Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 8

VIII. Religion, gouvernement juriſprudence, mœurs, uſages de l’Indoſtan.

Le moral n’y eſt pas moins extraordinaire que le phyſique. Lorſqu’on arrête ſes regards ſur cette vaſte contrée, on ne peut voir ſans douleur que la nature y a tout fait pour le bonheur de l’homme, & que l’homme y a tout fait contre elle. La fureur des conquêtes, & un autre fléau qui n’eſt guère moins deſtructeur, l’avidité des commerçans, ont ravagé tour-à-tour & opprimé le plus beau pays de l’univers.

Au milieu des brigands féroces, & de ce ramas d’étrangers que la guerre & l’avidité ont attirés dans l’Inde, on en démêle aisément les anciens habitans. La couleur de leur teint & leur forme extérieure, les diſtinguent encore moins que les traits particuliers de leur caractère. Ce peuple, écraſé ſous le joug du deſpotiſme, ou plutôt de l’anarchie la plus extravagante, n’a pris ni les mœurs, ni les loix, ni la religion de ſes tyrans. Le ſpectacle continuel de toutes les fureurs de la guerre, de tous les excès & de tous les vices dont la nature humaine eſt capable, n’a pu corrompre ſon caractère. Doux, humain, timide, rien n’a pu familiariſer un Indien avec la vue du ſang, ni lui inſpirer le courage & le ſentiment de la révolte. Il n’a que les vices de la foibleſſe.

Le voyageur éclairé qui, en parcourant les plaines de L’Égypte, voit épars dans la campagne des tronçons de colonnes, des ſtatues mutilées, des entablemens brisés, des pyramides immenſes échappées aux ravages des guerres & des tems, contemple avec admiration ces reſtes d’une nation qui n’exiſte plus. Il ne retrouve plus la place de cette Thèbes aux cent portes, ſi célèbre dans l’antiquité : mais les débris de ſes temples & de ſes tombeaux, lui donnent une plus haute idée de ſa magnificence que les récits d’Hérodote & de Diodore.

En examinant avec attention les récits des voyageurs ſur les mœurs des naturels de l’Inde, on croit marcher ſur des monceaux de ruines. Ce ſont les débris d’un édifice immenſe. L’enſemble en eſt détruit : mais ces débris épars affectent la grandeur & la régularité du plan. Au travers de ſuperſtitions abſurdes, de pratiques puériles & extravagantes, d’uſages & de préjugés biſarres, on apperçoit les traces d’une morale ſublime, d’une philoſophie profonde, d’une police très-rafinée ; & lorſqu’on veut remonter à la ſource de ces inſtitutions religieuſes & ſociales, on voit qu’elle ſe perd dans l’obſcurité des tems. Les traditions les plus anciennes, préſentent les Indiens comme le peuple le plus anciennement éclairé & civiliſé.

L’empereur Mahmoud Akebar eut la fantaiſie de s’inſtruire des principes de toutes les religions répandues dans les vaſtes provinces. Dégagé des ſuperſtitions dont l’éducation mahométane l’avoit préoccupé, il voulut juger par lui-même. Rien ne lui fut plus facile que de connoître tous les cultes, qui ne demandent qu’à faire des prosélytes : mais il échoua dans ſes deſſeins quand il fallut traiter avec les Indiens, qui ne veulent admettre perſonne dans la communion de leurs myſtères.

Toute la puiſſance & les promeſſes d’Akebar ne purent déterminer les bramines à lui découvrir les dogmes de leur religion. Ce prince recourut donc à l’artifice. L’expédient qu’il imagina, fut de faire remettre à ces prêtres un jeune enfant nommé Feizi, comme un pauvre orphelin de la race ſacerdotale, la ſeule qui puiſſe être admiſe au ſaints myſtères de la théologie. Feizi, bien inſtruit du rôle qu’il devoit jouer, fut ſecrétement envoyé à Benarès, le ſiège des ſciences de l’Indoſtan. Il fut reçu par un ſavant bramine, qui l’éleva avec autant de tendreſſe que s’il eût été ſon fils. Après dix ans d’études, Akebar voulut faire revenir le jeune homme : mais celui-ci étoit épris des charmes de la fille du bramine, ſon inſtituteur.

Les femmes de la race ſacerdotale paſſent pour les plus belles femmes de l’Indoſtan. Le vieux bramine ne s’oppoſa pas aux progrès de la paſſion des deux amans. Il aimoit Feizi, qui avoit gagné ſon cœur par ſes manières & ſa docilité, & lui offrit ſon amante en mariage. Alors le jeune homme, partagé entre l’amour & la reconnoiſſance, ne voulut pas continuer plus long-tems la ſupercherie. Tombant aux pieds du bramine, il lui découvre la fraude, & le ſupplie de lui pardonner ſon crime.

Le prêtre, ſans lui faire aucun reproche, ſaiſit un poignard qu’il portoit à ſa ceinture, & alloit s’en frapper, ſi Feizi n’eût arrêté ſon bras. Ce jeune homme mit tout en uſage pour le calmer, proteſtant qu’il étoit prêt à tout faire, pour expier ſon infidélité. Le bramine fondant en larmes, promit de lui pardonner, s’il vouloit jurer de ne jamais traduire les Bedas ou livres ſaints, & de ne jamais révéler à perſonne le ſymbole de la croyance des bramines. Feizi promit ſans héſiter, & vraiſemblablement il tint parole.

De tems immémorial, les brames, ſeuls dépoſitaires des livres, des connoiſſances & des réglemens, tant civils que religieux, en avoient fait un ſecret que la préſence de la mort, au milieu des ſupplices, ne leur avoit point arraché. Il n’y avoit aucune ſorte de terreurs & de ſéductions auxquelles ils n’euſſent réſiſté ; lorſque tout récemment M. Haſtings, gouverneur général des établiſſemens Anglois dans le Bengale, & le plus éclairé des Européens qui ſoient paſſés aux Indes, devint poſſeſſeur du code des Indiens. Il corrompit quelques brames ; il fit ſentir à d’autres le ridicule & les inconveniens de leur myſtérieuſe réſerve. Les vieillards, que leur expérience & leurs études avoient élevés au-deſſus des préjugés de leur caſte, ſe prêtèrent à ſes vues, dans l’eſpérance d’obtenir un plus libre exercice de leur religion & de leurs loix. Ils étoient au nombre de onze, dont le plus âgé paſſoit quatre-vingts ans, & le plus jeune n’en avoit pas moins de trente-cinq. Ils compulſèrent dix-huit auteurs originaux Samskrets ; & le recueil des ſentences qu’ils en tirèrent, traduit en Perſan, ſous les yeux des brames, le fut du Perſan en Anglois par M. Halhed. Les compilateurs du code rejettèrent unanimement deux propoſitions ; l’une de ſupprimer quelques paragraphes ſcandaleux ; l’autre d’inſtruire M. Halhed dans le dialecte ſacré. Tant il eſt vrai que l’eſprit ſacerdotal eſt par-tout le même, & qu’en tout tems le prêtre, par intérêt & par orgueil, s’occupe à retenir les peuples dans l’ignorance. Pour donner à l’ouvrage l’exactitude & la ſanction qu’on pouvoit deſirer, on appella des différentes contrées du Bengale, les plus habiles d’entre les pundits ou brames juriſconſultes. Voici l’hiſtoire abrégée de la création du monde, & de la première formation des caſtes, telle que ces religieux compilateurs l’ont expoſée à la tête du code civil.

Brama aime, dans chaque pays, la forme du culte qu’on y obſerve. Il écoute dans la moſquée le dévot qui récite des prières, en comptant des grains. Il eſt préſent aux temples, à l’adoration des idoles. Il eſt l’intime du Muſulman & l’ami de l’Indien ; le compagnon du Chrétien & le confident du Juif. Les hommes qu’il a doués d’une ame élevée, ne voient dans les contrariétés des ſectes & la diverſité des cultes religieux, qu’un des effets de la richeſſe qu’il a déployée dans l’œuvre de la création.

Le principe de la vérité, ou l’être ſuprême, avoit formé la terre & les cieux, l’eau, l’air & le feu, lorsqu’il engendra Brama. Brama eſt l’eſprit de Dieu. Il eſt abſorbé dans la contemplation de lui-même. Il eſt préſent à chaque partie de l’eſpace. Il eſt un. Sa ſcience eſt infinie. Elle lui vient par inſpiration. Son intelligence comprend tout ce qui eſt poſſible. Il eſt immuable. Il n’y a pour lui, ni paſſé, ni préſent, ni futur. Il eſt indépendant. Il eſt ſéparé de l’Univers. Il anime les opérations de Dieu. Il anime les vingt-quatre puiſſances de la nature. L’œil reçoit ſon action du ſoleil, le vaſe du feu, le fer de l’aimant, le feu des matières combuſtibles, l’ombre du corps, la pouſſière du vent, le trait du reſſort de l’arc, & l’ombrage de l’arbre. Ainſi, par cet eſprit, l’Univers eſt doué des puiſſances de la volonté & des puiſſances de l’action. Si cet eſprit vient du cœur, par le canal de l’oreille, il produit la perception des ſons ; par le canal de la peau, la perception du toucher ; par le canal de l’œil, la perception des objets viſibles ; par le canal de la langue, la perception du goût ; par le canal du nez, la perception de l’odorat. Cet eſprit anime les cinq membres d’action, les cinq membres de perception, les cinq élémens, les cinq ſens, les trois diſpoſitions de l’âme ; cauſe la création ou l’anéantiſſement des choſes, contemplant le tout en ſpectateur indifférent. Telle eſt la doctrine du Reig-Beda.

