Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 30

XXX. Situation actuelle des François à la côte de Coromandel.

Au Nord de cette immenſe côte, la France occupe Yanaon, dans la province de Ragimendry. Ce comptoir ſans territoire, ſitué à neuf milles de l’embouchure de la rivière d’Ingerom, fut autrefois floriſſant. De fauſſes vues le firent négliger vers l’an 1748. Cependant on y pourroit acheter pour 4 à 500 000 livres de marchandiſes, parce que la fabrication des bonnes & belles toiles eſt conſidérable dans le voiſinage. Quelques expériences heureuſes, prouvent qu’on y peut trouver un débouché avantageux pour les draps d’Europe. Le commerce y ſeroit plus lucratif, ſi l’on n’étoit obligé d’en partager le bénéfice avec les Anglois, qui ont un petit établiſſement à deux milles ſeulement de celui des François.

Cette concurrence eſt bien plus funeſte encore à Mazulipatnam. La France réduite, dans cette ville qui reçut autrefois ſes loix, à la loge qu’elle y occupoit avant 1749, ne peut pas ſoutenir l’égalité contre la Grande-Bretagne, à laquelle il faut payer des droits d’entrée & de ſortie, & qui obtient d’ailleurs dans le commerce toute la faveur qu’entraîne la ſouveraineté. Auſſi toutes les ſpéculations des François ſe bornent-elles à l’achat de quelques mouchoirs fins, de quelques autres toiles, pour la valeur de 150 000 livres. Il faut ſe former une autre idée de Karical.

Cette ville ſituée dans le royaume de Tanjaour, ſur une des branches du Colram, qui peut recevoir des bâtimens de cent cinquante tonneaux, fut cédée en 1738 à la compagnie, par un roi détrôné qui cherchoit de l’appui par-tout. Ses affaires s’étant rétablies avant que ſes engagemens euſſent été remplis, il rétracta le don qu’il avoit fait. Un nabab attaqua la place avec ſon armée, & la remit en 1739 aux François, dont il étoit ami. Dans ces circonſtances, le prince ingrat & perfide fut étranglé par les intrigues de ſes oncles ; & ſon ſucceſſeur, qui avoit hérité de ſes ennemis comme de ſon trône, voulut ſe concilier une nation puiſſante, en la confirmant dans ſa poſſeſſion. Les Anglois s’étant rendus maîtres de la place en 1760, en firent ſauter les fortifications. Elle fut depuis reſtituée aux François, qui y rentrèrent en 1765.

Dans l’état actuel, Karical eſt un lieu ouvert, qui peut avoir quinze mille habitans, la plupart occupés à fabriquer des mouchoirs communs, & des toiles propres à l’uſage des naturels du pays. Son territoire, conſidérablement augmenté par les conceſſions qu’avoit faites en 1749 le roi de Tanjaour, eſt redevenu ce qu’il étoit dans les premiers tems, de deux lieues de long ſur une dans ſa plus grande largeur. De quinze aldées qui le couvrent, la ſeule digne d’attention, ſe nomme Tiranoulé-Rayenpatnam : elle n’a pas moins de vingt-cinq mille âmes. On y fabrique, on y peint des perles médiocrement fines, mais convenables pour Batavia & les Philippines. Les Choulias, Mahométans, ont de petits bâtimens, avec leſquels ils font le commerce de Ceylan, & le cabotage.

La France peut tirer tous les ans de cette poſſeſſion, deux cens balles de toiles ou de mouchoirs propres pour l’Europe, & beaucoup de riz pour l’approviſionnement de ſes autres colonies.

Toutes les marchandiſes achetées à Karical, à Yanaon, à Mazulipatnam, ſont portées à Pondichery, chef-lieu de tous les établiſſemens François dans l’Inde.

Cette ville, dont les commencemens furent ſi foibles, acquit avec le tems, de la grandeur, de la puiſſance, & un nom fameux. Ses rues, la plupart fort larges, & toutes tirées au cordeau, étoient bordées de deux rangs d’arbres, qui donnoient de la fraîcheur, même au milieu du jour. Une moſquée, deux pagodes, deux égliſes, & le gouvernement, regardé comme le plus magnifique édifice de l’Orient, étoient des monumens publics dignes d’attention. On avoit conſtruit en 1704 une petite citadelle, qui étoit devenue inutile, depuis qu’il avoit été permis de haut des maiſons tout autour. Pour remplacer ce moyen de défenſe, trois côtés de la place avoient été fortifiés par un rempart, un foſſé, des baſtions, & un glacis imparfait dans quelques endroits. La rade étoit défendue par des batteries, judicieuſement placées.

La ville, dans une circonférence d’une grande lieue, contenoit ſoixante-dix mille habitans. Quatre mille étoient Européens, Metis ou Topaſſes. Il y avoit au plus dix mille Mahométans. Le reſte étoit des Indiens, dont quinze mille étoient chrétiens, & les autres, de dix-ſept ou dix-huit caſtes différentes. Trois aldées dépendantes de la place, pouvoient avoir dix mille âmes.

Tel étoit l’état de la colonie, lorſque les Anglois s’en rendirent les maîtres dans les premiers jours de 1761, la détruiſirent de fond en comble, & en chaſſèrent tous les habitans. D’autres examineront peut-être, ſi le droit barbare de la guerre pouvoit juſtifier toutes ces horreurs. Nous détournerons les yeux de tant de cruautés commiſes par un peuple libre, magnanime, éclairé, pour ne parler que de la réſolution que la France a priſe de rétablir Pondichery, & d’en faire de nouveau le centre de ſon commerce. Tout juſtifie la ſageſſe de ce choix.

