Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 10

X. Les Portugais réuſſiſſent à chaſſer les Hollandois du Bréſil.

Depuis que les Portugais avoient ſubi le joug Eſpagnol, ils n’avoient plus connu le bonheur. Philippe II, prince avare, cruel, deſpote, profond & diſſimulé, avoit cherché à dégrader leur caractère : mais en couvrant de prétextes honorables les moyens qu’il employoit pour les avilir. Son fils, trop fidèle à ſes maximes, perſuadé qu’il valoit mieux régner ſur un état ruiné, que de voir dépendre la ſoumiſſion de ſes habitans de leur bonne volonté, les avoit laiſſé dépouiller d’une foule de conquêtes qui leur avoient valu tant de tréſors, de gloire & de puiſſance, achetés par des ruiſſeaux de ſang. Le ſucceſſeur de ce foible prince, plus imbécile encore que ſon père, attaqua à découvert & avec mépris leur adminiſtration, leurs privilèges, leurs mœurs, tout ce qu’ils avoient de plus cher. À l’inſtigation d’Olivarez, il vouloit les pouſſer à la révolte, pour acquérir le droit de les dépouiller.

Ces outrages multipliés, réunirent les eſprits, que l’Eſpagne avoit travaillé à diviſer. Une conſpiration, préparée pendant trois ans avec un ſecret incroyable, éclata le 3 décembre 1640. Philippe IV fut ignominieuſement proſcrit, & le duc de Bragance placé ſur le trône de ſes pères. L’exemple de la capitale entraîna le reſte du royaume, & tout ce qui reſtoit des établiſſemens formés en Aſie, en Afrique & en Amérique dans des tems heureux. Un ſi grand changement ne coûta de ſang que celui de Michel Vaſconcellos, lâche & vil inſtrument de la tyrannie.

Le nouveau roi lia ſes intérêts, ſes reſſentimens à ceux des Anglois, des François, de tous les ennemis de l’Eſpagne. Il conclut en particulier, le 23 de juin 1641, avec les Provinces-Unies, une alliance offenſive & défenſive pour l’Europe, & une trêve de dix ans pour les Indes Orientales & Occidentales. Naſſau fut auſſi-tôt rappelé avec la plus grande partie des troupes ; & le gouvernement des poſſeſſions Hollandoiſes dans le Bréſil fut confié à Hamel, marchand d’Amſterdam ; à Baſſis, orfèvre de Harlem ; à Bulleſtraat, charpentier de Middelbourg. Ce conſeil devoit décider de toutes les affaires, qu’on croyoit déſormais bornées aux opérations d’un commerce vif & avantageux.

Un grand obſtacle s’oppoſoit à ces eſpérances. Les terres appartenoient aux Portugais qui étoient reſtés ſous la domination de la république. Les uns n’avoient jamais eu des moyens ſuffiſans pour former de riches plantations, & la fortune des autres avoit été détruite par les calamités inséparables de la guerre. Cette impuiſſance ne fut pas plutôt connue en Europe, que les capitaliſtes des Provinces-Unies s’empreſſèrent de fournir les fonds néceſſaires pour tous les travaux qu’il étoit poſſible d’entreprendre. Auſſi-tôt, tout change de face, tout prend une nouvelle vie : mais des bâtimens trop ſuperbes ſont élevés : mais une maladie contagieuſe fait périr un nombre infini d’eſclaves : mais on ſe livre généralement à tous les excès du luxe. Ces fautes & ces revers mettent les débiteurs hors d’état de remplir leurs engagemens. Afin de ne pas perdre tout crédit, ils ſe permettent d’emprunter à trois, à quatre pour cent par mois. Une conduite ſi folle les rend de plus en plus inſolvables ; & les priſons ſe rempliſſent de coupables ou de malheureux.

Pour préſerver d’une ruine totale ce bel établiſſement, la compagnie eſt réduite à ſe charger des dettes : mais elle exige que les cultivateurs lui livreront le prix entier de leurs productions, juſqu’à ce que toutes les créances ſoient acquittées.

