Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre VII


CHAPITRE VII.

DE L’ÉTENDUE INFINIE DE LA CRÉATION DANS L’ESPACE ET DANS LE TEMPS.


L’Univers, par son incommensurable grandeur et par la variété et la beauté infinies qui éclatent en lui de toute part, jette l’esprit dans un muet étonnement. Si l’aspect d’un ensemble si parfait émeut l’imagination, un ravissement d’une autre nature saisit d’autre part l’intelligence, lorsqu’elle considère comment tant de magnificence, tant de grandeur, découlent d’une seule loi générale, dans un ordre éternel et parfait. Le monde planétaire, où le Soleil, placé au centre de toutes les orbites, force, par sa puissante attraction, les sphères habitées de son système à se mouvoir sur des cercles éternels, a été tout entier formé, comme nous l’avons vu, aux dépens de la matière universelle primitivement dispersée dans le chaos. Toutes les étoiles fixes que l’œil découvre dans les profondeurs du Ciel, où elles sont semées avec une magnifique prodigalité, sont autant de soleils, centres de systèmes semblables. L’analogie ne permet pas de douter que ceux-ci ont été formés et produits, comme celui dont nous faisons partie, des particules les plus petites de la matière élémentaire qui remplissait l’espace vide, ce contenant infini de la présence divine.

Si maintenant tous les mondes et les systèmes de mondes reconnaissent la même origine, si l’attraction est illimitée et universelle, si la répulsion des éléments agit partout, si en présence de l’infini le grand et le petit sont également petits ; tous ces mondes ne doivent-ils pas avoir entre eux des relations de constitution et des liaisons systématiques, comme en ont les corps de notre système, Saturne, Jupiter et la Terre, qui forment de petits systèmes particuliers et pourtant sont liés les uns aux autres comme membres d’un grand système ? Si, dans l’espace infini où se sont formés les soleils de la Voie lactée, on suppose un point autour duquel, pour une cause je ne sais laquelle, a commencé la première formation de la nature au sein du Chaos, là a dû se former la plus grande masse, un corps doué d’une attraction extraordinaire, qui est ainsi devenu capable de forcer tous les systèmes en formation dans l’énorme sphère de son activité, à tomber vers lui comme leur centre, et à former autour de lui un immense système, qui reproduit dans d’immenses proportions celui que la même matière élémentaire a formé autour du Soleil. L’observation met cette hypothèse à peu près hors de doute. La foule des astres, par sa disposition générale par rapport à un plan fondamental, constitue un système, tout comme les planètes de notre monde solaire autour du Soleil. La Voie lactée est le zodiaque de ces mondes d’ordre supérieur, qui s’écartent aussi peu que possible de sa zone ; et cette bande est éternellement illuminée de leur éclat, comme le zodiaque des planètes s’éclaire çà et là de leur lumière, en un petit nombre de points il est vrai. Chacun de ces soleils, avec les planètes qui l’entourent, forme un système particulier, mais cela ne les empêche pas d’être les membres d’un plus grand système ; de même que Jupiter et Saturne, malgré leur cortège de satellites, sont compris dans la constitution systématique d’un monde encore plus grand. Peut-on ne pas reconnaître une même cause et un même mode de développement à des mondes dont la constitution concorde d’une manière si frappante ?

Mais si les étoiles forment un système, dont l’étendue est définie par la sphère d’attraction du corps qui en occupe le centre, ne peut-il pas exister plusieurs systèmes de soleils, et pour ainsi dire, plusieurs Voies lactées, qui se sont développés dans les champs illimités de l’espace ? Nous avons reconnu avec admiration dans le Ciel des formes qui ne sont autre chose que des systèmes d’étoiles groupées autour d’un plan commun, des Voies lactées, si j’ose m’exprimer ainsi, qui, différemment inclinées par rapport à nous, se présentent sous une forme elliptique, avec un éclat affaibli en proportion de leur distance infinie ; ce sont des systèmes d’un diamètre un nombre infini de fois infiniment plus grand, pour parler ainsi, que le diamètre de notre système solaire ; mais ils sont sans aucun doute produits de la même façon, ordonnés et réglés par les mêmes lois et ils se conservent par un mécanisme analogue à celui de notre propre système.