La ville privée de port, comme toutes celles qui ont été bâties ſur la côte de Coromandel, a ſur les autres l’avantage d’une rade beaucoup plus commode. Les vaiſſeaux peuvent mouiller près du rivage, ſous la protection du canon des fortifications. Son territoire qui a trois lieues de long ſur une de large, n’eſt qu’un ſable ſtérile ſur le bord de la mer : mais dans ſa plus grande partie, il eſt propre à la culture du riz, des légumes, & d’une racine nommée chayaver, qui ſert aux couleurs. Deux foibles rivières qui traverſent le pays, inutiles à la navigation, ont des eaux excellentes pour les teintures, pour le bleu ſingulièrement. À trois milles de la place, s’élève, cent toiſes au-deſſus de la mer, un côteau, qui ſert de guide aux navigateurs à ſept ou huit lieues de diſtance, avantage ineſtimable ſur une côte généralement trop baſſe. À l’extrémité de cette hauteur, eſt un vaſte étang creuſé depuis pluſieurs ſiècles, & qui après avoir rafraîchi & fertilisé un grand territoire, vient arroſer les environs de Pondichery. Enfin, la colonie eſt favorablement ſituée, pour recevoir les vivres & les marchandiſes du Carnate, du Mayſſor, & du Tanjaour.

Tels font les puiſſans motifs qui déterminèrent la France à la réédification de Pondichery. Auſſi-tôt que ſes agens parurent le 11 d’avril 1765, on vit accourir les infortunés Indiens, que la guerre, la dévaſtation & la politique, avoient diſperfés. Au commencement de 1770, il s’en trouvoit vingt-ſept mille qui avoient relevé les ruines de leurs anciennes habitations. Le préjugé où ils ſont élevés, qu’on ne peut être heureux qu’en mourant dans le lieu où l’on a reçu le jour : ce préjugé ſi doux à conſerver, ſi utile à nourrir, ne permettoit pas de douter qu’ils ne revinſſent tous, auſſi-tôt que la ville ſeroit fermée.

Le projet en fut conçu quelques années après la repriſe de poſſeſſion. On n’avoit alors d’autre idée ſur la conſtruction dans un terrein ſablonneux, & où les fondations doivent être néceſſairement dans l’eau, que l’établiſſement ſur puits, ouvrage très-diſpendieux &, pour ainſi dire, interminable.

M. Bourcet préféra un établiſſement ſur bermes, avec un revêtement ſans épaiſſeur, taillant de deux cinquièmes & appuyant ſur un rempart de terres mouillées, battues & comprimées. Ces bermes avoient été miſes en uſage dans la conſtruction de l’ancienne enceinte de la place : mais les murs qui les ſoutenoient, étoient fondés aſſez bas pour empêcher les affaiſſemens qu’auroit produits l’écoulement des ſables qui auroient pu s’échapper de deſſous les fondations, avantage dont la nouvelle méthode étoit bien éloignée. C’eſt dans ce mauvais ſyſtême que furent élevées mille toiſes de revêtement.

On ne fut pas plutôt inſtruit en Europe du vice de ces travaux, que le miniſtère fit partir M. Deſclaiſons, diſtingué dans le corps du génie par ſa probité & par ſes talens. Cet habile homme n’adopta ni l’établiſſement ſur puits, ni l’établiſſement ſur bermes avec des revêtemens inclinés aux deux cinquièmes de talus ſur la hauteur. Il commença à travailler en février 1770, & fit en ſept mois un développement de ſix cens trente-ſix toiſes, avec dix pieds réduits de nette maçonnerie au-deſſus de la fondation portée au point le plus bas où l’on eût pu épuiſer les eaux. Sa maçonnerie étoit ſolide & ſon revêtement conſtruit ſuivant la pratique des plus grands maîtres.

L’intrigue, qui bouleverſoit tout alors à la cour de Verſailles, fit rappeller M. Deſclaiſons, qui fut remplacé par le même ingénieur dont le travail avoit été ſi juſtement blâmé. Celui-ci reprit ſa méthode, quoique ce qu’il avoit fait fût déjà tout lézardé ; & il exécuta un nouveau développement de huit cens toiſes, qui eſſuya le même dépériſſement.

La raiſon, qui ſe fait quelquefois entendre, fit encore recourir à M. Deſclaiſons en 1775. On déſira qu’il ſe chargeât d’achever l’enveloppe de Pondichery, mais en conſervant les fortifications qui étoient ſur pied. Cet arrangement s’éloignoit trop des bons principes pour qu’il s’y prêtât. Le ſacrifice de tout ce qui avoit été entrepris contre les règles de l’art, lui parut indiſpenſable. Il démontra que le travail ſur bermes étoit inſoutenable, & pour la défenſe & pour la durée ; que les revêtemens inclinés ne pouvoient manquer de ſe briſer ou horizontalement, ou verticalement ; qu’un mur au-devant des bermes devoit les faire périr, & pouvoit entraîner l’affaiſſement & la ruine des revêtemens eux-mêmes. Son opinion étoit qu’il convenoit de fermer Pondichery ſuivant les méthodes uſitées en Europe, & qu’une enceinte à baſtionnement ſimple, avec quelques dehors, étoit ſuffiſante. Cette dépenſe devoit s’élever à 5 000 000 liv. Sans contredire ces raiſonnemens, on ne s’y rendit pas ; & la place reſta ſans défenſe ou dans un état de foibleſſe & de ruine qui augmente tous les jours.

Dans la ſituation actuelle, les comptoirs François dans l’Inde ne rendent pas au-delà de 200 000 liv. & coûtent plus de 2 000 000 livres chaque année. C’eſt beaucoup, & c’eſt moins encore qu’il ne faut ſacrifier à la conſervation des iſles de France & de Bourbon, qui ne ſont pas arrivées au degré de proſpérité qu’on s’en étoit promis.