Avant cet arrangement, les agens du monopole avoient laiſſé écrouler les fortifications, ils avoient vendu les armes & les munitions de guerre ; ils avoient permis le retour dans la métropole à tous les ſoldats qui le déſiroient. Cette conduite avoit anéanti la force publique, fait entrevoir aux Portugais qu’ils pourroient briſer un joug étranger. La ſtipulation, qui les privoit de toutes les douceurs de la vie auxquelles ils étoient accoutumés, les détermina à précipiter la révolution.

Les plus hardis s’unirent en 1645. Leur projet étoit de maſſacrer dans une fête, au milieu de la capitale de Fernambuc, tous les Hollandois qui avoient part au gouvernement, & de faire enſuite main-baſſe ſur le peuple, qui étoit ſans précaution parce qu’il ſe croyoit ſans danger. Le complot fut découvert : mais ceux qui y étoient entrés, eurent le tems de ſortir de la place & de ſe mettre en sûreté.

Leur chef étoit un Portugais né dans l’obſcurité, nommé Jean Fernandez de Viera. De l’état de domeſtique, il s’étoit élevé à celui de commiſſionnaire & enfin à celui de négociant. Son intelligence lui avoit fait acquérir de grandes richeſſes. Il devoit à ſa probité la confiance univerſelle ; & ſa généroſité attachoit inviolablement une infinité de gens à ſes intérêts. Le revers qu’on venoit d’éprouver n’étonna pas ſa grande âme. Sans l’aveu, ſans l’appui du gouvernement, il oſe lever l’étendard de la guerre.

Son nom, ſes vertus & ſes projets, aſſemblent autour de lui les Bréſiliens, les ſoldats Portugais, les colons même. Il leur inſpire ſa confiance, ſon activité, ſon courage. On le ſuit dans les combats ; on ſe preſſe autour de ſa perſonne ; on veut vaincre ou mourir avec lui. Il triomphe, & ne s’endort pas ſur ſes lauriers. Il ne laiſſe pas au vaincu le tems de ſe reconnoître. Quelques diſgrâces qu’il éprouve en pourſuivant le cours de ſes proſpérités, ne ſervent qu’à développer la fermeté de ſon âme, les reſſources de ſon génie, l’élévation de ſon caractère. Il montre un front menaçant, même après le malheur, plus redoutable encore par ſa confiance que par ſon intrépidité. La terreur qu’il répand, ne permet plus à ſes ennemis de tenir la campagne. À ce moment de gloire, Viera reçoit ordre de s’arrêter.

Depuis la trêve, les Hollandois s’étoient emparés, en Afrique & en Aſie, de quelques places qu’ils avoient opiniâtrement refusé de reſtituer. La cour de Liſbonne, occupée de plus grands intérêts, n’avoit pu ſonger à ſe faire juſtice : mais ſon impuiſſance n’avoit pas diminué ſon reſſentiment. Dans cette diſpoſition, elle avoit été charmée de voir la république attaquée dans le Bréſil ; elle avoit même favorisé ſous-main ceux qui avoient commencé les hoſtilités. L’attention qu’elle eut toujours de faire répondre en Amérique, & de répondre elle-même en Europe, qu’elle déſavouoit les auteurs de ces troubles, & qu’elle les en puniroit un jour, fit croire long-tems à la compagnie que ces mouvemens n’auroient pas de ſuite. Son avarice, trop long-tems amusée par ces proteſtations fauſſes & frivoles, ſe réveilla enfin. Jean IV, averti qu’il ſe faiſoit en Hollande des armemens conſidérables, & craignant d’être engagé dans une guerre qu’il croyoit devoir éviter, voulut de bonne-foi mettre fin aux hoſtilités du Bréſil.