Si l’on regarde à leur tour ces systèmes comme des anneaux de la grande chaîne de l’Univers, on a les mêmes raisons de penser qu’ils doivent être en relation mutuelle ; que leurs liaisons, sous l’empire de la loi générale de première création qui domine à travers toute la nature, les constituent en un nouveau système plus grand encore, qui est régi par l’attraction, incomparablement plus puissante, d’un corps placé au centre de leurs positions régulières. L’attraction, qui est la cause de la distribution systématique des étoiles de la Voie lactée, agirait aussi sur ces mondes lointains pour les faire sortir de leurs positions et ensevelirait l’Univers dans un chaos inévitable et imminent, si des forces d’impulsion régulièrement distribuées ne faisaient équilibre à la gravitation, et n’engendraient ces relations qui sont le fondement de la constitution des astres en systèmes. L’attraction est sans aucun doute une propriété de la matière tout aussi étendue que l’existence même de cette matière dans l’espace, dans lequel elle relie les corps par des dépendances mutuelles ; ou, pour mieux dire, c’est l’attraction qui constitue la relation générale par laquelle les divers corps de la nature sont réunis dans l’espace. Elle s’étend donc à toute distance aussi loin qu’il existe de la matière. Si la lumière nous arrive de ces systèmes lointains, elle qui n’est qu’un mouvement communiqué, ne faut-il pas que tout d’abord l’attraction, cette source originelle de tout mouvement, qui préexiste à tout mouvement, qui ne reconnaît aucune cause antérieure, qui ne peut être arrêtée par aucun obstacle, puisqu’elle agit dans les profondeurs intimes de la matière, avant tout ébranlement, même dans le repos universel de la nature ; ne faut-il pas, dis-je, que l’attraction ait donné à ces systèmes d’étoiles, malgré leur immense éloignement, à l’origine du premier tressaillement de la nature, un mouvement qui est ici, comme il l’a été dans notre petit monde, la cause de la formation et de la stabilité des systèmes et qui les garantit de la destruction ?

Mais où finiront ces systèmes ? Où s’arrêtera la création elle-même ? Il est bien clair que, pour se la figurer en rapport avec la puissance de l’Être infini, il faut la supposer sans limite. Étendre l’espace où s’est révélée la puissance créatrice de Dieu à une sphère du rayon de la Voie lactée, ce n’est pas s’approcher plus de sa grandeur infinie, que si on le limite à une sphère d’un pouce de diamètre. Tout ce qui est fini, tout ce qui a des limites et peut s’exprimer par un nombre, est également loin de l’infini. Or il serait déraisonnable de mettre la Divinité en action pour ne lui faire employer qu’une partie infiniment petite de sa puissance créatrice, et de se figurer sa force infinie, trésor véritablement inépuisable, improductive de natures et de mondes, et se renfermant dans une éternelle inactivité. N’est-il pas plus logique, ou pour mieux dire, n’est-il pas nécessaire, d’attribuer à la création l’étendue qu’elle doit avoir, pour être un témoignage de cette puissance qui ne peut se mesurer avec aucune unité ? Par ces motifs, le champ de la manifestation des propriétés divines doit être tout aussi infini que ces propriétés mêmes[1]. L’éternité ne suffit pas à contenir les manifestations de l’Être suprême, si elle n’est pas unie avec l’infini de l’espace. Il est vrai que le développement, la forme, la beauté et la perfection naissent des relations des corps principaux et des substances qui constituent la matière de l’Univers ; et ces mêmes qualités se remarquent dans les dispositions imposées en tout temps à la nature par la sagesse divine. Il est aussi le plus digne de cette sagesse que ces qualités se développent comme un libre effet des lois générales imposées à la matière. On peut donc ainsi établir sur des fondements solides ce principe que l’ordonnance et l’arrangement de l’Univers découlent successivement dans la suite des temps des forces emmagasinées à l’origine dans la substance créée. Mais la matière fondamentale elle-même, dont les propriétés et les forces forment la base de toutes les modifications successives, est une conséquence immédiate de l’existence de Dieu ; elle doit donc être à la fois si riche et si complète, que le développement de ses combinaisons dans le cours de l’éternité puisse se faire suivant un plan qui comprend en lui tout ce qui peut être, qui ne reconnaît aucune limite, en un mot qui est infini.

Si donc la création est infinie dans l’espace, ou tout au moins, si elle a été infinie dès le commencement quant à la matière, et est prête à le devenir quant à la forme ou au développement, l’espace universel doit devenir animé de mondes sans nombre et sans fin. Mais cette liaison en systèmes, que nous avons constatée précédemment dans toutes les parties isolément, s’étend-elle à tout l’ensemble ; et l’Univers entier, le tout de la nature, est-il réuni en un système unique par la liaison de l’attraction et de la force centrifuge ? Je réponds oui ; s’il existait des mondes absolument isolés, qui n’eussent les uns avec les autres aucun lien de relation pour former un tout, il serait sans doute possible d’imaginer, en considérant cette chaîne de membres comme réellement infinie, une égalité absolue de l’attraction de leurs parties dans tous les sens qui pourrait garantir ces systèmes de la destruction dont les menace l’attraction mutuelle intérieure. Mais pour cela il faudrait que les distances fussent si exactement proportionnées à l’attraction, que le moindre changement entraînerait la ruine de l’ensemble ; et au bout de périodes, longues sans doute, mais qui auraient une fin, ces systèmes seraient inévitablement soumis à la destruction. Une constitution du monde, qui ne se conserverait pas sans un miracle, n’a pas le caractère de stabilité qui est le signe du choix de Dieu ; ce signe apparaît bien plus évident, si l’on fait de toute la création un système unique, qui rend tous les mondes et les systèmes de mondes dont est rempli l’espace infini dépendants d’un centre unique. Une fourmilière désordonnée de mondes, quelles que soient les distances qui les séparent, tendrait inévitablement vers le bouleversement et la ruine, si des mouvements systématiques ne leur imposaient pas une organisation déterminée par rapport à un centre commun, centre d’attraction de l’Univers et point d’appui de la nature entière.

