Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 5

V. Arrivée de Colomb dans le Nouveau-Monde.

Ce fut au mois d’octobre que fut découvert le Nouveau-Monde. Colomb aborda à une des iſles Lucayes, qu’il nomma San-Salvador, & dont il prit poſſeſſion au nom d’Iſabelle. Perſonne en Europe n’étoit capable de penſer, qu’il pût y avoir quelque injuſtice de s’emparer d’un pays qui n’étoit pas habité par des chrétiens.

Les inſulaires, à la vue des vaiſſeaux & de ces hommes ſi différens d’eux, furent d’abord effrayés, & prirent la fuite. Les Eſpagnols en arrêtèrent quelques-uns, qu’ils renvoyèrent, après les avoir comblés de careſſes & de préſens. Il n’en fallut pas davantage pour raſſurer toute la nation.

Ces peuples vinrent ſans armes ſur le rivage. Pluſieurs entrèrent dans les vaiſſeaux ; ils examinoient tout avec admiration. On remarquoit en eux de la confiance & de la gaieté. Ils apportoient des fruits. Ils mettoient les Eſpagnols ſur leurs épaules, pour les aider à deſcendre à terre. Les habitans des iſles voiſines montrèrent la même douceur & les mêmes mœurs. Les matelots que Colomb envoyoit à la découverte, étoient fêtés dans toutes les habitations. Les hommes, les femmes, les enfans, leur alloient chercher des vivres. On rempliſſoit du coton le plus fin, les lits ſuſpendus dans leſquels ils couchoient.

Lecteur, dites-moi, ſont-ce des peuples civilités qui ſont deſcendus chez des ſauvages, ou des ſauvages chez des peuples civilisés ? Et qu’importe qu’ils ſoient nus ; qu’ils habitent le fond des forêts, qu’ils vivent ſous des hutes ; qu’il n’y ait parmi eux ni code de loix, ni juſtice civile, ni juſtice criminelle, s’ils ſont doux, humains, bienfaiſans, s’ils ont les vertus qui caractériſent l’homme. Hélas ! par-tout on auroit obtenu le même accueil avec les mêmes procédés. Oublions, s’il ſe peut, ou plutôt rappelons-nous ce moment de la découverte, cette première entrevue des deux mondes pour bien déteſter le nôtre.

C’étoit de l’or que cherchoient les Eſpagnols : ils en virent. Pluſieurs ſauvages portoient des ornemens de ce riche métal ; ils en donnèrent à leurs nouveaux hôtes. Ceux-ci furent plus révoltés de la nudité, de la ſimplicité de ces peuples, que touchés de leur bonté. Ils ne ſurent point reconnoître en eux l’empreinte de la nature. Étonnés de trouver des hommes couleur de cuivre, ſans barbe & ſans poil ſur le corps, ils les regardèrent comme des animaux imparfaits, qu’on auroit dès-lors traités inhumainement, ſans l’intérêt qu’on avoit de ſavoir d’eux des détails importans ſur les contrées voiſines, & dans quel pays étoient les mines d’or.