Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 34

XXXIV. Des vagabonds François ſe réfugient à S. Domingue.

L’Eſpagne occupoit, ſans fruit comme ſans partage, cette grande poſſeſſion, lorſque des Anglois & des François qui avoient été chaſſés de Saint-Chriſtophe, s’y réfugièrent en 1630. Quoique la côte ſeptentrionale où ils s’étoient d’abord établis, fût comme abandonnée, ils ſentirent que, pouvant y être inquiétés par leur ennemi commun, ils devoient ſe ménager un lieu sûr pour leur retraite. On jeta les yeux ſur la Tortue, petite iſle ſituée à deux lieues de la grande ; & vingt-cinq Eſpagnols qui la gardoient, ſe retirèrent à la première ſommation.

Les aventuriers des deux nations, maîtres abſolus d’une iſle qui avoit huit lieues de long ſur deux de large, y trouvèrent un air pur, mais point de rivières & peu de fontaines. Des bois précieux couvroient les montagnes, des plaines fécondes attendoient des cultivateurs. La côte du Nord paroiſſoit inacceſſible. Celle du Sud offroit une rade excellente, dominée par un rocher, qui ne demandoit qu’une batterie de canons pour défendre l’entrée de l’iſle.

Cette heureuſe poſition attira bientôt à la Tortue, une foule de ces gens qui cherchent la fortune ou la liberté. Les plus modérés s’y livrèrent à la culture du tabac, qui ne tarda pas à avoir de la réputation. Les plus actifs alloient chaſſer des bœufs ſauvages à Saint-Domingue, dont ils vendoient les peaux aux Hollandois. Les plus intrépides armèrent en courſe, & firent des actions d’une témérité brillante, dont le ſouvenir durera long-tems.

Cet établiſſement alarma la cour de Madrid. Jugeant par les pertes qu’elle eſſuyoit déjà des malheurs qui la menaçoient, elle ordonna la deſtruction de la nouvelle colonie. Le général des Galions choiſit pour exécuter ſa commiſſion, l’inſtant où la plupart des braves habitans de la Tortue étoient à la mer ou à la chaſſe. Il fit pendre ou paſſer au fil de l’épée, avec la barbarie qui étoit alors ſi familière à ſa nation, tous ceux qu’il trouva iſolés dans leurs habitations ; & il ſe retira ſans laiſſer de garniſon, perſuadé que les vengeances qu’il venoit d’exercer, rendoient cette précaution inutile. Mais il éprouva que la cruauté n’eſt pas le meilleur garant de la domination.

Les aventuriers inſtruits de ce qui venoit de ſe paſſer à la Tortue, avertis en même-tems qu’on venoit de former à Saint-Domingue un corps de cinq cens hommes deſtiné à les harceler, ſentirent qu’ils ne pouvoient éviter leur ruine, qu’en ceſſant de vivre dans l’anarchie. Auſſi-tôt ſacrifiant l’indépendance individuelle à la sûreté ſociale, ils mirent à leur tête Willis, Anglois, qui s’étoit diſtingué dans cent occaſions par ſa prudence & par ſa valeur. Sous la conduite de ce chef, on reprit poſſeſſion ſur la fin de 1638, d’une iſle qu’on avoit occupée pendant huit ans ; & pour ne plus la perdre, on s’y fortifia.

Les François ſe reſſentirent bientôt de la partialité de l’eſprit national. Willis ayant attiré un aſſez grand nombre de ſes compatriotes, pour être en état de donner la loi, traita les autres en ſujets. C’eſt-là le progrès naturel de la domination. Ainſi ſe ſont formées la plupart des monarchies. Des compagnons d’exil, de guerre ou de piraterie, ſe donnent un capitaine, & celui-ci ne tarde pas à s’ériger en maître. Il partage d’abord le pouvoir ou le butin avec les plus forts, juſqu’à ce que la multitude écrasée par le petit nombre, enhardiſſe le chef à s’emparer de toute la puiſſance, & la monarchie alors n’eſt plus que deſpotiſme. Mais il faut des ſiècles & de grands états pour donner carrière à cette ſuite de révolutions. Une iſle de ſeize lieues quarrées, n’eſt pas faite pour ne contenir que des eſclaves. Le commandeur de Poinci, gouverneur général des iſles du Vent, averti de la tyrannie de Willis, fit partir ſur le champ de Saint-Chriſtophe quarante François qui en prirent cinquante autres à la côte de Saint-Domingue. Ils débarquèrent à la Tortue, & s’étant joints aux habitans de leur nation, ils ſommèrent tous enſemble les Anglois de ſe retirer. Ceux-ci déconcertés par cet acte de vigueur inattendu, & ne doutant pas que tant de fierté ne fût ſoutenue par des forces plus nombreuſes qu’elles ne l’étoient, évacuèrent l’iſle pour n’y plus revenir.

L’Eſpagnol montra plus d’opiniâtreté. Les corſaires qui ſortoient tous les jours de la Tortue, lui cauſoient des pertes ſi conſidérables, qu’il crut que ſa tranquilité, ſa gloire & ſes intérêts, exigeoient également qu’il la fit rentrer ſous ſa domination. Trois fois il réuſſit à s’en emparer, & trois fois il en fut chaſſé. Enfin elle reſta en 1659 aux François, qui l’évacuèrent lorſqu’ils ſe virent ſolidement établis à Saint-Domingue, mais ſans renoncer à ſa propriété. Le gouvernement en a toujours tiré les bois néceſſaires à ſes conſtructions, au ſervice de ſon artillerie, aux beſoins de ſes troupes, juſqu’à ce qu’un miniſtre avide l’ait arrachée au fiſc, pour en augmenter l’héritage de ſa famille.

Cependant les progrès de ces aventuriers furent lents & ne fixèrent les regards de la métropole qu’en 1665. Ce n’eſt pas qu’on ne vît errer d’une iſle à l’autre aſſez de chaſſeurs & de pirates : mais le nombre des cultivateurs qui étoient proprement les ſeuls colons, étoit exceſſivement borné. On ſentoit la néceſſité de les multiplier ; & le ſoin de cet ouvrage difficile fut confié à un gentil’homme d’Anjou, nommé Bertrand Dogeron.