C’est autour de ce centre général d’attraction de toute la nature, de la matière déjà façonnée aussi bien que de celle qui est encore à l’état brut, où se trouve sans aucun doute la masse la plus considérable de l’Univers, qui comprend dans sa sphère d’attraction tous les mondes et les systèmes que le temps a déjà vus naître et que l’éternité engendrera ; c’est autour de ce centre que, selon toute vraisemblance, la nature a dû faire ses premières formations et que les systèmes sont ramassés en plus grand nombre, tandis qu’au loin ils vont se perdre de plus en plus rares dans l’infini de l’espace. On pourrait déduire cette règle de la loi de distribution des astres de notre système solaire ; et une telle constitution peut en outre servir à ceci, qu’aux grandes distances ce n’est pas seulement le corps central qui attire, mais tous les systèmes qui circulent dans son voisinage unissent leur attraction à la sienne, en agissant comme une masse unique sur les systèmes extérieurs. C’est ce qui permet de comprendre comment la nature entière, dans son étendue sans limites, peut former un système unique.

Poursuivons l’étude de la disposition de ce système général de l’Univers, d’après les lois mécaniques auxquelles obéissait la matière en se façonnant. Il a fallu d’abord qu’au sein de la matière élémentaire diffusée dans une étendue infinie, se soit trouvé un point quelconque où cet élément se soit amoncelé avec la plus forte densité, pour que la création prépondérante qui en est sortie ait pu servir de point d’appui central au reste de l’Univers. Il est bien vrai que, dans un espace infini, aucun point ne peut être de préférence appelé centre. Mais si l’on admet une certaine loi de densité de la matière élémentaire, d’après laquelle celle-ci, aussitôt après sa création, s’amoncelle considérablement plus dense en un certain lieu, et se raréfie au contraire de plus en plus à mesure qu’elle s’en écarte, un tel point peut avoir le privilège de s’appeler le centre, et il le deviendra effectivement par la formation en ce même point d’une masse centrale, douée d’une attraction prépondérante, vers laquelle gravitera tout le reste de la matière élémentaire engagé dans des formations particulières. Et ainsi, aussi loin que l’évolution de la nature peut s’étendre, dans la sphère infinie de la création, de ce grand tout se forme un système unique.

