Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 9

IX. Origine de la piraterie ſur la côte ſeptentrionale de l’Afrique. Moyens de la réprimer.

Le tableau qu’on vient de tracer des contrées Barbareſques, n’a pu que paroître affreux. L’état de déſolation où on les a vues plongées a été la ſuite néceſſaire du penchant de ces peuples pour la piraterie. Ce goût, fort ancien dans ces régions, augmenta beaucoup, après qu’elles eurent ſecoué un joug étranger. Il devint une paſſion à l’occaſion d’un événement qui donna un prompt accroiſſement à leurs forces maritimes.

L’Eſpagne, aſſervie aux diſciples de l’alcoran, pendant pluſieurs ſiècles, étoit enfin parvenue à briſer les fers, & avoit ſubjugué à ſon tour les Mahométans. Elle voulut qu’ils fuſſent chrétiens. Une réſiſtance invincible aigrit ſon zèle. Son aveuglement alla juſqu’à dépeupler l’état pour le purger de ſujets ſuſpects & d’une religion ennemie. La plupart de ces exilés cherchèrent un refuge chez les Barbareſques. Leur nouvelle patrie étoit trop étrangère au commerce & à l’induſtrie, pour qu’ils puſſent y faire valoir leurs talens & profiter leurs richeſſes. La vengeance les rendit corſaires. D’abord ils ſe contentoient de ravager les plaines vaſtes & fécondes de leurs oppreſſeurs. Ils ſurprenoient dans leur lit les habitans pareſſeux des riches campagnes de Valence, de Grenade, d’Andalouſie, & les réduiſoient à l’eſclavage. Dédaignant dans la ſuite le butin qu’ils faiſoient ſur des terres que leurs bras nerveux avoient autrefois cultivées, ils conſtruiſirent de gros vaiſſeaux, inſultèrent le pavillon des autres nations, & réduiſirent les plus grandes puiſſances de l’Europe à la honte de leur faire des préſens annuels, qui, ſous quelque nom qu’on les déguiſe, ſont un vrai tribut. On a quelquefois puni, quelquefois humilié ces pirates : mais on n’a jamais arrêté leurs brigandages. Rien ne ſeroit pourtant plus facile.

Les Arabes errans dans les déſerts ; les anciens habitans du pays qui cultivent les campagnes ; les Maures ſortis d’Eſpagne, la plupart fixés ſur les côtes ; les Juifs qu’on mépriſe, qu’on opprime & qu’on outrage : tous les peuples de ce continent déteſtent le joug qui les accable & ne feroient pas le moindre effort pour en maintenir la continuité.

Nul ſecours étranger ne retarderoit d’un inſtant la chute de cette autorité. La ſeule puiſſance qu’on pourroit ſoupçonner d’en déſirer la conſervation, le ſultan de Conſtantinople, eſt trop peu content du vain titre de protecteur qu’on lui accorde, & n’eſt pas aſſez jaloux de celui de chef de la religion qu’on lui attribue, pour y prendre un vif intérêt. Il lui ſeroit inutilement inſpiré, par les déférences que les circonſtances arracheroient vraiſemblablement à ces brigands. Ce déſir ne donneroit point des forces. Depuis deux ſiècles, la Porte n’a point de marine, & ſa milice ſe précipite vers le même anéantiſſement.

Mais à quel peuple eſt-il réſervé de briſer les fers que l’Afrique nous forge lentement, & d’arracher ces épouvantails qui glacent d’effroi nos navigateurs ? Aucune nation ne peut le tenter ſeule ; & ſi elle l’oſoit, peut-être la jalouſie de toutes les autres y mettroit-elle des obſtacles ſecrets ou publics. Ce doit donc être l’ouvrage d’une ligue univerſelle. Il faut que toutes les puiſſances maritimes concourent à l’exécution d’un deſſein qui les intéreſſe toutes également. Ces états, que tout invite à s’allier, à s’aimer, à ſe défendre, doivent être fatigués des malheurs qu’ils ſe cauſent réciproquement. Qu’après s’être ſi ſouvent unis pour leur deſtruction mutuelle, ils prennent les armes pour leur conſervation. La guerre aura été, du moins une fois, utile & juſte.

On oſe préſumer qu’elle ne ſeroit pas longue, ſi elle étoit conduite avec l’intelligence & l’harmonie convenables. Chaque membre de la confédération, attaquant dans le même tems l’ennemi qu’il auroit à réduire, n’éprouveroit qu’une foible réſiſtance. Qui ſait même s’il en trouveroit aucune ? Peut-être la plus noble, la plus grande des entrepriſes, coûteroit-elle moins de ſang & de tréſors à l’Europe, que la moindre des querelles dont elle eſt continuellement déchirée.

