Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 15

XV. Établiſſement des Hollandois à Ceylan.

Spilbergen, qui le premier de leurs navigateurs montra ſon pavillon ſur les côtes de cette iſle délicieuſe, trouva les Portugais occupés à bouleverſer le gouvernement & la religion du pays ; à détruire, les uns par les autres, les ſouverains qui la partageoient ; à s’élever ſur les débris des trônes qu’ils renverſoient ſucceſſivement. Il offrit les ſecours de ſa patrie à la cour de Candi : ils furent acceptés avec tranſport. Vous pouvez aſſurer vos maîtres, lui dit le monarque, que s’ils veulent bâtir un fort, moi, ma femme, mes enfans, nous ſerons les premiers à porter les matériaux néceſſaires.

Les peuples de Ceylan ne virent dans les Hollandois que les ennemis de leurs tyrans, & ils ſe joignirent à eux, Par ces deux forces réunies, les Portugais furent entièrement chaſſés, vers 1658, après une guerre longue, ſanglante, opiniâtre. Leurs établiſſemens tombèrent tous entre les mains de la compagnie, qui les occupe encore. À l’exception d’un eſpace allez borné ſur la côte orientale, où l’on ne trouve point de port, & dont le ſouverain du pays tiroit ſon ſel, ils formèrent autour de l’iſle un cordon régulier, qui s’étendoit depuis deux juſqu’à douze lieues dans les terres.

C’eſt uniquement à Maturé qu’on cultive, & même depuis aſſez peu de tems, le poivre & le café. Le territoire de Negombo produit la meilleure cannelle. Columbo, connu par la bonté de ſon areque, eſt le chef-lieu de la colonie. Sans les dépenſes que les Portugais avoient faites à cette place, les vices de ſa rade auroient vraiſemblablement déterminé leur vainqueur à établir ſon gouvernement & ſes forces à Pointe de Gale, dont le port, quoique trop ſerré & d’un accès difficile, eſt fort ſupérieur. On trouverait encore plus de commodités & de sûreté à Trinquemale : mais cet excellent & vaſte port eſt placé dans un terrein trop ingrat, eſt trop éloigné de toutes les denrées vénales, pour qu’on en puiſſe faire raiſonnablement un entrepôt. La deſtination des ports de Jaffanapatnam, de Manar & de Calpantin, eſt d’empêcher toute liaiſon d’affaires avec les peuples du continent voiſin.

Ces précautions ont mis dans les mains de la compagnie toutes les productions de l’iſle. Celles qui entrent dans le commerce ſont,

1°. Diverſes pierres précieuſes, la plupart d’une qualité très-inférieure. Ce ſont les Chouliats de la côte de Coromandel qui les achètent, les taillent, & les répandent dans les différentes contrées de l’Inde.

2°. Le poivre, que la compagnie achète 8 ſols 9 deniers la livre ; le café, qu’elle ne paie que 4 ſols 4 deniers, & le cardamome, qui n’a point de prix fixe. Les naturels du pays ſont trop indolens, pour que ces cultures, introduites par les Hollandois, puiſſent jamais devenir fort conſidérables.

3°. Une centaine de balles de mouchoirs, de pagnes & de guingans, d’un très-beau rouge, que les Malabares fabriquent à Jaffanapatnam, où ils ſont établis depuis très-long-tems.

4°. Quelque peu d’ivoire, & environ cinquante éléphans. On les porte à la côte de Coromandel ; & cet animal doux & pacifique, mais trop utile à l’homme pour reſter libre dans une iſle, va ſur le continent augmenter & partager les périls & les maux de la guerre.

5°. L’areque, que la compagnie achète à raiſon de 11 liv. l’ammonan, ſorte de meſure qui eſt censée contenir vingt mille areques. Elle le vend 36 ou 40 livres ſur les lieux même. L’areque eſt un fruit aſſez commun dans la plupart des contrées de l’Aſie, & ſur-tout à Ceylan. Il croit ſur une eſpèce de palmier qui a, comme le cocotier, des racines fibreuſes, une tige cylindrique, marquée d’inégalités circulaires ; de grandes feuilles ailées, engainées à leur baſe, recouvertes d’un tiſſu réticulaire lorſqu’elles ſont jeunes ; des régimes de fleurs mâles & femelles mêlées enſemble & renfermées avant leur épanouiſſement dans des ſpathes. On le diſtingue, parce que ſon tronc eſt également droit dans toute ſa longueur ; les diviſions des feuilles ſont plus larges ; celles qui terminent la côte ſont ordinairement tronquées & dentelées à la pointe.