Mais le point le plus important et le plus digne d’attention, c’est que, par suite de l’ordonnance de la nature dans notre système, la création, ou mieux le façonnement de la matière, a dû commencer d’abord en ce point central, et s’étendre ensuite progressivement à toute distance pour remplir l’espace infini, dans la suite de l’éternité, de mondes et de systèmes de mondes. Qu’on nous permette de nous attacher un instant à cette proposition qui offre un intérêt particulier. Je ne sais rien qui puisse exciter dans l’esprit de l’homme une plus noble admiration, en lui ouvrant une vue sur le champ infini de la toute-puissance, que cette partie de la théorie qui concerne l’accomplissement successif de la création. Si l’on m’accorde que la matière, créée en vue de la formation des mondes, n’a pas été répandue uniformément dans tout l’espace infini où Dieu est présent, mais que sa diffusion a varié suivant une certaine loi, qui se rapportait peut-être à la densité des particules, et d’après laquelle autour d’un point déterminé, lieu de la plus forte condensation, la dissémination de la matière augmentait avec la distance ; alors au premier éveil de la nature la formation commencera auprès de ce centre, puis dans la suite des temps, l’espace plus éloigné produira les uns après les autres des mondes et des systèmes de mondes, toujours en relation systématique avec ce point central. Chaque période finie, dont la durée est en rapport avec la grandeur de l’œuvre à accomplir, amènera le développement d’une sphère finie ayant ce point pour centre. La région extérieure indéfinie sera encore le siège du désordre et du chaos et restera d’autant plus éloignée de l’état de complète évolution, que l’on considérera des points plus éloignés de la sphère où la nature s’est déjà façonnée. En conséquence, si du lieu que nous occupons dans l’Univers, celui-ci nous apparaît comme un monde entièrement achevé, et pour ainsi dire comme une foule sans fin de systèmes de monde, c’est que nous nous trouvons à proprement parler au voisinage du point milieu de toute la nature, où depuis longtemps elle est sortie du chaos et a atteint son parfait développement. Mais si nous pouvions dépasser une certaine sphère, nous y trouverions le chaos et la décomposition des éléments. Au voisinage du point central, ces éléments sont déjà sortis de l’état brut, et ont produit des combinaisons presque parfaites ; mais, à mesure qu’ils s’en éloignent, ils se perdent peu à peu dans une dissociation complète. Nous verrions comment l’espace infini de la présence divine, où se trouve le magasin de toutes les formations naturelles possibles, est enseveli dans une nuit muette, pleine de matière prête à servir d’élément aux mondes qui doivent se créer dans l’avenir, et à leur donner par ses ressorts intérieurs ce léger ébranlement qui sera l’origine des mouvements dont s’animera un jour l’immensité de ces espaces déserts. Il s’est écoulé peut-être une série de millions d’années et de siècles avant que la sphère de la nature façonnée, dans laquelle nous nous trouvons, ait atteint la perfection que nous lui voyons maintenant, et il s’écoulera peut-être une période aussi longue avant que la nature ait fait un nouveau pas aussi grand dans le chaos. Mais la sphère de la nature déjà façonnée est incessamment occupée à s’étendre plus loin. La création n’est pas l’œuvre d’un instant. Après qu’elle a commencé par la production d’une infinité de substances et de matériaux, elle est constamment en action, à travers la suite de l’éternité, et sa fécondité va grandissant sans cesse. Il s’écoulera des millions et des montagnes de millions de siècles, pendant lesquels toujours de nouveaux mondes et de nouveaux systèmes de mondes se formeront les uns après les autres dans les espaces lointains autour du centre de l’Univers, et atteindront leur état parfait ; ils auront, en dehors de l’arrangement systématique de leurs parties constituantes, une relation générale avec ce centre, qui a été le point de première formation et qui, en raison de sa masse prépondérante, est devenu par son pouvoir d’attraction le centre de la création. L’étendue infinie des temps à venir que produira l’inépuisable éternité animera partout l’espace où Dieu est présent, et lui donnera peu à peu l’ordonnance régulière que lui assigne l’excellence de son plan ; et si l’on pouvait, par une audacieuse conception, comprendre à la fois d’une seule pensée toute l’éternité, on verrait tout l’espace infini rempli de systèmes de mondes et la création accomplie. Mais, de même que de la série des temps qui composent l’éternité, ce qui reste est toujours infini, et ce qui est écoulé fini, de même la sphère de la nature déjà façonnée n’est toujours qu’une partie infiniment petite de l’espace qui contient les germes des mondes futurs et qui s’efforce de sortir de l’état brut du chaos dans des périodes plus ou moins longues. La création n’est jamais terminée. Elle a commencé un jour, mais elle ne finira jamais. Elle est sans cesse en action pour faire faire à la nature un nouveau pas, pour produire des choses nouvelles et des mondes nouveaux. L’œuvre, qu’elle a amenée à l’état de perfection est proportionnée au temps qu’elle a employé à l’accomplir. Il ne lui faut pas moins qu’une éternité pour peupler toute l’étendue sans limites de l’espace infini de mondes sans nombre et sans fin. On peut dire d’elle ce qu’a écrit de l’éternité le plus éminent des poètes allemands :

Unendlichkeit ! Wer misset Dich ?
Vor Dir sind Welten Tag, und Menschen Augenblicke ;
Vielleicht die tausendste der Sonnen wälzt jetzt sich,
Und tausend bleiben noch zurücke.
Wie eine Uhr, beseelt durch ein Gewicht,
Eilt eine Sonn’, aus Gottes Kraft bewegt :
Ihr Trieb läuft ab, und eine andere schlägt,
Du aber bleibst, und zählst sie nicht[2].

Von Haller.

