Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 14

XIV. Qu’eſt devenu le Mexique ſous les loix de l’Eſpagne.

Il faut voir maintenant à quel degré de proſpérité s’eſt élevé le Mexique, malgré les énormes pertes que des ennemis étrangers lui ont tait eſſuyer, malgré les troubles domeſtiques qui lui ont ſi ſouvent déchiré le ſein.

La grande Cordelière, après avoir traversé toute l’Amérique Méridionale, s’abaiſſe & ſe rétrécit dans l’iſrme de Panama ; ſuit dans la même forme les provinces de Coſta-Ricca, de Nicaragua, de Guatimala ; s’élargit, s’élève de nouveau dans le reſte du Mexique, mais ſans approcher jamais de la hauteur prodigieuſe qu’elle a dans le Pérou. Ce changement eſt ſur-tout remarquable vers la mer du Sud. Les rives y font très-profondes, & n’offrent un fonds que fort près de terre, tandis que dans la mer du Nord on le trouve à une très-grande diſtance du continent. Auſſi les rades ſont-elles auſſi bonnes, auſſi multipliées dans la première de ces mers, qu’elles ſont rares & mauvaiſes dans l’autre.

Le climat d’une région ſituée preſqu’entiérement dans la Zone Torride, eſt alternativement humide & chaud. Ces variations ſont plus ſenſibles & plus communes dans les contrées baſſes, marécageuſes, remplies de forets & incultes de l’Eſt, que dans les parties de l’empire qu’une nature bienfaiſante a traitées plus favorablement.

La qualité du ſol eſt auſſi très-différente. Il eſt quelquefois ingrat, quelquefois fertile, ſelon qu’il eſt montueux, uni ou ſubmergé.

Les Eſpagnols ne ſe virent pas plutôt les maîtres de cette riche & vaſte région, qu’ils s’empreſſèrent d’y édifier des villes dans les lieux qui leur paroiſſoient le plus favorables au maintien de leur autorité, dans ceux qui leur promettoient de plus grands avantages de leur conquête. Ceux des Européens qui vouloient s’y fixer obtenoient une poſſeſſion aſſez étendue : mais ils étoient réduits à chercher des cultivateurs que la loi ne leur donnoit pas.

Un autre ordre de choſes s’obſervoit dans les campagnes. Elles étoient la plupart diſtribuées aux conquérans pour prix de leur ſang ou de leurs ſervices. L’étendue de ces domaines, qui n’étoient accordés que pour deux ou trois générations, étoit proportionnée au grade & à la faveur. On y attacha, comme ſerfs, un nombre plus ou moins grand de Mexicains. Cortès en eut vingt-trois mille dans les provinces de Mexico, de Tlaſcala, de Mechoacan & de Oaxaca, avec cette diſtinction qu’ils devoient être l’apanage de la famille à perpétuité. Il faut que l’oppreſſion ait été moindre dans ces poſſeſſions héréditaires que dans le reſte de l’empire, puiſqu’en 1746 on y comptoit encore quinze mille neuf cens quarante Indiens, dix-huit cens Eſpagnols, meſſe ou mulâtres, & ſeize cens eſclaves nous.

Le pays n’avoit aucun des animaux néceſſaires pour la ſubſiſtance de ſes nouveaux habitans, pour le labourage & pour les autres beſoins inséparables d’une ſociété un peu compliquée. On les fit venir des iſles déjà ſoumiſes à la Caſtille qui elles-mêmes les avoient naguère reçus de notre hémiſphère. Ils propagèrent avec une incroyable célérité. Tous dégénérèrent ; & comment, affoiblis par le trajet des mers, privés de leur nourriture originaire, livrés à des mains incapables de les élever & de les ſoigner ; comment n’auroient-ils pas ſouffert des altérations ſenſibles ? La plus marquée fut celle qu’éprouva la brebis. Mendoza fit venir des béliers d’Eſpagne pour renouveler des races abâtardies ; & depuis cette époque, les toiſons ſe trouvèrent de qualité ſuffiſante pour ſervir d’aliment à pluſieurs manufactures aſſez importantes.

La multiplication des troupeaux amena une grande augmentation dans les cultures. Au maïs, qui avoit toujours fait la principale nourriture des Mexicains, on aſſocia les grains de nos contrées. Dans l’origine, ils ne réuſſirent pas. Leurs ſemences jetées au haſard dans des ronces, ne donnèrent d’abord que des herbes épaiſſes & ſtériles. Une végétation trop rapide & trop vigoureuſe ne leur laiſſoit pas le tems de mûrir, ni même de ſe former : mais cette ſurabondance de ſucs diminua peu-à-peu y & l’on vit enfin proſpérer la plupart de nos grains, de nos légumes, de nos fruits. Si la vigne & l’olivier ne furent pas naturalisés dans cette partie du Nouveau-Monde, ce fut le gouvernement qui l’empêcha, dans la vue de laiſſer des débouchés aux productions de la métropole. Peut-être le ſol & le climat auroient-ils eux-mêmes repouſſé ces précieuſes plantes. Du moins eſt-on autorisé à le penſer quand on voit que les eſſais que vers 1706 il fut permis aux jéſuites & aux héritiers de Cortès de tenter, ne furent pas heureux, & que les expériences qu’on a tentées depuis ne l’ont pas été beaucoup davantage.

Le coton, le tabac, le cacao, le ſucre, quelques autres productions réuſſirent généralement mais faute de bras ou d’activité, ces objets furent concentrés dans une circulation intérieure. Il n’y a que le jalap, la vanille, l’indigo & la cochenille qui entrent dans le commerce de la Nouvelle-Eſpagne avec les autres nations.