Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 8

VIII. Mœurs des habitans de Surate.

Elles étoient la plupart entre les mains des Banians. Ces négocians étoient renommés pour leur franchiſe. Quelques momens leur ſuffiſoient pour terminer les affaires les plus importantes. Elles ſe traitoient généralement dans les bazards. Celui qui vouloit vendre annonçoit, en peu de mots & à voix baſſe, la valeur de ſa marchandiſe. On lui répondoit en mettant une main dans la ſienne, ſous quelque voile. L’acheteur marquoit par le nombre des doigts qu’il plioit ou qu’il étendoit, ce qu’il prétendoit diminuer du prix démandé ; & le plus ſouvent le marché ſe trouvoit conclu, ſans qu’on eût proféré une parole. Pour le ratifier, les contractans ſe prenoient une ſeconde fois la main ; & un accord fait avec cette ſimplicité étoit toujours inviolable. Si, ce qui étoit infiniment rare, il ſurvenoit des difficultés, ces hommes ſages conſervoient, dans les diſcuſſions les plus compliquées, une égalité & une politeſſe dont nous ne nous formerions pas aisément l’idée.

Leurs enfans qui aſſiſſoient à tous les marchés, ſe formoient de bonne heure à ces mœurs paiſibles. À peine avoient-ils une lueur de raiſon, qu’ils étoient initiés dans tous les myſtères du commerce. Il étoit ordinaire d’en voir de dix ou douze ans en état de remplacer leur père. Quel contraſte, quelle diſtance de cette éducation, à celle que nos enfans reçoivent ; & cependant, quelle différence entre les lumières des Indiens, & les progrès de nos connoiſſances !

Les Banians qui avoient quelques eſclaves Abyſſins, ce qui étoit rare chez des hommes ſi doux, les traitoient avec une humanité qui doit nous paroître bien ſingulière, Ils les élevoient comme s’ils euſſent été de leur famille, les formoient aux affaires, leur avançoient des fonds, ne les laiſſoient pas ſeulement jouir des bénéfices ; ils leur permettoient même d’en diſpoſer en faveur de leurs deſcendans, lorſqu’ils en avoient.

La dépenſe des Banians ne répondoit pas à leur fortune. Réduits par principes de religion à ſe priver de viandes & de liqueurs ſpiritueuſes, ils ne vivoient que de fruits & de quelques ragoûts ſimples. On ne les voyoit s’écarter de cette économie que pour l’établiſſement de leurs enfans. Dans cette occaſion unique, tout étoit prodigué pour le feſtin, pour la muſique, la danſe, les feux d’artifice. Leur ambition étoit de pouvoir ſe vanter de la dépenſe que leur avoient coûté ces noces. Elle montoit quelquefois à cent mille écus.

Leurs femmes même, avoient du goût pour ces mœurs ſimples. Leur unique gloire, étoit de plaire à leurs époux. Peut-être la grande vénération qu’elles avoient pour le lien conjugal, venoit-elle de l’uſage où l’on étoit de les engager dès l’âge le plus tendre. Ce ſentiment étoit à leurs yeux le point le plus ſacré de leur religion. Jamais elles ne ſe permettoient le plus court entretien avec des étrangers. Moins de réſerve n’auroit pas ſuffi à des maris qui ne pouvoient revenir de leur étonnement, quand on leur parloit de la familiarité qui régnoit en Europe entre les deux ſexes. Ceux qui leur aſſuroient que des manières ſi libres n’avoient aucune influence ſur la conduite, ne les perſuadoient pas. Ils répondoient, en ſecouant la tête, par un de leurs proverbes, qui ſignifie que ſi l’on approche le beurre trop près du feu, il eſt bien difficile de l’empêcher de fondre.