Viera, qui, pour achever ce qu’il avoit commencé, n’avoit que ſon argent, ſon crédit & ſon talent, ne délibéra pas ſeulement s’il obéiroit. « Si le roi, dit-il, étoit inſtruit de notre zèle, de ſes intérêts & de nos ſuccès ; bien loin de chercher à nous arracher les armes, il nous encourageroit à pourſuivre notre entrepriſe, il nous appuieroit de toute ſa puiſſance ». Enſuite, dans la crainte de voir ralentir l’ardeur de ſes compagnons, il ſe détermina à précipiter les événemens. Ils continuèrent à lui être ſi favorables, qu’avec le ſecours de Baretto, de Vidal, de quelques autres Portugais qui vouloient & qui ſavoient ſervir leur patrie, il conſomma la ruine des Hollandois. Le peu de ces républicains, qui avoient échappé au fer & à la famine, évacua le Bréſil par une capitulation du 28 janvier 1654.

Combien les eſprits ſont changés ! Tous ces événemens ne ſont & ne nous paroiſſent que les ſuites de quelques cauſes politiques, morales ou phyſiques ; & l’orateur Vieira n’eſt à nos yeux qu’un enthouſiaſte éloquent. Mais tranſportons-nous au tems des Hébreux, lorſqu’ils avoient des séminaires d’inſpirés ; des Grecs, lorſqu’on ſe rendoit de tous les côtés à Delphes ; des Romains, lorſqu’on n’oſoit tenter aucune grande entrepriſe, ſans avoir conſulté les entrailles des victimes & les poulets ſacrés ; de nos ancêtres, au tems des croiſades. Voyons, à la place de Vieira, un prophète, une pithoniſſe, un augure, un Bernard ; & la révolution du Bréſil prendra tout-à-coup une couleur ſurnaturelle. Ce ſera Dieu qui, touché de la ſainte hardieſſe d’un perſonnage extraordinaire, aura ſuſcité un vengeur à la nation opprimée.

La paix que les Provinces-Unies ſignèrent quelques mois après avec l’Angleterre, paroiſſoit devoir les mettre en état de recouvrer une importante poſſeſſion, que des vues fauſſes & des circonſtances malheureuſes leur avoient fait perdre. La république & la compagnie trompèrent l’attente des nations. Le traité, qui, en 1661, termina les diviſions des deux puiſſances, aſſura la propriété du Bréſil entier au Portugal, qui s’engagea, de ſon côté à payer aux Provinces-Unies huit millions en argent ou en marchandiſes. Ainſi ſortit des mains des Hollandois une conquête qui pouvoit devenir la plus riche des colonies Européennes du Nouveau-Monde, & donner à la république une conſiſtance qu’elle ne pouvoit obtenir de ſon propre territoire. Mais il auroit fallu, pour s’y maintenir, que l’état ſe fût chargé de ſon adminiſtration, de ſa défenſe ; & pour la faire proſpérer, qu’on l’eût fait jouir d’une liberté entière. Avec ces précautions, le Bréſil eut été conſervé, & auroit enrichi la nation au lieu de ruiner une compagnie. Malheureuſement on ignoroit encore que défricher des terres en Amérique, étoit l’unique moyen de les rendre utiles, & que ce ſuccès ne pouvoit être que l’ouvrage d’un commerce ouvert à tous les citoyens ſous la protection du gouvernement.

Les Portugais ne ſe virent pas plutôt délivrés, par une convention ſolide, d’un ennemi qui les avoit ſi ſouvent vaincus, ſi ſouvent humiliés, qu’ils s’occupèrent du ſoin de donner de la ſtabilité à leur poſſeſſion & d’y multiplier les richeſſes. Quelques-uns des arrangemens qu’on fit pour avancer, pour aſſurer la proſpérité publique, portaient malheureuſement l’empreinte de l’ignorance & du préjugé : mais ils étaient très-ſupérieurs à tout ce qui s’étoit pratiqué juſqu’à cette époque mémorable.

Tandis que la cour de Liſbonne régloit l’intérieur de ſa colonie, quelques-uns de ſes plus actifs ſujets cherchoient à l’étendre. Ils s’avancèrent au midi, vers la rivière de la Plata, & au Nord, juſqu’à celle des Amazones. Les Eſpagnols paroiſſoient en poſſeſſion de ces deux fleuves. On réſolut de les en chaſſer, ou d’en partager avec eux l’empire.