Brama engendra de ſa bouche la ſageſſe, ou le brame, dont la fonction eſt de prier, de lire & d’inſtruire ; de ſon bras, la force, ou le guerrier & le ſouverain qui tirera de l’arc, gouvernera & combattra ; de ſon ventre, de ſes cuiſſes, la nourriture, ou l’agriculture & le commerçant ; de ſes pieds, la ſervitude, ou l’artiſan & l’eſclave, qui paſſera ſa vie à obéir, à travailler & à voyager.

La diſtinction des quatre premières caſtes eſt donc auſſi vieille que le monde, & d’inſtitution divine.

Brama produiſit enſuite le reſte de l’eſpèce humaine, qui devoit remplir ces quatre caſtes ; les animaux, les végétaux, les choſes inanimées, les vices & les vertus. Il preſcrivit à chaque caſte ſes devoirs ; & ces devoirs ſont à jamais conſignés dans les livres ſacrés.

Le premier magiſtrat ou ſouverain du choix de Brama, eut un méchant ſucceſſeur, qui pervertit l’ordre ſocial, en autoriſant le mêlange des hommes & des femmes des quatre caſtes qu’il avoit inſtituées ; confuſion ſacrilège, de laquelle ſortit une cinquième caſte, & de celle-ci une multitude d’autres. Les brames irrités le mirent à mort. En frottant la main droite de ſon cadavre, il en naquit deux fils, l’un militaire ou magiſtrat, l’autre brame. En frottant la main gauche, il en naquit une fille, que les brames marièrent à ſon frère le guerrier, à qui ils accordèrent la magiſtrature. Celui-ci avoit médité le maſſacre de cinquième caſte, & de toutes ſes branches. Les brames l’en diſſuadèrent. Leur avis fut de raſſembler les individus qui la compoſoient, & de leur aſſigner différentes fonctions dans les ſciences, les arts & les métiers, qu’ils exercèrent, eux & leurs deſcendans, à perpétuité.

D’où l’on voit que le brame fut tellement enorgueilli de ſon origine, qu’il auroit cru ſe dégrader en ambitionnant la magiſtrature ou la ſouveraineté, & qu’on parvient à rendre aux peuples leurs chaînes reſpectables, en les en chargeant au nom de la divinité. Jamais un Indien ne fut tenté de ſortir de ſa caſte. La diſtribution des Indiens en caſtes, qui s’élèvent les unes au-deſſus des autres, caractériſe la plus profonde corruption, & le plus ancien eſclavage. Elle décèle une injuſte & révoltante prééminence des prêtres ſur les autres conditions de la ſociété, & une ſtupide indifférence du premier légiſlateur pour le bonheur général de la nation.

Cet hiſtorique de la naiſſance du monde n’offre rien de plus raiſonnable, ou de plus inſenſé, que ce qu’on lit dans les autres mythologies. Par-tout l’homme a voulu deſcendre du ciel. Les Bedas, ou les livres canoniques, ne font ni moins révérés, ni moins crus dans l’Inde, que la bible par le Juif ou par le Chrétien ; & la foi dans les révélations de Brama, de Raom & de Kiſhe, eſt auſſi robuſte que la nôtre. La religion fut par-tout une invention d’hommes adroits & politiques, qui ne trouvant pas en eux-mêmes les moyens de gouverner leurs ſemblables à leur gré, cherchèrent dans le ciel la force qui leur manquoit, & en firent deſcendre la terreur. Leurs rêveries furent généralement admiſes dans toute leur abſurdité. Ce ne fut que par le progrès de la civiliſation & des lumières, qu’on s’enhardit à les examiner, & qu’on commença à rougir de ſa croyance. D’entre les raiſonneurs, les uns s’en moquèrent & formèrent la claſſe abhorrée des eſprits forts ; les autres par intérêt ou puſillanimité, cherchant à concilier la folie avec la raiſon, recoururent à des allégories dont les inſtituteurs du dogme n’avoient pas eu la moindre idée, & que le peuple ne comprit pas ou rejetta pour s’en tenir purement & ſimplement à la foi de ſes pères.

Les annales ſacrées des Indiens datent des ſiècles les plus reculés, & ſe ſont conſervées juſqu’aux derniers tems ſans aucune interruption. Elles ne font aucune mention de l’événement le plus mémorable & le plus terrible, le déluge. Les brames prétendent que leurs livres ſacrés ſont antérieurs à cette époque, Si que ce fléau ne s’étendit pas ſur l’Indoſtan. Ils diſtinguent quatre âges. L’âge de la pureté dont la durée fut de trois millions deux cens mille ans : alors l’homme vivoit cent mille ans, & ſa ſtature étoit de vingt & une coudées : l’âge de réprobation, ſous lequel un tiers du genre-humain, étoit corrompu : ſa durée fut de deux millions quatre cens mille ans, & la vie de l’homme de dix mille ans. L’âge de la corruption de la moitié de l’eſpèce, dont la durée fut d’un million ſix cens mille ans, & la vie de l’homme de mille ans. L’âge de la corruption générale ou l’ère préſente, dont la durée ſera de quatre cens mille ans ; il y en a près de cinquante mille d’écoulés : au commencement, de ce période, la vie de l’homme fut bornée à cent ans. Par-tout l’âge préſent eſt le plus corrompu. Par-tout ſon ſiècle eſt la lie des ſiècles : comme ſi le vice & la vertu n’étoient pas auſſi vieux que l’homme & le monde.

Quelque fabuleuſes que ces annales nous paroiſſent, par qui pourraient-elles être conteſtées ? Seroit-ce par le philoſophe, qui croit à l’éternité des choſes ? ſeroit-ce par le Juif, dont la chronologie, les mœurs, les lois ont tant de conformité avec le dernier âge de l’Indien ? Il n’y a point d’objections contre les époques des Indiens qu’on ne puiſſe rétorquer contre les nôtres ; & nous n’employons aucune preuve à conſtater celles-ci, qu’on ne retrouve dans la bouche & les écrits du brame.

Les pundits ou brames juriſconſultes parlent aujourd’hui la langue originale des loix, langue ignorée du peuple. Les brames parlent & écrivent le ſamſkret. Le ſamſkret eſt abondant & concis. La grammaire en eſt très-compliquée & très-régulière. L’alphabet a cinquante caractères. Les déclinaiſons, au nombre de dix-ſept, ont chacune un ſingulier, un duel & un pluriel. Il y a des ſyllabes brèves, plus brèves & très-brèves ; des ſyllabes longues, plus longues & très-longues ; aiguës, plus aiguës & très-aiguës ; graves, plus graves & très-graves. C’eſt un idiome noté & muſical. La dernière ſyllabe du mot bédéreo eſt une eſpèce de point d’orgue qui dure près d’une minute. La poéſie a toutes ſortes de vers ; & la verſification toutes les ſortes de pieds & de difficultés des autres langues, ſans en excepter la rime. Les auteurs compoſent par ſtances, dont le ſujet eſt communément moral. Un père diſſipateur eſt l’ennemi de ſon fils. —— Une mère débauchée eſt l’ennemie de ſes enfans. —— Une belle femme eſt l’ennemie de ſon mari. —— Un enfant mal élevé eſt l’ennemi de ſes parens….. Voici un exemple de leurs pièces. —— Par la ſoif de l’or, j’ai fouillé la terre & je me ſuis livré a la tranſmutation des métaux. — J’ai traversé les mers, & j’ai rampé ſous les grands. —— J’ai fui le monde ; je me ſuis occupé de l’art des enchantemens ; & j’ai veillé parmi les tombeaux. — Il ne m’en eſt pas revenu un cowri. Avarice, retire-toi ; j’ai renoncé à tes chimériques promeſſes.

Quel laps de tems ne ſuppoſe pas une langue auſſi difficile & auſſi perfectionnée ? Que les folies modernes ſont vieilles ! Il eſt parlé dans le Samſkret des jugemens de Dieu par l’eau & par le feu : combien les mêmes erreurs & les mêmes vérités ont fait de fois le tour du globe ! Au tems où le Samſkret étoit écrit & parlé, les ſept jours de la ſemaine portoient déjà, & dans le même ordre, les noms des ſept planètes ; la culture de la canne à ſucre étoit exercée ; la chymie étoit connue ; le feu Grégeois étoit inventé ; il y avoit des armes à feu ; un javelot qui, lancé, ſe diviſoit en flèches ou pointes ardentes qui ne s’éteignoient point ; une machine qui lançoit un grand nombre de ces javelots & qui pouvoit tuer juſqu'à cent hommes en un inſtant. Mais c’eſt ſur-tout dans le code civil des Indiens où nous allons entrer, qu’on trouve les affectations les plus fortes de l’incroyable antiquité de la nation.

Enfin, nous les poſſédons ces loix d’un peuple qui ſemble avoir inſtruit tous les autres, & qui, depuis ſa réunion, n’a ſubi dans ſes mœurs & ſes préjugés d’autres altérations que celles qui ſont inséparables du caractère de l’homme & de l’influence des tems.

