Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 13

XIII. Révolution qu’a éprouvé le commerce dans le golfe Perſique.

Cette nation avoit à peine été admiſe dans l’empire des Sophis, que, comme on l’a dit, elle y vit accourir les Hollandois. Le commerce de ces républicains s’établit d’abord ſur un pied très-déſavantageux : mais bientôt délivrés, par les guerres civiles d’Angleterre, d’un rival qui jouiſſoit de trop de faveurs, pour être balancé par la plus grande économie, ils ſe virent ſans concurrens, & par conséquent les maîtres de donner à ce qu’ils vendoient, à ce qu’ils achetoient, la valeur qui leur convenoit. C’eſt ſur ce ſyſtême deſtructeur, qu’étoient fondés les rapports des Perſans avec les Hollandois ; lorſque le retour des Anglois, que les François ne tardèrent pas à ſuivre, fit prendre aux affaires une face nouvelle & plus raiſonnable.

Dans le tems que les trois nations faiſoient les plus grands efforts pour acquérir la ſupériorité, & que ces efforts tournoient à l’avantage de l’empire ; on leur fit éprouver mille vexations, plus injuſtes, plus odieuſes, les unes que les autres. Le trône fut continuellement occupé par des tyrans ou des imbécilles, dont les cruautés & les injuſtices affoibliſſoient les liaiſons de leurs ſujets avec les autres peuples. L’un de ces deſpotes étoit ſi féroce, qu’un grand de la cour diſoit, que toutes fois fois qu’il ſortoit de la chambre du roi, il tâtoit ſa tête, avec ſes deux mains, pour voir ſi elle étoit encore ſur ſes épaules. Lorſqu’on annonçoit à ſon ſucceſſeur que les Turcs envahiſſoient les plus belles provinces de l’empire, il répondoit froidement qu’il s’embarraſſoit peu de leurs progrès, pourvu qu’ils lui laiſſent la ville d’Iſpahan. Il eut un fils ſi baſſement livré aux plus petites pratiques de ſa religion, qu’on l’appelloit, par dériſion, le moine ou le prêtre Huſſein : caractère moins odieux peut-être pour un prince, mais bien plus dangereux pour ſes peuples, que celui d’impie ou d’ennemi des dieux. Sous ces vils ſouverains, les affaires devenoient tous les jours plus languiſſantes. Les Aghuans les réduiſirent à rien.

Ces Aghuans ſont un peuple du Kandahar, pays montueux, ſitué au Nord de l’Inde. Tantôt ils furent ſoumis aux Mogols, tantôt aux Perſans, & le plus ſouvent indépendant. Ceux qui n’habitent pas la capitale, vivent ſous des tentes, à la manière des Tartares. Ils ſont petits & mal-faits ; mais nerveux, robuſtes, adroits à tirer de l’arc, à manier un cheval, endurcis aux fatigues. Leur manière de combattre eſt remarquable. Des ſoldats d’élite, partagés en deux troupes, fondent ſur l’ennemi, n’obſervant aucun ordre, & ne cherchant qu’à faire jour à l’armée qui les ſuit. Dès que le combat eſt engagé, ils ſe retirent ſur les flancs & à l’arrière-garde, où leur fonction eſt d’empêcher que perſonne ne recule. Si quelqu’un veut fuir, ils tombent ſur lui le ſabre à la main, & le forcent de reprendre ſon rang.

Vers le commencement du ſiècle, on vit ces hommes féroces ſortir de leurs montagnes, ſe jetter ſur la Perſe, y porter partout la déſolation, & finir par lui donner des fers, après vingt ans de carnage. Le fanatiſme perpétue & peut-être même expie les horreurs dont ils ſe ſont ſouillés dans le cours de leurs conquêtes. Car telle eſt la nature des opinions religieuſes, qu’elles ſanctifient le crime qu’elles inſpirent, & que ce crime efface les autres forfaits qu’on a commis. Le fanatique dit à Dieu : il eſt vrai, Seigneur, que j’ai empoiſonné, que j’ai aſſaſſiné, que j’ai volé ; mais tu me pardonneras, car j’ai exterminé de ma propre main cinquante de tes ennemis. Dévorés de zèle pour les ſuperſtitions des Turcs, & d’une haine implacable pour la ſecte d’Ali, les Aghuans maſſacrent de ſang-froid des milliers de Perſans. Dans le même tems, les provinces où ils n’avoient pas pénétré, ſont ravagées par les Ruſſes, par les Turcs & par les Tartares. Thamas-Koulikan réuſſit à chaſſer de ſa patrie tous ces brigands, mais en ſe montrant plus barbare qu’eux. Sa mort violente devient une nouvelle ſource de calamités. L’anarchie ajoute aux cruautés de la tyrannie. Un des plus beaux empires du monde n’eſt plus qu’un vaſte cimetière, monument à jamais honteux de l’inſtinct deſtructeur des hommes ſans police, mais ſuite inévitable des vices du gouvernement deſpotique.

Dans cette confuſion de toutes choſes, Bender-Abaſſi & les autres mauvais ports de Perſe furent négligés. Le peu qui s’y faiſoit de commerce ſe porta preſque tout entier à Baſſora.

C’eſt une grande ville, bâtie par les Arabes, dans le tems de leur plus grande proſpérité, quinze lieues au-deſſous de la jonction du Tigre & de l’Euphrate, & à la même diſtance du golfe Perſique où ces fleuves vont ſe jetter. Cinquante mille âmes forment ſa population. Ce ſont des Arabes, auxquels ſe ſont joints quinze cens Arméniens, & un petit nombre de familles de différentes nations, que l’eſpoir du gain y a attirées. Son territoire abonde en riz, en fruits, en légumes, en coton, & ſur-tout en dattes.

Le port de Baſſora, devint, comme ſes fondateurs l’avoient prévu, un entrepôt célèbre. Les marchandiſes de l’Europe y arrivoient par l’Euphrate ; & celles des Indes, par la mer. La tyrannie des Portugais interrompit cette communication. Elle ſe ſeroit rouverte, dans le tems de leur décadence, ſi ce malheureux pays n’avoit été perpétuellement le théâtre des diviſions des Arabes, des Perſans & des Turcs. Ces derniers, devenus poſſeſſeurs paiſibles de Baſſora, ont profité des malheurs de leurs voiſins, pour y rappeler les affaires. La rade a recouvré ſon éclat & ſon importance.

Ce changement ne s’eſt pas opéré ſans difficulté. Les gens du pays ne vouloient d’abord recevoir les navigateurs que dans la rivière. Ils prévoyoient que ſi ces étrangers avoient la liberté de ſe fixer dans la ville, on ne pourroit leur faire la loi, & qu’ils garderoient dans leurs magaſins ce qu’ils n’auroient pas vendu pendant une mouſſon, pour s’en défaire plus utilement dans un autre tems. À cette raiſon d’une avidité mal-entendue, ſe joignoient des idées de ſuperſtition. On prétendit qu’il étoit contraire au reſpect dû à la religion, que des infidèles habitaient dans une cité conſacrée par le ſang de tant de martyrs, par les cendres de tant de ſaints perſonnages mahométans. Ce préjugé paroiſſoit faire impreſſion ſur le gouvernement. On fit taire ſes ſcrupules. Les nations Européennes donnèrent de l’argent, & il leur fut permis de former des comptoirs, de les décorer même de leur pavillon.