Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 26

XXVI. Les eſclaves ſont d’abord occupés de leur ſubſiſtance. On leur demande enſuite de riches productions.

On a tourné les premiers travaux de ces malheureux vers les objets néceſſaires pour la conſervation de leur misérable exiſtence. Avant leur arrivée aux iſles, croiſſoient, ſans ſoin, au milieu des forêts, la patate & l’igname. La patate eſt une eſpèce de liſeron, qui s’élève peu-à-peu ; dont les feuilles ſont alternes, anguleuſes, en cœur ; dont la fleur eſt ſemblable pour la forme & le nombre des parties à celle du liſeron ordinaire. La tige de l’igname eſt grimpante, herbacée, garnie de feuilles opposées ou alternes, taillées en cœur, qui laiſſent échapper de leur aiſſelle des épis de fleurs mâles ſur un pied, femelles ſur un autre, munies chacune d’un calice à ſix diviſions. Les mâles ont ſix étamines. Le piſtil des femelles eſt ſurmonté de trois ſtyles. Il adhère au calice & devient avec lui une capſule comprimée à trois loges remplies de deux ſemences. Ces plantes, aſſez multipliées par la nature ſeule pour la ſubſiſtance d’un petit nombre de ſauvages, durent être cultivées, lorſqu’il fallut nourrir une population plus conſidérable. On s’y détermina, & on leur aſſocia d’autres plantes tirées du pays même des nouveaux conſommateurs.

L’Afrique a fourni aux iſles un arbriſſeau qui s’élève environ quatre pieds, qui vit quatre ans, & qui eſt utile pendant toute ſa durée. Ses feuilles ſont composées de trois folioles allongées, réunies ſur un pétiole commun. Ses fleurs jaunâtres, irrégulières comme celles des plantes légumineuſes, ſont diſposées en bouquets aux extrémités des rameaux. Il porte des gouſſes qui renferment pluſieurs grains d’une eſpèce de pois très-ſaine & très-nourriſſante. On appelle cet arbuſte pois d’Angole. Il réuſſit également, & dans les terres naturellement ſtériles, & dans celles dont on a épuisé les ſels. Auſſi les meilleurs adminiſtrateurs d’entre les colons ne manquent-ils jamais d’en ſemer dans toutes les parties de leurs habitations, qui, dans d’autres mains, reſteroient incultes.

Cependant, le préſent le plus précieux que les iſles aient reçu de l’Afrique, c’eſt le manioc. La plupart des hiſtoriens l’ont regardé comme une plante originaire d’Amérique. On ne voit pas trop ſur quel fondement eſt appuyée cette opinion, quoique aſſez généralement reçue. Mais la vérité en fut-elle démontrée, les Antilles n’en tiendroient pas moins le manioc des Européens qui l’y ont tranſporté avec les Africains qui s’en nourriſſoient. Avant nos invaſions, la communication du continent de l’Amérique avec ces iſles étoit ſi peu de choſe, qu’une production de la terre-ferme pouvoit être ignorée dans l’archipel des Antilles. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que les ſauvages, qui offrirent à nos premiers navigateurs des bananes, des ignames, des patates, ne leur préſentèrent point de manioc ; c’eſt que les Caraïbes, concentrés à la Dominique & à Saint-Vincent, l’ont reçu de nous ; c’eſt que le caractère des ſauvages ne les rendoit pas propres à une culture ſi ſuivie ; c’eſt que cette ſorte de culture exige des champs très-découverts, & que dans les forêts dont ces iſles étoient hériſſées, on ne trouva pas des intervalles défrichés qui euſſent plus de vingt-cinq toiſes en quarré. Enfin, ce qu’il y a de certain, c’eſt qu’on ne voit l’uſage du manioc établi qu’après l’arrivée des noirs ; & que de tems immémorial il forme la nourriture principale d’une grande partie de l’Afrique.

Quoi qu’il en ſoit, le manioc eſt une plante qui vient de bouture. On la place dans des foſſes de cinq ou ſix pouces de profondeur, qu’on remplit de la terre même qu’on en avoit tirée. Ces foſſes ſont éloignées les unes des autres de deux pieds ou deux pieds & demi, ſelon la nature du terrein. L’arbuſte s’élève un peu plus que la hauteur de l’homme. Son tronc, à-peu-près gros comme le bras, eſt d’un bois mou & caſſant. À meſure qu’il croît, les feuilles baſſes tombent, en laiſſant ſur la tige une impreſſion demi-circulaire. Il n’en reſte que vers le ſommet. Elles ſont toujours alternes & découpées profondément en pluſieurs lobes. L’extrémité des rameaux eſt terminée par des bouquets de fleurs mâles & femelles, confondues enſemble. Le calice des premières eſt à cinq diviſions & renferme dix étamines ; celui des ſecondes eſt de cinq pièces. Le piſtil qu’elles entourent eſt ſurmonté de trois ſtyles velus & devient une capſule hériſſée à trois loges, remplie de trois ſemences. Il n’y a d’utile, dans la plante, que ſa racine qui eſt tubéreure & acquiert au bout de huit mois ou plus la groſſeur d’une belle rave. On en diſtingue pluſieurs variétés qui diffèrent par leur volume, leur couleur & le tems qu’elles mettent à mûrir. Cette plante eſt délicate ; la culture en eſt pénible ; le voiſinage de toute ſorte d’herbes l’incommode ; il lui faut un terrein ſec & léger.

Lorſque les racines ont atteint la groſſeur & la maturité qu’elles doivent avoir, on les arrache & on leur fait ſubir différentes préparations pour les rendre propres à la nourriture des hommes. Il faut ratiſſer leur première peau, les laver, les râper & les mettre enſuite à la preſſe pour en extraire le ſuc regardé comme un poiſon très-actif. La cuiſſon achève de faire évaporer ce qui pourroit y reſter du principe vénéneux qu’elles renfermoient. Lorſqu’il ne paroit plus de fumée, on les ôte de deſſous la platine de fer, où on les a fait cuire, & on les laiſſe refroidir.

La racine de manioc râpée, & réduite en petits grains par la cuiſſon, s’appelle farine de manioc. On donne le nom de caſſave à la pâte de manioc, changée en gâteau par la ſeule attention de la faire cuire ſans la remuer. Il y auroit du danger de manger autant de caſſave que de farine, parce que la caſſave eſt beaucoup moins cuite. L’une & l’autre ſe conſervent long-tems & ſont très-nourriſſantes, mais d’une digeſtion un peu difficile. Quoiqu’elles paroiſſent d’abord inſipides, il ſe trouve un grand nombre de blancs nés aux iſles, qui les préfèrent au meilleur froment. La plupart des Eſpagnols en font un uſage habituel. Le François en nourrit ſes eſclaves. Les autres peuples Européens qui ont formé des établiſſemens aux iſles, ne connoiſſent que peu le manioc. C’eſt de l’Amérique Septentrionale que ces colonies reçoivent leur ſubſiſtance ; de ſorte que ſi par quelque événement, qui eſt très-poſſible, leur liaiſon avec cette fertile contrée étoit interrompue pendant quatre mois, elles ſeroient réduites à mourir de faim. Une avidité ſans bornes ferme les yeux des colons inſulaires ſur ce danger imminent. Tous, ou preſque tous, trouvent avantageux de tourner l’activité entière de leurs eſclaves, vers les productions qui entrent dans le commerce. Les principales ſont l’indigo, la cochenille, le cacao, le rocou, le coton, le café, le ſucre. On a parlé des trois premières dans l’hiſtoire des régions ſoumiſes à la Caſtille. Il faut décrire actuellement les autres.