On ne fera pas aux politiques, qui formeroient ce plan, l’injure de ſoupçonner qu’ils borneroient leur ambition à combler des rades, à démolir des forts, à ravager des côtes. Des idées ſi étroites ſeroient trop au-deſſous des progrès de la raiſon humaine. Les pays ſubjugués reſteroient aux conquérans, & chacun des alliés auroit des poſſeſſions proportionnées aux moyens qu’il auroit fournis à la cauſe commune. Ces conquêtes deviendroient d’autant plus sûres, que le bonheur des vaincus en devroit être la ſuite. Ce peuple de pirates, ces monſtres de la mer, ſeroient changés en hommes par de bonnes loix & des exemples d’humanité. Élevés inſenſiblement juſqu’à nous par la communication de nos lumières, ils abjureroient avec le tems un fanatiſme que l’ignorance & la misère ont nourri dans leurs âmes ; ils ſe ſouviendroient toujours avec attendriſſement de l’époque mémorable qui nous auroit amenés ſur leurs rivages.

On ne les verroit plus laiſſer en friche une terre autrefois ſi fertile. Des grains & des fruits variés couvriroient cette plage immenſe. Ces productions ſeroient échangées contre les ouvrages de notre induſtrie & de nos manufactures. Les négocians d’Europe, établis en Afrique, deviendroient les agens de ce commerce, réciproquement utile aux deux contrées. Une communication ſi naturelle entre des côtes qui ſe regardent, entre des peuples qui ſe rencontrent néceſſairement, reculeroit pour ainſi dire les barrières du monde. Ce nouveau genre de conquêtes, qui s’offre à nos premiers regards, deviendroit un dédommagement précieux de celles qui, depuis tant de ſiècles, font le malheur de l’humanité.

Le plus grand obſtacle à une révolution ſi intéreſſante, a toujours été la jalouſie des grandes puiſſances maritimes, qui ſe ſont opiniâtrement refusées aux moyens de rétablir ſur nos mers la tranquilité. L’eſpérance d’arrêter l’induſtrie de toute nation qui n’a pas de forces, leur a fait habituellement déſirer, favoriſer même les entrepriſes des Barbareſques. C’eſt une atrocité dont elles ſe ſeroient épargné l’ignominie, ſi leurs lumières avoient égalé leur avidité. Sans doute que toutes les nations profiteroient de cet heureux changement : mais ſes fruits les plus abondans ſeroient infailliblement pour les états maritimes, dans les proportions de leur pouvoir. Leur ſituation, la sûreté de leur navigation, l’abondance de leurs capitaux, cent autres moyens leur aſſureroient cette ſupériorité. Ils ſe plaignent tous les jours des entraves que l’envie nationale, la manie des interdictions & des prohibitions, les petites ſpéculations du négoce excluſif, ne ceſſent de mettre à leur activité. Les peuples deviennent par degrés auſſi étrangers les uns aux autres qu’ils l’étoient dans des tems barbares. Le vuide que forme néceſſairement ce défaut de communication ſeroit rempli, ſi l’on réduiſoit l’Afrique à avoir des beſoins & des reſſources pour les ſatiſfaire. Le commerce verroit alors une nouvelle carrière ouverte à ſon ambition.

Cependant ſi la réduction & le déſarmement des Barbareſques ne doivent pas être une ſource de bonheur pour eux comme pour nous ; ſi nous ne voulons pas les traiter en frères ; ſi nous n’aſpirons pas à les rendre nos amis ; ſi nous devons entretenir & perpétuer chez eux l’eſclavage & la pauvreté ; ſi le fanatiſme peut encore renouveler ces odieuſes croiſades, que la phiſoſophie a vouées trop tard à l’indignation de tous les ſiècles ; ſi l’Afrique enfin alloit devenir le théâtre de notre barbarie, comme l’Aſie & l’Amérique l’ont été, le ſont encore : tombe dans un éternel oubli le projet que l’humanité vient de nous dicter ici, pour le bien de nos ſemblables ! Reſtons, dans nos ports. Il eſt indifférent que ce ſoient les Chrétiens ou les Muſulmans qui ſouffrent. Il n’y a que l’homme qui ſoit digne d’intéreſſer l’homme.

Hommes, vous êtes tous frères. Juſques à quand différerez-vous à vous reconnoître ? Juſques à quand ne verrez-vous pas que la nature, votre mère commune, préſente également la nourriture à tous ſes enfans ? Pourquoi faut-il que vous vous entre-déchiriez, & que les mamelles de votre nourrice ſoient continuellement teintes de votre ſang ? Ce qui vous révolteroit dans les animaux, vous le faites preſque depuis que vous exiſtez. Craindriez-vous de devenir trop nombreux ? Hé ! repoſez-vous ſur les maladies peſtilentielles, ſur l’inclémence des élémens, ſur vos travaux, ſur vos paſſions, ſur vos vices, ſur vos préjugés, ſur la foibleſſe de vos organes, ſur la brièveté de votre durée, du ſoin de vous exterminer. La ſageſſe de l’être à qui vous devez l’exiſtence, a preſcrit à votre population & à celle de toutes les eſpèces vivantes, des limites qui ne ſeront jamais franchies. N’avez-vous pas, dans vos beſoins, ſans ceſſe renaiſſans, aſſez d’ennemis conjurés contre vous, ſans faire une ligue avec eux ? L’homme ſe glorifie de ſon excellence ſur tous les êtres de la nature ; & par une férocité qu’on ne remarque pas même dans la race des tigres, l’homme eſt le plus terrible fléau de l’homme. Si ſon vœu ſecret étoit exaucé, bientôt il n’en reſteroit qu’un ſeul ſur toute la ſurface du globe.