Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 9

IX. État actuel de la partie Eſpagnole de S. Domingue.

Cette colonie, à qui ſa métropole n’étoit plus connue que par un vaiſſeau médiocre qu’elle en recevoit tous les trois ans, avoit en 1717 dix-huit mille quatre cens dix habitans Eſpagnols, métis, nègres ou mulâtres. Leur couleur & leur caractère tenoient plus ou moins de l’Américain, de l’Européen & de l’Africain, en raiſon du mélange qui s’étoit fait du ſang de ces trois peuples, dans l’union naturelle & paſſagère qui rapproche les races & les conditions : car l’amour comme la mort, ſe plaît à les confondre. Ces demi-ſauvages plongés dans une fainéantiſe profonde, vivoient de fruits & de racines, habitoient des cabanes, étoient ſans meubles, & la plupart ſans vêtemens. Le petit nombre de ceux en qui l’indolence n’avoit pas étouffé le préjugé des bienséances, le goût des commodités, recevoient des habits de la main des François leurs voiſins, auxquels ils livroient leurs nombreux troupeaux, & l’argent qu’on leur envoyoit pour deux cens ſoldats, pour les prêtres & pour le gouvernement. La compagnie excluſive formée en 1756 à Barcelone pour ranimer les cendres de Saint-Domingue, n’a rien opéré. Depuis que cette iſle a été ouverte en 1766 à tous les navigateurs Eſpagnols, ſon état eſt encore reſté le même. Ce qu’on peut y avoir planté de cannes, de cafiers & de pieds de tabac ne ſuffit pas à ſa conſommation, loin de pouvoir contribuer à celle de la métropole. La colonie ne fournit annuellement au commerce national que cinq ou ſix mille cuirs, & quelques denrées de ſi peu de valeur, qu’elles méritent à peine d’être comptées.

Tout dans l’iſle ſe reſſent de ce défaut de cultures. Sant-Yago, la Vega, Seibo, d’autres lieux de l’intérieur des terres, autrefois ſi renommés pour leurs richeſſes, ne ſont plus que de vils hameaux où rien ne rappelle leur ſplendeur première.

Les côtes n’offrent pas un tableau plus animé. Au ſud de la colonie, eſt la baie étroite & profonde d’Ocoa, qu’on pourroit appeler un port. C’eſt dans cet endroit où les Eſpagnols n’ont point d’établiſſement, quoiqu’une ſaline qui ſuffit à leurs beſoins en ſoit fort proche, qu’eſt déchargé l’argent envoyé du Mexique pour les dépenſes du gouvernement, & d’où il eſt porté ſur des chevaux à San-Domingo, qui n’en eſt éloigné que de quinze lieues.

Cette célèbre capitale de l’iſle reçut longtems directement ces ſecours étrangers : mais alors la Lozama qui baigne ſes murs admettoit des bâtimens de ſix cens tonneaux. Depuis que l’embouchure de cette rivière a été preſque comblée par les ſables & par les pierres que cette rivière entraîne des montagnes, la ville n’eſt pas dans un meilleur état que le port, & de magnifiques ruines ſont tout ce qui en reſte. Les campagnes qui l’environnent n’offrent que des ronces & quelques troupeaux.

Quatorze lieues au-deſſus de cette place, coule la rivière de Macouſſis, où abordent le petit nombre de navires Américains qui viennent trafiquer dans l’iſle. Ils débarquent leurs foibles cargaiſons à la faveur de quelques iſlots qui forment un aſſez bon abri.

Plus loin, toujours ſur la même côte, la Rumana parcourt les plus ſuperbes plaines qu’il ſoit poſſible d’imaginer. Cependant on ne voit ſur un ſol ſi vaſte & ſi fécond qu’une bourgade qui paroîtroit misérable dans les contrées même que la nature auroit le plus maltraitées.

Le nord de la colonie eſt digne du ſud, Porto-de-Plata, dont il ſeroit difficile d’exagérer la beauté, la bonté, ne voit dans ſes nombreuſes anſes, ne voit ſur ſon riche territoire que quelques cabanes.

L’Iſabellique qui a une belle rivière, des plaines immenſes, des forêts remplies de bois précieux, ne préſente pas un aſpect plus floriſſant.

Avec autant ou plus de moyens de proſpérité périté, Monté-Chriſto n’eſt qu’un entrepôt où des interlopes anglois viennent habituellement charger les denrées de quelques plantations Françoiſes établies à ſon voiſinage. Les hoſtilités entre les cours de Londres & de Verſailles, rendent les liaiſons frauduleuſes infiniment plus conſidérables, ce marché acquiert alors une grande importance. Mais ce mouvement de vie ceſſe auſſi-tôt que le miniſtère de Madrid croit convenable à ſes intérêts de ſe mêler dans les querelles des deux nations rivales.

Les Eſpagnols n’ont aucune poſſeſſion à l’oueſt de l’iſle, entièrement occupé par les François ; & ce n’eſt qu’après la dernière paix qu’ils ont jugé convenable de former des établiſſemens à l’eſt qu’on avoit depuis long-tems perdu de vue.

Le projet d’établir des cultures, pouvoit s’exécuter dans la plaine de Vega-Réal, ſituée dans l’intérieur des terres, & qui a quatre-vingts lieues de long, ſur dix dans ſa plus grande largeur. On trouveroit difficilement dans le Nouveau-Monde un terrein plus uni, plus fécond, plus arrosé. Toutes les productions de l’Amérique y réuſſiſoient admirablement : mais l’extraction en ſeroit impoſſible, à moins qu’on ne pratiquât des chemins, dont l’entrepriſe effraieroit même des peuples plus entreprenans que la nation Eſpagnole. Ces difficultés devoient naturellement faire jeter les yeux ſur des côtes excellentes, déjà un peu habitées, & où l’on auroit trouvé quelques ſubſiſtances. On craignit ſans doute que les nouveaux colons ne priſſent les mœurs des anciens, & l’on ſe détermina pour Samana.

C’eſt une péninſule large de cinq lieues, longue de ſeize, & dont le ſol, quoiqu’un peu inégal, eſt très-propre aux plus riches productions du Nouveau-Monde. Elle a de plus l’avantage d’offrir aux bâtimens qui arrivent d’Europe un atterrage facile, & un mouillage sûr.

Ces conſidérations déterminèrent les premiers aventuriers François qui ravagèrent Saint-Domingue, à ſe fixer à Samana, Ils s’y ſoutinrent aſſez long-tems, quoique leurs ennemis fuſſent en force dans le voiſinage. On ſentit à la fin qu’ils étoient trop exposés, trop éloignés des autres établiſſemens que leur nation avoit dans l’iſle, & qui prenoient tous les jours de la conſiſtance. On les rappela. Les Eſpagnols ſe réjouirent de ce départ, mais ils n’occupèrent pas la place qui devenoit vacante.

Ce n’eſt que de nos jours que la cour de Madrid y a fait paſſer quelques Canariens. L’état s’eſt chargé de la dépenſe de leur voyage, des frais de leur établiſſement, de leur ſubſiſtance pendant pluſieurs années. Ces meſures, quoique ſages, n’ont produit aucun bien. Le vice du climat, des défrichemens commencés ſans précaution, l’infidélité ſur-tout des adminiſtrateurs qui ſe ſont approprié les fonds qui leur étoient confiés : toutes ces cauſes & peut-être quelques autres, ont précipité dans le tombeau la plupart des nouveaux colons ; & ce qui a échappé à tant de calamités, languit dans l’attente d’une mort prochaine. Voyons ſi les efforts pour rendre Cuba floriſſant auront été plus heureux.