Le code civil des Indiens s’ouvre par les devoirs du ſouverain ou magiſtrat. On lit dans un paragraphe séparé, « qu’il ſoit aimé, reſpecté, inſtruit, ferme & redouté. Qu’il traite ſes ſujets comme ſes enfans. Qu’il protège le mérite & récompenſe la vertu. Qu’il ſe montre à ſes peuples. Qu’il s’abſtienne du vin. Qu’il règne d’abord ſur lui-même. Qu’il ne ſoit jamais ni joueur ni chaſſeur. Que dans toute occaſion il épargne le brame & l’excuſe. Qu’il encourage ſur-tout la culture des terres. Il n’envahira point la propriété du dernier de ſes ſujets. S’il eſt vainqueur dans la guerre, il en rendra grâces aux Dieux du pays, & comblera le brame des dépouilles de l’ennemi. Il aura à ſon ſervice un nombre de bouffons, ou paraſites, de farceurs, de danſeurs & de lutteurs. S’il ne peut ſaiſir le malfaiteur, le méfait ſera réparé à ſes dépens. Si percevant le tribut, il ne protège pas, il ira aux enfers. S’il uſurpe une portion des legs ou donations pieuſes, il ſera châtié pendant mille ans aux enfers. Qu’il ſache que par-tout où les hommes d’un certain rang fréquentent les proſtituées & ſe livrent à la débauche de la table, l’état marche à ſa ruine. Son autorité durera peu, s’il confie ſes projets à d’autres qu’à ſes conſeillers. Malheur à lui s’il conſulte le vieillard imbécille ou la femme légère. Qu’il tienne ſon conſeil au haut de la maiſon, ſur la montagne, au fond du déſert, loin des perroquets & des oiſeaux babillards ».

Il n’y auroit dans le code entier que la ligne ſur les denations pieuſes, qu’on y reconnoîtroit le doigt du prêtre. Mais quelle, eſt l’utilité des bouffons, des danſeurs, des farceurs à la cour du magiſtrat ? Seroit-ce de le délaſſer de ſes fonctions pénibles, de ſe récréer de ſes devoirs sérieux ?

Combien la formation d’un code civil, ſur-tout pour une grande nation, ne ſuppoſe-t-elle pas de qualités réunies ? Quelle connoiſſance de l’homme, du climat, de la religion, des mœurs, des uſages, des préjugés, de la juſtice naturelle, des droits, des rapports, des conditions, des choſes, des devoirs dans tous les états, de la proportion des châtimens aux délits ! Quel jugement ! quelle impartialité ! quelle expérience ! Le code des Indiens a-t-il été l’ouvrage du génie ou le réſultat de la fageſſe des ſiècles ? C’eſt une queſtion que nous laiſſerons à décider à celui qui ſe donnera la peine de la méditer profondément.

On y traite d’abord du prêt, le premier lien des hommes entre eux ; de la propriété le premier pas de l’aſſociation ; de la juſtice, ſans laquelle aucune ſociété ne peut ſubſiſter ; des formes de la juſtice, ſans leſquelles l’exercice en devient arbitraire ; des dépôts, des partages, des donations, des gages, des eſclaves, des citoyens, des pères, des mères, des enfans, des époux, des femmes, des danſeuſes, des chanteuſes. À la ſuite de ces objets, qui marquent une population nombreuſe, des liaiſons infinies, une expérience conſommée de la méchanceté des hommes, on paſſe aux loyers & aux baux, aux partages des terres & aux récoltes, aux villes & aux bourgs, aux amendes, à toutes ſortes d’injures & de rixes, aux charlatans, aux filous, aux vols entre leſquels on compte le vol de la perſonne, à l’incontinence & à l’adultère ; & chacune de ces matières eſt traitée dans un détail qui s’étend depuis les eſpèces les plus communes juſqu’à des délits qui ſemblent chimériques. Preſque tout a été prévu avec jugement, diſtingué avec fineſſe, & préſent, défendu ou châtié avec juſtice. De cette multitude de loix, nous n’expoſerons que celles qui caractériſent les premiers tems de la nation, & qui doivent nous frapper ou par leur ſageſſe ou par leur ſingularité.

Il eſt défendu de prêter à la femme, à l’enfant & à ſon ſerviteur. L’intérêt du prêt s’accroît à meſure que la cafte de l’emprunteur deſcend : police inhumaine où l’on a plus conſulté la sécurité du riche que le beſoin du pauvre. Quelle que ſoit la durée du prêt, l’intérêt ne s’élèvera jamais au double du capital. Celui qui hypothéquera le même effet à deux créanciers ſera puni de mort : cela eſt juſte, c’eſt une eſpèce de vol. Le créancier ſaiſira ſon débiteur inſolvable dans les caftes ſubalternes, l’enfermera chez lui, & le fera travailler à ſon profit. Cela eſt moins cruel que de l’étendre ſur de la paille dans une priſon.

La femme de mauvaiſes mœurs n’héritera point, ni la veuve ſans enfans, ni la femme ſtérile, ni l’homme ſans principes, ni l’eunuque, ni l’imbécille, ni le banni de ſa cafte, ni l’expulſé de ſa famille, ni l’aveugle ou ſourd de naiſſance, ni le muet, ni l’impuiſſant, ni le maléficié, ni le lépreux, ni celui qui aura frappé ſon père. Que ceux qui les remplacent les revêtent & les nourriſſent. Les Indiens ne teſtent point. Les degrés d’affinité fixent les prétentions & les droits.

La portion de l’enfant qui aura profité de ſon éducation ſera double de celle de l’enfant ignorant.

Preſque toutes les loix du code, ſur les propriétés, les ſucceſſions & les partages, ſont conformes aux loix romaines ; parce que la raiſon & l’équité ſont de tous les tems & dictent les mêmes réglemens, à moins qu’ils ne ſoient contrariés par des uſages biſarres ou des préjugés extravagans, dont l’origine ſe perd dans la nuit des tems ; que leur antiquité ſoutient contre le ſens commun, & qui font le déſeſpoir du légiſlateur.

S’il ſe commet une injuſtice au tribunal de la loi, le dommage ſe répartira ſur tous ceux qui y auront participé, ſans en excepter le juge. Il ſeroit à ſouhaiter que par-tout le juge pût être pris à partie. S’il a mal jugé par incapacité, il eſt coupable ; par iniquité, il l’eſt bien davantage.

Après avoir condamné le faux témoin à la peine du talion, on permet le faux témoignage contre une dépoſition vraie qui conduiroit le coupable à la mort. Quelle étrange aſſociation de ſageſſe & de folie !

Dans la détreſſe, le mari pourra livrer ſa femme, ſi elle y conſent ; le père vendre ſon fils, s’il en a pluſieurs. De ces deux loix, l’une eſt infâme, l’autre inhumaine. La première réduit la mère de famille à la condition de proſtituée ; la ſeconde l’enfant de la maiſon à l’état d’eſclave.

Les différentes claſſes d’eſclaves ſont énormément multipliées parmi les Indiens. La loi en permet l’affranchiſſement qui a ſon cérémonial. L’eſclave remplit une cruche d’eau ; y met du riz qu’il a mondé avec quelques feuilles d’un légume ; il ſe tient debout devant ſon maître, la cruche ſur ſon épaule, le maître l’élève ſur ſa tête, la caſſe, & dit trois fois, tandis que le contenu de la cruche ſe répand ſur l’eſclave : Je te rends libre, & l’eſclave eſt affranchi.

Celui qui tuera un animal, un cheval, un bœuf, une chèvre, un chameau, aura la main ou le pied coupé ; & voilà l’homme mis ſur la ligne de la brute. S’il tue un tigre, un ours, un ſerpent, la peine ſera pécuniaire. Ces délits ſont des conséquences ſuperſtitieuſes de la métempſycoſe, qui, faiſant regarder le corps d’un animal comme le domicile d’une ame humaine, montre la mort violente d’un reptile comme une eſpèce d’anaſſinat. Le brame, avant que de s’aſſeoir à terre, balayoit la place avec un pan de ſa robe, & diſoit à Dieu : Si j’ai fait deſcendre ma bienveillance juſqu’à la fourmi, j’eſpère que tu feras deſcendre la tienne juſqu’à moi.

La population eſt un devoir primitif, un ordre de la nature ſi ſacré, que la loi permet de tromper, de mentir, de ſe parjurer pour favoriſer un mariage. C’eſt une action malhonnête qui ſe fait par-tout, mais qui ne fut licite que chez les Indiens. Ne ſeroit-il pas de la ſageſſe du légiſlateur, dans pluſieurs autres cas, d’autorifer ce qu’il ne peut, ni empêcher, ni punir ?

La polygamie eſt permiſe par toutes les religions de l’Aſie, & la pluralité des maris tolérée par quelques-unes. Dans les royaumes de Boutan & du Thibet, une ſeule femme ſert ſouvent à toute une famille, ſans jalouſie & ſans trouble domeſtique.

La virginité eſt une condition eſſentielle à la validité de l’union conjugale. La femme eſt ſous le deſpotiſme de ſon mari. Le code des Indiens dit que la femme maîtreſſe d’elle-même ſe conduira toujours mal, & qu’il ne faut jamais compter ſur ſa vertu. Si elle n’engendre que des filles, ſon époux fera diſpenfé d’habiter avec elle. Elle ne ſortira point de la maiſon ſans ſa permiſſion. Elle aura toujours le ſein couvert. À la mort de ſon mari, il convient qu’elle ſe brûle ſur le même bûcher ; à moins qu’elle ne ſoit enceinte, que ſon mari ne ſoit abſent, qu’elle ne puiſſe ſe procurer ſon turban, ou ſa ceinture, ou qu’elle ne ſe voue à la chaſteté & au célibat. Si elle partage le bûcher avec le cadavre de ſon mari, le ciel le plus élevé ſera ſa demeure ; & elle y ſera placée à côté de l’homme qui n’aura jamais menti.

La légiſlation des Indiens, qu’on trouvera trop indulgente ſur certains crimes, tels que l’aſſaſſinat d’un eſclave, la pédéraſtie, la beſtialité, dont on obtenoit l’abſolution avec de l’argent, paroîtra ſans doute atroce ſur le commerce illicite des deux ſexes. C’eſt vraiſemblablement une ſuite de la lubricité des femmes & de la foibleſſe des hommes ſous un climat brûlant ; de la jalouſie effrénée de ceux-ci ; de la crainte du mélange des caſtes ; des idées folles de continence, accréditées, dans toutes les contrées, parmi des prêtres incontinens, & une preuve de l’ancienneté du code. A meſure que les ſociétés s’accroiſſent & durent, la corruption s’étend ; les délits, ſur-tout ceux qui naiſſent de la nature du climat dont l’influence ne caſſe point, ſe multiplient, & les châtimens tombent en déſuétude ; à moins que le code ne ſoit ſous la ſanction des dieux. Nos loix ont prononcé une peine sévère contre l’adultère. Qui eſt-ce qui s’en doute ?

