Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 37

XXXVII. L’Angleterre peut-elle ſe flatter de voir continuer la proſpérité du Bengale ?

Suppoſons cependant qu’aucun des malheurs que nous oſons prévoir, n’arrivera ; eſt-il vraiſemblable que les revenus du Bengale qui, en 1773, s’élevoient à 71 004 465 liv. mais dont le brigandage ou les dépenſes néceſſaires en abſorboient 61 379 437 livres 10 ſols, puiſſent reſter toujours les mêmes ? Il doit être permis d’en douter. La compagnie Angloiſe ne porte plus d’argent dans le pays ; elle en tire même pour ſes comptoirs. Ses agens font des fortunes incroyables, & les négocians particuliers d’aſſez grandes fortunes, dont ils vont jouir dans la métropole. Les autres nations Européennes trouvent dans les tréſors de la puiſſance dominante, des facilités qui les diſpenſent d’introduire de nouveaux métaux. Toutes ces combinaiſons ne doivent-elles pas former dans le numéraire de ces contrées, un vuide, qui, tôt ou tard, ſe fera ſentir dans le recouvrement des deniers publics ?

Cette époque s’éloigneroit ſans doute, ſi les Anglois, reſpectant les droits de l’humanité, écartoient enfin de ces contrées l’oppreſſion ſous laquelle elles gémiſſent depuis tant de ſiècles. Alors Calcutta, loin d’être un objet de terreur pour les peuples, deviendroit un tribunal toujours ouvert aux plaintes des malheureux que la tyrannie oſeroit pourſuivre. La propriété ſeroit ſi reſpectée, que l’or enſeveli depuis tant d’années, ſortiroit des entrailles de la terre, pour remplir ſa deſtination. On encourageroit tellement l’agriculture & les manufactures, que les objets d’exportation deviendroient tous les jours plus conſidérables ; & que la compagnie, en ſuivant de pareilles maximes, au lieu d’être réduite à diminuer les tributs qu’elle a trouvés établis, pourroit peut-être concilier leur augmentation avec l’aiſance univerſelle. Et qu’on ne diſe pas que ce plan eſt une chimère. La compagnie Angloiſe, elle-même, en a prouvé la poſſibilité.

La plupart des nations Européennes, qui ont acquis quelque territoire dans l’Inde, choiſiſſent pour leurs fermiers des naturels du pays, dont elles exigent des avances ſi conſidérables, que pour les payer, ils ſont obligés d’emprunter à un intérêt exorbitant. L’état violent où ces fermiers avides ſe ſont mis volontairement, les réduit à la néceſſité d’exiger des habitans, auxquels ils ſous-louent quelques portions de terre, un prix, ſi conſidérable, que ces malheureux abandonnent leurs aldées, & les abandonnent pour toujours. Le traitant, ruiné par cette fuite qui le rend inſolvable, eſt renvoyé pour faire place à un ſucceſſeur, qui a communément la même deſtinée ; de ſorte qu’il arrive le plus ſouvent qu’il n’y a de payé que les premières avances, ou fort peu de choſe au-delà.

On avoit ſuivi une marche différente dans les poſſeſſions Angloiſes, à la côte de Coromandel. On avoit remarqué que les aldées étoient formées par pluſieurs familles, qui, la plupart tenoient les unes aux autres ; & cette obſervation avoit fait bannir l’uſage des fermiers. Chaque champ étoit taxé à une redevance annuelle ; & le chef de la famille étoit caution pour ſes parens, pour ſes alliés. Cette méthode lioit les colons les uns aux autres, & leur donnoit la volonté, les moyens de ſe ſoutenir réciproquement. Telle étoit la cauſe qui avoit élevé les établiſſemens de cette nation au degré de proſpérité dont ils étoient ſuſceptibles ; tandis que ceux de ſes rivaux languiſſoient, ſans culture, ſans manufactures, & par conséquent ſans population.

Pourquoi faut-il qu’une adminiſtration qui fait tant d’honneur à la raiſon & à l’humanité, ne ſe ſoit point étendue au-delà du petit territoire de Madras ? Seroit-il donc vrai que la modération eſt une vertu uniquement attachée à la médiocrité ? La compagnie Angloiſe avoit eu juſqu’à ces derniers tems une conduite ſupérieure à celle des autres compagnies. Ses agens, ſes facteurs étoient bien choiſis. Les principaux étoient des jeunes gens de famille, qui ne craignoient point d’aller ſervir leur patrie, au-delà des mers, de ces mots immenſes que la nation regarde comme une partie de ſon empire. La compagnie avoit vu le plus ſouvent le commerce en grand, & l’avoit preſque toujours fait comme une ſociété de vrais politiques, autant que comme une ſociété de négocians. Enfin, ſes colons, ſes marchands, ſes militaires avoient conſervé plus de mœurs, plus de diſcipline, plus de vigueur que ceux des autres nations.