Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 7

VII. Situation actuelle d’Alger.

À l’oueſt de Tunis eſt la république d’Alger, dont les terres intérieures, terminées par le déſert de Sahara, comme toutes celles de la Barbarie, ont plus de largeur, de population & de culture qu’on ne le croit communément. On y voit peu de villes. La plupart ſont ſur les côtes dont l’étendue eſt de cent vingt lieues.

Le revenu public n’eſt pas proportionné au nombre des hommes & à la maſſe des productions. Les tributs ſe perdent généralement dans les mains infidèles, chargées de les percevoir. Les trois beys ou gouverneurs du levant, du midi & du couchant ne remettent au fiſc que 1 250 000 l. & n’en donnent que 117 000 aux troupes. Ce que les dépenſes de l’état exigent de plus eſt fourni par les douanes, par le domaine, par les redevances en denrées ou en troupeaux, par la reſſource plus caſuelle des priſes faites à la mer & de la vente des eſclaves.

Des Turcs, & des Turcs uniquement, forment la première milice du pays. Ils devroient être douze mille ; mais leur nombre n’eſt jamais complet. C’eſt dans ce corps puiſſant qu’eſt choiſi le dey, que ſont pris les lieutenans & les membres du divan.

On nomme Couloris les deſcendans de ces hommes ſi privilégiés. Ils ſont au nombre de ſoixante mille, tous au ſervice de la régence & payés de la même manière qu’à Tunis.

La cavalerie qui eſt d’environ vingt mille hommes, n’eſt composée que de Maures. Ils ont une foible ſolde, ſoit qu’ils faſſent la guerre aux Arabes, ſoit qu’ils ſoient employés à la défenſe des provinces, ſoit qu’ils ſoient chargés du recouvrement des impoſitions.

Indépendamment d’une ſi grande armée, toujours entretenue, le gouvernement peut diſpoſer, s’il en eſt beſoin, des Maures de la plaine & de ceux des montagnes. Les uns & les autres ſe rendent ſans répugnance ſous les drapeaux, & fondent ſur l’ennemi avec beaucoup d’audace.

Les forces de mer n’approchent pas des forces de terre. Au tems où nous écrivons, elles ſe réduiſent à dix-ſept bâtimens : un vaiſſeau de cinquante canons, deux frégates de quarante-deux & de trente-quatre, cinq groſſes barques, deux chebecks, quatre demi-galères & trois galiotes. Pluſieurs de ces bâtimens, tous deſtinés à la piraterie, appartiennent à l’état ; d’autres aux officiers de la régence ; quelques-uns même à de ſimples citoyens. Chaque propriétaire fait les frais de ſon armement, & en partage les bénéfices avec le fiſc & l’équipage. Ordinairement le dey ſe fait livrer les priſes qui conſiſtent en bois de conſtruction & en munitions de guerre. Il devroit en payer la valeur : mais jamais le dédommagement n’eſt proportionné au ſacrifice.

Les navigateurs, auxquels le pays d’Alger est ouvert, peuvent aborder en sept ou huit endroits.

Le port de la Calle, peu éloigné des frontières de Tunis, est assez bon : mais il ne peut contenir que cinq ou six navires. Ceux qui y entrent sont tous François. Quelques particuliers de cette nation obtinrent, dès 1560, du prince Maure qui gouvernoit alors ce canton, la liberté d’y former un établissement pour la pêche du corail. Chassés, huit ans après, par le Turc, ils furent rétablis en 1597, mais pour être expulsés encore. On les rappela de nouveau, en 1637, & il leur fut permis de relever une petite fortification, anciennement élevée sous le nom de bastion de France. Bientôt dégoûtés d’un lieu si peu commode, les intéressés transférèrent leur loge à Calle, que l’Anglois avoit été forcé d’abandonner. Eux-mêmes ne tardèrent pas à être bannis, & on ne leur permit de rentrer dans leur poste, qu’après les bombardemens d’Alger exécutés en 1682 & en 1684 par les ordres de Louis XIV.

En 1694, une association plus puissante que celles qui l’avoient précédée, obtint le commerce excluſif ſur une aſſez vaſte étendue de côte, par un traité qui a été renouvelé pluſieurs fois & qui vraiſemblablement ſera maintenu, parce que les conditions en ſont favorables à la milice à qui appartient le tribut qui en fait la baſe. Pluſieurs compagnies ont ſucceſſivement exercé ce monopole avec plus ou moins d’avantage. Depuis 1741, il eſt dans les mains d’un corps qui a formé à Marſeille un fonds de 1 200 000 l. partagé en douze cens actions, dont trois cens appartiennent à la chambre de commerce de cette cité célèbre.

Les premières opérations de la ſociété furent malheureuſes. Les déprédations des corſaires & des naturels du pays, la concurrence des interlopes, une adminiſtration corrompue avoient, en 1766, réduit ſon capital à 570 000 livres. Ses affaires ont ſi bien proſpéré, après cette époque, qu’au dernier décembre 1773, elle avoit 4 512 445 liv. 3 s. 4 deniers, indépendamment des créances douteuſes, de la valeur de ſes édifices, & de quelques marchandiſes qui reſtoient invendues dans ſes magaſins.

