Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Introduction


LIVRE PREMIER.

Découvertes, guerres & conquêtes des Portugais
dans les Indes Orientales.

INTRODUCTION.

Il n’y a point eu d’événement auſſi intéreſſant pour l’eſpèce humaine en général, & pour les peuples de l’Europe en particulier, que la découverte du Nouveau-monde & le paſſage aux Indes par le cap de Bonne Eſpérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puiſſance des nations, dans les mœurs, l’induſtrie & le gouvernement de tous les peuples. C’eſt à ce moment que les hommes des contrées les plus éloignées ſe ſont rapprochés par de nouveaux rapports & de nouveaux beſoins. Les productions des climats placés ſous l’équateur, ſe conſomment dans les climats voſins du pôle ; l’induſtrie du Nord eſt tranſportée au Sud ; les étoffes de l’Orient ſont devenues le luxe des Occidentaux ; & par-tout les hommes ont fait un échange mutuel de leurs opinions, de leurs loix, de leurs uſages, de leurs maladies, de leurs remèdes, de leurs vertus & de leurs vices.

Tout eſt changé, & doit changer encore. Mais les révolutions paſſées & celles qui doivent ſuivre, ont-elles été, ſeront-elles utiles à la nature humaine ? L’homme leur devra-t-il un jour plus de, tranquillité, de bonheur & de plaiſir ? Son état ſera-t-il meilleur, ou ne fera-t-il que changer ?

L’Europe a fondé par-tout des colonies ; mais connoît-elle les principes ſur leſquels on doit les fonder ? Elle a un commerce d’échange, d’économie, d’induſtrie. Ce commerce paſſe d’un peuple à l’autre. Ne peut-on découvrir par quels moyens & dans quelles circonſtances ? Depuis qu’on connoît l’Amérique & la route du cap, des nations qui n’étoient rien ſont devenues puiſſantes ; d’autres qui faiſoient trembler l’Europe, ſe ſont affoiblies. Comment ces découvertes ont-elles influé ſur l’état de ces peuples ? Pourquoi enfin les nations les plus floriſſantes & les plus riches ne ſont-elles pas toujours celles à qui la nature a le plus donné ? Il faut, pour s’éclairer ſur ces queſtions importantes, jetter un coup-d’œil ſur l’état où étoit l’Europe avant les découvertes dont nous avons parlé ; ſuivre en détail les événemens dont elles ont été la cauſe, & finir par conſidérer l’état de l’Europe telle qu’elle eſt aujourd’hui.

Telle eſt la tâche effrayante que je me ſuis propoſé de remplir. J’y ai conſacré ma vie. J’ai appellé à mon ſecours les hommes inſtruits de toutes les nations. J’ai interrogé les vivans & les morts : les vivans, dont la voix ſe fait entendre à mes côtés ; les morts, qui nous ont tranſmis leurs opinions & leurs connoiſſances, en quelque langue qu’ils aient écrit. J’ai peſé leur autorité ; j’ai oppoſé leurs témoignages ; j’ai éclairci les faits. Si l’on m’eût nommé ſous la ligne ou ſous le pôle un homme en état de m’éclairer ſur quelque point important, j’aurois été ſous le pôle ou ſous la ligne, le ſommer de s’ouvrir à moi. L’image auguſte de la vérité m’a toujours été préſente. Ô vérité ſainte ! c’eſt toi ſeule que j’ai reſpectée. Si mon ouvrage trouve encore quelques lecteurs dans les ſiècles à venir, je veux qu’en voyant combien j’ai été dégagé de paſſions & de préjugés, ils ignorent la contrée où je pris naiſſance ; ſous quel gouvernement je vivois ; quelles fonctions j’exerçois dans mon pays ; quel culte je profeſſai : je veux qu’ils me croient tous leur concitoyen & leur ami. Le premier ſoin, le premier devoir, quand on traite des matières importantes au bonheur des hommes, ce doit être de purger ſon ame de toute crainte, de toute eſpérance. Élevé au-deſſus de toutes les conſidérations humaines, c’eſt alors qu’on plane au-deſſus de l’atmoſphère, & qu’on voit le globe au-deſſous de ſoi. C’eſt de-là qu’on laſſe tomber des larmes ſur le génie perſécuté, ſur le talent oublié, ſur la vertu malheureuſe. C’eſt de-là qu’on verſe l’imprécation & l’ignominie ſur ceux qui trompent les hommes, & ſur ceux qui les oppriment. C’eſt de-là qu’on voit la tête orgueilleuſe du tyran s’abaiſſer & ſe couvrir de fange, tandis que le front modeſte du juſte touche la voûte des cieux. C’eſt-là que j’ai pu véritablement m’écrier : je ſuis libre, & me ſentir au niveau de mon ſujet. C’eſt-là enfin que, voyant à mes pieds ces belles contrées où fleuriſſent les ſciences & les arts, & que les ténèbres de la barbarie avoient ſi long-tems occupées, je me ſuis demandé : qui eſt-ce qui a creuſé ces canaux ? qui eſt-ce qui a deſſéché ces plaines ? qui eſt-ce qui a fondé ces villes ? qui eſt-ce qui a raſſemblé, vêtu, civiliſé ces peuples ? & qu’alors toutes les voix des hommes éclairés qui ſont parmi elles m’ont répondu : ç’eſt le commerce, c’eſt le commerce.

En effet, les peuples qui ont poli tous les autres, ont été commerçans. Les Phéniciens n’étoient qu’une nation très-bornée dans ſon territoire & dans ſa puiſſance ; & c’eſt la première dans l’hiſtoire des nations, Il n’en eſt aucune qui ne parle de ce peuple. Il fut connu par-tout ; il vit encore par ſa renommée : c’eſt qu’il étoit navigateur.

La nature, qui l’avoit jetté ſur une côte aride, entre la Méditerranée & la chaîne du Liban, ſembloit l’avoir ſéparé, en quelque ſorte de la terre, pour lui apprendre à régner ſur les eaux. La pêche lui enſeigna l’art de la navigation. Le murex, fruit de la pêche, lui donna la pourpre. Le ſable de ſes rivages lui fit trouver le ſecret du verre. Heureux ce peuple, de n’avoir preſque rien reçu de la nature ; puiſqu’il tira de cette indigence même le génie & le travail, d’où naquirent les arts & les richeſſes !