La plus grande différence conſiſte dans le fruit qui a la forme d’un œuf. Son écorce eſt liſſe & assez épaisse. Le noyau qu’elle environne est blanchâtre, d’une substance analogue à celle de la muscade & de même grosseur, mais plus dure & veinée intérieurement. Ce fruit est d’un grand usage en Asie. Lorsqu’on le mange seul, comme font quelques Indiens, il appauvrit le sang & dessèche les fibres. Cet inconvénient n’est pas à craindre, lorsqu’il est mêlé avec le bétel.

Le bétel est une plante qui rampe ou grimpe comme le lierre, le long des arbres ou des supports auxquels elle s’attache par de petites racines. De chaque nœud de sa tige sarmenteuse, part une feuille presqu’en cœur assez longue & rétrécie à son extrémité comme celle du liseron, marquée pour l’ordinaire de sept nervures, plus ou moins apparentes. Les fleurs disposées en épi serré, viennent aux aisselles des feuilles & ressemblent aux fleurs du poivrier, avec lequel cette plante a beaucoup d’affinité. Le bétel croît par-tout & dans toute l’Inde, mais il ne prospère véritablement que dans les lieux humides & glaiseux. On en fait des cultures particulières, qui sont très-avantageuses, à cause de son usage habituel.

À toutes les heures du jour, même de la nuit, les Indiens mâchent des feuilles de bétel, dont l’amertume eſt corrigée par l’areque, qu’elles enveloppent toujours. On y joint conſtamment du chounam, eſpèce de chaux brûlée faite avec des coquilles. Les gens riches y ajoutent ſouvent des parfums, qui flattent leur vanité ou leur ſenſualité. On ne peut ſe séparer avec bienséance pour quelque tems, ſans ſe donner mutuellement du bétel dans une bourſe : c’eſt un préſent de l’amitié, qui ſoulage l’abſence. Il faut avoir la bouche toujours parfumée de bétel, à moins qu’on ne doive ſe préſenter à ſes ſupérieurs. Les femmes galantes font le plus grand uſage du bétel, comme d’un puiſſant attrait pour l’amour. On prend du bétel après les repas ; on mâche du bétel durant les viſites ; on s’offre du bétel en s’abordant, en ſe quittant : toujours du bétel. Si les dents ne s’en trouvent pas bien, l’eſtomac en eſt plus ſain & plus fort. C’eſt, du moins, un préjugé généralement établi aux Indes.

6°. La pêche des perles eſt encore un des revenus de Ceylan. On peut conjecturer, avec vraiſemblance, que cette iſle, qui n’eſt qu’à quinze lieues du continent, en fut détachée dans des tems plus où moins reculés, par quelque grand effort de la nature. L’eſpace qui la sépare actuellement de la terre, eſt rempli de bas-fonds, qui empêchent les vaiſſeaux d’y naviguer. Dans quelques intervalles ſeulement, on trouve quatre ou cinq pieds d’eau qui permettent à de petits bateaux d’y paſſer. Les Hollandois, qui s’en attribuent la ſouveraineté, y tiennent toujours deux chaloupes armées, pour exiger les droits qu’ils ont établis. C’eſt dans ce détroit que ſe fait la pêche des perles, qui fut autrefois d’un ſi grand rapport. Mais on a tellement épuisé cette ſource de richeſſes, qu’on n’y peut revenir que rarement. On viſite, à la vérité, tous les ans le banc, pour ſavoir à quel point il eſt fourni d’huîtres ; mais, communément, il ne s’y en trouve aſſez que tous les cinq ou ſix ans. Alors la pêche eſt affermée ; &, tout calculé, on peut la faire entrer dans les revenus de la compagnie pour 200 000 l. Il ſe trouve ſur les mêmes côtes, une coquille appellée chanque, dont les Indiens de Bengale font des bracelets. La pêche en eſt libre ; mais le commerce en eſt excluſif.

