Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 10

X. Conquête de Goa par les Portugais.

Goa, qui s’élève en amphithéâtre, eſt ſitué vers le milieu de la côte de Malabar, dans une iſle détachée du continent par les deux bras d’une rivière qui, tombée de Gates, ſe jette dans la mer, à trois lieues de la ville, après avoir formé devant ſes murs un des plus beaux ports de l’Univers. De nombreux canaux formés par la nature ſeule, des bois touffus & bien percés, des prairies émaillées de mille fleurs, des maiſons de campagne placées ſur des ſites avantageux : tout rend délicieuſe cette iſle, qui peut avoir dix lieues de circonférence, & dont le terrein eſt agréablement inégal. Avant d’entrer dans la rade, on découvre les deux péninſules de Salſet & de Bardes, qui lui ſervent en même-tems, & de rempart & d’abri. Elles ſont défendues par des forts bordés d’artillerie, devant leſquels doivent s’arrêter tous les vaiſſeaux qui veulent mouiller au port.

Quoique Goa fût moins conſidérable qu’il ne le devint depuis, on le regardoit comme le poſte le plus avantageux de l’Inde. Il relevoit du roi de Decan ; mais Idalcan, auquel il l’avoit confié, s’étoit rendu indépendant, & cherchoit à s’agrandir dans le Malabar. Tandis que l’uſurpateur étoit occupé dans le continent, Albuquerque ſe préſenta aux portes de Goa, les força, & n’acheta pas chèrement un ſi grand avantage.

Idalcan averti du malheur qui venoit de lui arriver, ne balança pas ſur le parti qu’il lui convenoit de prendre. D’accord avec les Indiens même, ſes ennemis, qui n’y avoient guère moins d’intérêt que lui, il marcha vers ſa capitale avec une célérité inconnue juſqu’alors dans ſon pays. Les Portugais, mal affermis dans leur conquête, ſe virent hors d’état de s’y maintenir : ils ſe retirèrent ſur leur flotte qui ne quitta point le port, & ils envoyèrent chercher des ſecours à Cochin. Pendant qu’ils les attendoient, les vivres leur manquèrent. Idalcan leur en offrit, & leur fit dire, que c’étoit par les armes, & non par la faim, qu’il vouloit vaincre. Il étoit alors d’uſage, dans les guerres de l’Inde, que les armées laiſſâſſent paſſer des ſubſiſtances à leurs ennemis. Albuquerque rejetta les offres qu’on lui faiſoit, & répondit : qu’il ne recevroit des préſens d’Idalcan, que lorſqu’ils ſeroient amis. Il attendoit toujours des ſecours, qui ne venoient point.

Cet abandon le détermina à ſe retirer, & à renvoyer l’exécution de ſon projet chéri, à un tems plus favorable, que les circonſtances amenèrent dans peu de mois. Idalcan ayant été forcé de ſe remettre en campagne, pour préſerver ſes états d’une deſtruction totale, Albuquerque fondit à l’improviſte ſur Goa, qu’il emporta d’emblée, & où il ſe fortifia. Calicut, dont le port ne valoit rien, vit ſon commerce & ſes richeſſes paſſer dans une ville qui devint la métropole de tous les établiſſemens Portugais dans l’Inde.

Les naturels du pays étoient trop foibles, trop lâches, trop diviſés, pour mettre des bornes aux proſpérités de cette nation brillante. Elle n’avoit à prendre des précautions que contre les Égyptiens ; & elle n’en oublia, n’en différa aucune.