Il faut avouer qu’il étoit heureuſement ſitué pour faire le commerce de l’Univers. Placés auprès des limites qui ſéparent & joignent, pour ainſi dire, l’Afrique, l’Aſie & l’Europe ; les Phéniciens pouvoient, ſinon lier entre eux les habitans de la terre, du moins être les médiateurs de leurs échanges, & communiquer à chaque nation les jouiſſances de tous les climats. Mais l’antiquité, que nous avons ſouvent ſurpaſſée, quoiqu’elle nous ait beaucoup appris, n’avoir pas d’aſſez grands moyens pour un commerce univerſel. La Phénicie borna ſa marine à des galères, ſon commerce au cabotage, & ſa navigation à la Méditerranée. Modèle des peuples maritimes, on ſait moins ce qu’il a fait, que ce qu’il a pu faire : on conjecture ſa population par ſes colonies. On veut qu’il ait couvert de ſes eſſains les bords de la Méditerranée, & ſurtout les côtes d’Afrique.

Tyr, ou Sydon, reine de la mer, enfanta Carthage. L’opulence de Tyr lui avoit forcé des ſers & donné des tyrans. La fille de Tyr, Carthage, plus heureuſe que ſa mère, fut libre malgré ſes richeſſes. Elle dominoit ſur les côtes d’Afrique, & poſſédoit la plus riche contrée de l’Europe, l’Eſpagne, célèbre dès-lors par ſes mines d’or & d’argent, & qui devoit un jour, au prix de tant de ſang, conquérir celle d’un Nouveau-monde.

Carthage n’auroit peut-être été que commerçante, s’il n’y avoit pas eu des Romains. Mais l’ambition d’un peuple ſouleva tous les autres. Il fallut faire la guerre au lieu du commerce, & périr ou vaincre. Carthage ſuccomba, parce que les richeſſes produiſent l’effet contraire de l’indigence, celui d’éteindre le courage & de dégoûter de la guerre : mais elle eut au-moins la gloire de diſputer long-tems l’empire du monde. Ce fut un malheur peut-être pour l’Europe & pour toutes les nations, que la deſtruction d’une république qui mettoit ſa gloire dans ſon induſtrie, & ſa puiſſance dans des travaux utiles au genre-humain.

La Grèce, entrecoupée de tous côtés par des mers, devoit fleurir par le commerce. S’élevant dans un archipel, & ſéparée des grands continens ; il ſembloit qu’elle ne dût ni conquérir, ni être conquiſe. Placée entre l’Aſie & l’Europe pour policer l’une & l’autre, elle devoit jouir dans une juſte proſpérité du fruit de ſes travaux & de ſes bienfaits. Les Grecs, preſque tous venus de l’Égypte, ou de la Phénicie, en apportèrent la ſageſſe & l’induſtrie. Le peuple le plus brillant & le plus heureux de toutes ces colonies Aſiatiques, fut commerçant.

Athènes ſe ſervit de ſes premiers vaiſſeaux pour trafiquer en Aſie, ou pour y répandre tant de colonies que la Grèce en avoit pu voir dans ſa naiſſance. Mais ces tranſmigrations furent une ſource de guerres. Les Perſes, ſoumis au deſpotiſme, ne vouloient ſouffrir, même ſur les bords de la mer, aucune eſpèce de peuple libre ; & les Satrapes du grand roi lui perſuadoient que tout devoit être eſclave. De là toutes les guerres de l’Aſie-Mineure, où les Athéniens s’étoient fait autant d’alliés ou de ſujets, qu’il y avoit de peuples inſulaires ou maritimes. Athènes agrandit ſon commerce par ſes victoires, & ſa puiſſance par ſon commerce. Tous les arts, à la fois, naquirent dans la Grèce, avec le luxe de l’Aſie.

C’eſt par les Grecs & les Carthaginois, que le commerce, l’agriculture & les moyens de la population, s’étoient introduits en Sicile. Rome le vit, en fut jalouſe, s’aſſujettit une iſle qui devoit la nourrir ; & après avoir chaſſé les deux nations rivales qui vouloient y régner, elle les attaqua l’une après l’autre. Du moment où Carthage fut détruite, la Grèce dut trembler. Mais Alexandre fraya la route aux Romains ; & il ſembloit que les Grecs ne puſſent être ſubjugués par une nation étrangère, qu’après avoir été vaincus par eux-mêmes. Dès que le commerce, qui trouve à la fin ſa ruine dans les richeſſes qu’il entaſſe, comme toute puiſſance la trouve dans ſes conquêtes ; dès que le commerce des Grecs eut ceſſé dans la Méditerranée, il n’y en eut plus dans le monde connu.

Les Grecs, en ajoutant à toutes les connoiſſances, à tous les arts qu’ils avoient reçus des Égyptiens & des Tyriens, élevèrent la raiſon humaine à un degré de perfection, d’où les révolutions des empires l’ont fait descendre peut-être pour jamais. Leurs admirables inſtitutions étoient ſupérieures à toutes celles que nous connoiſſons. L’eſprit dans lequel ils avoient fondé leurs colonies, fait honneur à leur humanité. Tout naquit dans leurs mains, tout s’y perfectionna, tout y périt. On voit, par quelques ouvrages de Xénophon, qu’ils entendoient mieux les principes du commerce, que la plupart des nations modernes.

Si l’on fait attention que l’Europe jouit de toutes les connoiſſances des Grecs, que ſon commerce eſt infiniment plus étendu, que notre imagination ſe porte ſur des objets plus grands & plus variés depuis les progrès de la navigation ; on ſera étonné que nous n’ayons pas ſur eux la ſupériorité la plus décidée. Mais il faut obſerver que, lorſque ce peuple connut les arts & le commerce, il ſortoit, pour ainſi dire, des mains de la nature, & avoit toute l’énergie néceſſaire pour cultiver les dons qu’il en recevoit ; au lieu que les nations de l’Europe étoient aſſervies à des loix & à des inſtitutions extravagantes. Dans la Grèce, le commerce trouva des hommes ; en Europe, il trouva des eſclaves. À meſure que nous avons ouvert les yeux ſur les abſurdités de nos inſtitutions, nous nous ſommes occupés à les corriger ; mais ſans oſer jamais renverſer entièrement l’édifice. Nous avons remédié à des abus par des abus nouveaux ; & à force d’étayer, de réformer, de pallier, nous avons mis dans nos mœurs plus de contradictions, qu’il n’y en a chez les peuples les plus barbares.