Après tout, le grand objet de la compagnie, c’eſt la cannelle, qui eſt le produit d’une eſpèce de laurier. La racine de cet arbre eſt rameuſe, couverte d’une écorce très-odorante, dont on retire un véritable camphre par la diſtillation. Son tronc médiocrement haut, ſe partage en pluſieurs branches. Ses feuilles, preſque toujours opposées & ſubſiſtantes, ſont ovales, aiguës, marquées de trois nervures principales. Elles ſont d’un vert foncé, & ont l’odeur du girofle. C’eſt dans leur aiſſelle ou aux extrémités des rameaux, que l’on trouve des bouquets de fleurs blanches fort petites, composées chacune de ſix pétales, de neuf étamines & d’un piſtil qui devient en mûriſſant une petite baie de la forme & de la conſiſtance d’une olive, remplie d’un noyau oſſeux. Selon quelques obſervateurs, le piſtil & les étamines ſont séparés & portés ſur deux individus différens, l’un mâle qui a les feuilles plus aiguës, & l’autre femelle qui les a plus arrondies. La baie, bouillie dans l’eau, rend une huile qui ſurnage & qui ſe brûle. Si on la laiſſe congeler, elle acquiert de la blancheur & de la conſiſtance, & l’on en fait des bougies d’une odeur agréable, mais dont l’uſage eſt réſervé au roi de Ceylan.

Le bois n’a point d’odeur. Il n’y a de précieux dans l’arbre que l’écorce, formée de trois couches, qui recouvre le tronc & les branches. Au mois de février & de ſeptembre, c’eſt-à-dire, lorſque la fève eſt la plus abondante, on enlève les deux couches extérieures, ayant ſoin de ne point endommager celle qui touche immédiatement le bois, pour qu’il puiſſe plus facilement recouvrer une nouvelle écorce que l’on enlève comme la première au bout de dix-huit mois. Ces écorces dépouillées de l’épiderme griſe & raboteuſe, coupées par lames & exposées au ſoleil, ſe roulent en ſe séchant.

Les vieux cannelliers ne donnent qu’une cannelle groſſière & preſque inſipide : mais il ſuffit, pour les rajeunir, d’en couper le tronc. La ſouche produit alors beaucoup de nouvelles tiges qui ne laiſſent rien à déſirer.

La cannelle, pour être excellente, doit être fine, unie, facile à rompre, mince, d’un jaune tirant ſur le rouge, odorante, aromatique, d’un goût piquant & cependant agréable. Celle dont les bâtons ſont longs & les morceaux petits, eſt préférée par les connoiſſeurs. Elle contribue aux délices de la table, & fournit d’abondans ſecours à la médecine.

À Ceylan, l’art de dépouiller les cannelliers eſt une occupation particulière & la plus vile des occupations. Par cette raiſon, elle eſt abandonnée aux ſeuls Chalias qui forment la dernière des caſtes. Tout autre individu qui ſe livreroit à ce métier, ſeroit ignominieuſement chaſſé de ſa tribu.

L’iſle entière n’eſt pas couverte de cannelliers, comme on le croit communément ; & l’on ne peut pas dépouiller tous ceux qui y croiſſent. Les montagnes habitées par les Bedas, en ſont remplies : mais cette nation ſingulière ne permet l’entrée de ſon pays, ni aux Européens, ni aux Chingulais ; & pour y pénétrer, il faudroit livrer des combats ſans nombre. Les Hollandois achètent la plus grande partie de la cannelle dont ils ont beſoin, à leurs ſujets de Negombo, de Columbo, de Pointe de Gale, les ſeuls diſtricts de leur domination qui en fourniſſent. Le reſte leur eſt livré par la cour de Candi, à un prix plus conſidérable. L’une compensée par l’autre, elle ne leur revient qu’à 13 ſols 2 deniers la livre.

Le revenu territorial, les douanes & les petites branches de commerce ne rendent pas annuellement à Ceylan, plus de 2 200 000 l. Son adminiſtration & la défenſe coûtent 2 420 000 livres. Le vuide eſt rempli par les bénéfices qu’on fait ſur la cannelle. Elle doit fournir encore aux guerres qui ſe renouvellent trop ſouvent.

