Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 26

XXVI. C’eſt principalement par Vera-Crux que le Mexique communique avec l’Eſpagne. Maximes par leſquelles ce commerce a été conduit juſqu’ici.

Vieja Vera-Crux ſervit d’abord d’entrepôt. Cette ville, fondée par Cortès ſur la plage où il aborda d’abord, eſt placée ſur les bords d’une rivière qui manque d’eau une partie de l’année, mais qui dans la ſaiſon des pluies peut recevoir les plus grands vaiſſeaux. Le danger auquel ils étoient expoſés, dans une poſition où rien ne les défendoit contre la violence des vents ſi communs dans ces parages, fit chercher un abri plus ſûr, & on le trouva dix-huit milles plus bas ſur la même côte. On y bâtit Vera-Crux Nueva, à ſoixante-douze lieues de la capitale de l’Empire.

Vera-Crux Nueva eſt ſituée ſous un ciel qu’un ſoleil brûlant & de fréquens orages rendent déſagréable & mal-ſain. Des ſables arides la bornent au Nord & des marais infects à l’Oueſt. Tous les édifices y ſont en bois. Elle n’a pour habitans qu’une garniſon médiocre, quelques agens du gouvernement, les navigateurs arrivés d’Europe & ce qu’il faut de commiſſionnaires pour recevoir & pour expédier les cargaiſons. Son port eſt formé par la petite iſle de Saint-Jean d’Uſua. Il a l’inconvénient de ne pouvoir contenir que trente ou trente-cinq bâtimens, encore ne les met-il pas entièrement à l’abri des vents du Nord. On n’y entre que par deux canaux ſi reſſerrés, qu’il n’y peut paſſer à la fois qu’un navire. Les approches même en ſont rendues extrêmement dangereuſes par un grand nombre de rochers à fleur d’eau. Les pilotes du pays croyoient généralement que des connoiſſances locales acquiſes par une expérience de pluſieurs années, pouvoient ſeules faire éviter tant d’écueils. Des corſaires audacieux ayant ſurpris la place en 1712, on conſtruiſit ſur le rivage des tours, où des ſentinelles attentives veillent continuellement à la sûreté commune.

C’eſt dans cette mauvaiſe rade, la ſeule proprement qui ſoit dans le golfe, qu’arrivent les objets deſtinés pour l’approviſionnement du Mexique. Les navires qui les y portent n’abordent pas ſucceſſivement. On les expédie de Cadix, en flotte, tous les deux, trois ou quatre ans, ſelon les beſoins & les circonſtances. Ce ſont communément douze à quatorze gros bâtimens marchands, eſcortés par deux vaiſſeaux de ligne, ou par un grand nombre ſi la tranquilité publique eſt troublée ou menacée. Pour prévenir les dangers que les ouragans leur feroient courir à l’atterrage, ils partent d’Eſpagne dans les mois de février ou de mai & de juin, prennent dans leur marche des rafraîchiſſemens à Porto-Rico, & arrivent, après ſoixante-dix ou quatre-vingts jours de navigation, à Vera-Crux, d’où leur chargement entier eſt porté à dos de mulet à Xalapa.

Dans cette ville, ſituée à douze lieues du port, adoſſée à une montagne, & commodément bâtie, ſe tient une foire que les anciens réglemens bornoient à ſix ſemaines, mais qui actuellement dure quatre mois, & que quelquefois on prolonge encore, à la prière des marchands Eſpagnols ou Mexicains. Lorſque les opérations de commerce ſont terminées, les métaux & les autres objets donnés par le Mexique en échange des productions & des marchandiſes de l’Europe, ſont envoyés à Vera-Crux, où ils ſont embarqués pour notre hémiſphère. Les ſaiſons pour les faire partir ne ſont pas toutes également favorables. Il ſeroit dangereux de mettre à la voile dans les mois d’août & de ſeptembre, & impoſſible de le faire en octobre & en novembre.

La flotte prend toujours la route de la Havane, où elle eſt jointe par les bâtimens qui reviennent de Honduras, de Carthagène, d’autres deſtinations. Elle s’y arrête dix ou douze jours pour renouveler ſes vivres, pour donner aux navires le tems de charger à fret les ſucres, les tabacs, les autres objets que fournit l’iſle de Cuba. Le canal de Bahama eſt débouqué. On remonte juſqu’à la hauteur de la Nouvelle-Angleterre ; & après avoir navigué long-tems par cette latitude de quarante degrés, on tire enfin vers le Sud-Eſt pour reconnoître le cap Saint-Vincent & aboutir à Cadix.

