu de ſolidité dans toutes les précautions qu’on a priſes juſqu’ici pour la défenſe de Saint-Domingue. Tant que la prévoyance & la protection étoient bornées à des moyens du ſecond ordre, qui ne pouvoient que retarder & non empêcher la conquête de cette iſle, il n’étoit pas poſſible de ſuivre un plan invariable. Les principes fixes appartiennent excluſivement aux nations qui peuvent compter ſur leurs forces navales pour conſerver ou pour recouvrer leurs colonies. Celles de la France n’ont pas été juſqu’ici gardées par ces arſenaux mouvans, qui peuvent à la fois attaquer & défendre : mais cette puiſſance a ouvert les yeux, & ſa marine devient formidable. Il reſte à examiner ſi elle a conduit ſes poſſeſſions éloignées dans les maximes d’une politique éclairée & bien ordonnée ?

Le gouvernement Britannique, toujours dirigé par l’eſprit national, qui ne s’écarte guère des vrais intérêts de l’état, a porté dans le Nouveau-Monde le droit de propriété, qui fait la baſe de ſa légiſlation. Convaincu que l’homme ne croit jamais bien poſſéder que ce qu’il a légitimement acquis, il a vendu, mais à un prix très-modéré, le ſol qu’on vouloit défricher dans ſes iſles. Cette méthode lui a ſemblé la plus sûre, pour hâter l’exploitation des terres, pour empêcher les partialités & les jalouſies que feroit naître une diſtribution guidée par les caprices de la faveur.