Ce que nous appellons commerce galant, le code l’appelle adultère. Il y a l’adultère de la coquetterie de l’homme ou de la femme, dont le châtiment eſt pécuniaire ; l’adultère des préſens, qui eſt châtié dans l’homme par la mutilation ; l’adultère conſommé, qui eſt puni de mort. La fille d’un brame qui ſe proſtitue eſt condamnée au feu. L’attouchement déſhonnête, dont la loi ſpécifie les différences, parce qu’elle eſt ſans pudeur, mais que la décence ſupprime dans un hiſtorien, a ſa peine effrayante. L’homme d’une caſte ſupérieure, convaincu d’avoir habité avec une femme du peuple, ſera marqué ſur le front de la figure d’un homme ſans tête. Le brame adultère ſera marqué ſur le front des parties ſexuelles de la femme : on les déchirera à ſa complice, & elle ſera miſe à mort.

Les chanteuſes, danſeuſes & femmes publiques forment des communautés protégées par la police. Elles ſont employées dans les ſolemnités : on les envoie à la rencontre des hommes publics. Cet état étoit moins mépriſé dans les anciens tems. Avant les loix, la condition de l’homme différoit peu de la condition animale ; & aucun préjugé n’attachoit de la turpitude à une action naturelle.

La courtiſane qui aura manqué à ſa parole, rendra le double de la ſomme qu’elle aura reçue. Celui qui l’avilira par une jouiſſance abuſive, lui paiera huit fois la même ſomme, & autant au magiſtrat. Le châtiment ſera le même, s’il l’a proſtituée à un autre.

On ne jouera point ſans le conſentement du magiſtrat. La dette du jeu clandeſtin ne ſera point exigible.

Celui qui frappera un brame de la main ou du pied, aura la main ou le pied coupé. On verſera de l’huile bouillante dans la bouche du ſooder, ou de l’homme de la quatrième caſte, convaincu d’avoir lu les livres ſacrés. S’il a entendu la lecture des Bedas, ſes oreilles ſeront remplies d’huile chaude, & bouchées avec de la cire.

Le ſooder qui s’aſſeoira ſur le tapis du brame, aura la feſſe percée d’un fer chaud, & ſera banni. Quelque crime que le brame ait commis, il ne ſera point mis à mort. Tuer un brame eſt le plus grand crime qu’on puiſſe commettre.

La propriété d’un brame eſt ſacrée : elle ne paſſera point en des mains étrangères, pas même dans celles du ſouverain. Et voilà, dans les premiers tems, des hommes de mainmorte parmi les Indiens.

La réprimande ſuppléera au ſilence de la loi. Le châtiment d’une faute s’accroîtra par les récidives. L’inſtrument de l’art ou du métier, même celui de la femme publique, ne ſera point confiſqué. Que diroit l’Indien, s’il voyoit nos huiſſiers démeubler la chaumière du payſan, & ſes bœufs, ſes autres inſtrurnens de labour mis à l’encan ?

Et pour terminer cette courte analyſe d’un code trop peu connu, par quelques grands traits, on lit au paragraphe du ſouverain : « S’il n’y a dans l’état, ni voleurs, ni adultères, ni aſſaſſins, ni hommes de mauvais principes, le ciel eſt aſſuré au magiſtrat. Son empire fleurira ; ſa gloire s’étendra pendant ſa vie ; & ſa récompenſe ſera la même après la mort, ſi les coupables ont été sévèrement punis : car, dit le code, avec autant d’énergie que de ſimplicité : « Le châtiment eſt le magiſtrat ; le châtiment inſpire la terreur à tous ; le châtiment eſt le défenſeur du peuple ; le châtiment eſt ſon protecteur dans la calamité ; le châtiment eſt le gardien de celui qui dort ; le châtiment, au viſage noir & à l’œil rouge, » eſt l’effroi du coupable ».

Malgré les vices de ce code, dont les plus frappans ſont trop de faveur pour les prêtres, & trop de rigueur contre les femmes, il n’en juſtifie pas moins ſa haute réputation de la ſageſſe des brames, dans les ſiècles les plus reculés. Dans le grand nombre des loix ſenſées qu’on y remarque, s’il en eſt qui paroiſſent trop indulgentes ou trop sévères ; d’autres qui preſcrivent des actions baſſes ou malhonnêtes ; quelques-unes qui infligent des peines atroces pour des délits légers, ou des châtiment légers pour des crimes atroces, l’homme ſage, avant que de blâmer, pèſera les circonſtances, qui ne permettent ſouvent au légiſlateur de donner à un peuple que les meilleures loix qu’il peut recevoir. Il conclura, ſans héſiter, de la régularité compliquée de la grammaire ſamſkrète, de l’antiquité de cette langue commune autrefois, & depuis ſi long-tems ignorée, & de la confection d’un code auſſi étendu que celui des Indiens, que dans l’Inde, il s’eſt écoulé un grand nombre de ſiècles entre l’état de barbarie & l’état policé ; & que les prêtres ſe ſont rendus coupables envers leurs compatriotes & les étrangers, par un ſecret myſtérieux, qui retardoit de toutes parts les progrès de la civiliſation.

Le ſceau qui fermoit la bouche au brame eſt rompu ; & il eſt à préſumer qu’un avenir qui n’eſt pas éloigné, nous révélera ce qui reſte à ſavoir de la religion & de la juriſprudence anciennes des Indiens. En attendant, voyons quel eſt leur état actuel, & ſuppléons à quelques traits qui manquent au tableau de leur police & de leurs dogmes. Les bramines, qui ſeuls entendent la langue du livre ſacré, font de ſon texte l’uſage qu’on a fait en tout tems des livres religieux. Ils y trouvent toutes les maximes que l’imagination, l’intérêt, les paſſions & le faux zèle leur ſuggèrent. Ces fonctions excluſives d’interprètes de la religion, leur ont donné ſur les peuples un pouvoir ſans bornes, tel que doivent l’avoir des impoſteurs & des fanatiques, sur des hommes qui n’ont pas la force d’écouter leur raiſon & leur cœur.

Depuis l’Indus juſqu’au Gange, tous les peuples reconnoiſſent le Vedam, pour le livre qui contient les principes de leur religion ; mais la plupart d’entre eux diffèrent ſur pluſieurs points de dogme & de pratique. L’eſprit de diſpute & d’abſtraction, qui gâta pendant tant de ſiècles la philosophie de nos écoles, a bien fait plus de progrès dans celles des bramines, & mis beaucoup plus d’abſurdités dans leurs dogmes, qu’il n’en a introduit dans les nôtres, par le mélange du platoniſme, qui fut peut-être lui-même une branche de la doctrine des brames.

Dans tout l’Indoſtan, les loix politiques, les uſages, les manières ſont une partie de la religion ; parce que tout vient de Brama.

On pourroit croire que ce Brama étoit ſouverain ; parce qu’on trouve dans ſes inſtitutions religieuſes, l’intention d’inſpirer aux peuples un profond reſpect, un grand amour pour leur pays ; & qu’on y voit le deſſein d’oppoſer des loix ſévères au vice du climat. Peu de religions ſemblent avoir été auſſi propres aux régions pour leſquelles elles ont été inſtituées.

C’eſt de lui que les Indiens tiennent cette vénération religieuſe, qu’ils ont encore pour les trois grands fleuves de l’Indoſtan ; l’Indus, le Kriſna & le Gange.

C’eſt lui qui a rendu ſacré l’animal le plus néceſſaire à la culture des terres, & la vache, dont le lait eſt une nourriture ſi ſaine dans les pays chauds.

C’eſt lui qui a divisé le peuple en tribus ou caſtes, séparées les unes des autres par des principes de politique & de religion. Cette inſtitution eſt antérieure à toutes les traditions, à tous les monumens connus, & peut être regardée comme la preuve la plus frappante de la prodigieuſe antiquité des Indiens. Rien ne paroît plus contraire aux progrès naturels de la ſociété, que cette diſtinction de claſſes, parmi les membres d’un même état. Une ſemblable idée n’a pu être fondée que ſur un ſyſtême réfléchi de légiſlation, qui ſuppoſe déjà un état de civiliſation & de lumières très-avancé. Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’eſt que cet uſage ſe ſoit conſervé tant de ſiècles, après que le principe & le lien en ont été détruits. C’eſt un exemple frappant de la force des préjugés nationaux, ſanctifiés par des idées religieuſes.

La différence des caſtes ſe remarque au premier coup d’œil. Les membres de chacune des tribus ont entre eux une reſſemblance qu’on ne peut méconnoître. Ce ſont les mêmes habitudes, la même taille, le même ſon de voix, les mêmes agrémens, ou les mêmes difformités. Tous les voyageurs un peu obſervateurs, ont été frappés de cet air de famille.

Il y a pluſieurs claſſes de bramines. Les uns répandus dans la ſociété, ſont ordinairement fort corrompus. Perſuadés que les eaux du Gange les purifient de tous leurs crimes, & n’étant pas ſoumis à la juriſdiction civile, ils n’ont ni frein, ni vertu. Seulement on leur trouve encore de cette compaſſion, de cette charité ſi ordinaires dans le doux climat de l’Inde.

