Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 20

XX. Manière dont ſont conduites les affaires de la compagnie aux Indes & en Europe.

Le conſeil qui domine ſur tous les établiſſemens formés par la compagnie, réſide à Batavia. Il eſt composé du gouverneur des Indes Hollandoiſes, d’un directeur général, de cinq conſeillers & d’un petit nombre d’aſſeſſeurs qui n’ont point de voix, mais qui remplacent les conſeillers morts, juſqu’à ce qu’on leur ait donné des ſucceſſeurs.

C’eſt la direction d’Europe qui nomme à ces places. Quiconque a de l’argent ; quiconque eſt parent ou protégé du général y peut arriver. Lorſque ce chef n’eſt plus, le directeur & les conſeillers lui donnent proviſoirement un ſucceſſeur, qui ne manque guère d’être confirmé. S’il ne l’étoit pas, il n’entreroit plus au conſeil : mais il jouiroit des honneurs attachés au poſte qu’il auroit occupé paſſagérement.

Le général rapporte au conſeil les affaires de l’iſle de Java ; & chaque conſeiller, celles de la province des Indes qui lui eſt confiée. Le directeur a l’inſpection de la caiſſe & des magaſins de Batavia qui verſent dans tous les autres établiſſemens. Tous les achats, toutes les ventes ſont de ſon reſſort. Sa ſignature eſt indiſpenſable dans toutes les opérations de commerce.

Quoique tout doive ſe décider, dans le conſeil, à la pluralité des voix, rarement les volontés du général y ſont-elles contrariées. Il doit cet empire à la déférence qu’ont pour lui les membres qui lui doivent leur élévation, & au beſoin qu’ont les autres de ſa faveur pour pouſſer plus rapidement leur fortune. Si, dans quelque occaſion, il éprouvoit une réſiſtance trop contraire à ſes vues, il ſeroit le maître de ſuivre ſon avis, en ſe chargeant de l’événement.

Le général, comme tous les autres adminiſtrateurs, n’eſt mis en place que pour cinq ans. Communément il y reſte toute ſa vie. On en a vu autrefois qui abdiquoient les affaires, pour couler à Batavia des jours paiſibles ; mais les dégoûts que leur donnoient leurs ſucceſſeurs, ont fait réſoudre les derniers chefs à mourir dans leur poſte. Durant longtems, ils eurent une grande repréſentation. Le général Imhoff la ſupprima, comme inutile & embarraſſante. Quoique tous les ordres puiſſent aſpirer à cette dignité, aucun militaire n’y eſt jamais parvenu, & on n’y a vu que peu de gens de loi. Elle eſt preſque toujours remplie par des marchands ; parce que l’eſprit de la compagnie eſt purement mercantille. Ceux qui ſont nés dans l’Inde, ont rarement aſſez d’intrigue ou de talent pour y arriver. Le général actuel n’eſt pourtant jamais venu en Europe.

Les appointemens de ce premier officier ſont médiocres. Il n’a que 2 200 livres par mois, & une ſubſiſtance égale à ſa paie. La liberté qu’il a de prendre dans les magaſins tout ce qu’il veut au prix courant, & celle qu’il ſe donne de faire le commerce qui lui convient, ſont la meſure de ſa fortune. Celle des conſeillers eſt auſſi toujours fort conſidérable, quoique la compagnie ne leur donne que 440 livres par mois, & des denrées pour une pareille ſomme.

Le conſeil ne s’aſſemble que deux fois par ſemaine, à moins que des événemens extraordinaires n’exigent un travail plus ſuivi.

Il donne tous les emplois civils & militaires de l’Inde, excepté ceux d’écrivain & de ſergent, qu’on a cru pouvoir abandonner ſans inconvénient aux gouverneurs particuliers. Tout homme qui eſt élevé à quelque poſte, eſt obligé de jurer qu’il n’a rien promis, ni rien donné, pour obtenir ſa place. Cet uſage, qui eſt fort ancien, familiariſe avec les faux ſermens, & ne met aucun obſtacle à la corruption. Mais ſi l’on peſoit tous les ſermens abſurdes & ridicules qu’il faut prêter aujourd’hui dans la plupart des états, pour entrer dans quelque corps ou profeſſion que ce ſoit, on ſeroit moins étonné de voir continuer par des prévarications, là où l’on a commencé par un parjure.

