Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 18

XVIII. Hiſtoire des pirates Angria.

Au Nord de Goa, les Marattes, maîtres de quelques poſtes ſur les rivages de la mer, infeſtoient cet océan de leurs brigandages. Cette piraterie offenſa vivement le Mogol qui venoit d’aſſervir les parties ſeptentrionales de la côte. Pour protéger la navigation de ſes ſujets, il créa une flotte, principalement deſtinée à réprimer cet eſprit de rapine. À cette époque les deux puiſſances ſe heurtérent. Dans ces combats journaliers & ſanglans, le Maratte Conagy Angria montra des talens ſi diſtingués, qu’on lui déféra la direction des forces maritimes de ſa nation, & bien-tôt après le gouvernement de l’importante fortereſſe de Swerndroog, bâtie ſur une petite iſle, à peu de diſtance du continent.

Cet homme extraordinaire n’avoit vaincu que pour lui. Il fit adopter ſon plan d’indépendance par les compagnons de ſes victoires, & avec leur ſecours s’empara des navires qu’il avoit ſi long-tems & ſi heureuſement commandés. Les efforts qu’on fit pour le faire rentrer dans la ſoumiſſion furent impuiſſans. L’attrait du pillage & la réputation de ſa généroſité attirèrent même un ſi grand nombre d’intrépides aventuriers autour de lui, qu’il lui fut facile de devenir conquérant. Son empire s’étendit ſur la côte, depuis Tamana juſqu’à Rajapour ou quarante lieues ; & dans les terres, vingt ou trente milles, ſelon la diſpoſition des lieux & la facilité de la défenſe. Cependant, il dut ſes plus grands ſuccès & toute ſa renommée à des opérations navales, qui furent continuées avec la même activité, la même bravoure & la même intelligence par les héritiers de ſon nom & de ſes états.

Ces corſaires n’attaquoient d’abord que les navires Indiens, Maures ou Arabes qui n’avoient pas acheté d’eux un paſſe-port. Avec le tems, ils inſultèrent le pavillon des Européens qui ſe virent réduits à ne plus naviguer que ſous convoi. Cette précaution étoit très-diſpendieuſe, & ſe trouva inſuffiſante. Les vaiſſeaux d’eſcorte furent ſouvent aſſaillis eux-mêmes, & pluſieurs fois enlevés à l’abordage.

Ces déprédations avoient duré cinquante ans, lorſqu’en 1722 les Anglois joignirent leurs forces à celles des Portugais, contre ces pirates. On réſolut, de concert, de détruire leur repaire. L’expédition fut honteuſe & malheureuſe. Celle qui, deux ans après, fut entrepriſe par les Hollandois avec ſept vaiſſeaux de guerre & deux galiotes à bombe, ne réuſſit pas mieux. Enfin le Maratte, à qui les Angrias refuſoient un tribut qu’ils lui avoient long-tems payé, convint d’attaquer l’ennemi commun par terre, tandis que les Anglois l’attaqueroient par mer. Cette combinaiſon eut un ſuccès complet. La plupart des ports & des fortereſſes furent enlevés dans la campagne de 1755. Geriath, capitale de l’état, ſuccomba l’année ſuivante ; & dans ſon tombeau fut enſeveli un empire, dont la proſpérité n’avoit jamais eu pour baſe que les calamités publiques. Malheureuſement de ſes débris s’augmenta la puiſſance des Marattes, qui n’étoit déjà que trop redoutable.