Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 3

III. Premiers voyages des Hollandois aux Indes.

Il ſemble que le meilleur moyen étoit d’équiper des vaiſſeaux, & de les envoyer aux Indes : mais on n’avoit ni pilotes qui connuſſent les mers d’Aſie, ni facteurs qui en entendiſſent le commerce. On craignit les dangers d’une longue navigation, ſur des côtes dont l’ennemi étoit le maître ; on craignit de voir les vaiſſeaux interceptés, dans une route de ſix mille lieues. Il parut plus raiſonnable de travailler à découvrir un paſſage à la Chine & au Japon, par les mers du Nord. La route devoit être plus courte & plus sûre. Les Anglois avoient fait cette tentative ſans ſuccès ; les Hollandois la renouvelèrent, & ne furent pas plus heureux.

Pendant qu’ils étoient occupés de cette recherche, Corneille Houtman, marchand de leur nation, homme de tête & d’un génie hardi, arrêté pour ſes dettes à Liſbonne, fit dire aux négocians d’Amſterdam, que s’ils vouloient le tirer de priſon, il leur communiqueroit un grand nombre de découvertes qu’il avoit faites, & qui pouvoient leur être utiles. Il s’étoit, en effet, inſtruit dans le plus grand détail, & de la route qui menoit aux Indes, & de la manière dont s’y faiſoit le commerce. On accepta ſes propoſitions ; on paya ſes dettes. Les lumières étoient telles qu’il les avoit promiſes. Ses libérateurs, qu’il éclaira, formèrent une aſſociation, ſous le nom de compagnie des pays lointains, & lui confièrent, en 1595, quatre vaiſſeaux, pour les conduire aux Indes par le cap de Bonne-Eſpérance.

Le principal objet de ce voyage, étoit d’étudier les côtes, les nations, les productions, les différens commerces de chaque lieu, en évitant, autant qu’il ſeroit poſſible, les établiſſemens des Portugais, Houtman reconnut les côtes d’Afrique & du Bréſil, s’arrêta à Madagaſcar, relâcha aux Maldives, & ſe rendit aux iſles de la Sonde. Il y vit les campagnes couvertes de poivre, & en acheta, de même que d’autres épiceries plus précieuſes. Sa ſageſſe lui procura l’alliance du principal ſouverain de Java : mais les Portugais, quoique haïs, & ſans établiſſement dans l’iſle, lui ſuſcitèrent des ennemis. Il ſortit victorieux de quelques petits combats, qu’il fut contraint de livrer, & repartit avec ſa petite flotte pour la Hollande, où il apporta peu de richeſſes & beaucoup d’eſpérances. Il ramenoit avec lui des Nègres, des Chinois, des Malabares, un jeune homme de Malaca, un Japonois, & enfin Abdul, pilote de Guzurate, plein de talens, & qui connoiſſoit parfaitement les différentes côtes de l’Inde.

D’après la relation d’Houtman, & les lumières qu’on devoit à ſon voyage, les négocians d’Amſterdam conçurent le projet d’un établiſſement à Java, qui leur donneroit le commerce du poivre ; qui les approcheroit des iſles où croiſſent des épiceries plus précieuſes ; qui pourroit leur faciliter l’entrée de la Chine & du Japon ; & qui, de plus, ſeroit éloigné du centre de la puiſſance Européenne qu’ils avoient à craindre dans l’Inde. Van-Neck, chargé en 1598, avec huit vaiſſeaux, d’une opération ſi importante, arriva dans l’iſle de Java, où il trouva les habitans indiſposés contre ſa nation. On combattit ; on négocia. Le pilote Abdul, les Chinois, & plus encore la haine qu’on avoit contre les Portugais, ſervirent les Hollandois. On leur laiſſa faire le commerce ; & bientôt ils expédièrent quatre vaiſſeaux avec beaucoup d’épiceries & quelques toiles. L’amiral, avec le reſte de ſa flotte, fît voile pour les Moluques, où il apprit que les naturels du pays avoient chaſſé les Portugais de quelques endroits, & qu’ils n’attendoient qu’une occaſion favorable pour les chaſſer des autres. Il établit des comptoirs dans pluſieurs de ces iſles ; il fit des traités avec quelques ſouverains, & il revint en Europe chargé de richeſſes.

La joie que ſon retour cauſa fut extrême. Le ſuccès de ſon voyage excita une nouvelle émulation. Il ſe forma des ſociétés dans la plupart des villes maritimes & commerçantes des Provinces-Unies. Bientôt ces aſſociations, trop multipliées, ſe nuiſirent les unes aux antres, par le prix exceſſif où la fureur d’acheter fit monter les marchandiſes dans l’Inde, & par l’aviliſſement où la néceſſité de vendre les fit tomber en Europe. Elles étoient toutes ſur le point de périr par leur propre concurrence, & par l’impuiſſance où ſe trouvoit chacune d’elles séparément, de réſiſter à un ennemi redoutable, qui ſe faiſoit un point capital de les détruire. Dans cette conjoncture, le gouvernement, quelquefois plus éclairé que des particuliers, vint à leur ſecours.