Les autres vivent ſéparés du monde ; & ce ſont des imbécilles ou des enthouſiaſtes, livrés à l’oiſiveté, à la ſuperſtition, au délire de la métaphyſique. On retrouve dans leurs diſputes les mêmes idées que dans nos plus fameux métaphyſiciens, la ſubſtance, l’accident, la priorité, la poſtériorité, l’immutabilité, l’indiviſibilité, l’âme vitale & ſenſitive : avec cette différence, que ces belles découvertes ſont très-anciennes dans l’Inde ; & qu’il n’y a que fort peu de tems que Pierre Lombard, Saint Thomas, Leibnitz, Mallebranche, étonnoient l’Europe par leur facilité à trouver toutes ces rêveries. Comme cette méthode de raiſonner par abſtraction nous eſt venue des philoſophes Grecs, ſur leſquels nous avons bien renchéri ; on peut croire que les Grecs eux-mêmes devoient ces connoiſſances ridicules aux Indiens : à moins qu’on n’aime mieux ſoupçonner que les principes de la métaphyſique étant à la portée de toutes les nations, l’oiſiveté des bramines & de nos moines a produit les mêmes effets en Europe & aux Indes, ſans qu’il y ait eu d’ailleurs aucune communication de doctrine entre les habitans de ces deux contrées.

Tels ſont les deſcendans des anciens brachmanes, dont l’antiquité ne parle qu’avec admiration ; parce que l’affectation de l’auſtérité & du myſtère, & le privilège de parler au nom du ciel, en impoſent au vulgaire dans tous les ſiècles. C’eſt à eux que les Grecs attribuoient le dogme de l’immortalité de l’âme, les idées ſur la nature du grand être, ſur les peines & les récompenſes futures.

À ces connoiſſances, qui flattent d’autant plus la curioſité de l’homme, qu’elles ſont plus au-deſſus de ſa foibleſſe, les brachmanes joignoient une infinité de pratiques religieuſes, que Pythagore adopta dans ſon école : le jeûne, la prière, le ſilence, la contemplation : vertus de l’imagination, qui frappent plus la multitude que les vertus utiles & bienfaiſantes. On regardoit les brachmanes comme les amis des Dieux, parce qu’ils paroiſſoient s’en occuper beaucoup ; & comme les protecteurs des hommes, parce qu’ils ne s’en occupoient point du tout. Auſſi le reſpect & la reconnoiſſance leur étoient-ils prodigués ſans meſure. Les princes même, dans les circonſtances difficiles, alloient conſulter ces ſolitaires, à qui l’on ſuppoſoit apparemment le ſecours de l’inſpiration ; puiſqu’on ne pouvoit pas leur ſuppofer les lumières de l’expérience. Il eſt cependant difficile de croire, qu’il n’y eût pas parmi eux des hommes véritablement vertueux. Ce devoient être ceux qui trouvoient dans l’étude & la ſcience, les alimens d’un eſprit doux & d’une âme pure ; & qui en s’élevant, par la penſée, vers le grand être, qu’ils cherchoient, ne voyoient dans cette contemplation ſublime, qu’une raiſon de plus pour ſe rendre dignes de lui, & non pas un titre pour tromper & tyranniſer les humains.

La claſſe des hommes de guerre eſt répandue par-tout, ſous différentes dénominations. On les appelle Naïrs au Malabar. Ces Naïrs ſont bien faits & braves ; mais fiers, efféminés, ſuperſtitieux. Quelques-uns des plus heureux ſe ſont formés ſur cette côte, comme ailleurs, de petits états. D’autres ont quelques propriétés très-bornées. Le plus grand nombre commande ou obéit dans les camps. Leur pente au brigandage, aux violences eſt généralement connue ; & c’eſt ſur les grands chemins qu’ils manifeſtent ſurtout ces paſſions. Auſſi n’y a-t-il point de voyageur prudent qui ne ſe faſſe accompagner par quelqu’un d’entre eux. Ceux qu’on paie pour ce ſervice, ſe laiſſeroient plutôt maſſacrer que de ſurvivre à l’étranger qui ſe ſeroit mis ſous leur protection. S’ils trahiſſoient cette confiance, leurs plus proches parens les mettroient en pièces. Ces mœurs ſont particulières au Malabar, & les autres ſoldats de l’Indoſtan n’ont pas des inclinations ſi perverſes.

Indépendamment de la caſte des guerrière, il eſt des peuples, tels que les Canarins & les Marattes, qui ſe permettent généralement la profeſſion militaire : ſoit qu’ils deſcendent de quelques tribus vouées originairement aux armes ; ſoit que le tems & les circonſtances aient altéré parmi eux les inſtitutions primitives.

La troiſième claſſe eſt celle de tous les hommes qui cultivent la terre. Il y a peu de pays où ils méritent plus la reconnoiſſance de leurs concitoyens. Ils ſont laborieux ; induſtrieux ; ils entendent parfaitement la manière de diſtribuer les eaux, & de donner à la terre brûlante qu’ils habitent, toute la fertilité dont elle eſt ſuſceptible. Ils ſont dans l’Inde, ce qu’ils ſeroient par-tout, les plus honnêtes & les plus vertueux des hommes ; lorſqu’ils ne ſont, ni corrompus, ni opprimés par le gouvernement. Cette claſſe, autrefois très-reſpectée, étoit à l’abri de la tyrannie & des fureurs de la guerre. Jamais les laboureurs n’étoient obligés de prendre les armes. Leurs terres & leurs travaux étoient également ſacrés. Ils traçoient tranquillement des ſillons, à côté de deux armées féroces, qui ne troubloient point la paiſible agriculture. Jamais on ne mettoit le feu au bled ; jamais on n’abattoit les arbres ; & la religion toute-puiſſante, pour le bien comme pour le mal, venoit ainſi au ſecours de la raiſon, qui enſeigne, à la vérité, qu’il faut protéger les travaux utiles ; mais qui, ſeule, n’a pas aſſez de force pour faire exécuter tout ce qu’elle enſeigne.

La tribu des artiſans ſe ſubdiviſe en autant de claſſes qu’il y a de métiers. On ne peut jamais quitter le métier de ſes parens. Voilà pourquoi l’induſtrie & l’eſclavage s’y ſont perpétués enſemble & de concert, & y ont conduit les arts au degré où ils peuvent atteindre, lorſqu’ils n’ont pas le ſecours du goût & de l’imagination, qui ne naiſſent guère que de l’émulation & de la liberté.

À cette caſte, infiniment étendue, appartiennent deux profeſſions remarquables par quelques uſages très-particuliers : l’une eſt celle des ſeuls ouvriers auxquels il ſoit permis de creuſer des puits & des étangs. Ce ſont les hommes les plus robuſtes & les plus laborieux de ces contrées. Leurs femmes partagent leurs travaux ; elles mangent même avec eux, par une prérogative que, dans tout l’Indoſtan, elles ne partagent qu’avec les compagnes des voituriers.

Ces derniers, auxquels tous les tranſports appartiennent, n’ont point de demeure fixe. Ils parcourent la péninſule entière. Ce ſont des bœufs qui portent ſur le dos, & leurs familles, & leurs marchandiſes. Soit uſurpation, ſoit droit originaire, ils font paître ces animaux ſur toutes les routes, ſans rien payer. Une de leurs plus importantes fonctions eſt de nourrir les armées. On leur laiſſe librement traverſer un camp, pour pourvoir aux beſoins d’un autre. Leurs perſonnes, leurs bêtes de ſomme, les proviſions même qui leur appartiennent : tout eſt reſpecté. S’il étoit prouvé que les vivres qu’ils conduiſent appartinrent à l’ennemi, on les retiendroit ; mais le reſte continueroit paiſiblement ſa marche.

Outre ces tribus, il y en a une cinquième qui eſt le rebut de toutes les autres. Ceux qui la compoſent exercent les emplois les plus vils de la ſociété. Ils enterrent les morts, ils tranſportent les immondices, ils ſe nourriſſent de la viande des animaux morts naturellement. L’entrée des temples & des marchés publics leur eſt interdite. On ne leur permet pas l’uſage des puits communs. Leurs habitations ſont à l’extrémité des villes, ou forment des hameaux iſolés dans les campagnes ; & il leur eſt même défendu de traverſer les rues occupées par des bramines.

Comme tous les Indiens, ils peuvent vaquer aux travaux de l’agriculture, mais ſeulement pour les autres caſtes ; & ils n’ont jamais des terres en propriété, ni même à ferme. L’horreur qu’ils inſpirent eſt telle que ſi, par haſard, ils touchoient quelqu’un qui ne fût pas de leur tribu, on les priveroit impunément d’une vie réputée trop vile pour mériter la protection des loix.

Telle eſt, même dans les contrées où une domination étrangère a un peu changé les idées, le ſort de ces malheureux, connus à la côte de Coromandel ſous le nom de Parias. Leur dégradation eſt bien plus entière encore au Malabar, qui n’a pas été aſſervi par le Mogol, & où on les appelle Pouliats. La plupart ſont occupés à la culture du riz. Près des champs qu’ils exploitent eſt une eſpèce de hutte. Ils s’y réfugient lorſque des cris, toujours pouſſés de loin, leur annoncent un ordre de celui dont ils dépendent ; & ils répondent ſans ſortir de leur aſyle. Ils prennent la même précaution, ſi un bruit confus les avertit de l’approche de quelque homme que ce puiſſe être. Le tems leur manque-t-il pour ſe cacher, ils ſe proſternent la face contre terre, avec toute l’humilité que doit leur donner le ſentiment de leur opprobre. Si les récoltes ne répondent pas à l’avidité d’un maître oppreſſeur, le cruel met quelquefois le feu aux cabanes des malheureux laboureurs ; & il tire impitoyablement ſur eux, lorſque, ce qui arrive rarement, ils tentent d’échapper aux flammes.