Ce n’est pas un mince plaisir que de laisser l’imagination s’égarer jusqu’aux limites de la création accomplie, dans la région du chaos, et d’y voir les traces de formation, sensibles encore au voisinage de la sphère du monde déjà formée, s’effacer peu à peu en passant par tous les degrés et les ombres de l’imperfection jusqu’à se perdre dans l’espace absolument informe. Mais n’est-ce point une audace blâmable, dira-t-on, que de mettre en avant et de préconiser comme un sujet de divertissement de l’esprit cette hypothèse peut-être purement arbitraire, que la nature n’est aujourd’hui formée que dans une partie infiniment petite de son étendue, et que des espaces infinis sont encore en lutte avec le chaos, pour produire dans la suite des temps des multitudes admirables de mondes et de systèmes réguliers ? Je ne suis pas assez opiniâtrement attaché aux conséquences qui découlent de ma théorie, pour ne pas reconnaître que l’hypothèse d’une extension progressive de la création à travers les espaces infinis, qui en contiennent la matière première, n’est pas entièrement à l’abri du reproche d’improbabilité. Cependant j’ose espérer que les esprits capables de juger du degré de vraisemblance d’une hypothèse ne considéreront pas celle que je propose comme un jeu chimérique de l’imagination ; bien qu’elle ait trait à un sujet qui semble destiné à rester éternellement caché à l’entendement de l’homme, elle a tout au moins pour elle l’analogie, le seul guide qui nous reste, quand le fil d’une démonstration directe nous fait défaut.

Mais on peut encore étayer l’analogie par d’autres raisons très plausibles, et la perspicacité du lecteur qui voudra bien adopter mes idées y en ajoutera peut-être d’autres plus puissantes encore. Car il faut remarquer que la création ne porte pas avec elle le caractère de stabilité, dès qu’elle n’oppose pas, à l’effort de l’attraction universelle, une disposition générale de toutes ses parties capable de contrarier utilement la tendance destructive de cette attraction, à moins qu’elle n’ait reçu en partage des forces d’impulsion qui, par leur combinaison avec la gravitation centrale, établissent une constitution systématique générale. On est donc forcé de supposer un centre commun de tout l’Univers, qui en retient toutes les parties dans les liens de relations déterminées et ne fait qu’un système de tout le contenu de la nature. Si l’on étend maintenant à tout l’univers la notion de la formation des astres aux dépens de la matière élémentaire disséminée dans l’espace, telle que nous l’avons décrite dans ce qui précède en la bornant à la formation d’un système isolé, on sera forcé d’admettre la dissémination de l’élément primitif dans tout l’espace du chaos originel ; et cette supposition entraîne avec elle l’existence d’un centre de toute la création, afin qu’en ce point puisse se réunir la masse qui comprend dans la sphère de son activité la nature entière, et que puisse s’établir la relation générale par laquelle tous les mondes ne forment qu’un seul édifice. Mais on ne peut guère supposer dans l’espace indéfini une autre loi de distribution de la matière originelle, qui soit capable d’engendrer un point central d’attraction de la nature entière, que celle d’après laquelle la dispersion de la matière augmente dans toutes les directions à partir de ce point. Or cette loi suppose en même temps une différence dans la durée de formation complète des systèmes dans les diverses régions de l’espace, cette période étant d’autant plus courte que le lieu de formation d’un monde est plus voisin du centre de la création, parce que les éléments de la matière y sont plus condensés que partout ailleurs, et au contraire exigeant un temps d’autant plus long que la distance est plus grande, puisque les particules sont plus dispersées et plus lentes à se rassembler en un centre de formation.

Si l’on examine l’hypothèse entière que je viens d’esquisser, dans tout l’ensemble et de ce que j’ai dit, et de ce qu’il me reste encore à exposer, il me semble que l’audace de ses conceptions devra paraître tout au moins excusable. La tendance inévitable qui entraîne peu à peu à sa ruine tout système de mondes arrivé à sa perfection peut encore être comptée parmi les raisons qui démontrent que l’Univers doit être en certaines régions fécond en mondes nouveaux, afin de remplacer ainsi les vides qui se sont faits en d’autres lieux. Toute la portion de l’Univers que nous connaissons, bien qu’elle ne soit qu’un atome auprès de ce qui reste caché au-dessus comme au-dessous du cercle de notre vue, suffit à établir ce principe de l’incessante fécondité de la nature, fécondité sans limites parce qu’elle n’est pas autre chose que l’exercice même de la toute-puissance divine. Autour de nous, des animaux et des plantes sans nombre sont journellement détruits, et disparaissent victimes de la mort ; mais la nature en reproduit un nombre au moins égal en d’autres lieux, et comble les vides par sa puissance inépuisable de production. Des régions tout entières du sol que nous habitons sont ensevelies sous la mer, d’où une période plus heureuse les avait fait émerger ; mais, en d’autres lieux, la nature remplace ses pertes et amène au jour des terres qui étaient cachées dans les profondeurs de l’Océan, pour étendre sur elles de nouvelles richesses de sa fécondité. De même les mondes et les systèmes de mondes passent et sont engloutis dans l’abîme de l’éternité ; mais la création est toujours à l’œuvre, pour faire naître de nouvelles formations dans d’autres régions du ciel, et remplacer avec avantage celles qui ont disparu.

Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner de constater l’œuvre de la mort, même dans la plus magnifique des œuvres de Dieu. Tout ce qui est fini, tout ce qui a un mouvement et une origine, porte en soi le signe de sa nature bornée, doit périr et avoir une fin. La durée d’un monde a sans doute par l’excellence de sa formation une stabilité qui, pour notre intelligence, équivaut presque à une durée infinie ; peut-être des milliers, des millions de siècles ne l’épuiseront pas. Mais, comme la fragilité qui est le propre des natures finies travaille incessamment à leur destruction, l’éternité contiendra en soi toutes les périodes possibles pour amener finalement, par une décadence progressive, l’instant de leur destruction. Newton, ce grand admirateur des qualités de Dieu dans la perfection de ses œuvres, qui joignait à l’intelligence la plus profonde des beautés de la nature, le plus grand respect pour la manifestation de la toute-puissance divine, s’est vu obligé de prédire à la nature sa destruction finale par la tendance naturelle que la mécanique du mouvement a vers cette destruction. Dès qu’une portion d’un système, aussi petite qu’on voudra la supposer, est nécessairement, en conséquence de l’instabilité du système, amenée à la destruction au bout d’un temps suffisamment long, il s’ensuit forcément que, dans le cours de l’éternité, un moment viendra où ces amoindrissements successifs auront épuisé tout mouvement.

Mais nous ne pouvons regretter la disparition d’un monde comme une véritable perte de la nature. Celle-ci manifeste sa richesse en prodiguant sans cesse d’innombrables créations nouvelles qui, pendant que quelques parties payent leur tribut à la mort, maintiennent intactes l’étendue et la perfection de son domaine. Quelle innombrable quantité de fleurs et d’insectes fait périr une seule journée froide ! nous n’y faisons point attention, quoiqu’ils soient d’admirables œuvres d’art de la nature et des témoignages de la toute-puissance divine ! Mais, dans un autre lieu, cette perte est compensée avec surabondance. L’homme, qui paraît être le chef-d’œuvre de la création, n’est pas lui-même excepté de cette loi. La nature montre qu’elle est tout aussi riche, tout aussi inépuisable pour produire les plus excellentes des créatures que pour produire les plus méprisables ; et la disparition des mondes n’est qu’une ombre nécessaire dans la variété de ses soleils, parce que leur production ne lui coûte rien. Les contagions, les tremblements de terre, les inondations font disparaître des peuples entiers de la surface du sol ; mais il ne paraît pas que la nature en reçoive quelque dommage. De même des mondes entiers et des systèmes de soleils quittent la scène de l’Univers, après qu’ils y ont joué leur rôle. L’infini de la Création est assez grand pour qu’un monde ou même une Voie lactée de mondes ne soient devant lui que ce qu’est pour la Terre une fleur ou un insecte. Pendant que la nature parcourt l’éternité à pas variés, Dieu reste occupé à une création incessante pour former la matière nécessaire à la construction de mondes encore plus grands.

He sees with equal eye, as God of all,
A hero perish, or a sparrow fall,
Atoms or Systems into ruin hurl’d,
And now a bubble burst, and now a world[3].

Pope, An Essay on man.

Laissons donc nos yeux s’habituer à ces épouvantables catastrophes, comme aux voies habituelles de la Providence, et les regarder même avec une sorte de complaisance. Et en fait, rien ne convient mieux à la richesse de la nature. Car, lorsqu’un système de mondes a épuisé dans sa longue durée toute la série des transformations que peut embrasser sa constitution, quand il est ainsi devenu un membre superflu dans la chaîne des êtres, rien n’est plus naturel que de lui faire jouer, dans le spectacle des métamorphoses incessantes de l’Univers, le dernier rôle qui appartient à toute chose finie : il n’a plus qu’à payer son tribut à la mort. La nature suit partout, comme il a été dit, aussi bien dans les plus humbles parties de son contenu que dans les plus grandes, cette règle de conduite que le destin éternel lui a prescrite ; et je le dis encore une fois, la grandeur de ce qui doit disparaître n’est pas ici le moins du monde un obstacle ; car tout ce qui est grand devient petit, n’est plus qu’un simple point, lorsqu’on le compare à l’infini que la création développera dans l’espace sans limite, à travers la suite de l’éternité.

