Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 19

XIX. État du gouvernement de Bahia.

Le gouvernement de Bahia eſt terminé au Nord par la rivière Saint-François ; au Sud, par la rivière Doce ; à l’Eſt, par la rivière Preto, une des branches de la rivière Verte. Il eſt composé de la capitainerie de Segerippe, dont les révolutions nous ſont inconnues ; de la capitainerie de Ilhéos, qui ceſſa d’appartenir à George de Figueredo, après que les Indiens Aimorès l’eurent détruite ; de la capitainerie de Porto-Seguro, qui retomba à la couronne après l’extinction de la famille des Tourinho ; & du pays de Bahia, qui ne fut jamais une propriété particulière.

San-Salvador, chef-lieu de cet établiſſement, le fut long-tems du Bréſil entier. On y arrive par la baie de tous les Saints, dont l’ouverture eſt de deux lieues & demie. Chaque coté préſente une fortereſſe, dont la deſtination eſt d’empêcher plutôt les deſcentes que le paſſage. Sa longueur, qui eſt de treize à quatorze lieues, eſt ſemée de petites iſles remplies de cotonniers, & qui forment une perſpective agréable. Le fond, qui eſt reſſerré & à couvert de toute inſulte, forme un port excellent pour les plus nombreuſes flottes. Il eſt dominé par la ville, bâtie ſur une pente rapide.

Cette cité renferme deux mille maiſons, la plupart magnifiquement bâties. L’ameublement en eſt d’autant plus riche & plus ſomptueux, que le luxe des habits eſt sévèrement proſcrit. Une loi fort ancienne, qui a été ſouvent violée, & qui, depuis 1749, s’obſerve dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien, interdit aux Portugais l’uſage des étoffes d’or ou d’argent, & des galons, dans le vêtement. La paſſion pour le faſte, que les loix ne peuvent déraciner, a cherché un dédommagement dans des croix, des médailles, des chapelets de diamant : riches enſeignes d’une religion pauvre. Les métaux, qu’on ne peut porter ſoi-même, ſont prodigués pour la parure des eſclaves voués au ſervice domeſtique.

La ſituation de la ville ne permettant pas l’uſage des carroſſes, les gens opulens, toujours attentifs à ſe diſtinguer du vulgaire, ont imaginé de ſe faire porter dans des hamacs de coton. Mollement couchés ſur des carreaux de velours, entourés de rideaux de ſoie, qu’ils ouvrent ou ferment à leur gré, ces ſuperbes indolens changent de place avec moins de rapidité, mais plus voluptueuſement qu’on ne le fait ailleurs dans les chars les plus magnifiques.

Les femmes jouiſſent rarement de cette douce commodité. Chez un peuple ſuperſtitieux juſqu’au fanatiſme, à peine leur permet-on d’aller à l’égliſe, couvertes de leurs mantes, dans les plus grandes ſolemnités. Perſonne n’a la liberté de les voir dans l’intérieur de leurs maiſons. Cette contrainte, ouvrage d’une jalouſie effrénée, ne les empêche pas de former des intrigues, malgré la certitude d’être poignardées au moindre ſoupçon d’infidélité. Par un relâchement mieux raiſonné que le nôtre, les filles qui, ſans l’aveu de leurs mères, ou même ſous leur protection, ſe livrent à un amant, ſont traitées avec moins de sévérité. Mais ſi les pères ne parviennent pas à couvrir leur honte par un mariage, ils les abandonnent à l’infâme métier de courtiſanes. C’eſt ainſi que s’enchaînent tous les vices de la corruption à la ſuite des richeſſes, ſur-tout quand, achetées par le ſang & par le meurtre, elles ne ſe conſervent pas dans le travail.

Le défaut de ſociété, que la séparation des deux ſexes entraîne néceſſairement, n’eſt pas le ſeul inconvénient qui trouble à Bahia les jouiſſances & les douceurs de la vie. L’hypocriſie des uns ; la ſuperſtition des autres ; l’avarice au-dedans & le faſte au-dehors ; une extrême molleſſe qui tient à l’extrême cruauté dans un climat où toutes les ſenſations ſont promptes & impétueuſes ; les défiances qui accompagnent la foibleſſe ; une indolence qui ſe repoſe entièrement ſur des eſclaves du ſoin des plaiſirs & des affaires : tous les vices, qui ſont épars ou raſſemblés dans les pays méridionaux les plus corrompus, forment le caractère des Portugais de Bahia. Cependant la dépravation des mœurs ſemble diminuer, depuis que l’ignorance n’eſt plus tout-à-fait la même. Les lumières, dont l’abus corrompt quelquefois des peuples vertueux, peuvent, ſinon épurer & réformer une nation dégénérée, du moins rendre le crime plus rare, jeter un vernis d’élégance ſur la corruption, y introduire une hypocrite urbanité, & le mépris du vice groſſier.