Tout eſt horrible dans la condition de ces malheureux, juſqu’à la manière dont on les force de pourvoir à leurs plus preſſans beſoins. À l’entrée de la nuit, ils ſortent en troupes plus ou moins nombreuſes, de leur retraite ; ils dirigent leurs pas vers le marché, & pouſſent des rugiſſemens à quelque diſtance. Les marchands approchent : les Pouliats demandent ce qu’il leur faut. On le leur fournit, & on le dépoſe dans le lieu même où étoit compté d’avance l’argent deſtiné au paiement. Lorſque les acheteurs peuvent être aſſurés que perſonne ne les verra, ils ſortent de derrière la haie qui les déroboit à tous les regards, & enlèvent précipitamment ce qu’ils ont acquis d’une manière ſi bizarre.

Cependant ces Pouliats, objet éternel du mépris des autres caſtes, ont chaſſé, dit-on, de leur ſein les Poulichis, plus avilis encore. L’uſage du feu leur eſt interdit. On ne leur permet pas la conſtruction des cabanes, & ils ſont réduits à occuper des eſpèces de nids dans les forêts & ſur les arbres. Lorſqu’ils ont faim, ils hurlent comme des bêtes, pour exciter la commiséſation des paſſans. Alors les plus charitables des Indiens vont dépoſer du riz ou quelque autre aliment, & ſe retirent au plus vite, pour que le malheureux affamé vienne le prendre, ſans rencontrer ſon bienfaiteur, qui ſe croiroit ſouillé par ſon approche.

Cet excès d’aviliſſement où l’on voit plongée une partie conſidérable d’une nation nombreuſe, a toujours paru une énigme inexplicable. Les eſprits les plus clairvoyans n’ont jamais démêlé comment des peuples humains & ſenſibles avoient pu réduire leurs propres frères à une condition ſi abjecte. Oſerons-nous haſarder une conjecture ? Des tourmens horribles ou une mort honteuſe ſont, dans nos gouvernemens à demi-barbares, le partage des ſcélérats qui ont, plus ou moins, troublé l’ordre de la ſociété. Ne ſe pourroit-il pas que dans le doux climat de l’Inde, des loix modérées ſe fuſſent bornées à exclure de leurs caſtes tous les malfaiteurs ? Ce châtiment devoit paroître ſuffiſant pour arrêter les crimes ; & il étoit certainement le plus convenable dans un pays où l’effuſion du sang fut toujours proſcrite par les principes religieux & par les mœurs. C’eût été ſans doute un grand bien que les enfans n’euſſent pas hérité de l’infamie de leurs pères : mais des préjugés indeſtructibles s’oppoſoient à cette réhabilitation. Il eſt ſans exemple qu’une famille chaſſée de ſa tribu y ſoit jamais rentrée. Les Européens, pour avoir vécu avec ces malheureux, comme on doit vivre avec des hommes, ont fini par inſpirer aux Indiens une horreur preſque égale. Cette horreur ſubſiſte même encore aujourd’hui dans l’intérieur des terres, où le défaut de communication nourrit des préjugés profonds, qui ſe diſſipent peu-à-peu ſur les côtes, où le commerce & les beſoins rapprochent tous les hommes, & donnent néceſſairement des idées plus juſtes de la nature humaine.

Toutes ces claſſes ſont séparées à jamais par des barrières inſurmontables : elles ne peuvent ni ſe marier, ni habiter, ni manger enſemble. Quiconque viole cette règle, eſt chaſſé de ſa tribu qu’il a dégradée.

On s’attendroit à voir tomber ces barrières dans les temples. C’eſt-là qu’on devroit ſe ſouvenir au-moins que les diſtinctions de la naiſſance ſont de convention, & que tous les hommes, ſans exception, ſont frères, enfans du même Dieu. Il n’en eſt pas ainſi. Quelques tribus, il eſt vrai, ſe rapprochent & ſe confondent au pied des autels : mais les dernières éprouvent les humiliations de leur état juſque dans les pagodes.

La religion qui conſacre cette inégalité parmi les Indiens, n’a pas cependant ſuffi pour les faire renoncer entièrement à la conſidération dont jouiſſent les claſſes ſupérieures. L’ambition naturelle s’eſt fait quelquefois entendre, & a inſpiré à quelques eſprits inquiets des moyens bien ſinguliers pour partager avec les bramines les reſpects de la multitude. C’eſt-là l’origine des moines connus dans l’Inde ſous le nom de Jogueys.

Les hommes de toutes les caſtes honnêtes ſont admis à ce genre de vie. Il ſuffit de ſe livrer, comme les bramines, à la contemplation & à l’oiſiveté ; mais il faut les ſurpaſſer en mortifications. Auſſi les auſtérités que s’impoſent nos plus enthouſiaſtes cénobites n’approchent-elles pas des tourmens horribles auxquels ſe condamne un moine Indien. Courbés ſous le poids de leurs chaînes ; étendus ſur leur fumier ; exténués de coups, de macérations, de veilles & de jeûnes, les Jogueys deviennent un ſpectacle intéreſſant pour les peuples.

La plupart parcourent les campagnes où ils jouiſſent des hommages de la multitude, des grands même, qui, par politique ou par conviction, deſcendent ſouvent de leur éléphant, pour ſe proſterner aux pieds de ces hommes dégoûtans. De toutes parts on leur offre des fruits, des fleurs & des parfums. Ils demandent avec hauteur ce qu’ils déſirent, & reçoivent comme un tribut ce qu’on leur préſente, ſans que cette arrogance diminue jamais la vénération qu’on leur a vouée. L’objet de leur ambition eſt de ramaſſer de quoi planter des arbres, de quoi creuſer des étangs, de quoi réparer ou conſtruire des pagodes.

Ceux d’entre eux qui préfèrent le ſéjour des bois, voient accourir dans leur ſolitude les perſonnes du ſexe qui ne ſont pas d’un rang aſſez diſtingué pour vivre enfermées, & principalement celles qui n’ont point d’enfans. Souvent elles trouvent dans leur pélerinage la fin d’une ſtérilité plus honteuſe aux Indes que par-tout ailleurs.

Les villes attirent & fixent les hommes de cet ordre dont la renommée a le plus vanté les merveilles : mais ils y vivent toujours ſous des tentes ou à l’air libre. C’eſt-là qu’ils reçoivent les reſpects qui leur ſont prodigués, qu’ils accordent des conſeils dont on eſt avide. Rarement daignent-ils ſe tranſporter même dans les palais où l’on ſe tiendroit le plus honoré de leur préſence. Si quelquefois ils cèdent aux ſupplications de quelque femme très-conſidérable, leurs ſandales qu’ils laiſſent à ſa porte avertiſſent le mari qu’il ne lui eſt pas permis d’entrer. Le merveilleux de la mythologie Indienne eſt moins agréable & moins séduiſant que celui des Grecs. Ils ont un cheval émiſſaire, le pendant du bouc émiſſaire des Juifs. Ils admettent comme nous de bons & de mauvais anges. L’Éternel, dit le Shaſler, forma la réſolution de créer des êtres qui puſſent participer à ſa gloire. Il dit, & les anges furent. Ils chantoient de concert les louanges du créateur, & l’harmonie régnoit dans le Ciel ; lorſque deux de ces eſprits s’étant révoltés, en entraînèrent une légion à leur ſuite. Dieu les précipita dans un séjour de tourmens, & ne les en retira qu’à la prière des anges fidèles, & à des conditions qui les remplirent de joie & de terreur. Les rebelles furent condamnés à ſubir, ſous différentes formes, dans la plus baſſe des quinze planètes, des châtimens proportionnés à l’énormité de leur premier crime. Ainſi chaque ange ſubit d’abord ſur la terre quatre-vingt-ſept tranſmigrations, avant d’animer le corps de la vache, qui tient le premier rang parmi les animaux. Ces différentes tranſmigrations font un état d’expiation, d’où l’on paſſe à un état d’épreuve, c’eſt-à-dire, que l’ange tranſmigre du corps de la vache dans un corps humain. C’eſt-là que le créateur étend les facultés intellectuelles & ſa liberté, dont le bon & le mauvais uſage avance ou recule l’époque de ſon pardon. Le juſte va ſe rejoindre, en mourant, à l’être ſuprême. Le méchant recommence ſon tems d’expiation.

Ainſi, ſuivant cette tradition, la métempſycoſe eſt un vrai châtiment, & les âmes qui animent la plupart des animaux, ne ſont que des êtres coupables. Cette explication n’eſt pas, ſans doute, univerſellement adoptée dans l’Inde. Elle aura été imaginée par quelque dévot mélancolique & d’un caractère dur : car le dogme de la tranſmigration des âmes ſemble annoncer, dans ſon origine, plus d’eſpérances que de craintes.

En effet, il eſt naturel de penſer que ce ne fut d’abord qu’une idée flatteuſe & conſolante pour l’humanité, qui s’accrédita facilement dans un pays, où les hommes jouiſſant d’un ciel délicieux & d’un gouvernement modéré, commencèrent à s’appercevoir de la brièveté de la vie. Un ſyſtême qui la prolongeoit au-delà de ſes bornes naturelles, ne pouvoit manquer de réuſſir. Il eſt ſi doux à un vieillard qui ſent échapper tout ce qu’il a de plus cher, d’imaginer qu’il pourra jouir encore, & que ſa deſtruction n’eſt qu’un paſſage à une autre exiſtence ! Il eſt ſi conſolant pour ceux qui le voient mourir, de penſer qu’en quittant le monde, il ne perd pas l’eſpoir d’y renaître ! Une religion myſtique voudrait en vain ſubſiſtuer à cette eſpérance, celle des plaiſirs ſpirituels & d’une béatitude céleſte : les hommes préfèrent à ces idées vagues & abſtraites, la jouiſſance des ſenſations qui ont déjà fait leur bonheur ; & la ſimplicité des Indiens dut trouver plus de douceur à vivre ſur une terre qu’ils connoiſſoient, que dans un monde métaphyſique, qui fatigue l’imagination ſans la ſatiſfaire. C’eſt ainſi que le dogme de la métempſycoſe a dû s’établir & s’étendre. En vain la raiſon peu ſatiſfaite de cette vaine illuſion, diſoit que, ſans mémoire, il n’y a ni continuité, ni unité d’exiſtence, & que l’homme qui ne ſe ſouvient pas d’avoir exiſté, n’eſt pas différent de celui qui exiſte pour la première fois ; le ſentiment adopta ce que rejettoit le raiſonnement. Heureux encore les peuples dont la religion offre au moins des menſonges agréables !