Dès les premiers combats, les peuples qui habitent les côtes & qui déteſtent le joug Européen, ſe retirent la plupart dans l’intérieur des terres. Ils n’attendent pas même toujours les hoſtilités pour s’éloigner ; & quelquefois ils prennent cette réſolution à la moindre méſintelligence qu’ils remarquent entre leurs anciens & leurs nouveaux maîtres. Privés des bras qui leur donnoient des richeſſes, les uſurpateurs ſont alors obligés de pénétrer, les armes à la main, dans un pays coupé de tous côtés par des rivières, des bois, des ravins & des montagnes.

Les Hollandois, qui prévoyoient ces calamités, cherchèrent, dès les premiers tems de leur établiſſement, à séduire le roi de Candi par les moyens qui réuſſiſſent généralement le mieux avec les deſpotes de l’Aſie. ils lui envoyoient des ambaſſadeurs ; ils lui faiſoient de riches préſens ; ils tranſportoient, ſur leurs vaiſſeaux, les prêtres à Siam, pour y étudier la religion, qui eſt la même que la ſienne. Quoiqu’ils euſſent conquis ſur les Portugais les fortereſſes, les terres qu’ils occupoient, ils ſe contentoient d’être appellés par ce prince, les gardiens de ſes rivages. Ils lui faiſoient encore d’autres ſacrifices.

Cependant des ménagemens ſi marqués, n’ont pas toujours été ſuffiſans pour maintenir la paix : elle a été troublée à pluſieurs repriſes. La guerre qui a fini le 14 février 1766, a été la plus longue, la plus vive de celles que la défiance & des intérêts opposés ont excitées. Comme la compagnie donnoit la loi à un monarque chaſſé de ſa capitale & errant dans les forêts, elle a fait un traité très-avantageux. On reconnoît ſa ſouveraineté ſur toutes les contrées dont elle étoit en poſſeſſion avant les troubles. La partie des côtes qui étoit reſtée aux naturels du pays, lui eſt abandonnée. Il lui ſera permis d’épeler la cannelle dans toutes les plaines ; & la cour lui livrera la meilleure des montagnes, ſur le pied de 2 liv. 7 f. 2 d, la livre. Ses commis ſont autorisés à étendre le commerce, par-tout où ils verront jour à le faire avantageuſement. Le gouvernement s’engage à n’avoir nulle liaiſon avec aucune puiſſance étrangère ; à livrer même tous les Européens qui pourroient s’être gliſſés dans l’iſle. Pour prix de tant de ſacrifices, le roi recevra annuellement la valeur de ce que les rivages cédés lui produiſoient ; & ſes ſujets pourront y aller prendre, ſans rien payer, le ſel néceſſaire à leur conſommation. La compagnie pourroit, ce ſemble, tirer un grand avantage d’une ſi heureuſe poſition.

À Ceylan, beaucoup plus encore que dans le reſte de l’Inde, les terres appartiennent en propriété au ſouverain. Ce ſyſtême deſtructeur a eu, dans cette iſle, les ſuites funeſtes qui en ſont irréparables. Les peuples y vivent dans l’inaction la plus entière. Ils ſont logés dans des cabanes ; ils n’ont point de meubles ; ils vivent de fruits ; & les plus aisés n’ont, pour vêtement, qu’une pièce de groſſe toile, qui leur ceint le milieu du corps. Que les Hollandois faſſent ce qu’on peut reprocher à toutes les nations, qui ont établi des colonies en Aſie, de n’avoir jamais tenté ; qu’ils diſtribuent des terreins en propre aux familles. Elles oublieront, déteſteront peut-être leur ancien ſouverain ; elles s’attacheront au gouvernement, qui s’occupera de leur bonheur ; elles travailleront, elles conſommeront. Alors l’iſle de Ceylan jouira de l’opulence à laquelle la nature l’a deſtinée. Elle ſera à l’abri des révolutions, & en état de ſoutenir les établiſſemens du continent voiſin, qu’elle eſt chargée de protéger.