Les Romains, inſtitués pour conquérir, n’ont pas avancé, comme les Grecs, la raiſon & l’industrie. Ils ont donné au monde un grand ſpectacle ; mais ils n’ont rien ajouté aux connoiſſances & aux arts des Grecs. C’eſt en attachant les nations au même joug, & non en les unifiant par le commerce, qu’ils ont augmenté la communication des hommes. Ils ravagèrent le monde ; & lorſqu’ils l’eurent ſoumis, le repos qu’ils lui donnèrent fut une léthargie. Leur deſpotiſme, leur gouvernement militaire opprimèrent les peuples, éteignirent le génie, & dégradèrent l’eſpèce humaine.

Tout fut dans un plus grand déſordre encore après deux loix de Conſtantin, que Monteſquieu n’a pas oſé mettre parmi les cauſes de la décadence de l’empire. La première, dictée par l’imprudence & le fanatisme, quoiqu’elle parût l’être par l’humanité, peut ſervir à nous faire voir qu’une grande innovation, eſt ſouvent un grand danger ; & que les droits primitifs de l’eſpèce humaine, ne peuvent pas être toujours les fondements de l’adminiſtration. Cette loi déclaroit libres tous les eſclaves qui ſe feroient chrétiens. Elle rétabliſſoit dans leurs droits, des hommes qui n’avoient eu juſqu’alors qu’une exiſtence forcée ; mais elle ébranla l’état, en ôtant aux grands propriétaires les bras qui faiſoient valoir leurs domaines, & qui, par-là, ſe trouvèrent réduits pour quelque tems à la plus cruelle indigence. Les nouveaux proſélytes eux-mêmes, ne pourvoient réparer, en faveur de l’état, les torts que le gouvernement avoit fait à leurs maîtres. Ils n’avoient ni propriété, ni ſubſiſtance aſſurée. Comment auroient-ils pu être dévoués à l’état qui ne les nourriſſoit point, & à une religion qu’ils n’avoient embraſſée que par ce penchant irréſiſtible, qui entraîne vers la liberté ? Un autre édit défendit le paganiſme dans toute l'étendue de l’empire ; & ces vaſtes contrées ſe trouvèrent couvertes d’hommes qui n’étoient plus liés entre eux, ni à l’état, par les nœuds ſacrés de la religion & du ſerment. Sans prêtres, ſans temples, ſans morale publique ; quel zèle pouvoient-ils avoir pour repouſſer des ennemis qui venoient attaquer une domination à laquelle ils ne tenoient plus ?

Auſſi, les habitans du Nord qui fondirent ſur l’empire, trouvèrent-ils les diſpoſitions les plus favorables à leur invaſion. Preſſés en Pologne & en Allemagne par des nations ſorties de la Grande-Tartarie, ils venoient occuper un moment des provinces déjà ruinées, pour en être chaſſés par des vainqueurs plus féroces qui les ſuivoient. C’étoient des flots qui le preſſoient, qui ſe chaſſaient les uns les autres. En ſe fixant dans les pays qu’ils venoient de dévaſter, ces barbares diviſèrent des contrées que Rome avoit autrefois unies. Dès-lors il n’y eut plus de communication entre des états formés par le haſard, le beſoin, ou le caprice. Les pirates, qui couvroient les mers, les mœurs atroces qui régnoient ſur les frontières, repouſſaient toutes les liaiſons qu’une utilité réciproque auroit exigées. Pour peu même qu’un royaume fût étendu, ſes ſujets étoient ſéparés par des barrières inſurmontables ; parce que les brigands qui infeſtoient les chemins, changoient un voyage un peu long en une expédition toujours périlleuſe. Les peuples de l’Europe rejettés, par l’eſclavage & la consternation, dans cet état de ſtupidité & d’inertie, qui a du long-tems être le premier état de l’homme, profitaient peu de la fertilité de leur ſol, & n’avoient qu’une induſtrie tout-à-fait ſauvage. Les pays un peu éloignés, n’exiſtoient point pour eux ; & ils ne connoiſſoient leurs voiſins que pour les craindre ou pour les combattre.

Ce que quelques écrivains racontent des richeſſes & de la magnificence du ſeptième ſiècle, eſt fabuleux, comme tout ce qu’on lit de merveilleux dans l’hiſtoire de leur tems. On s’habilloit de peaux & d’une laine groſſière. On ignoroit les commodités de la vie. On conſtruiſoit, il eſt vrai, des édifices hardis & ſolides, qui nous montrent juſqu’à quel point de perfection un art peut être porté, lorsqu’il eſt le produit des efforts ſucceſſifs & continus de la nation qui l’inventa : mais une architecture née dans les forêts des Druides, de l’imitation des arbres, qui, s’élançant dans les airs, forment des ceintres très-aigus, & dont les branches, en ſe recourbant, en s’entrelaſſant, conduiſent à l’invention des pendentifs, ne prouve pas qu’il y eût alors plus de richeſſes que de goût. Il ne faut ni beaucoup d’argent, ni beaucoup de connoiſſance des arts, pour élever des maſſes de pierre avec les bras de ſes eſclaves. Ce qui démontre, ſans réplique, la pauvreté des peuples, c’eſt que les impôts ſe levoient en nature ; & même les contributions que le clergé ſubalterne payoit à ſes ſupérieurs, conſiſtoient en denrées comeſtibles.

La ſuperſtition dominante épaiſſiſſoit les ténèbres. Avec des ſophiſmes & de la ſubtilité, elle fondoit cette fauſſe ſcience, qu’on appelle théologie, dont elle occupoit les hommes aux dépens des vraies connoiſſances.

