Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 2

II. Découverte de Madère. État actuel de cette iſle.

Quoi qu’il en ſoit de cette contrée, réelle ou imaginaire, c’eſt une tradition fort accréditée, qu’à l’arrivée des Portugais, Madère étoit couverte de forêts ; qu’on y mit le feu ; que l’incendie dura ſept ans entiers, & qu’en-ſuite la terre le trouva d’une fertilité extraordinaire. Sur ce ſol, qui a vingt-cinq milles de long & dix de large, les Portugais ont, ſelon le dénombrement de 1768, formé une population de ſoixante-trois mille neuf cens treize perſonnes, de tout âge & de tout ſexe, diſtribuées dans quarante-trois paroiſſes, ſept bourgades, & la ville de Funchal, bâtie, fans beaucoup de goût, fur la côte méridionale, dans un vallon fertile, au pied de quelques montagnes dont la pente douce eſt couverte de jardins & de maiſons de campagne très-agréables. Sept ou huit ruiſſeaux, plus ou moins conſidérables, la traverſent. Sa rade, la ſeule où il ſoit permis de charger ou décharger les bâtimens, & la ſeule par conſéquent où l’on ait établi des douanes, eſt très-ſure durant preſque toute l’année. Quand, ce qui eſt infiniment rare, les vents viennent d’entre le Sud-Eſt & l’Oueſt-Nord-Oueſt, en paſſant par le Sud, il faut appareiller ; mais heureuſement on peut prévoir le mauvais tems vingt-quatre heures avant que de l’éprouver.

Les crevaſſes des montagnes, la couleur noirâtre des pierres, la lave mêlée avec la terre : tout porte l’empreinte des anciens volcans. Auſſi ne récolte-t-on que très-peu de grain ; & les habitans ſont réduits à tirer de l’étranger les trois quarts de celui qu’ils conſomment.

Les vignes ſont toute leur reſſource. Elles occupent la croupe de pluſieurs montagnes, dont le ſommet eſt couronné par des châtaigniers. Des haies de grenadiers, d’orangers, de citronniers, de myrthes, de roſiers ſauvages, les ſéparent. Le raiſin croit généralement ſous des berceaux, & mûrit à l’ombre. Les ſeps qui le produiſent ſont baignés par de nombreux ruiſſeaux qui, ſortis des hauteurs, ne ſe perdent dans la plaine, qu’après avoir fait cent & cent détours dans les plantations. Quelques propriétaires ont acquis ou uſurpé le droit de tourner habituellement ces eaux à leur avantage ; d’autres n’en ont la jouiſſance qu’une, deux, trois fois la ſemaine. Ceux même qui veulent former lin nouveau vignoble, ſous un climat ardent, dans un terrein ſec, où l’arroſement eſt indiſpenſable, n’en peuvent partager le privilège qu’en l’achetant fort cher.

Le produit des vignes ſe partage toujours en dix parts. Il y en a une pour le roi, une pour le clergé, quatre pour le propriétaire, & autant pour le cultivateur.

L’iſle produit pluſieurs eſpèces de vin. Le meilleur & le plus rare ſort d’un plant tiré originairement de Candie. Il a une douceur délicieuſe, eſt connu ſous le nom de Malvoiſie de Madère, & ſe vend cent piſtoles la pipe. Celui qui eſt ſec ne coûte que ſix ou ſept cens francs, & trouve ſon principal débouché en Angleterre. Les qualités inférieures & qui ne paſſent pas quatre ou cinq cens livres, ſont deſtinées pour les Indes orientales, pour quelques iſles & le continent ſeptentrional de l’Amérique.

Les récoltes s’élèvent communément à trente mille pipes. Treize ou quatorze des meilleures vont abreuver une grande partie du globe : le reſte eſt bu dans le pays même ; ou converti en vinaigre & en eau-de-vie pour la conſommation du Bréſil.

Le revenu public eſt formé par les dîmes généralement perçues ſur toutes les productions ; par un impôt de dix pour cent ſur ce qui entre dans l’iſle, & de douze pour cent ſur ce qui en ſort. Ces objets réunis rendent 2 700 000 liv. Tels ſont cependant les vices de l’adminiſtration, que, d’une ſomme ſi conſidérable, il ne revient preſque rien à la Métropole.

La Colonie eſt gouvernée par un chef qui domine auſſi ſur Porto-Santo, qui n’a que ſept cens habitans & quelques vignes ; ſur les Salvages, encore moins utiles ; ſur quelques autres petites iſles entièrement déſertes, hors le tems des pêches. On ne lui donne, pour la défenſe d’un ſi bel établiſſement, que cent hommes de troupes régulières : mais il diſpoſe de trois mille hommes de milice, qu’on aſſemble & qu’on exerce un mois chaque année. Officiers & ſoldats, tout, dans ce corps, ſert ſans ſolde, ſans que les places en ſoient moins recherchées. Elles procurent quelques diſtinctions, dont on eſt plus avide dans cette iſle que dans aucun lieu du monde.