Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 23

XXIII. État ancien & moderne de la Californie.

La Californie eſt proprement une longue pointe de terre qui ſort des côtes ſeptentrionales de l’Amérique, & s’avance entre l’Eſt & le Sud juſqu’à la Zone Torride. Elle eſt baignée des deux côtés par la mer Pacifique. La partie connue de cette péninſule a trois cens lieues de longueur, ſur dix, vingt, trente & quarante de large.

Il eſt impoſſible que dans un ſi grand eſpace, la nature du ſol & la température de l’air ſoient par-tout les mêmes. On peut dire cependant, qu’en général le climat y eſt ſec & chaud à l’excès ; le terrein nud, pierreux, montueux, ſablonneux, ſtérile par conséquent, & peu propre au labourage & à la multiplication des beſtiaux. Parmi le petit nombre d’arbres qu’on y trouve, le plus utile eſt le pita-haya, dont les fruits ſont la principale nourriture des Californiens.

C’eſt une eſpèce de cierge qui, comme les autres, n’a point de feuilles. Ses tiges droites & cannelées ont les côtes chargées d’épines & ſupportent immédiatement des fleurs blanchâtres, ſemblables à celles du nopal ſur lequel vit la cochenille, mais beaucoup plus allongées. Les fruits qui ſuccèdent à ſes fleurs ont à leur ſurface des inégalités produites par la baſe ſubſiſtante des écailles du calice. Ils ſont de la groſſeur d’un œuf de poule, rouges en-dehors & remplis intérieurement d’une pulpe blanche bonne à manger, plus douce & plus délicate que celle de la figue ordinaire. On trouve dans cette pulpe des petites ſemences noires & luiſantes.

La mer, plus riche que la terre, offre des poiſſons de toutes ſortes, dans la plus grande abondance & du goût le plus exquis. Mais ce qui rend le golfe de la Californie plus digne d’attention, ce ſont les perles, qui, dans la ſaiſon favorable, y attirent de diverſes provinces du Mexique des hommes avides auxquels on a imposé la loi de donner au gouvernement le quint de leur pêche.

Les Californiens ſont bien faits & fort robuſtes. Une puſillanimité extrême, l’inconſtance, la pareſſe, la ſtupidité, & même l’inſenſibilité, forment leur caractère. Ce ſont des enfans, en qui la raiſon n’eſt pas encore développée. Ils ſont plus baſanés que les Mexicains. Cette différence de couleur prouve que la vie policée de la ſociété, renverſe ou change entièrement l’ordre & les loix de la nature, puiſqu’on trouve ſous la Zone Tempérée un peuple ſauvage plus noir que ne le ſont les nations civilisées de la Zone Torride.

Avant qu’on eût pénétré chez les Californiens, ils n’avoient aucune pratique de religion ; & leur gouvernement étoit tel qu’on devoit l’attendre de leur ignorance. Chaque nation étoit un aſſemblage de pluſieurs cabanes, plus ou moins nombreuſes, toutes unies entre elles par des alliances, mais ſans aucun chef. L’obéiſſance filiale n’y étoit pas même connue, quoique ce ſentiment ſoit, ſinon plus vif, du moins plus pur dans l’état de nature que dans celui de ſociété.

En effet, les ſecours qu’une police régulière aſſure à tous les individus chez les nations civilisées, les jeunes ſauvages ne les attendent que de leur père. C’eſt lui qui pourvoit à leur ſubſiſtance, quand ils ſont enfans ; c’eſt lui qui veille à leur sûreté. Comment ne rechercheroient-ils pas ſa bienveillance ? comment n’éviteroient-ils pas avec ſoin ce qui pourroit les priver de ſon appui ?