Il semble que cette fin nécessaire des mondes et de tous les êtres de la nature soit soumise à une loi déterminée, dont la considération donne à notre théorie un nouveau caractère de certitude. D’après cette loi, les astres qui sont les plus voisins du centre de l’Univers disparaissent les premiers, comme la naissance et la formation des mondes ont d’abord commencé près de ce centre. À partir de là, la destruction et la ruine s’étendent de proche en proche jusqu’aux régions les plus lointaines par l’anéantissement successif des mouvements, pour ensevelir dans un chaos unique tous les astres qui ont traversé la période de leur existence. D’autre part, la nature, sur les limites opposées du monde déjà formé, est incessamment occupée à façonner des mondes avec les matériaux des éléments décomposés, et pendant que d’un côté elle vieillit autour du centre, de l’autre elle est toujours jeune et féconde en nouvelles créations. Le monde formé se trouve limité d’après cela entre les ruines du monde détruit et le chaos de la nature informe ; et si l’on se figure, comme il est vraisemblable, qu’un monde parvenu à la perfection peut encore durer un temps plus long que celui dont il a eu besoin pour se former, la limite extérieure de l’Univers s’élargira toujours malgré la dévastation que la caducité y produit incessamment.

Si l’on veut bien me permettre de placer encore ici une idée, qui est aussi vraisemblable que conforme à la nature des œuvres divines, il me semble que le charme de ces aperçus sur les transformations de la nature en prendra un nouvel attrait. N’est-il pas permis de croire que la nature, qui a pu une première fois faire sortir du chaos l’ordonnance régulière de systèmes si habilement construits, doit pouvoir de nouveau renaître aussi aisément du second chaos, où l’a plongée la destruction du mouvement, et régénérer de nouvelles combinaisons ? Les ressorts qui avaient mis en mouvement et en ordre l’élément de la matière chaotique ne seront-ils pas, après que l’arrêt de la machine les aura réduits au repos, remis de nouveau en activité par des forces plus étendues, et ne recommenceront-ils pas à travailler de concert, suivant les mêmes lois générales qui avaient donné naissance à la construction primitive ? Il n’est pas besoin de beaucoup réfléchir pour acquiescer à cette manière de voir, si l’on considère qu’après que l’impuissance finale des mouvements de révolution dans l’univers a précipité les planètes et les comètes en masse sur le Soleil, l’incandescence de cet astre a dû recevoir un accroissement prodigieux du mélange de ces masses si nombreuses et si grandes, surtout parce que les sphères éloignées du système solaire, en conséquence de la théorie précédemment exposée, contiennent en elles l’élément le plus léger et le plus propre à activer le feu. Ce feu ainsi remis en une effroyable activité par ce nouvel aliment formé de matériaux subtils, non seulement résoudra sans doute de nouveau toute la matière en ses derniers éléments, mais la dilatera et la dispersera, avec une puissance d’expansion proportionnée à sa chaleur, et avec une vitesse que n’affaiblira aucune résistance du milieu, dans le même espace immense qu’elle avait occupé avant la première construction de la nature. Puis, après que la vivacité du feu central se sera calmée par cette diffusion de la masse incandescente, la matière reprendra, sous l’action réunie de l’attraction et de la force de répulsion, avec la même régularité, les anciennes créations et les mouvements systématiques relatifs, et ainsi reformera un nouveau monde. Et lorsque chaque système particulier de planètes est ainsi tombé en ruine, puis s’est régénéré par ses propres forces ; lorsque ce jeu s’est reproduit un certain nombre de fois ; alors enfin arrivera une période qui ruinera et rassemblera en un chaos unique le grand système dont les étoiles sont les membres. Mieux encore que la chute de planètes froides sur le Soleil, la réunion d’une quantité innombrable de foyers incandescents, tels que sont ces soleils enflammés, avec la série de leurs planètes, réduira en vapeur la matière de leurs masses par l’inconcevable chaleur qu’elle produira, la dispersera dans l’ancien espace de leur sphère de formation, et y produira les matériaux de nouvelles créations, qui, façonnées par les mêmes lois mécaniques, peupleront de nouveau l’espace désert de mondes et de systèmes de mondes. Si l’on suit, à travers l’infini des temps et des espaces, ce phénix de la nature, qui ne se brûle que pour revivre de ses cendres ; si l’on voit comment, dans la région même où elle a vieilli et où elle est morte, la nature renaît inépuisable, en même temps qu’à l’autre limite de la création, dans l’espace de la matière brute et informe, elle progresse incessamment, élargissant toujours le plan de la manifestation divine et remplissant de ses merveilles l’éternité aussi bien que l’espace, l’esprit qui embrasse tout cet ensemble s’abîme dans une profonde admiration. Et alors, non content d’un objet si grandiose, mais dont la caducité ne peut suffisamment contenter notre âme, il aspire à connaître de plus près cet Être dont l’intelligence, dont la grandeur est la source et le centre de la lumière qui se répand sur la nature entière. Avec quelle crainte respectueuse l’âme ne doit-elle pas regarder sa propre essence, quand elle considère qu’elle doit survivre à toutes ces transformations, et qu’elle peut se dire d’elle-même ce que le poëte philosophe dit de l’éternité :

Wenn denn ein zweites Nichts wird diese Welt begraben ;
Wenn von dem Alle selbst nichts bleibet als die Stelle ;
Wenn mancher Himmel noch, von andern Sternen helle,
Wird seinen Lauf vollendet haben ;
Wirst du so jung als jetzt, von deinem Tod gleich weit,
Gleich ewig künftig sein, wie heut[4].