Dès le huitième ſiècle, & au commencement du neuvième, Rome, qui n’étoit plus la ville des maîtres du monde, prétendit, comme autrefois, ôter & donner des couronnes. Sans citoyens, ſans ſoldats, avec des opinions, avec des dogmes, on la vit aſpirer à la monarchie univerſelle. Elle arma les princes les uns contre les autres, les peuples contre les rois, les rois contre les peuples. On ne connoiſſoit d’autre mérite, que de marcher à la guerre, ni d’autre vertu que d’obéir à l’Égliſe. La dignité des ſouverains étoit avilie par les prétentions de Rome, qui apprenoit à mépriſer les princes, ſans inſpirer l’amour de la liberté. Quelques romans abſurdes, & quelques fables mélancoliques, nées de l’oiſiveté des cloîtres, étoient alors la ſeule littérature. Ces ouvrages contribuoient à entretenir cette triſteſſe & cet amour du merveilleux, qui ſervent ſi bien la ſuperſtition.

Deux nations changèrent encore la face de la terre. Un peuple ſorti de la Scandivanie & de la Cherſonèſe Cimbrique, ſe répandit au Nord de l’Europe, que les Arabes preſſoient du côté du Midi. Ceux-là étoient diſciples d’Odin, & ceux-ci de Mahomet : deux hommes qui avoient répandu le fanatiſme des conquêtes, avec celui de la religion. Charlemagne ſut vaincre les uns, & réſiſter aux autres. Ces hommes du Nord, appelles Saxons ou Normands, étoient un peuple pauvre, mal armé, ſans diſcipline, de mœurs atroces, pouſſé aux combats & à la mort par la miſère & la ſuperſtition. Charlemagne voulut leur faire quitter cette religion qui les rendoit ſi terribles, pour une religion qui les diſpoſeroit à obéir. Il lui fallut verſer des torrens de ſang, & il planta la croix ſur des monceaux de morts. Il fut moins heureux contre les Arabes conquérant de l’Aſie, de l’Afrique & de l’Eſpagne : il ne put s’établir au-delà des Pyrénées.

Le beſoin de repouſſer les Arabes, & ſur-tout les Normands, fit renaître la marine de l’Europe. Charlemagne en France, Alfred-le-Grand en Angleterre, quelques villes en Italie, eurent des vaiſſeaux ; & ce commencement de navigation reſſuſcita, pour un peu de tems, le commerce maritime. Charlemagne établit de grandes foires, dont la principale étoit à Aix-la-Chapelle. C’eſt la manière de faire le commerce chez les peuples où il eſt encore au berceau.

Cependant, les Arabes fondoient le plus grand commerce qu’on eût vu depuis Athènes & Carthage. Il eſt vrai qu’ils le devoient moins aux lumières d’une raiſon cultivée & aux progrès d’une bonne adminiſtration qu’à l’étendue de leur puiſſance, & à la nature des pays qu’ils poſſédoient. Maîtres de l’Eſpagne, de l’Afrique, de l’Aſie-Mineure, de la Perſe, & d’une partie de l’Inde ; ils commencèrent par échanger entre eux, d’une contrée à l’autre, les denrées des différentes parties de leur vaſle empire. Ils s’étendirent par degrés juſqu’aux Moluques & à la Chine, tantôt en négocians, tantôt en miſſionnaires, ſouvent en conquérans.

Bientôt les Vénitiens, les Génois & les Arabes de Barcelone, allèrent prendre dans Alexandrie les marchandiſes de l’Afrique & de l’Inde, & les verſèrent en Europe. Les Arabes, enrichis par le commerce & raſſaſiés de conquêtes, n’étoient plus le même peuple qui avoit brûlé la bibliothèque des Ptolomées. Ils cultivoient les arts & les lettres ; & ils ont été la ſeule nation conquérante qui ait avancé la raiſon & l’induſtrie des hommes. On leur doit l’algèbre, la chymie, des lumières en agronomie, des machines nouvelles, des remèdes inconnus à l’antiquité ; mais la poéſie eſt le ſeul des beaux-arts qu’ils aient cultivé avec ſuccès.

Dans le même tems, les Grecs avoient imité les manufactures de l’Aſie ; & ils s’étoient approprié les richeſſes de l’Inde par différentes voies. Mais ces deux ſources de proſpérité tombèrent bientôt avec leur empire, qui n’oppoſoit au fanatiſme guerrier & intrépide des Arabes, que le fanatiſme imbécille & lâche des querelles ſcholaſtiques & des controverſes monacales. Les moines y régnaient, & l’empereur demandait pardon à Dieu du tems qu’il donnoit aux ſoins de l’état. Il n’y avoit plus ni bons peintres, ni bons ſculpteurs ; & l’on y diſputoit ſans ceſſe pour ſavoir s’il falloit honorer les images. Situés au milieu des mers, poſſeſſeurs d’un grand nombre d’iſles, les Grecs n’avoient pas de marine. Ils ſe défendirent contre celle d’Égypte & des Sarraſins par le feu Grégeois : arme vaine & précaire d’un peuple ſans vertu. Conſtantinople ne pouvoit protéger au loin ſon commerce maritime ; il fut abandonné aux Génois, qui s’emparèrent de Caffa, dont ils firent une ville floriſſante.

La nobleſſe de l’Europe, dans les folles expéditions des Croiſades, emprunta quelque choſe des mœurs des Grecs & des Arabes. Elle connut leurs arts & leur luxe ; il lui devint difficile de s’en paſſer. Les Vénitiens eurent un plus grand débit des marchandiſes qu’ils tiroient de l’Orient. Les Arabes, eux-mêmes, en portèrent en France y en Angleterre, & juſqu’en Allemagne.