Un reſpect qui n’eſt point exigé ne ſauroit guère s’affoiblir dans des enfans qu’une habitude animale plus encore que le beſoin ramène toujours dans la cabane qui les a vu naître, & dont ils ne s’éloignent jamais à de grandes diſtances. Les séparations que l’éducation, l’induſtrie, le commerce occaſionnent ſi fréquemment parmi nous, & qui ne peuvent que relâcher les liens de la parenté, les ſauvages ne les connoiſſent point. Ils reſtent à côté de celui qui leur a donné l’exiſtence, tant qu’il vit. Comment s’écarteroient-ils de l’obéiſſance ? Rien ne leur eſt impérieuſement ordonné. Point d’être plus libre que le petit ſauvage. Il naît émancipé. Il va, il vient, il ſort, il rentre, il découche ſans qu’on lui demande ce qu’il a fait, ce qu’il eſt devenu. Jamais on ne s’aviſeroit d’employer l’autorité de la famille pour le ramener, s’il lui plaiſoit de diſparoitre. Rien de ſi commun dans les villes que les mauvais pères. Il n’y en a point au fond des forêts. Plus les ſociétés ſont opulentes, & plus il y a de luxe, moins la voix du ſang s’y fait entendre. Le dirai-je ? La sévérité de notre éducation, la variété, ſa durée, ſes fatigues aliènent la tendreſſe de nos enfans. Il n’y a que l’expérience qui les réconcilie avec nous. Nous ſommes obligés d’attendre long-tems la reconnoiſſance de nos ſoins & l’oubli de nos réprimandes. Le ſauvage n’en entendit jamais dans la bouche de ſes parens. Jamais il n’en fut châtié. Lorſqu’il ſut frapper l’animal dont il avoit à ſe nourrir, il n’eut preſque plus rien à apprendre. Ses paſſions étant naturelles, il les ſatiſfait ſans redouter l’œil des ſiens. Mille motifs contraignent nos parens à s’oppoſer aux nôtres. Croit-on qu’il n’y ait point d’enfant parmi nous à qui le déſir de jouir promptement d’une grande fortune ne faſſe trouver la vie de leurs pères trop longue ? J’aimerois à me le perſuader. Le cœur du ſauvage à qui ſon père n’a rien à laiſſer eſt étranger à cette eſpèce de parricide.

Dans nos foyers, les pères âgés radotent ſouvent au jugement de leurs enfans. Il n’eſt eſt pas ainſi dans la cabane du ſauvage. On y parle peu, & l’on y a une haute opinion de la prudence des pères. Ce ſont leurs leçons qui ſuppléent au défaut d’obſervations ſur les ruſes des animaux, ſur les forêts giboyeuſes, ſur les côtes poiſſonneuſes, ſur les ſaiſons & ſur les tems propres à la chaſſe & à la pêche. Le vieillard raconte-t-il quelques particularités de ſes guerres ou de ſes voyages ? rappelle-t-il les combats qu’il a livrés, les périls qu’il a courus, les embûches qu’il a évitées ? s’élève-t-il à l’explication des phénomènes les plus ſimples de la nature ? le ſoir, dans une nuit étoilée, à l’entrée de la cabane, leur trace-t-il du doigt le cours des aſtres qui brillent au-deſſus de leur tête, d’après les connoiſſances bornées qu’il en a ? il eſt admiré. S’il ſurvient une tempête, quelque révolution ſur la terre, dans les airs, ſur les eaux, quelque événement agréable ou fâcheux ? tous s’écrient, notre père nous l’avoit prédit ; & la ſoumiſſion pour ſes conſeils, la vénération pour ſa perſonne en ſont augmentés. Lorſqu’il approche de ſes derniers momens, l’inquiétude & la douleur ſe peignent ſur les viſages, les larmes coulent à ſa mort, & un long ſilence règne autour de ſa couche. On le dépoſe dans la terre, & l’endroit de ſa sépulture eſt ſacré. On lui rend des honneurs annuels ; & dans les circonſtances importantes ou douteuſes, on va quelquefois interroger ſa cendre. Hélas ! les enfans ſont livrés à tant de diſtractions parmi nous, que les pères en ſont promptement oubliés. Ce n’eſt pas toutefois que je préférâſſe l’état ſauvage à l’état civilisé. C’eſt une proteſtation que j’ai déjà faite plus d’une fois. Mais plus j’y réfléchis, plus il me ſemble que depuis la condition de la nature la plus brute juſqu’à l’état le plus civilisé, tout ſe compenfe à-peu-près, vices & vertus, biens & maux phyſiques. Dans la forêt, ainſi que dans la ſociété, le bonheur d’un individu peut être moins ou plus grand que celui d’un autre individu : mais je ſoupçonne que la nature a posé des limites à celui de toute portion conſidérable de l’eſpèce humaine, au-delà deſquelles il y a à-peu-près autant à perdre qu’à gagner.