Tant que la bonne foi régna ſur la terre, la ſimple promeſſe ſuffit pour imprimer la confiance. Le ſerment naquit de la perfidie. On n’exigea de l’homme qu’il prît le Dieu qui l’entendoit à témoin de ſa véracité, que lorſqu’il ne mérita plus d’être cru. Magiſtrats, ſouverains, que faites-vous donc ? Ou vous faites atteſter le ciel & lever la main à l’homme de bien, & c’eſt une injure inutile ; ou celui à qui vous ordonnez le ſerment, eſt un méchant. Et de quel prix peut être à vos yeux le ſerment d’un méchant ? Mon ſerment eſt-il contraire à ma sécurité ? il devient abſurde. Eſt-il conforme à mon intérêt ? il eſt ſuperflu. Eſt-ce connoître le cœur humain que de placer le débiteur entre ſa ruine & le menſonge, le criminel entre la mort & le parjure ? Celui que la vengeance, l’intérêt & la ſcélérateſſe auront déterminé au faux témoignage, ſera-t-il arrêté par la crainte d’un crime de plus ? Ignore-t-il en approchant du tribunal de la loi, qu’on exigera de lui cette formalité ? & ne l’a-t-il pas méprisée au fond de ſon cœur avant que de s’y ſoumettre ? N’eſt-ce pas une eſpèce d’impiété que d’introduire le nom de Dieu dans nos misérables débats ? N’eſt-ce pas un moyen bizarre de rendre le ciel complice d’un forfait, que de ſouffrir l’interpellation de ce ciel qui n’a jamais réclamé & qui ne réclamera pas davantage ? Quelle ne doit donc pas être l’intrépidité du faux témoin, lorſqu’il a impunément appellé ſur ſa tête la vengeance divine ſans crainte d’être convaincu ? Le ſerment paroit tellement avili & proſtitué par ſa fréquence, que les faux témoins ſont auſſi communs que les voleurs.

Toutes les combinaiſons de commerce, ſans en excepter celles du cap de Bonne-Eſpérance, ſont faites par le conſeil, & le réſultat en vient toujours à ſa connoiſſance. Les vaiſſeaux même qui partent directement du Bengale, de Ceylan & de la Chine, ne portent en Europe que les factures de leurs cargaiſons. Leurs comptes, comme tous les autres, ſe rendent à Batavia, où l’on tient le livre général de toutes les affaires.

Le conſeil des Indes n’eſt pas un corps iſolé, ni même indépendant. Il eſt ſubordonné à la direction qui ſubſiſte dans les Provinces-Unies. Quoiqu’elle ſoit une, dans toute la rigueur du terme, le ſoin de vendre deux fois l’an les marchandiſes, eſt partagé entre les ſix chambres intéreſſées dans ce commerce. Leurs Leurs opérations ſont proportionnées au fonds qui leur appartient.

L’aſſemblée générale qui conduit les opérations de la compagnie, eſt composée des directeurs de toutes les chambres. Amſterdam en nomme huit ; la Zélande, quatre ; les autres chambres, un chacune ; & l’état, un ſeul. On voit qu’Amſterdam ayant la moitié des voix, n’a beſoin que d’en gagner une, pour donner la loi dans les délibérations, où tout ſe décide à la pluralité des ſuffrages.

Ce corps, composé de dix-ſept perſonnes, s’aſſemble deux ou trois fois l’année, pendant ſix ans à Amſterdam, & pendant deux ans à Middelbourg. Les autres chambres ſont trop peu conſidérables pour jouir de cette prérogative. Quelques eſprits myſtérieux imaginèrent, vers le milieu du dernier ſiècle, qu’un profond ſecret pourroit rendre les opérations plus fructueuſes ; & il fut choiſi quatre des plus éclairés ou des plus puiſſans, d’entre les députés, pour les revêtir du droit de régler les affaires d’une importance remarquable, ſans l’aveu de leurs collègues, ſans l’obligation même de les conſulter.

Malgré les vices qu’il eſt aisé d’appercevoir dans ces ſingulières inſtitutions, la compagnie s’éleva à des proſpérités très-éclatantes. Tâchons de trouver les cauſes de ce phénomène politique.