Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 13

XIII. De quelle manière on fait la guerre en Guinée.

La guerre n’eſt pas plus combinée que la politique. Nul gouvernement n’a de troupes à ſa ſolde. La profeſſion militaire eſt l’état de tout homme libre. Tous prennent les armes pour couvrir leurs frontières, ou pour aller chercher du butin. Les généraux ſont choiſis par les ſoldats, & le choix eſt confirmé par le prince. L’armée marche, & le plus ſouvent les hoſtilités commencées le matin, ſont terminées le ſoir. L’incurſion du moins n’eſt jamais longue, parce que n’ayant point de magaſins, le défaut de ſubſiſtances oblige de ſe retirer. Ce ſeroit un grand malheur pour ces peuples, qu’on leur enſeignât l’art de tenir la campagne quinze jours de ſuite.

Ce n’eſt point le déſir de s’agrandir qui donne naiſſance aux troubles qui déchirent aſſez ſouvent ces contrées. Une inſulte faite dans une cérémonie, un vol furtif ou violent, le rapt d’une fille, voilà les ſujets ordinaires de la guerre. Dès le lendemain d’une bataille, le rachat des priſonniers ſe fait de part & d’autre. On les échange avec des marchandiſes, ou avec des eſclaves. Jamais on ne cède aucune portion du territoire ; il appartient tout entier à la commune, dont le chef fixe l’étendue que chacun doit cultiver, pour en recueillir les fruits.

Cette manière de terminer les différends, n’eſt pas ſeulement des petits états qui ont des chefs trop ſages pour chercher à s’agrandir, trop âgés pour ne pas aimer la paix. Les grands empires ſont réduits à s’y conformer avec des voiſins plus foibles qu’eux. Le deſpote n’a jamais de malice ſur pied ; & quoiqu’il diſpoſe à ſon gré de la vie des gouverneurs de ſes provinces, il ne leur preſcrit aucun principe d’adminiſtration. Ce ſont de petits ſouverains qui, dans la crainte d’être ſoupçonnés d’ambition & punis de mort, vivent en bonne intelligence avec les peuplades électives qui les environnent. L’harmonie entre les puiſſances conſidérables & les autres états, ſubſiſte en même tems par le pouvoir immenſe que le prince a ſur ſes ſujets, & par l’impoſſibilité où il eſt de s’en ſervir comme il le voudroit. Sa volonté n’eſt qu’un trait qui ne peut frapper qu’un coup & qu’une tête à la fois. Il peut bien ordonner la mort de ſon lieutenant, & toute la province l’étranglera à ſon commandement : mais s’il ordonnoit la mort de tous les habitans de la province, perſonne ne voudroit exécuter cet ordre, & ſa volonté ne ſuffiroit pas pour armer une autre province contre celle-là. Il peut tout contre chacun en particulier : mais il ne peut rien contre tous enſemble.

Une autre raiſon qui empêche l’aſſerviſſement des petits états par les grands, c’eſt que ces peuples n’attachent aucune idée à la gloire des conquêtes. Le ſeul homme qui en ait paru touché, étoit un courtier d’eſclaves, qui, dès ſon enfance, avoit fréquenté les vaiſſeaux Européens, & qui, dans un âge plus mûr, fit un voyage en Portugal. Ce qu’il voyoit, ce qu’il entendoit dire, enflamma ſon imagination, & lui apprit qu’on ſe faiſoit ſouvent un grand nom en occaſionnant de grands malheurs. De retour dans ſa patrie, il ſe ſentit humilié d’obéir à des gens moins éclairés que lui. Ses intrigues l’élevèrent à la dignité de chef des Akanis, & il vint à bout de les armer contre leurs voiſins. Rien ne put réſiſter à ſa valeur, & ſa domination s’étendit ſur plus de cent lieues de côtes, dont Anamabou étoit le centre. Il mourut. Perſonne n’oſa lui ſuccéder ; & tous les reſſorts de ſon autorité ſe relâchant à la fois, chaque choſe reprit ſa place.