Ces états étoient alors ſans vaiſſeaux & ſans manufactures. On y gênoit le commerce, & l’on y mépriſoit le commerçant. Cette claſſe d’hommes utiles n’avoit jamais été honorée chez les Romains. Ils avoient traités les négocians à-peu-près avec le même mépris qu’ils avoient pour les hiſtrions, les courtiſanes, les bâtards, les eſclaves & les gladiateurs. Le ſyſtême politique établi dans toute l’Europe par la force & l’ignorance des nations du Nord, devoit néceſſairement perpétuer ce préjugé d’un orgueil barbare. Nos pères inſenſés prirent pour baſe de leurs gouvernemens, un principe deſtructeur de toute ſociété, le mépris pour les travaux utiles. Il n’y avoit de conſidérés que les poſſeſſeurs des fiefs, & ceux qui s’étoient diſtingués dans les combats. Les nobles étoient, comme on fait, de petits ſouverains qui abuſoient de leur autorité, & réſiſtoient à celle du prince. Les barons avoient du faſte & de l’avarice, des fantaiſies, & fort peu d’argent. Tantôt ils appelloient les marchands dans leurs petits états, & tantôt ils les rançonnoient. C’eſt dans ces tems barbares que ſe font établis les droits de péage, d’entrée, de ſortie, de paſſage, de logemens, d’aubaines, d’autres oppreſſions ſans fin. Tous les ponts, tous les chemins s’ouvroient ou ſe fermoient, ſous le bon plaiſir du prince ou de ſes vaſſaux. On ignoroit ſi parfaitement les plus ſimples élémens du commerce, qu’on avoit l’uſage de fixer le prix des denrées. Les négocians étoient ſouvent volés, & toujours mal payés par les chevaliers & par les barons. On faiſoit le commerce par caravanes, & l’on alloit en troupes armées juſqu’aux lieux où l’on avoit fixé les foires. Là, les marchands ne négligeoient aucun moyen de ſe concilier le peuple. Ils étoient ordinairement accompagnés de bateleurs, de muſiciens & de farceurs. Comme il n’y avoit alors aucune grande ville, & qu’on ne connoiſſait ni les ſpectacles, ni les aſſemblées, ni les plaiſirs ſédentaires de la ſociété privée, le tems des foires étoit celui des amuſemens ; & ces amuſemens dégénéroient en diſſolutions, qui autoriſoient les déclamations & les violences du clergé. Les commerçans furent ſouvent excommuniés. Le peuple avoit en horreur des étrangers qui apportoient des ſuperfluités à ſes tyrans, & qui s’aſſocioient à des hommes dont les mœurs bleſſoient les préjugés & ſon auſtérité groſſière.

Les Juifs, qui ne tardèrent pas à s’emparer des détails du commerce, ne lui donnèrent pas beaucoup de conſidération. Ils furent alors dans toute l’Europe, ce qu’ils font encore aujourd’hui dans la Pologne & dans la Turquie. Les richeſſes qu’ils avoient, celles qu’ils acquéroient tous les jours, les mirent en état de prêter de l’argent au marchand & aux autres citoyens ; mais en exigeant un bénéfice proportionné au riſque que couroient ces fonds, en ſortant de leurs mains. Les ſcholaſtiques s’élevèrent avec fureur contre une pratique néceſſaire, que proſerivoient leurs barbares préjugés. Cette déciſion théologique ſur un objet civil & politique, eut d’étranges ſuites. Le magiſtrat entraîné par une autorité qu’en n’oſoit pas juger, même lorſqu’elle étoit injuſte, prononça des conſiſcations & des peines infamantes contre l’uſure, que dans ces tems d’aveuglement les loix confondoient avec l’intérêt le plus modéré. Ce fut à cette époque que les Juifs, pour ſe dédommager des dangers & des humiliations qu’ils avoient continuellement à craindre dans un trafic regardé comme odieux & criminel, ſe livrèrent à une avidité qui n’eut plus de bornes. Il leur fallut ajouter au prix de l’argent qui peut s’eſtimer par le beſoin de celui qui prête, par le crédit de celui qui emprunte, par une infinité d’autres circonſtances, le prix de l’infamie qui eſt de peu de choſe, ou que rien au monde ne peut compenſer. Toutes les nations les déteſtèrent. On les perſécuta, on les pilla, on les proſcrivit. Ils inventèrent les lettres-de-change, qui mirent en ſureté les débris de leur fortune. Le clergé déclara le change uſuraire ; mais il étoit trop utile pour être aboli. Un de ſes effets fut de rendre les négocians plus indépendans des princes, qui alors les traitèrent mieux, dans la crainte qu’ils ne portâſſent ailleurs leurs richeſſes.

Ce furent les Italiens, plus connus ſous le nom de Lombards, qui profitèrent les premiers de ce commencement de révolution dans les idées. Ils obtinrent, pour les petites ſociétés qu’ils formoient, la protection de quelques gouvernemens, qui dérogèrent pour eux aux loix portées, dans des tems barbares, contre tous les étrangers. Cette faveur les rendit les agens de tout le Midi de l’Europe.

Le Nord parut ſe réveiller auſſi ; mais un peu plus tard, & plus difficilement encore. Hambourg & Lubec ayant entrepris d’ouvrir un commerce dans la mer Baltique, ſe virent obligés de s’unir pour ſe défendre contre les brigands qui infeſtoient ces parages. Le ſuccès de cette petite ligue détermina d’autres villes à entrer dans la confédération. Bientôt elle fut compoſée de quatre-vingts cités, qui formoient une chaîne depuis la Baltique juſqu’au Rhin, & qui avoient obtenu ou acheté le privilège de ſe gouverner par leurs propres loix. Cette aſſociation, la première qui ait eu dans les tems modernes un ſyſtême régulier de commerce, échangeoit avec les Lombards les munitions navales & les autres marchandiſes du Nord, contre les productions de l’Aſie, de l’Italie & des autres états du Midi.

La Flandre ſervoit de théâtre à tant d’heureuſes opérations. Sa poſition n’étoit pas la ſeule cauſe de cette préférence ſi utile. Elle la devoit auſſi à ſes belles & nombreuſes manufactures de draps ; elle la devoit encore à ſes fabriques de tapiſſeries, qui prouvent à quel point le deſſin & la perſpective étoient alors ignorés. Tous ces moyens de proſpérité firent des Pays-Bas, la région la plus riche, la plus peuplée, la plus cultivée de l’Europe.

L’état floriſſant des peuples de la Flandre, de ceux de la Grande Anſe, de ceux de quelques républiques qui proſpéroient à l’aide de la liberté, fit impreſſion ſur la plupart des rois. Dans leurs états, il n’y avoit de citoyens que la nobleſſe & les eccléſiaſtiques. Le reſte étoit eſclave. Ils affranchirent les villes, & leur prodiguèrent les privilèges. Auſſi-tôt ſe formèrent des corps de marchands, des corps de métiers ; & ces aſſociations acquirent du crédit en acquérant des richeſſes. Les ſouverains les oppoſèrent aux barons. On vit diminuer peu-à-peu l’anarchie & la tyrannie féodales. Les bourgeois devinrent citoyens ; & le tiers-état fut rétabli dans le droit d’être admis aux aſſemblées nationales.

