Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 22

XXII. Le pays de Quito eſt très-peuplé, & pourquoi. Quels ſont les travaux de ſes habitans.

Auſſi eſt-ce la partie du continent Américain la plus peuplée. On voit dix ou douze mille habitans à Saint-Michel d’Ibarra. Dix-huit ou vingt mille à Otabalo. Dix à douze mille à Latacunga. Dix-huit à vingt mille à Riobamba. Huit à dix mille à Hambato. Vingt-cinq à trente mille à Cuenca. Dix mille à Loxa & ſix mille à Zaruma. Les campagnes n’offrent pas moins d’hommes que les villes.

La population ſeroit certainement moins conſidérable, ſi, comme en tant d’autres lieux, elle avoit été enterrée dans les mines. Des écrits ſans nombre ont blâmé les habitans de cette contrée d’avoir laiſſé tomber celles qui furent ouvertes au tems de la conquête, & d’avoir négligé celles qui ont été découvertes ſucceſſivement. Le reproche paroit mal-fondé à des gens éclairés qui ont vu les choſes de très-près, ils penſent généralement que les mines de ce diſtrict ne ſont pas aſſez abondantes pour ſoutenir les frais qu’il faudroit faire pour les exploiter. Nous ne nous permettrons pas de prononcer ſur cette conteſtation. Cependant, pour peu qu’on réfléchiſſe ſur la paſſion que les Eſpagnols montrèrent dans tous les tems pour un genre de richeſſe qui, ſans aucun travail de leur part, ne coûtoit que le ſang de leurs eſclaves, on préſumera qu’il n’y a qu’une entière impoſſibilité fondée ſur des expériences répétées, qui ait pu les déterminer à ſe refuſer à leur penchant naturel & aux prenantes ſollicitations de leur métropole.

Dans le pays de Quito, les manufactures exercent les bras qu’énervent ailleurs les mines. On y fabrique beaucoup de chapeaux, beaucoup de toiles de coton, beaucoup de draps groſſiers. Avec le produit de ce qu’en conſommoient les différentes contrées de l’Amérique Méridionale, il payoit les vins, les eaux-de-vie, les huiles qu’il ne lui fut jamais permis de demander à ſon ſol ; le poiſſon ſec & ſalé qui lui venoit des côtes ; le ſavon fait avec de la graiſſe de chèvre, que lui fourniſſoient Piura & Truxillo ; le fer en nature ou travaillé qu’exigeoient ſa culture & ſes ateliers ; le peu qu’il lui étoit poſſible de conſommer des marchandiſes de notre hémiſphère. Ces reſſources ont bien diminué depuis qu’il s’eſt établi des fabriques du même genre dans les provinces voiſines, ſur-tout depuis que le meilleur marché des toileries & des lainages de l’Europe en a ſingulièrement étendu l’uſage. Auſſi le pays eſt-il tombé dans la plus extrême misère.

Jamais il n’en ſortira par ſes denrées. Ce n’eſt pas que ſes campagnes ne ſoient généralement couvertes de cannes à ſucre, de toutes ſortes de grains, de fruits délicieux, de nombreux troupeaux. Difficilement nommeroit-on un ſol auſſi fertile & dont l’exploitation ne fût pas plus chère : mais rien de ce qu’il fournit ne peut alimenter les marchés étrangers. Il faut que ces richeſſes naturelles ſoient conſommées ſur le même terrein qui les a produites. Le quinquina eſt la ſeule production qui juſqu’ici ait pu être exportée.