Le Shaſter a rendu le dogme de la métempſycoſe plus triſte, ſans doute pour le faire ſervir d’inſtrument & de ſoutien à la morale qu’il falloit établir. C’eſt en effet d’après cette tranſmigration, enviſagée comme punition, qu’il expoſe les devoirs que les anges avoient à remplir. Les principaux ſont, la charité, l’abſtinence de la chair des animaux, l’exactitude à ſuivre la profeſſion de ſes pères. Ce dernier préjugé, ſur lequel il paroît que tous les peuples ſont d’accord, malgré la différence des opinions ſur ſon origine, n’a d’exemple que chez les anciens Égyptiens, dont les inſtitutions ont ſans doute, avec celles des Indes, des rapports hiſtoriques que nous ne connoiſſons plus. Mais les loix d’Égypte, en diſtinguant les conditions, n’en aviliſſoient aucune ; au lieu que les loix de Brama, peut-être par l’abus qu’on en a fait, ſemblent avoir condamné une partie de la nation à la douleur & à l’infamie.

Il eſt évident, par le code civil, que les Indes étoient preſque auſſi civilifées qu’elles le ſont aujourd’hui, lorſque Brama y donna des loix. Auſſi-tôt qu’une ſociété commence à prendre une forme, elle ſe trouve naturellement divisée en pluſieurs claſſes, ſuivant la variété & l’étendue de ſes arts & de ſes beſoins.

Brama voulut, ſans doute, donner à ces différentes profeſſions une conſiſtance politique, en les conſacrant par la religion, & en les perpétuant dans les familles qui les exerçoient alors ; ſans prévoir qu’il empêchoit par-là le progrès des découvertes qui pourroient, dans la ſuite, donner lieu à de nouveaux métiers. Auſſi, à en juger par l’exactitude religieuſe que les Indiens ont même aujourd’hui à obſerver les loix de Brama, on peut aſſurer que depuis ce légiſlateur, l’induſtrie n’a fait aucun progrès chez ces peuples, & qu’ils étoient à-peu-près auſſi civilisés qu’ils le ſont aujourd’hui, lorſqu’ils reçurent ces inſtitutions. Cette obſervation ſuffira pour donner une idée de l’antiquité de ce peuple, qui n’a rien ajouté à ſes connoiſſances depuis une époque qui paroît la plus ancienne du monde.

Brama ordonna différentes nourritures pour les différentes tribus. Les gens de guerre, & quelques autres caſtes, peuvent manger de la venaiſon & du mouton. Le poiſſon eſt permis à quelques laboureurs & à quelques artiſans. D’autres ne ſe nourriſſent que de lait & de végétaux. Les brames ne mangent rien de ce qui a vie. En général ces peuples ſont d’une ſobriété extrême ; mais plus ou moins rigoureuſe, ſelon que leur profeſſion exige un travail plus ou moins pénible. On les marie dès leur enfance.

L’uſage inſensé d’enſevelir des vivans avec des morts, s’eſt trouvé établi dans l’ancien & le nouvel hémiſphère ; chez des nations barbares & des nations policées ; dans des déſerts & dans les contrées les plus peuplées. Des régions qui n’avoient jamais eu de communication, ont également offert ce cruel ſpectacle. L’orgueil, l’amour excluſif de ſoi, d’autres paſſions ou d’autres vices, peuvent avoir entraîné l’homme dans la même erreur en divers climats.

Cependant on doit préſumer qu’une pratique ſi viſiblement opposée à la raiſon, a principalement tiré ſa ſource du dogme de la réſurrection des corps, & d’une vie à venir. L’eſpoir d’être ſervi dans un autre monde par les mêmes perſonnes à qui on avoit commandé dans celui-ci, aura fait immoler l’eſclave ſur le tombeau de ſon maître, la femme ſur le cadavre de ſon mari. Auſſi tous les monumens atteſtent-ils que c’eſt ſur les triſtes reſtes des ſouverains que ces homicides ſe font le plus ſouvent renouvelés.

D’après ce principe, l’idée d’une pareille extravagance n’auroit jamais dû égarer les Indiens. On connoît leur entêtement pour la métempſycoſe. Ils ont toujours cru, vraiſemblablement ils penſeront toujours, que les âmes, à la diſſolution d’un corps, en vont animer un autre, & que ces tranſmigrations ſucceſſives & continuelles n’auront pas de fin. Comment, avec ce ſyſtême, a-t-il pu s’établir qu’une épouſe mêleroit ſes cendres aux cendres d’un époux dont elle reſteroit éternellement séparée ? C’eſt une des innombrables contradictions qui avilirent par-tout l’eſpèce humaine.

On a ignoré ſur quelle baſe pouvoit être fondée cette inſtitution, juſqu’à ce que le code civil de l’Indoſtan, traduit du ſamſkret, ſoit venu fixer ſur ce point nos opinions.

Les veuves indiennes, quelque penchant que tout être ſenſible ait pour ſa conſervation, ſe déterminent aſſez fièrement au ſacrifice de leur vie. Si elles s’y refuſoient, elles ſeroient dégradées, couvertes de haillons, deſtinées aux plus vils emplois, méprisées par les derniers des eſclaves. Ces motifs peuvent bien entrer pour quelque choſe dans leur réſolution : mais elles y ſont principalement pouſſées par la crainte de laiſſer une mémoire odieuſe, & de couvrir d’opprobre leurs enfans, qu’elles chériſſent avec une tendreſſe que nos cœurs glacés n’ont jamais éprouvée.

Heureuſement ces horribles ſcènes deviennent tous les jours plus rares. Jamais les Européens ne les ſouffrent ſur le territoire où ils dominent. Quelques princes Maures les ont également proſcrites dans leurs provinces. Ceux d’entre eux à qui la ſoif de l’or les fait tolérer encore, en mettent la permiſſion à un ſi haut prix, qu’on y peut rarement atteindre. Mais cette difficulté-là même rend quelquefois les déſirs plus vifs. On a vu des femmes ſe vouer long-tems aux travaux les plus humilians & les plus rudes, afin de gagner les ſommes exigées pour cet extravagant ſuicide.

La veuve d’un bramine, jeune, belle & intéreſſante, vouloit renouveler ces tragédies à Surate. On ſe refuſoit à ſes ſollicitations. Cette femme indignée prit des charbons ardens dans ſes mains, & paroiſſant ſupérieure à la douleur, elle dit d’un ton ferme au Nabab : Ne conſidère pas ſeulement les foibleſſes de mon âge & de mon ſexe. Vois avec quelle inſenſibilité je tiens ce feu dans mes mains. Sache que c’eſt avec la même confiance que je me précipiterai au milieu des flammes.

La vérité, le menſonge, la honte, toutes les ſortes de préjugés civils ou religieux peuvent donc élever l’homme juſqu’au mépris de la vie le plus grand des biens, de la mort la plus grande des terreurs, & de la douleur le plus grand des maux. Légiſlateurs imbécilles, pourquoi n’avez-vous pas ſu démêler ce terrible reſſort ? ou ſi vous l’avez connu, pourquoi n’en avez-vous pas ſu tirer parti, pour nous attacher à tous nos devoirs ? Quels pères, quels enfans, quels amis, quels citoyens n’euſſiez-vous pas fait de nous, par la ſeule diſpenſation de l’honneur & de la honte ? Si la crainte du mépris précipite au Malabar une jeune femme dans un braſier ardent, en quel endroit du monde ne réſoudroit-elle pas une mère à allaiter ſon enfant, une épouſe à garder la fidélité à ſon époux ?

Hors ce genre de courage, qui tient plus aux préjugés qu’au caractère, les Indiens ſont foibles, doux & humains. Ils connoisſent à peine pluſieurs des paſſions qui nous agitent. Quelle ambition pourroient avoir des hommes deſtinés à reſter toujours dans le même état ? Les pratiques répétées de la religion ſont le ſeul plaiſir de la plupart d’entre eux. Ce ſont les travaux paiſibles & l’oiſiveté qu’ils aiment. On leur entend ſouvent citer ce paſſage d’un de leurs auteurs favoris : Il vaut mieux être aſſis que marcher : il vaut mieux dormir que veiller : mais la mort eſt au-deſſus de tout.

Leur tempérament & la chaleur exceſſive du climat ne répriment pas en eux la fougue des ſens pour les plaiſirs de l’amour, comme on ne ceſſe de le répéter. La multitude des courtiſanes & l’attention des pères pour marier leurs enfans, avant que les deux ſexes puiſſent ſe rapprocher, atteſtent la vivacité de ce penchant. Ils ont de plus l’avarice, paſſion des corps foibles & des petites âmes.