Le préſident de Monteſquieu fait honneur à la religion chrétienne, de l’abolition de l’eſclavage. Nous oſerons n’être pas de ſon avis. C’eſt quand il y eut de l’induſtrie & des richeſſes dans le peuple, que les princes le comptèrent pour quelque choſe. C’eſt quand les richeſſes du peuple purent être utiles aux rois contre les barons, que les loix rendirent meilleure la condition du peuple. Ce fut une ſaine politique que le commerce amène toujours, & non l’eſprit de la religion chrétienne, qui engagea les rois à déclarer libres les eſclaves de leurs vaſſaux ; parce que ces eſclaves, en ceſſant de l’être, devenoient des ſujets. Il eſt vrai que le pape Alexandre III déclara que des chrétiens devoient être exempts de ſervitude : mais il ne fit cette déclaration que pour plaire aux rois de France & d’Angleterre, qui vouloient abaiſſer leurs vaſſaux. S’il eût été inſpiré par l’amour de la juſtice & de l’humanité, il n’eût pas dit que le chrétien, mais il eût dit que l’homme n’étoit pas né pour la ſervitude ; que l’eſclave volontaire, eſt un lâche ; qu’aucun lien n’enchaîne licitement l’eſclave involontaire ; que celui qui ne peut le briſer par la force eſt innocent, s’il s’en délivre par la fuite ; & que ſon prétendu maître eſt un aſſaſſin, s’il punit de mort une action autoriſée par la nature. Mais la religion chrétienne défend ſi peu la ſervitude, que dans l’Allemagne-Catholique, en Bohême, en Pologne, pays très-catholiques, le peuple eſt encore eſclave ; & que les poſſeſſions eccléſiaſtiques y ont elles-mêmes des ſerfs, comme elles en avoient autrefois parmi nous, ſans que l’égliſe le trouve mauvais.

Les beaux jours de l’Italie étoient à leur aurore. On voyoit dans Piſe, dans Gênes, dans Florence, des républiques fondées ſur des loix ſages. Les factions des Guelphes & des Gibelins, qui déſoloient ces délicieuſes contrées depuis tant de ſiècles, s’y étoient enfin calmées. Le commerce y fleuriſſoit & devoit bientôt y amener les lettres. Veniſe étoit au comble de ſa gloire. Sa marine, en effaçant celle de ſes voiſins, réprimoit celle des Mammelus & des Turcs. Son commerce étoit ſupérieur à celui de l’Europe entière. Elle avoit une population nombreuſe & des tréſors immenſes. Ses finances étoient bien adminiſtrées, & le peuple content. La république empruntoit aux riches particuliers, mais par politique, & non par beſoin. Les Vénitiens ont été les premiers qui aient imaginé d’attacher au gouvernement les ſujets riches, en les engageant à placer une partie de leur fortune dans les fonds publics. Veniſe avoit des manufactures de ſoie, d’or & d’argent. Les étrangers achetoient chez elle des vaiſſeaux. Son orfèvrerie étoit la meilleure, & preſque la ſeule de ce tems-là. On reprochoit aux habitans de ſe ſervir d’uſtenſiles & de vaiſſelle d’or & d’argent. Ils avoient cependant des loix ſomptuaires ; mais ces loix permettoient une ſorte de luxe qui conſervoit des fonds dans l’état. Le noble étoit à la fois économe & ſomptueux. L’opulence de Veniſe avoit reſſuſcité l’architecture d’Athènes. Enfin, il y avoit de la grandeur & déjà du goût dans le luxe. Le peuple étoit ignorant, mais la nobleſſe étoit éclairée. Le gouvernement réſiſtoit avec une fermeté ſage aux entrepriſes des pontifes. Siamo Veneziani, poi Chriſtiani, diſoit un de leurs ſénateurs. C’étoit l’eſprit du ſénat entier. Dès ce tems, il aviliſſoit les prêtres, qu’il vaudroit mieux rendre utiles aux mœurs. Elles étoient plus fortes & plus pures chez les Vénitiens que chez les autres peuples d’Italie. Leurs troupes étoient fort différentes de ces miſérables Condottieri, dont les noms étoient ſi terribles, & dont les armes l’étoient ſi peu. Il régnoit de la politeſſe à Veniſe ; & la ſociété s’y trouvoit moins gênée par les inquiſiteurs d’état, qu’elle ne l’a été depuis que la république s’eſt méfiée de la puiſſance de ſes voiſins & de ſa foibleſſe.

Au quinzième ſiècle, l’Italie laiſſoit bien loin derrière elle tout le reſte de l’Europe. La ſuperſtition la plus cruelle, la plus inſenſée, qui tenoit lieu de tout mérite, & qui produiſoit tant de pratiques minutieuſes & tant de fureurs atroces, avoit cependant peu-à-peu tiré l’Eſpagne du joug des Arabes. Ses différentes provinces venoient de ſe réunir par le mariage de Ferdinand & d’lſabelle, & par la conquête de Grenade. L’Eſpagne étoit devenue une puiſſance qui s’égaloit à la France même. Les belles laines de Caſtille & de Léon étoient travaillées à Ségovie. On en fabriquoit des draps qui ſe vendoient dans toute l’Europe, & même en Aſie. Les efforts continuels que les Espagnols avoient été obligés de faire pour défendre leur liberté, leur avoient donné de la vigueur & de la confiance. Leurs ſuccès leur avoient élevé l’ame. Peu éclairés, ils avoient tout l’enthouſiaſme de la chevalerie & de la religion. Bornés à leur péninſule, & ne commerçant guère par eux-mêmes avec les autres nations, ils les mépriſoient : ils avoient ce dédain faſtueux, qui, chez un peuple comme dans un particulier, marque ordinairement peu de lumières. C’étoit la ſeule puiſſance qui eût une infanterie toujours ſubſiſtante ; & cette infanterie étoit admirable. Comme, depuis pluſieurs ſièçles, les Eſpagnols faiſoient la guerre, ils étoient réellement plus aguerris que les autres peuples de l’Europe.

Les Portugais avoient à-peu-près le même caractère : mais leur monarchie étoit mieux réglée que la Caſtille, & plus facile à conduire, depuis que, par la conquête des AIgarves, elle avoit été délivrée des Maures.

