Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 1


I. Les Européens établis dans les iſles de l’Amérique, vont chercher des cultivateurs en Afrique.

Nous avons vu d’immenſes contrées envahies & dévaſtées ; leurs innocens & tranquilles habitans, ou maſſacrés, ou chargés de chaînes ; une affreuſe ſolitude s’établir ſur les ruines d’une population nombreuſe ; des uſurpateurs féroces s’entr’égorger & entaſſer leurs cadavres ſur les cadavres de leurs victimes. Quelle ſera la ſuite de tant de forfaits ? Les mêmes, les mêmes, ſuivis d’un autre moins ſanglant peut-être, mais plus révoltant : le commerce de l’homme vendu & acheté par l’homme. Ce ſont principalement les iſles de l’Amérique qui ont excité à ce commerce abominable ; & l’on va voir comment ce malheur eſt arrivé.

Quelques vagabonds inquiets, la plupart flétris par les loix ou ruinés par leurs débauches, imaginent, dans leur déſeſpoir, d’attaquer des vaiſſeaux Eſpagnols ou Portugais, richement chargés des dépouilles du Nouveau-Monde. Des iſles ſauvages, qui, par leur ſituation, aſſurent le ſuccès de ces pirateries, ſervent de repaire à ces brigands, & deviennent bientôt leur patrie. Accoutumés au meurtre, ils méditent la deſtruction du peuple ſimple & confiant, qui les avoit accueillis avec humanité ; & les nations policées, dont les Flibuſtiers étoient le rebut, adoptent ſans balancer ce projet exécrable : il eſt exécuté. Mais il s’agiſſoit de rendre utiles tant de crimes. L’or & l’argent, qu’on n’avoit pas encore ceſſé de regarder comme les ſeules productions précieuſes qu’on pût tirer de l’Amérique, n’avoient jamais exiſté dans pluſieurs de ces acquiſitions, ou n’y exiſtoient plus en aſſez grande abondance, pour qu’il y eût de l’avantage à les extraire. Quelques ſpéculateurs, moins aveuglés par les préjugés que la multitude, pensèrent qu’un ſol & un climat ſi différens des nôtres, pourroient nous fournir des denrées qui manquoient à notre bonheur, ou que nous étions obligés de payer trop cher ; & ils proposèrent d’y en établir la culture. Des obſtacles, en apparence invincibles, s’oppoſoient à l’exécution de ce plan. Les anciens habitans du pays n’étoient plus ; & quand ils n’auroient pas été exterminés, la foibleſſe de leur tempérament, l’habitude du repos, une averſion inſurmontable pour le travail, n’euſſent guère permis d’en faire des inſtrumens propres à ſervir l’avidité de leurs oppreſſeurs. Ces barbares eux-mêmes, nés dans un climat tempéré, ne pouvoient ſoutenir les travaux pénibles d’un défrichement ſous un ciel brillant & mal-ſain. L’intérêt, fertile en expédiens, imagina d’aller demander des cultivateurs à l’Afrique, qui a toujours été dans l’uſage vil & inhumain de vendre ſes habitans.

L’Afrique eſt une région immenſe qui ne tient à l’Aſie que par une langue de terre de vingt lieues, qu’on nomme l’iſthme de Suez ; lien phyſique & barrière politique, que la mer doit rompre tôt ou tard, par cette pente qu’elle a de faire des golfes & des détroits à l’Orient. Cette preſqu’iſle, coupée par l’équateur en deux parties inégales, forme un triangle irrégulier, dont un des côtés regarde l’Orient, l’autre le Nord, & le troiſième l’Occident.