Le Mexique n’eut pas été plutôt réduit & pacifié, que Cortes forma le projet d’ajouter à ſa conquête la Californie. Lui-même, il ſe chargea, en 1526 de l’expédition, mais elle ne fut pas heureuſe. Celles qui ſe ſuccédèrent rapidement, pendant deux ſiècles, eurent le même ſort, ſoit que les particuliers en ſupportâſſent les frais, ſoit qu’elles ſe fiſſent aux dépens du gouvernement ; & cette continuité de revers n’eſt pas inexplicable.

L’uſage de lever les vues, les plans, les cartes des lieux qu’on parcouroit n’étoit pas alors fort commun. Si quelque aventurier plus intelligent ou plus laborieux que ſes compagnons écrivoit une relation de ſon voyage, cet écrit étoit rarement placé dans les dépôts publics. L’y mettoit-on ? Enſeveli dans la pouſſière, il étoit oublié. L’impreſſion auroit remédié à cet inconvénient, mais la crainte que les étrangers ne fuſſent inſtruits de ce qu’on croyoit important de leur cacher, faiſoit rejeter ce moyen de communication. De cette manière, les peuples n’acquéroient aucune expérience. Les abſurdités ſe perpétuoient ; & les derniers entrepreneurs échouèrent par les mêmes fautes qui avoient empêché le ſuccès des premiers.

On avoit entièrement renoncé à l’acquiſition de la Californie, lorſque les Jéſuites demandèrent en 1697, qu’il leur fût permis de l’entreprendre. Dès qu’ils eurent obtenu le conſentement du gouvernement, ils commencèrent l’exécution du plan de légiſlation qu’ils avoient formé, d’après des notions exactes de la nature du ſol, du caractère des habitans, de l’influence du climat. Le fanatiſme ne guidoit point leurs pas. Ils arrivèrent chez les ſauvages qu’ils vouloient civiliſer, avec des curioſités qui puſſent les amuſer, des grains deſtinés à les nourrir, des vêtemens propres à leur plaire. La haine de ces peuples pour le nom Eſpagnol, ne tint pas contre ces démonſtrations de bienveillance. Ils y répondirent autant que leur peu de ſenſibilité & leur inconſtance le pouvoient permettre. Ces vices furent vaincus en partie, par les religieux inſtituteurs qui ſuivoient leur projet avec la chaleur & l’opiniâtreté particulières à leur corps. Ils ſe firent charpentiers, maçons, tiſſerands, cultivateurs, & réuſſirent par ces moyens à donner la connoiſſance, & juſqu’à un certain point, le goût des premiers arts à ces peuples ſauvages. On les a tous réunis ſucceſſivement. En 1745, ils formoient quarante-trois villages, séparés par la ſtérilité du terrein & la diſette d’eau.

La ſubſiſtance de ces bourgades a pour baſe le bled & les légumes qu’on y cultive, les fruits & les animaux domeſtiques de l’Europe, qu’on travaille tous les jours à y multiplier. Les Indiens ont chacun leur champ & la propriété de ce qu’ils récoltent : mais telle eſt leur peu de prévoyance, qu’ils diſſiperoient en un jour ce qu’ils auroient recueilli, ſi leur miſſionnaire ne s’en chargeoit pour le leur diſtribuer à propos. Ils fabriquent déjà quelques étoffes groſſières. Ce qui peut leur manquer, eſt acheté avec les perles qu’ils pêchent dans le golfe, avec le vin, aſſez approchant de celui de Madère, qu’ils vendent à la Nouvelle-Eſpagne & aux galions, & dont l’expérience a appris qu’il étoit important de leur interdire l’uſage.

Une douzaine de loix fort ſimples, ſuffiſent pour conduire cet état naiſſant. Le miſſionnaire choiſit pour les faire obſerver, l’homme le plus intelligent du village ; & celui-ci peut infliger le fouet & la priſon, les ſeuls châtimens que l’on connoiſſe.