Ses exportations ſe réduiſent à peu de choſe, & c’eſt principalement avec de l’argent qu’elle fait ſes achats de corail, de cire, de laine, de ſuif, de cuirs, & ſur-tout de grains. En 1773, elle fit entrer dans le royaume quatre-vingt-quatre mille trois cens trente-ſix charges de froment, & ſeize mille cent ſoixante-treize charges d’orge, de fèves & de millet. Cent ou cent vingt navires, dont le fret coûte environ cent mille écus, ſont annuellement occupés à ces tranſports.

Quoiqu’elle ait des agens à Bone & à Calle, c’eſt à Calle qu’eſt le ſiège de ſes opérations. Il lui eſt même permis d’avoir quelques batteries & quelques ſoldats dans ce comptoir fortifié, pour ſe garantir du pillage des forbans & des inſultes des Maures voiſins.

La cour de Verſailles a été ſouvent blâmée d’avoir concentré ces liaiſons dans les liens d’un privilège. On n’a pas vu qu’il falloit aſſurer la ſubſiſtance de la Provence & qu’il n’y avoit que ce moyen, parce que dans les états Barbareſques la ſortie du bled n’eſt que rarement permiſe.

Bone paroît être l’ancienne Hippone. On y démêle quelques belles ruines, à travers les hardieſſes du goût Maure. Il ſeroit aisé de donner un port commode à cette ville, qui a déjà une rade excellente. Ce nouvel aſyle ſeroit ſuffiſamment protégé par des ouvrages qui exiſtent depuis long-tems, ſous le nom de fort Génois.

Bugie eſt un aſſez grand entrepôt d’huile & de cire qui croiſſent dans les plaines voiſines, & ſur-tout de fer qui eſt apporté de montagnes plus éloignées abondantes en mines. Quoique ſa rade ſoit trop exposée aux vents du Nord, les eſcadres de la république s’y tenoient avant qu’elles y euſſent été détruites par les Anglois dans le dernier ſiècle.

Les antiquités que renferme Tedelis prouvent que ce fut autrefois une place conſidérable. On aperçoit même ſur ſes rivages les veſtiges d’un grand mole qui vraiſemblablement s’avançoit dans la mer & lui formoit un port. Ce n’eſt actuellement qu’une très-mauvaiſe rade, où périſſent trop ſouvent pluſieurs des navires qui vont y prendre leur chargement.

La capitale de l’état, Alger, s’élève en amphitéâtre ſur le penchant d’une colline qui eſt couronnée par la citadelle. Son territoire, très-bien cultivé par des eſclaves, eſt couvert de bled, de riz, de chanvre, de fruits, de légumes, de vignes même plantées par les Maures chaſſés de Grenade. L’entrée & la ſortie de ce port ſont très-difficiles. Il eſt extrêmement ſerré, & n’a pas aſſez d’eau pour les vaiſſeaux de guerre. Les navires marchands n’y ſont pas même en sûreté dans les gros tems. Ils ſe heurtent ſouvent, & quelquefois ſe briſent, lorſque les vents de nord & de nord-eſt ſoufflent avec violence. La rade forme un demi-cercle. Le fond en eſt bon : mais comme elle eſt exposée aux mêmes vents que le port, les bâtimens y ſont également tourmentés dans la ſaiſon des orages.

À cinq ou ſix lieues d’Alger eſt Serfelles. Cette ville a une anſe ou petite baie où mouillent beaucoup de bateaux. La terre y eſt très-baſſe, la plage fort belle ; & c’eſt le lieu de la côte le plus favorable pour une deſcente.

Arfew, dont les dehors ſont charmans, doit être l’Arfenaria des anciens. On y trouve d’aſſez beaux reſtes de pluſieurs monumens. Sa rade eſt sûre, commode & aſſez fréquentée. Il s’y formeroit à peu de frais un port qui recevroit les plus grands vaiſſeaux. C’eſt la place Maure la plus voiſine d’Oran, dont les Eſpagnols s’emparèrent en 1509, qui leur fut enlevée en 1708, & qu’ils reprirent en 1732 pour ne la plus perdre.

Le nombre des bâtimens Européens qui abordent annuellement aux états d’Alger varie ſelon les circonſtances. Il n’eſt jamais conſidérable. Les récoltes les plus abondantes n’y en amènent pas au-delà de cent. Un navire François, grand ou petit, chargé ou vuide, paie pour ſon ancrage 143 liv. 8 ſols, & cette taxe eſt encore plus forte pour les autres nations. Toutes indiſtinctement devroient trois pour cent pour toutes les marchandiſes qu’elles portent : mais ce droit eſt réduit à deux par les arrangemens qu’on fait avec les fermiers des douanes. À leur ſortie, les denrées du pays ne ſont aſſujetties à aucun impôt, parce que le gouvernement en eſt le ſeul marchand.

Quoique les Anglois, les Danois y les Hollandois, les Suédois & les Vénitiens n’éprouvent aucune gêne dans les rades d’Alger, ces nations n’y font que très-peu d’affaires. Les trois quarts du commerce ſont tombés dans les mains des François, dont cependant les ventes annuelles ne s’élèvent pas au-deſſus de 200 000 livres, ni les achats au-deſſus de 600 000 liv. Deux mille ſix cens cinquante quintaux de laine ; cinq mille meſures d’huile, & ſeize mille de bled ; trente mille cuirs ; c’eſt à ces objets que ſe réduiſent leurs exportations. Dans ces calculs n’entrent pas les opérations de la compagnie royale d’Afrique.