Von Haller.

Heureux l’esprit qui, au milieu du tumulte des éléments et des désastres de la nature, sait se maintenir à une hauteur d’où il peut voir fumer sous ses pieds les ruines qu’amoncelle la caducité des choses du monde ! Une félicité, que la raison n’oserait même pas désirer, la révélation nous enseigne à l’espérer avec une ferme confiance. Lorsque les chaînes, qui nous retiennent attachés à la vanité des créatures, seront tombées, à cet instant qui est assigné à la transformation de notre être, alors l’âme immortelle, délivrée de la dépendance des choses finies, trouvera la jouissance de la vraie félicité dans son union avec l’être infini. La vue de l’harmonie générale de la nature, dans laquelle se complaît le regard de Dieu, ne peut que remplir d’une joie éternellement durable la créature raisonnable, qui se trouve réunie à la source de toute perfection. La nature, vue de ce centre, montrera de toutes parts une éclatante stabilité, une éclatante harmonie. Ses métamorphoses incessantes ne peuvent troubler la tranquille félicité d’une âme, qui s’est une fois élevée à ces hauteurs. Pendant qu’elle déguste par avance cet état dans la douce espérance d’y arriver un jour, elle peut exercer sa bouche à ce chant de louange, dont retentira un jour toute l’éternité :

When Nature fails, and day and night
Divide thy works no more,
My ever-grateful heart, o Lord,
Thy mercy shall adore.

Through all eternity to Thee
A joyful song I’ll raise,
For oh ! eternity’s too short
To utter all thy praise[5].

Addison.
  1. La notion de l’étendue indéfinie de l’Univers a des contradicteurs parmi les métaphysiciens, et a été tout dernièrement combattue par M. Weitenkampf. Si ces savants, se fondant sur la soi-disant impossibilité de l’existence d’une quantité sans nombre ni limite, ne peuvent s’accommoder à cette idée, je leur poserai seulement en passant cette question : La suite future de l’Éternité ne contiendra-t-elle pas en elle-même une série véritablement infinie de variétés et de changements ? Et cette série indéfinie n’est-elle pas à la fois et dès maintenant tout entière présente à l’intelligence divine ? Or, s’il est possible à Dieu de faire que ce contenu de l’infini, qui existe tout à la fois dans son intelligence, se développe effectivement en une série de faits successifs, pourquoi n’aurait-il pas développé aussi le contenu d’un autre infini dans un enchaînement sans fin par rapport à l’espace, et n’aurait-il pas rendu sans limite le contour du monde ? Pendant qu’on cherchera la réponse à cette question, je profiterai de l’occasion qui se présente pour écarter la prétendue difficulté par un éclaircissement tiré de la nature des nombres, au cas où, après un examen attentif, on la considérerait encore comme une question demandant explication : Peut-on croire que ce qu’a produit, pour se manifester, une puissance infinie accompagnée d’une suprême sagesse, ne soit que la différentielle de ce qu’elle aurait pu produire ?
  2. Ô Éternité ! qui a pu te mesurer ? Devant toi les mondes sont des jours et les hommes des instants ; la millième partie peut-être des soleils se meut aujourd’hui, et des millions restent encore en arrière. Comme une horloge qu’un poids anime, un Soleil se hâte, poussé par la puissance de Dieu ; sa force s’épuise et un autre s’élance. Mais toi, tu demeures, et ne les comptes pas.
  3. Dieu voit d’un œil égal, dans un parfait repos,
    Un passereau tomber ou périr un héros,
    Une bulle légère en vapeur se résoudre,
    Ou des cieux ébranlés à grand bruit se dissoudre.

    Traduction de Duresnel.
  4. Quand ce monde se sera enseveli dans un second néant ; quand de tout ce qui existe il ne restera que la place ; quand des cieux toujours renouvelés, illuminés d’autres étoiles, auront accompli leur cours ; tu seras toujours jeune comme maintenant, tu seras aussi loin de ta mort, tu seras éternellement à venir, comme aujourd’hui.
  5. Quand la nature disparaîtra, quand le jour et la nuit ne partageront plus l’œuvre de tes mains, mon cœur toujours reconnaissant adorera ta bonté.

    Dans toute l’éternité, j’élèverai vers toi un chant joyeux ; car l’éternité, Seigneur, est trop courte pour dire tes louanges.