Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 23

XXIII. État de la côte de Coromandel à l’arrivée des Européens.

Les géographes & les hiſtoriens diſtinguent toujours ces deux contrées limitrophes, occupées par des peuples dont les habitudes & les monnoies ne ſe reſſemblent point. Ils diffèrent auſſi par le langage. Ceux d’Orixa ont un idiome particulier, tandis que leurs voiſins parient généralement le Malabare. Cependant, comme le commerce qui ſe fait dans ces régions, eſt à-peu-près le même, & qu’il s’y fait de la même manière, nous les déſignerons ſous l’unique nom de Coromandel. Les deux côtes ont d’autres traits de reſſemblance. Sur l’une & ſur l’autre, les chaleurs ſont très-vives : mais, depuis le commencement de juin juſqu’au milieu d’octobre, les vents de mer qui s’élèvent à dix heures du matin & qui ſoufflent juſque vers dix heures du ſoir, rendent le climat ſupportable. Il eſt encore plus rafraîchi dans les mois de juillet, & ſur-tout de novembre, par des pluies qu’on peut dire continuelles. Cette immenſe plage eſt couverte, dans l’eſpace d’environ un mille, d’un ſable tout-à-fait ſtérile, où viennent ſe briſer avec violence les vagues de l’Océan Indien. Il n’y abordoit autrefois que des canots formés de planches légères jointes, &, pour ainſi dire, couſues avec du kaire. Les premiers Européens qui abordèrent à ces rivages, voulurent employer des bâtimens plus grands & plus ſolides. Des malheurs répétés les guérirent de leur préſomption. Ils comprirent, avec le tems, que rien n’étoit plus raiſonnable que de ſe conformer à une pratique, qui ne leur avoit d’abord paru digne que d’un peuple ſans lumières & ſans expérience.

Pluſieurs raiſons firent d’abord négliger cette région, par les premiers Européens qui paſſèrent aux Indes. Elle étoit séparée, par des montagnes inacceſſibles, du Malabar, où ces hardis navigateurs travailloient à s’établir. On n’y trouvoit pas les aromates & les épiceries qui fixoient principalement leur attention. Enfin les troubles civils en avoient banni la tranquillité, la sûreté & l’induſtrie.

À cette époque, l’empire de Biſnagar, qui donnoit des loix à ce grand pays, s’écrouloit de toutes parts. Les premiers monarques de ce bel état, avoient dû leur pouvoir à leurs talens. On les voyoit à la tête de leurs armées pendant la guerre. Durant la paix, ils dirigeoient leurs conſeils ; ils viſitoient leurs provinces ; ils adminiſtroient la juſtice. La proſpérité les corrompit. Ils contractèrent peu-à-peu l’habitude de ſe montrer rarement aux peuples, d’abandonner le ſoin des affaires à leurs généraux & à leurs miniſtres. Cette conduite, qui a par-tout amené la ruine des empires, préparoit la leur. Les gouverneurs de Viſapour, de Carnate, de Golconde, d’Orixa, ſe rendirent indépendans ſous le nom de rois. Ceux de Maduré, de Tangaor, de Maiſſur, de Gingi, & quelques autres, uſurpèrent auſſi l’autorité ſouveraine, mais ſans quitter leur ancien titre de Naick. Cette grande révolution étoit encore récente, lorſque les Européens ſe montrèrent ſur la côte de Coromandel.

Le commerce avec l’étranger y étoit alors peu de choſe. Il ſe réduiſoit aux diamans de Golconde, qui étoient portés à Calicut, à Surate, & de-là à Ormuz ou à Suez, d’où ils ſe répandoient en Europe ou en Aſie. Mazulipatnam, la ville la plus riche, la plus peuplée de ces contrées, étoit le ſeul marché qu’on connût pour les toiles. Dans une grande foire qui s’y tenoit tous les ans, elles étoient achetées par des bâtimens Arabes & Malais qui fréquentoient ſa rade, & par des caravanes qui y venoient de loin. Ces toiles avoient la même deſtination que les diamans.