En France, Louis XI venoit d’abaiſſer les grands vaſſaux, de relever la magiſtrature, & de ſoumettre la nobleſſe aux loix. Le peuple François, moins dépendant de ſes ſeigneurs, devoit dans peu devenir plus induſtrieux, plus actif & plus eſtimable ; mais l’induſtrie & le commerce ne pouvoient fleurir ſubitement. Les progrès de la raiſon dévoient être lents au milieu des troubles que les grands excitoient encore, & ſous le règne d’un prince livré à la plus vile ſuperſtition. Les barons n’avoient qu’un faſte barbare. Leurs revenus ſuffiſoient à peine pour entretenir à leur ſuite une foule de gentils-hommes déſœuvrés, qui les défendoient contre les ſouverains & contre les loix. La dépenſe de leur table étoit exceſſive ; & ce luxe ſauvage, dont il reſle encore trop de veſtige, n’encourageoit aucun des arts utiles. Il n’y avoit, ni dans les mœurs, ni dans le langage, cette ſorte de décence qui diſtingue les premières claſſes des citoyens, & qui apprend aux autres à les reſpecter. Malgré la courtoiſie preſcrite aux chevaliers, il régnoit, parmi les grands, de la groſſiéreté & de la rudeſſe. La nation avoit alors ce caractère d’inconſéquence, qu’elle a eu depuis, & qu’aura toujours un peuple dont les mœurs & les manières ne ſeront pas d’accord avec ſes loix. Les conſeils du prince y donnoient des édits ſans nombre, & ſouvent contradictoires ; mais le prince diſpenſoit aiſément d’obéir. Ce caractère de facilité dans les ſouverains, a été ſouvent le remède à la légèreté avec laquelle les miniſtres de France ont donné & multiplié les loix.

L’Angleterre, moins riche & moins induſtrieuſe que la France, avoit des barons inſolens, des évêques deſpotes, & un peuple qui ſe laſſoit de leur joug. La nation avoit déjà cet eſprit d’inquiétude, qui devoit, tôt ou tard, la conduire à la liberté. Elle devoit ce caractère à la tyrannie abſurde de Guillaume le conquérant, & au génie atroce de pluſieurs de ſes ſucceſſeurs. L’abus exceſſif de l’autorité, avoit donné aux Anglois une extrême défiance de leurs ſouverains. On ne prononçoit chez eux le nom de roi qu’avec crainte ; & ces ſentimens, tranſmis de race en race, ont ſervi depuis à leur faire établir le gouvernement ſous lequel ils ont le bonheur de vivre. Les longues guerres, entre les maiſons de Lancaſtre & d’Yorck, avoient nourri le courage guerrier & l’impatience de la ſervitude ; mais elles avoient entretenu le déſordre & la pauvreté. C’étoit les Flamands qui mettoient alors en œuvre les laines de l’Angleterre. Ses laines, ſon plomb, ſon étain, étoient tranſportés ſur les vaiſſeaux des villes Anſéatiques. Elle n’avoit ni marine, ni police intérieure, ni uriſprudence, ni luxe, ni beaux-arts. Elle étoit d’ailleurs ſurchargée d’une multitude de riches couvens & d’hôpitaux. Les nobles, ſans aiſance, allaient de couvent en couvent, & le peuple d’hôpitaux en hôpitaux, Ces établiſſemens ſuperſtitieux maintenoient la pareſſe & la barbarie.

L’Allemagne, long-tems agitée par les querelles des empereurs & des papes, & par des guerres inteſtines, venoit de prendre une aſſiette plus tranquille. L’ordre avoit ſuccédé à l’anarchie ; & les peuples de cette vaſte contrée, ſans richeſſes, ſans commerce, mais guerriers & cultivateurs, n’avoient rien à craindre de leurs voiſins, & ne pouvoient leur être redoutables. Le gouvernement féodal y étoit moins funeſte à la nature humaine, qu’il ne l’avoit été dans d’autres pays. En général, les diffèrens princes de cette grande portion de l’Europe, gouvernoient aſſez ſagement leurs états. Ils abuſoient peu de leur autorité ; & ſi la poſſeſſion paiſible de ſon héritage peut dédommager l’homme de la liberté, le peuple d’Allemagne étoit heureux. C’étoit dans les ſeules villes libres & alliées de la Grande Anſe, qu’il y avoit du commerce & de l’induſtrie. Les mines d’Hanovre & de Saxe n’étoient pas connues. L’argent étoit rare. Le cultivateur vendoit à l’étranger quelques chevaux. Les princes ne vendoient pas encore des hommes. La table & de nombreux équipages étoient le ſeul luxe. Les grands & le clergé s’enivroient ſans troubler l’état. On avoit de la peine à dégoûter les gentils-hommes de voler ſur les grands chemins. Les mœurs étoient féroces ; & juſques dans les deux ſiècles ſuivans, les troupes Allemandes furent plus célèbres par leurs cruautés, que par leur diſcipline & leur courage.

Le Nord étoit encore moins avancé que l’Allemagne. Il étoit opprimé par les nobles & par les prêtres. Aucun des peuples qui l’habitoient, n’avoit conſervé cet enthouſiaſme de gloire, que leur avoit autrefois inſpiré la religion d’Odin ; & ils n’avoient encore reçu aucune des loix ſages, que de meilleurs gouvernemens ont données depuis à quelques-uns d’entre’eux. Leur puiſſance n’étoit rien ; & une ſeule ville de la Grande Anſe faiſoit trembler les trois couronnes du Nord. Elles redevinrent des nations après la réforme de la religion, & ſous les loix de Frédéric & de Guſtave Vaza.