Les Parfis, avec d’autres uſages, avoient un caractère encore plus reſpectable. C’étoient des hommes robuſtes, bien faits & infatigables. Ils étoient propres à tous les travaux ; mais ils excelloient ſur-tout dans la conſtruction des vaiſſeaux & dans l’agriculture. Telles étoient leur douceur & leur droiture, qu’on ne les cita jamais devant le magiſtrat pour aucun acte de violence ou quelque engagement de mauvaiſe foi. La sérénité de leur âme ſe peignoit ſur tous leurs traits, dans tous leurs regards ; & une gaieté douce animoit toujours leur converſation. La poéſie rimée les charmoit ; & rarement parloient-ils même dans les affaires les plus sérieuſes, autrement qu’en vers. Ils n’avoient point de temple : mais tous les matins & tous les ſoirs, ils s’aſſembloient ſur le grand chemin ou auprès d’une fontaine pour adorer le ſoleil levant, le ſoleil couchant. La vue même du plus petit feu interrompoit toutes leurs occupations, & élevoit leur âme tendre à la contemplation de cet aſtre bienfaiſant. Au lieu de brûler les cadavres de leurs morts, comme les Indiens, ils les dépoſoient dans des tours extrêmement élevées, où ils ſervoient de pâture aux oiſeaux de proie. Leur prédilection pour les ſectateurs de leur religion, ne les empêchoit pas d’être ſenlibles au malheur de tous les hommes : ils les ſecouroient avec généroſité, & leur pitié s’étendoit juſqu’aux animaux. Une de leurs plus grandes paſſions étoit d’acheter des eſclaves, de leur donner une éducation ſoignée, & de les rendre enſuite à la liberté. Leur nombre, leur union & leurs richeſſes, les rendirent quelquefois ſuſpects au gouvernement : mais ces préjugés ne tinrent jamais long-tems contre la conduite paiſible & meſurée de ce bon peuple. On ne pouvoit le blâmer que d’une ſaleté dégoûtante, ſous les apparences d’une propreté recherchée, & de l’uſage trop fréquent d’une boiſſon enivrante, qui lui étoit particulière. Tels étoient les Parſis, à leur arrivée aux Indes. Tels ils ſe conſervèrent au milieu des révolutions qui bouleversèrent ſi ſouvent l’aſyle qu’ils avoient choiſi ; & tels ils font encore.

Combien les Mogols s’éloignoient de ces mœurs pures & auſtères ! Ces Mahométans ne ſe virent pas plutôt en poſſeſſion de Surate, qu’ils s’y embarquèrent en foule pour aller viſiter la Mecque. Beaucoup de ces pèlerins s’arrêtoient au port avant le voyage ; un plus grand nombre à leur retour. Les commodités, qui étoient plus multipliées dans cette fameuſe cité que dans le reſte de l’empire, y fixèrent même pluſieurs des plus opulens. Leurs jours s’écouloient dans l’inaction ou dans les plaiſirs. Le ſoin d’arquer leurs ſourcils, d’arranger leur barbe, de peindre leurs ongles & l’intérieur de leurs mains, emportoit une partie de la matinée. Le reſte du tems étoit employé à monter à cheval, à fumer, à boire du café, à ſe parfumer, à ſe coucher ſur des lits de roſe, à entendre des hiſtoires fabuleuſes, & à cultiver le pavot, eſpèce d’exercice qui avoit pour eux de puiſſans attraits.

Les fêtes que ces hommes voluptueux ſe donnoient ſouvent, pour prévenir l’ennui d’une vie trop monotone, commençoient par une profuſion étonnante de rafraichiſſemens, de ſucreries, de parfums les plus exquis. Des tours de force ou d’adreſſe, exécutés ordinairement par des Bengalis, ſuivoient ces amuſemens tranquilles. Ils étoient remplacés par une muſique, que des oreilles délicates auroient peut-être réprouvée, mais qui étoit du goût de ces Orientaux. La nuit, qu’ouvroient des feux d’artifice d’une lumière plus tendre que les nôtres, étoit occupée par des danſeuſes, dont les bandes ſe ſuccédoient plus ou moins ſouvent, ſuivant le rang ou la richeſſe de ceux qui les appelloient. Lorſque la ſatiété des plaiſirs invitoit au repos, on faiſoit entrer une eſpèce de violon, qui par des ſons doux, uniformes & ſouvent répétés, provoquoit au ſommeil. Les plus corrompus alloient ſe jetter dans les bras d’un jeune eſclave Abyſſin, & employoient des moyens connus dans ces contrées, pour prolonger cette jouiſſance infâme.