Leurs arts ſont très-peu de choſe. À l’exception des toiles de coton, il ne ſort rien des Indes qui ait du goût & de l’élégance. Les ſciences y ſont encore plus négligées. L’inſtruction des plus habiles bramines ſe réduit à calculer une éclipſe. Avant que les Tartares euſſent pénétré dans cette région, nul pont n’y rendoit le partage des rivières praticable. Rien n’eſt plus misérable que les lieux de prière nouvellement conſtruits. Les anciennes pagodes étonnent, il eſt vrai, par leur ſolidité & leur étendue ; mais la ſtructure & les ornemens en ſont du plus mauvais genre. Toutes ſont abſolument ſans fenêtre, & la plupart ont une forme pyramidale. Des animaux & des miracles, groſſiérement ſculptés dans la brique, couvrent les murs extérieurs, les murs intérieurs. Au milieu du temple, ſur un autel richement orné, eſt une divinité coloſſale, noircie par la fumée des flambeaux qu’on fait continuellement brûler autour d’elle, & toujours tournée vers la porte principale, afin que ceux de ſes adorateurs, auxquels l’entrée du ſanctuaire eſt interdite, puiſſent jouir de l’objet de leur culte. On arrive aux exercices religieux au ſon des inſtrumens & avec des éventails deſtinés à écarter les inſectes. C’eſt par des chants, des danſes, des offrandes que l’idole eſt honorée. Si ſa réputation eſt étendue, on voit accourir, des contrées les plus éloignées, en grandes caravanes, des milliers de pèlerins qui trouvent ſur leur route tous les ſecours de la plus généreuſe hoſpitalité. Jamais ces pieux fanatiques ne ſont détournés de leurs pénibles courſes par l’obligation de payer au gouvernement mogol un tribut proportionné à leur qualité.

La caſte des gens de guerre habite plus volontiers les provinces du Septentrion, & la preſqu’iſle n’eſt guère occupée que par les tribus inférieures. De-là vient que tous ceux qui ont attaqué l’Inde du côté de la mer, ont trouvé ſi peu de réſiſtance. On doit faire obſerver à quelques philoſophes qui prétendent que l’homme eſt un animal frugivore, que ces militaires qui mangent de la viande ſont plus robuſtes, plus courageux, plus animés, & vivent plus long-tems que les hommes des autres claſſes qui ſe nourriſſent de végétaux. Cependant c’eſt une différence trop conſtante entre les habitans du Nord &ceux du Midi, pour l’attribuer uniquement aux alimens. Le froid d’une part, l’élaſticité de l’air, moins de fertilité, plus de travail & d’exercice, une vie plus variée, donne plus de faim & de force, de réſiſtance & d’activité, de reſſort & de durée aux organes.

La chaleur du Midi, l’abondance des fruits, la facilité de vivre ſans agir, une tranſpiration continuelle, une plus grande prodigalité des germes de la population, plus de plaiſir & de molleſſe, un genre de vie sédentaire & toujours le même : tout cela fait qu’on vit & meurt plutôt. Du reſte on voit que l’homme, ſans être conformé par la nature pour dévorer les animaux, a reçu le don de vivre dans tous les climats, d’une manière analogue à la diverſité des beſoins qu’ils font naître : chaſſeur, ictiophage, frugivore, paſteur, laboureur, ſelon l’abondance ou la ſtérilité de la terre.

La religion de Brama, aſſez ſimple à ſon origine, eſt divisée en quatre-vingt-trois ſectes, qui conviennent entre elles ſur quelques points principaux, & ne diſputent pas ſur les autres. Elles vivent en paix, même avec les hommes de toutes les religions ; parce que la leur ne leur preſcrit pas de faire des converſions. Les Indiens admettent rarement ces étrangers à leur culte ; & c’eſt toujours avec une extrême répugnance. C’étoit aſſez l’eſprit des anciennes ſuperſtitions. On le voit chez les Égyptiens, les Juifs, les Grecs & les Romains. Cet eſprit a fait moins de ravages que celui des converſions ; mais il s’oppoſe cependant à la communication des hommes : c’eſt une barrière de plus entre les peuples.

En conſidérant que la nature a tout fait pour le bonheur de ces fertiles contrées ; qu’à la facilité de ſatisfaire tous leurs beſoins, les Indiens joignent un caractère compatiſſant, une morale qui les éloigne également de la perſéçution & de l’eſprit de conquête : on ne peut s’empêcher de remonter, en gémiſſant, juſqu’à la ſource de cette inégalité barbare, qui a réuni dans une partie de la nation les privilèges & l’autorité, & raſſemblé ſur le reſte des habitans les calamités & l’infamie. Quelle eſt la cauſe de cet étrange délire ? N’en doutons point ; c’eſt la même qui perpétue ſur ce globe déplorable le malheur de tous les peuples.

Il ſuffit qu’une nation puiſſante & peu éclairée adopte une première erreur, que l’ignorance accrédite : bientôt cette erreur, devenue générale, va ſervir de base à tout le ſyſtême moral & politique : bientôt les penchans les plus honnêtes vont ſe trouver en contradiction avec les devoirs. Pour ſuivre le nouvel ordre moral, il faudra ſans ceſſe faire violence à l’ordre phyſique. Ce combat perpétuel fera naître dans les mœurs les contradictions les plus étonnantes ; & la nation ne ſera plus qu’un aſſemblage de malheureux, qui paſſeront leur vie à ſe tourmenter tour-à-tour, en ſe plaignant de la nature. Voilà le tableau de tous les peuples de la terre, ſi vous en exceptez peut-être quelques républiques de ſauvages. Des préjugés abſurdes ont dénaturé par-tout la raiſon humaine, & étouffé juſquà cet inſtinct qui révolte tous les animaux contre l’oppreſſion & la tyrannie. Des peuples immenſes ſe regardent de bonne foi comme appartenans en propriété à un petit nombre d’hommes qui les oppriment.

Tels ſont les funestes progrès de la première erreur que l’impoſture a jettée ou nourrie dans l’eſprit humain. Puiſſent les vraies lumières faire rentrer dans leurs droits, des êtres qui n’ont beſoin que de les ſentir pour les reprendre ! Sages de la terre, philoſophes de toutes les nations, c’eſt à vous ſeuls à faire des loix, en les indiquant à vos concitoyens. Ayez le courage d’éclairer vos frères ; & ſoyez perſuadés que ſi la vérité eſt plus lente à ſe répandre & à s’affermir que l’erreur, elle eſt auſſi plus ſolide & plus durable. Les erreurs paſſent & la vérité reſte. Les hommes intéreſſés par l’eſpoir du bonheur, dont vous pouvez leur montrer la route, vous écouteront avec empreſſement. Faites rougir ces milliers d’eſclaves ſoudoyés, qui ſont prêts à exterminer leurs concitoyens, aux ordres de leurs maîtres. Soulevez dans leurs âmes la nature & l’humanité contre ce renverſement des loix ſociales. Apprenez-leur que la liberté vient de Dieu, l’autorité des hommes. Révélez tous les myſtères qui tiennent l’univers à la chaîne & dans les ténèbres ; & que s’appercevant combien on ſe joue de leur crédulité, les peuples éclairés tous à-la-fois, vengent enfin la gloire de l’eſpèce humaine.

Outre les indigènes, les Portugais trouvèrent encore dans l’Inde des mahométans. Quelques-uns y étoient venus des bords de l’Afrique. La plupart étoient les deſcendans d’Arabes, qui avoient fait dans ces régions des établiſſemens ou des incurſions. La force des armes les avoit rendus les maîtres de tous les pays ſitués juſqu’à l’Indus. Les plus entreprenans avoient enſuite paſſé ce fleuve, & de proche en proche, étoient arrivés juſqu’aux extrémités de l’Orient. Sur ce continent immenſe, ils étoient les facteurs de l’Arabie & de l’Égypte, & traités avec des égards marqués par tous les ſouverains, qui vouloient avoir des liaiſons avec ces contrées. Ils s’y étoient fort multipliés, parce que leur religion permettant la polygamie, ils ſe marioient dans tous les lieux où ils faiſoient quelque réſidence.

Leurs ſuccès avoient été encore plus rapides & plus permanens dans les iſles répandues ſur cet Océan. Le beſoin du commerce les y avoit fait mieux accueillir par les princes & par les peuples. On ne tarda pas à les voir monter aux premières dignités de ces petits états, & à s’y rendre les arbitres du gouvernement. Ils profitèrent de l’aſcendant que leur donnoient leurs lumières, & l’appui qu’ils tiroient de leur patrie, pour tout aſſervir. Dans la vue de leur plaire, des deſpotes & des eſclaves ſe détachèrent d’une religion à laquelle ils tenoient fort peu, pour des dogmes nouveaux qui devoient leur procurer quelques avantages. Le ſacrifice étoit d’autant plus facile, que les prédicateurs de l’Alcoran ſouffroient ſans difficulté qu’on alliât les anciennes ſuperſtitions avec celles qu’ils vouloient établir.

Ces mahométans Arabes, apôtres & négocians tout-à-la-fois, avoient encore étendu leur religion en achetant beaucoup d’eſclaves, auxquels ils donnoient la liberté, après les avoir circoncis & leur avoir enſeigné leurs dogmes. Mais comme un certain orgueil les empêchait de mêler leur ſang à celui de ces affranchis, ceux-ci formèrent, avec le tems, un peuple particulier ſur la côte de la preſqu’iſle des Indes, depuis Goa juſqu’à Madras. Ils ne ſavent ni le Perſan, ni l’Arabe, ni le Maure ; & leur idiome eſt celui des contrées où ils vivent. Leur religion eſt un Mahométiſme extrêmement corrompu par les ſuperſtitions Indiennes. Ils ſont courtiers, écrivains, marchands, navigateurs à la côte de Coromandel, où ils ſont connus ſous le nom de Chaliats. Au Malabar, où on les appelle Mapoulès, ils exercent les mêmes profeſſions, mais avec moins d’honneur. On s’y défie généralement de leur caractère avare, perfide & ſanguinaire.