Quoique San-Salvador ait ceſſé d’être la capitale du Bréſil, ſa province eſt encore la plus peuplée de la colonie. On y compte trente-neuf mille ſept cens quatre-vingt-quatre blancs ; quarante-neuf mille ſix cens quatre-vingt-treize Indiens ; ſoixante-huit mille vingt-quatre nègres. Elle partage avec les autres la culture du ſucre, du coton, de quelques autres productions ; & a ſur elles l’avantage de la baleine & du tabac.

La pêche de la baleine eſt très-anciennement établie au Bréſil. Tous les Portugais de l’ancien & du Nouveau-Monde jouiſſoient originairement du droit naturel de s’y livrer : mais depuis long-tems elle eſt ſous un privilège excluſif acheté par une ſociété formée à Liſbonne, & qui fait ſes armemens à Bahia. Son produit annuel eſt actuellement de trois mille cinq cens trente pipes d’huile qui, au prix de 175 liv. la pipe, rendent 617 750 l. ; & de deux mille quatre-vingt-dix quintaux de fanons de baleine, qui, à 150 liv. le quintal font 313 500 liv. Ces deux ſommes réunies forment donc un total de 931 250 liv. Les monopoleurs donnent 300 000 liv. au gouvernement. Leurs dépenſes n’excèdent pas 268 750 liv. ; & leurs bénéfices s’élèvent à 362 500 liv.

On doit ſe réſoudre à perdre entièrement cette branche d’induſtrie, ou lui donner ſans délai une direction nouvelle. Il n’y aura jamais que la liberté la plus entière qui puiſſe ſoutenir la concurrence des navigateurs Américains, dont l’activité s’eſt déjà étendue juſqu’à ces mots éloignées & plus loin encore. La cour de Liſbonne devroit même encourager, par tous les moyens connus, la pêche de la baleine dans ſes iſles du Cap-Verd, & dans les autres iſles qu’elle occupe ſi inutilement près des rivages brûlans de l’Afrique.

Quoique la plupart des contrées du Bréſil fourniſſent un peu de tabac, on peut dire qu’il n’eſt devenu un objet important qu’à Bahia. Il y réuſſit dans un eſpace de quatre-vingt-dix lieues, & plus heureuſement qu’ailleurs dans le diſtrict de Cachoeira. Cette production enrichiſſoit depuis long-tems la province, lorſque les taxes dont on l’accabla, à ſa ſortie de Portugal, en firent tellement hauſſer le prix, que les conſommateurs s’éloignèrent. Les marchés étrangers en demandoient ſi peu, qu’en 1773 les envois ſe réduiſoient à vingt-huit mille quintaux. L’année ſuivante on ſupprima les droits qui s’élevoient à 27 liv. 12 s. par cent peſant ; & cette culture reprit ſur-le-champ ſon activité. Le colon reçut alors pour ſa denrée 22 liv. 16 s. du quintal, au lieu de 12 liv. 10 s. qui lui revenoient auparavant.

Il paſſe annuellement du Bréſil aux côtes d’Afrique dix mille quintaux de tabac inférieur, qui, achetés dans la colonie même 18 liv. le cent peſant, lui donnent 180 000 l. Il en paſſe cinquante-huit mille cinq cens quintaux en Portugal qui, à leur entrée, ſont vendus 40 l. le cent peſant, ce qui produit 2 340 000 l. les deux ſommes réunies font un total de 2 520 000 liv.

Le tabac qui arrive dans la métropole peut être acheté par tous les ſpéculateurs : mais il doit être mis dans un dépôt public, où il paie au fiſc un droit de magaſinage de 2 s. 6. d. par quintal. C’eſt de-là qu’on tire celui dont le royaume peut ſe paſſer pour le livrer aux nations étrangères. Gênes emporte celui de première qualité. L’Eſpagne n’emploie, comme le Portugal, que celui de la ſeconde. Hambourg ſe contente du moins eſtimé. C’eſt ce dernier que prennent auſſi les François & les autres navigateurs qui en ont beſoin pour la traite des eſclaves.

L’acheteur s’adreſſe librement aux négocians qui ont ſa confiance : mais la cour de Madrid qui ne fait jamais acheter des tabacs que pour fumer, eſt dans l’uſage d’avoir un ſeul agent auquel il les paie neuf ſols la livre.

Le Portugal, Madère & les Açores, où la couronne exerce également le monopole du tabac, n’en conſomment annuellement, pour fumer, que ſept cens quatre mille peſant, qui, à raiſon de 5 liv., doivent rendre 3 520 000 liv. Ils n’en conſomment, en poudre, que cinq cens vingt-huit mille livres, qui, à raiſon de 7 liv. 10 s. la livre, doivent rendre 3 960 000 l. En tout 7 480 000 l.

Cependant le gouvernement ne retire que 5 481 250 liv. L’achat des matières, les frais de fabrication, les bénéfices du fermier emportent le reſte.

Le tabac en poudre, qui ſe conſomme en Afrique & aux grandes Indes, eſt auſſi dans les liens du monopole ; mais au profit de la reine. Elle retire 450 000 liv. des cent cinquante quintaux qu’on en expédie, chaque année, pour ces régions éloignées ; ſans compter le bénéfice que doivent rendre les poivres que Goa lui renvoie en échange.