Jamais les femmes n’étoient admiſes à ces divertiſſemens : mais elles appelloient auſſi des danſeuſes & ſe procuroient d’autres diſtractions. La préférence que leurs maris donnoient généralement à des courtiſannes, étouffoient dans leur cœur tout ſentiment d’affection pour eux, & par conséquent de jalouſie entre elles. Auſſi vivoient-elles dans une union allez étroite. C’étoit au point de ſe réjouir, lorſqu’on leur annonçoit une nouvelle compagne, parce que c’étoit une augmentation de ſociété. Cependant elles avoient une grande influence dans les affaires importances ; & un Mogol ſe décidoit preſque toujours par le conſeil de ſon harem. Celles de ſes épouſes qui n’avoient point d’enfans, ſortoient aſſez ſouvent pour viſiter les parens de leur ſexe. Les autres auroient pu jouir de la même liberté, ſi elles n’avoient préféré l’honneur de leurs fils, ſingulièrement attaché à l’opinion qu’on a de la ſageſſe de leurs mères. Elles les élevoient elles-mêmes avec beaucoup de ſoin & de tendreſſe, & ne s’en séparoient jamais, pas même lorſqu’ils quittaient la maiſon paternelle.

Si la magnificence & les commodités pouvoient remplacer l’amour, les harems auroient été les demeures les plus délicieuſes. Tout ce qui pouvoit procurer des ſenſations agréables, étoit prodigué dans ces retraites impénétrables pour des hommes. L’orgueil des Mogols avoit même réglé que les femmes qui y ſeraient admiſes en viſite, recevraient la première fois des préſens très-riches ; & toujours un accueil accompagné des voluptés propres à ces climats. Les Européennes, dont la familiarité avec l’autre ſexe choquoit les préjugés Aſiatiques, & que, pour cette raiſon, on croyoit d’une tribu très-inférieure, eurent rarement la liberté de pénétrer dans cette eſpèce de ſanctuaire. Une d’elles, fort connue en Angleterre par ſes talens, par ſes grâces & par ſon eſprit d’obſervation, fut diſtinguée des autres. Les préférences qu’on accordoit à madame Draper la mirent à portée de tout voir, de tout examiner. Elle ne trouva pas à ces malheureuſes créatures, qui vivoient empriſonnées, cet air dédaigneux ou embarraſſé, que le peu de développement de leurs facultés auroit pu leur donner. Leurs manières lui parurent franches & aiſées. Quelque choſe de naïf & de touchant diſtinguoit leur converſation.

Quoique les autres nations, établies à Surate, n’outrâſſent pas, comme les Mogols, tous les genres de volupté, elles ne laiſſoient pas d’avoir des jouiſſances dans une ville où les édifices publics manquoient généralement de goût & de ſymétrie. Les maiſons particulières n’avoient, à la vérité, aucune apparence : mais on voyoit dans toutes celles des hommes riches, des jardins remplis des plus belles fleurs ; des ſouterreins pratiqués contre les chaleurs étouffantes d’une partie de l’année ; des ſallons ou jailliſſoient, dans des baſſins de marbre, des fontaines, dont la fraîcheur & le murmure invitoient à un doux ſommeil.

Une des pratiques les plus univerſelles, étoit de ſe baigner ; & après le bain, de ſe faire maſſer ou pétrir, ſi l’on peut s’exprimer ainſi. Cette opération donnoit du reſſort aux différentes parties du corps, & une circulation facile à ſes fluides. On ſe croyoit preſque un nouvel être, après l’avoir éprouvée. L’eſpèce d’harmonie qu’elle rétabliſſoit dans toute la machine, étoit une ſorte d’ivreſſe, ſource féconde des ſenſations les plus délicieuſes. Cet uſage étoit, dit-on, paſſé de la Chine aux Indes ; & quelques épigrammes de Martial, quelques déclamations de Senèque paroiſſent indiquer qu’il n’étoit pas inconnu aux Romains, dans le tems où ils raffinoient ſur tous les plaiſirs, comme les tyrans qui mirent aux fers ces maîtres du monde, raffinèrent dans la ſuite ſur tous les ſupplices.