Trop de ſcènes cruelles & deſtructives ont juſqu’ici affligé nos regards, pour qu’il ne nous ſoit pas permis de les arrêter un moment ſur des travaux inſpirés par l’humanité & dirigés par la bienfaiſance. Toutes les autres conquêtes ont été faites par les armes. Nous n’avons vu que des hommes qui égorgeoient des hommes ou qui les chargeoient de chaînes. Les contrées que nous avons parcourues ont été ſucceſſivement autant de théâtres de la perfidie, de la férocité, de la trahiſon, de l’avarice & de tous les crimes auxquels on eſt porté par la réunion & la violence des paſſions effrénées. Notre plume, ſans ceſſe trempée dans le ſang, n’a tracé que des lignes ſanglantes. La contrée où nous ſommes entrés eſt la ſeule que la raiſon ait conquis. Aſſeyons-nous & reſpirons. Que le ſpectacle de l’innocence & de la paix diſſipe les idées lugubres dont nous avons été juſqu’à préſent obsédés, & ſoulage un moment notre âme des ſentimens douloureux qui l’ont ſi conſtamment oppreſſée, flétrie, déchirée. Hélas ! la jouiſſance nouvelle que j’éprouve durera trop peu pour qu’elle me ſoit enviée. Lecteurs, bientôt ces grandes cataſtrophes bouleverſent ce globe & dont la peinture vous plaît, par les ſecouſſes violentes que vous en recevez, & par les larmes moitié délicieuſes, moitié amères qu’elles arrachent de vos yeux ſouilleront la ſuite de ces déplorables annales. Êtes-vous méchant ? êtes-vous bons ? Si vous étiez bons, vous vous refuſeriez, ce me ſemble, au récit des calamités ; ſi vous étiez méchans, vous l’entendriez ſans pleurer. Cependant vous pleurez. Vous voulez être heureux, & c’eſt du malheur qu’il faut vous entretenir pour vous intéreſſer. Je crois en entrevoir la raiſon. Les peines des autres vous conſolent des vôtres, & l’eſtime de vous-même s’accroît par la compaſſion que vous leur accordez.

Il n’y a dans toute la Californie que deux garniſons de trente hommes chacune, & un ſoldat auprès de chaque miſſionnaire. Ces troupes étoient choiſies par les légiſlateurs & à leurs ordres, quoique payées par le gouvernement. La cour de Madrid n’avoit pas vu d’inconvénient à laiſſer ces foibles moyens à des prêtres qui avoient acquis ſa confiance, & on l’avoit bien convaincue que c’étoit le ſeul expédient qui pût préſerver ſes nouvelles conquêtes d’une oppreſſion entièrement deſtructive.

Tel étoit l’état des choſes, lorſqu’en 1767 la cour de Madrid chaſſa de la Californie les Jéſuites, comme elle les expulſoit de ſes autres provinces. Ces miſſionnaires avoient formé le projet de pouſſer leurs travaux ſur les deux rives de la mer juſqu’à la chaîne de montagnes qui lie la Californie à la Nouvelle-Eſpagne. Ils vouloient élever l’empire dont ils multiplioient les ſujets à un degré de puiſſance qui lui permit de voir d’un œil tranquille la navigation des Ruſſes & la découverte du paſſage que les Anglois cherchent depuis ſi long-tems au Nord-Oueſt. Loin d’avoir abandonné ces grands projets, le miniſtère Eſpagnol leur a donné, dit-on plus d’étendue. Les deux mondes ne doivent pas même tarder à les voir exécutés, à moins que des événemens imprévus n’y oppoſent des obſtacles inſurmontables.

En attendant que ces vaſtes ſpéculations ſoient ou détruites ou réalisées, la Californie ſert de lieu de relâche aux vaiſſeaux qui vont des Philippines au Mexique. Le cap Saint-Lucas, ſitué à l’extrémité méridionale de la péninſule eſt le lieu où ils s’arrêtent. Ils y trouvent un bon port, des rafraîchiſſemens & des ſignaux qui les avertiſſent s’il a paru quelque ennemi dans ces parages les plus dangereux pour eux. Ce fut en 1734 que le galion y aborda pour la première fois. Ses ordres & ſes beſoins l’y ont toujours amené depuis.