Dans l’intervalle d’une flotte à l’autre, la cour de Madrid fait partir un ou deux vaiſſeaux de guerre qu’on appelle azogues, pour porter au Mexique le vif-argent néceſſaire à l’exploitation des mines. Le Pérou le fourniſſoit originairement : mais les envois étoient ſi lents, ſi incertains, ſi ſouvent accompagnés de fraude, qu’en 1734, il fut jugé plus convenable de les faire d’Europe même. Les mines de Guadalcanal en fournirent d’abord les moyens. On les a depuis négligées pour les mines plus abondantes d’Almaden en Eſtramadoure. Les azogues ſe chargent à leur retour du produis des ventes faites depuis le départ de la flotte, des ſommes rentrées pour les crédits accordés, & des fonds que les négocians Mexicains veulent employer pour leur compte dans l’expédition prochaine. Le gouvernement permet habituellement que trois ou quatre navires marchands ſuivent les vaiſſeaux. Leur cargaiſon entière devroit être en fruits ou en boiſſons : mais il s’y gliſſe frauduleuſement des objets plus importans. Ces bâtimens reviennent toujours ſur leur leſt, à moins que par une faveur ſpéciale, on ne leur permette de prendre quelque cochenille.

Si des raiſons de convenance ou de politique retardent le départ d’une nouvelle flotte, la cour fait paſſer de la Havane à la Vera-Crux un de ſes vaiſſeaux. Il s’y charge de tout ce qui appartient au fiſc, & des métaux que les débiteurs ou les ſpéculateurs veulent faire paſſer du nouvel hémiſphère dans l’ancien.

La Nouvelle-Eſpagne envoya à ea métropole, année commune, depuis 1748 juſqu’en 1753, par la voie de la Vera-Crux & de Honduras, 62 661 466 livres ; dont 574 550 en or ; 43 621 497 en argent ; 18 465 419 en productions, prix d’Europe.

Dans les productions, il y avoit 529200 livres pour la couronne ; 17 936 219 pour les négocians.

Dans l’or & l’argent il y avoit 25 649 040 livres pour le commerce ; 12 067 007 livres pour les agens du gouvernement ou pour les particuliers qui vouloient faire paſſer leur fortune en Europe ; 6 480 000 livres pour le fiſc.

La cour de Madrid ne doit pas tarder avoir augmenter ce tribut ; & voici ſur quels fondemens eſt appuyée cette conjecture.

Le Mexique étoit anciennement ſans défenſe : car qu’attendre de quelques bourgeois que chaque ville devoit mettre ſous les armes, lorſqu’un péril, plus ou moins grand, menaçoit l’état. On ne tarda pas à former de ces milices diſpersées, ſix régimens d’infanterie & deux de cavalerie, auxquels on a depuis fait donner des inſtructions par des officiers, envoyés d’Europe. Le tems étendit les idées. Des hommes, habituellement occupés des arts & du commerce parurent un trop foible appui à l’autorité ; & elle ſe décida à lever, dans le pays même, deux bataillons d’infanterie, deux régimens, de dragons qui n’eurent d’autre profeſſion que la profeſſion militaire. Après la paix de 1763, le gouvernement jugea que des peuples amollis par l’oiſiveté & par le climat, étoient peu propres à la guerre ; & des troupes régulières furent envoyées de la métropole dans la colonie. Ce ſyſtême eſt ſuivi encore ; & il y a toujours au Mexique trois ou quatre bataillons de notre continent, qui ne ſont relevés qu’après un séjour de quatre années.

À ces moyens de conſervation, il en a été ajouté d’autres non moins efficaces. L’iſle de Saint-Jean d’Ulua, qui forme le port de Vera-Crux, & qui doit le défendre, n’avoit que peu & de mauvaiſes fortifications. On les a rasées. Sur leurs ruines & dans un roc vif ont été élevés naguère des ouvrages étendus, ſolides, capables de la plus opiniâtre réſiſtance. Si, contre toute apparence, cette clef du Mexique étoit forcée, le pays, après ce revers, ne ſeroit pas encore ſans défenſe. À vingt-quatre lieues de la mer, au débouché des montagnes, dans une plaine que rien ne domine, furent jetés, en 1770, les fondemens de la magnifique citadelle de Pérote. Les arſenaux, les caſernes, les magaſins, tout y eſt à l’abri des bombes.

Selon les apparences, la cour de Madrid ne diminuera jamais le nombre des troupes qu’elle entretient dans la Nouvelle-Eſpagne : mais la partie du revenu public qu’abſorboient les fortifications, ne doit pas tarder à groſſir ſes tréſors, à moins qu’elle ne l’emploie, dans la colonie même, à former des établiſſemens utiles. Déjà ſur les bords de la rivière d’Alvarado, où les bois de conſtruction abondent, s’ouvrent de grands chantiers. Cette nouveauté eſt d’un heureux préſage. D’autres la ſuivront ſans doute. Peut-être, après trois ſiècles d’oppreſſion ou de léthargie, le Mexique va-t-il remplir les hautes deſtinées auxquelles la nature l’appelle vainement depuis ſi long-tems. Dans cette douce eſpérance, nous quitterons l’Amérique Septentrionale pour paſſer dans la Méridionale, où nous verrons, par un ordre de la providence qui ne changera jamais, les mêmes effets produits par les mêmes cauſes ; les mêmes haines ſuſcitées par la même férocité ; les mêmes précautions ſuggérées par les mêmes alarmes ; les mêmes obſtacles opposés par les mêmes jalouſies ; le brigandage engendré par le brigandage ; le malheur vengé par le malheur ; une persévérance ſtupide dans le mal, & la leçon de l’expérience inutile.

Fin du ſixième Livre.