Les Turcs n’avoient ni la ſcience du gouvernement, ni la connoiſſance des arts, ni le goût du commerce ; mais les Janiſſaires étoient la première milice du monde ; & il n’a manqué qu’un ſeul verſet dans l’Alcoran, pour que des peuples, ſur leſquels la religion a confervé juſqu’ici la plus grande influence, ne devinſſent les maîtres de la terre. Si Mahomet, après avoir dit : Tu rendras à l’ennemi le mois de la calamité pour le mois de la calamité, avoit ajouté : & tu mépriſeras les vaines connoiſſances de l’étranger ; l’art de la guerre eſt le ſeul que tu en apprendras ; c’étoit fait de la liberté de l’Europe. Celui qui perfectionnera le Turc dans l’art militaire, l’ennemi commun de toutes les nations. Les Janiſſaires, ces compagnons d’un deſpote, qu’ils ſont reſpecter & trembler, qu’ils couronnent & qu’ils étranglent, avoient alors de grands hommes à leur tête. Ils renverſèrent l’empire des Grecs, infatués de théologie, hébétés par la ſuperſtition. Quelques habitans de ce doux climat, qui cultivoient chez eux les lettres & les arts abandonnèrent, leur patrie ſubjuguée, & ſe réfugièrent en Italie : ils y furent ſuivis par des artiſans & des négocians. L’aiſance, la paix, la proſpérité, cet amour de toutes les gloires, ce beſoin de nouveaux plaiſirs qu’inſpirent de bons gouvernemens, favoriſoient dans le pays des anciens Romains la renaiſſance des lettres ; & les Grecs apportèrent aux Italiens plus de connoiſſance des bons modèles, & le goût de l’antiquité. L’imprimerie étoit inventée ; & ſi elle avoit été long-tems une invention inutile, tandis que les peuples étoient pauvres & ſans induſtrie, depuis les progrès du commerce & des arts, elle avoit rendu les livres communs. Par-tout on étudioit, on admiroit les anciens ; mais ce n’étoit qu’en Italie qu’ils avoient des rivaux.

Rome, qui, preſque toujours, a eu dans chaque ſiècle l’eſprit qui lui convenoit le mieux pour le moment ; Rome ſembloit ne plus chercher à perpétuer l’ignorance qui l’avoit ſi long-tems & ſi bien ſervie. Elle protégea les belles-lettres & les arts, qui doivent plus à l’imagination qu’au raisonnement. Les prêtres les moins éclairés, ſavent que l’image d’un Dieu terrible, les macérations, les privations, l’auſtérité, la triſteſſe & la crainte, ſont les moyens qui établirent leur autorité ſur les eſprits, en les occupant profondément de la religion. Mais il y a des tems où ces moyens n’ont plus que de ſoibles ſuccès. Les hommes enrichis dans des ſociétés tranquilles, veulent jouir ; ils craignent l’ennui, & ils cherchent les plaiſirs avec paſſion. Quand les foires s’établirent, & lorſqu’à ces foires il y eut des jeux, des danſes, des amuſemens, le clergé, qui ſentit que ces diſpoſitions à la joie rendroient les peuples moins religieux, proſcrivit ces jeux, excommunia les hiſtrions. Mais lorsqu’il vit que ſes cenſures n’étoient pas aſſez reſpectéés, il changea de conduite ; il voulut lui-même donner des ſpectacles. On vit naître les comédies ſaintes. Les moines de Saint-Denis, qui jouoient la mort de Sainte Catherine, balancèrent le ſuccès des hiſtrions. La muſique fut introduite dans les égliſes ; on y plaça même des farces. Le peuple s’amuſoit à la fête des fous, à celle de l’âne, à celle des innocens, qui ſe célébroient dans les temples, autant qu’aux farces qui ſe jouoient dans les places publiques. Souvent, par un ſimple attrait de plaiſir, on quitta les danſes des Égyptiennes pour la proceſſion de la Saint Jean. Lorſque l’Italie acquit de la politeſſe, & qu’elle en mit dans ſes plaiſirs, les ſpectacles publics, les fêtes profanes eurent encore plus de décence ; les prêtres eurent une raiſon de moins de les cenſurer, & ils les tolérèrent. Ils avoient été long-tems les ſeuls hommes qui ſuſſent lire ; mais ce mérite, devenu plus commun, ne leur donnoit plus de conſidération. Ils voulurent partager la gloire de réuſſir dans les lettres, quand ils virent que les lettres donnoient de la gloire. Les papes, riches & paiſibles ſouverains dans la voluptueuſe Italie, perdirent de leur auſtérité. Leur cour devint aimable. Ils regardèrent la culture des lettres, comme un moyen nouveau de régner ſur les eſprits. Ils protégèrent les talens ; ils honorèrent les grands artiſtes. Raphaël alloit être cardinal, lorſqu’il mourut. Pétrarque eut les honneurs du triomphe. Ce bon goût, ces plaiſirs nouveaux, pouvoient n’être pas conformes à l’eſprit de l’évangile ; mais ils paroiſſoient l’être aux intérêts des pontifes. Les arts & les lettres décorent l’édifice de la religion ; c’eſt la philoſophie qui le détruit. Auſſi l’égliſe Romaine, favorable aux belles-lettres & aux beaux-arts, fut-elle oppoſée aux ſciences exactes. On couronna les poètes ; on perſécuta les philoſophes. Galilée eût vu de ſa priſon le Taſſe monter au Capitole, ſi ces deux grands génies euſſent été contemporains.

Il étoit tems que la philoſophie & les lettres arrivaient au ſecours de la morale & de la raiſon. L’égliſe Romaine avoit détruit, autant qu’il eſt poſſible, les principes de juſtice que la nature a mis dans tous les hommes. Ce ſeul dogme, qu’au pape appartient la ſouveraineté de tous les empires, renverſoit les fondemens de toute ſociété, de toute vertu politique. Cependant cette maxime avoit régné long-tems avec le dogme affreux qui permettoit, qui ordonnoit même, de haïr, de perſécuter tous les hommes, dont les opinions ſur la religion ne ſont pas conformes à celles de l’égliſe Romaine. Les indulgences, eſpèce d’expiations vendues pour tous les crimes, & ſi vous voulez quelque choſe de plus monſtrueux, des expiations pour les crimes à venir ; la diſpenſe de tenir ſa parole aux ennemis du pontife, faſſent-ils de ſa religion ; cet article de croyance, où l’on enſeigne que le mérite du juſle peut être appliqué au méchant ; les exemples de tous les vices dans la perſonne des pontifes, & dans les hommes ſacrés, deſtinés à ſervir de modèle au peuple ; enfin, le plus grand des outrages faits à l’humanité, l’inquiſition : toutes ces horreurs dévoient faire de l’Europe un repaire de tigres ou de ſerpens, plutôt qu’une vaſte contrée, habitée ou cultivée par des hommes.

Telle étoit la ſituation de l’Europe, lorſque les monarques Portugais, à la tête d’un peuple actif, généreux, intelligent, entouré de voiſins qui ſe déchiroient encore, formèrent le projet d’étendre leur navigation & leur empire.