Le ſyſtême adopté par tous les gouvernemens de l’Europe, de tenir les colonies dans la dépendance la plus abſolue de la métropole, a toujours rendu ſuſpectes à beaucoup de politiques Eſpagnols les liaiſons du Mexique avec l’Aſie. Loin de penſer comme eux, Alberoni vouloit donner à cette liberté une extenſion illimitée. Il lui paroiſſoit très-ſage de faire habiller les deux Amériques par les Indes. Les colons, diſoit-il, ſeroient vêtus plus agréablement, à meilleur marché, d’une manière plus analogue au climat. Les guerres de l’Europe ne les expoſeroient pas à manquer ſouvent des choſes les plus néceſſaires. Ils ſeroient plus riches, plus affectionnés à la patrie principale, plus en état de ſe défendre contre les ennemis qu’elle leur attire. Ces ennemis eux-mêmes ſeroient moins redoutables, parce qu’ils perdroient peu-à-peu les forces que l’approviſionnement du Mexique & du Pérou leur procure.

Enfin l’Eſpagne, en percevant ſur les marchandiſes des Indes les mêmes droits qu’elle perçoit ſur celles que fourniſſent, ſes rivaux, ne perdroit aucune branche de ſes revenus. Elle pourroit même, ſi ſes beſoins l’exigeoient, obtenir de ſes colonies des ſecours qu’elles n’ont actuellement ni la volonté, ni le pouvoir de lui fournir.

Les vues du miniſtre hardi & entreprenant s’étendoient plus loin encore. Il vouloit que la métropole elle-même formât des liaiſons immenſes avec l’Orient par la voie de ſes colonies d’Amérique. Selon lui, les Philippines, qui juſqu’alors avoient payé un tribut énorme à l’activité des nations Européennes ou Aſiatiques qui leur portoient des manufactures ou des productions, pouvoient les aller chercher ſur leurs propres vaiſſeaux & les obtenir de la première main. En livrant la même quantité de métaux que leurs concurrens, les habitans de ces iſles acheteroient à meilleur marché, parce que ces métaux venant directement d’Amérique, auroient moins ſupporté de frais que ceux qu’il faut voiturer dans nos régions, avant de les faire paſſer aux Indes. Les marchandiſes embarquées à Manille arriveroient à Panama ſur une mer conſtamment tranquille, par une ligne très-droite & avec les mêmes vents. Au moyen d’un canal très-court, ſollicité depuis longtems par le commerce, on feroit enſuite arriver aisément les cargaiſons à l’embouchure du Chagre où elles ſeroient chargées pour l’Europe.

Alberoni s’attendoit bien que les puiſſances, dont cet arrangement bleſſeroit les intérêts & ruineroit l’induſtrie, chercheroient à le traverſer : mais il ſe croyoit en état de braver leur courroux dans les mers d’Europe, & il avoit déjà donné ſes ordres, pour qu’on mît les côtes & les ports de la mer du Sud en état de ne rien craindre des eſcadres fatiguées qui pourroient les attaquer.

Ces combinaiſons trouvèrent des approbateurs. Aux yeux des enthouſiaſtes d’Alberoni, & il y en avoit beaucoup, c’étoient les efforts ſublimes d’un puiſſant génie pour la proſpérité & pour la gloire de la monarchie qu’il reſſuſcitoit. D’autres, en plus grand nombre, ne virent dans ces projets ſi grands en apparence, que les délires d’une imagination déréglée qui s’exageroit les reſſources d’un état ruiné, & qui ſe promettoit de donner le commerce du monde entier à une nation réduite depuis deux ſiècles à l’impoſſibilité de faire le ſien. La diſgrâce de cet homme extraordinaire calma la fermentation qu’il avoit excitée dans les deux mondes. Les liaiſons des Philippines avec le Mexique continuèrent ſur l’ancien pied, ainſi que celles que cette grande province entretenoit avec le Pérou par la mer du Sud.