Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre V


CHAPITRE V.

DE L’ORIGINE DE L’ANNEAU DE SATURNE ; CALCUL DE LA ROTATION DIURNE DE LA PLANÈTE D’APRÈS SES RELATIONS AVEC L’ANNEAU.


En raison de la formation systématique de l’Univers, ses diverses parties se relient les unes aux autres par une variation graduelle de leurs caractères ; et l’on peut supposer qu’une planète qui se trouverait dans les régions les plus extérieures du monde devrait avoir précisément les caractères par lesquels devrait passer la comète la plus voisine pour devenir une planète par la diminution de son excentricité. Nous considérerons donc Saturne comme ayant, à l’origine, décrit un certain nombre de révolutions dans une orbite très excentrique, à la manière d’une comète, et s’étant ensuite rapproché peu à peu du mouvement circulaire[1]. La chaleur qu’il s’incorporait à son périhélie soulevait au-dessus de sa surface la substance légère, qui, nous l’avons vu dans les Chapitres précédents, est dans les astres supérieurs d’une ténuité extrême et se laisse volatiliser au moindre degré de chaleur. Cependant, lorsque la planète, après un certain nombre de révolutions, a eu atteint la distance à laquelle elle se meut aujourd’hui, elle a perdu successivement son excès de chaleur dans cette région d’un climat très tempéré ; et les vapeurs qui s’élevaient continuellement de sa surface ont cessé peu à peu de s’épandre jusqu’à lui former une queue. À partir de ce moment, elles cessèrent de monter avec autant d’abondance pour accroître l’atmosphère déjà existante ; enfin la masse vaporeuse, pour des raisons que nous allons exposer, continua de tourner autour de la planète et lui conserva, sous la forme d’un anneau persistant, un signe de sa nature cométaire primitive, pendant que le noyau exhalait peu à peu sa chaleur et se transformait en une planète entourée d’un air calme et pur. Nous allons maintenant dévoiler le mode mystérieux qui a pu conserver à l’astre son atmosphère de vapeur, en transformant cette masse sphérique en un anneau libre de toute attache avec le corps de la planète. Je suppose que Saturne possédait un mouvement de rotation autour d’un axe, et rien que cela me suffit pour expliquer le mystère. Aucun autre mécanisme n’a eu à intervenir pour produire, comme conséquence mécanique immédiate, le phénomène en question ; et j’ose affirmer que, dans toute la nature, peu de phénomènes peuvent être ramenés à une origine aussi facile à comprendre que celle qui a fait sortir cette merveille du Ciel de l’état brut de la première formation.

Les vapeurs qui s’élevaient de la surface de Saturne conservaient leur mouvement propre et continuaient à circuler librement, à la hauteur où elles étaient montées, avec la vitesse qu’elles avaient acquise comme parties intégrantes de sa surface dans leur rotation autour de son axe. Les particules qui s’élevaient au voisinage de l’équateur de la planète devaient posséder les mouvements les plus rapides ; les autres, des mouvements d’autant plus lents que la latitude des points d’où elles étaient parties était plus élevée. Le rapport des densités réglait les hauteurs auxquelles s’élevaient ces particules. Mais seules ces particules pouvaient se maintenir en mouvement circulaire libre et constant, qui étaient soumises, en raison de leur distance à l’axe, à une attraction capable d’équilibrer la force centrifuge résultant de leur rotation autour de l’axe. Les autres, pour lesquelles ce rapport exact n’existait pas, ou s’éloignaient de la planète en vertu de leur excès de vitesse, ou retombaient sur elle si leur vitesse se trouvait en défaut. Les particules, disséminées dans toute l’étendue de la sphère de vapeur, devaient dans leur révolution, en vertu de la loi des forces centrales, venir couper dans un sens ou dans l’autre le plan de l’équateur prolongé de la planète, et, se rencontrant dans ce plan en venant de l’un ou l’autre hémisphère, elles s’y arrêtaient réciproquement et s’y accumulaient. Et comme je suppose que ces vapeurs étaient les dernières qu’émettait la planète pendant son refroidissement, toute la matière vaporeuse a dû se réunir dans un espace resserré au voisinage de ce plan et laisser vides les espaces situés de part et d’autre. Après cette transformation, toute cette matière continue à se mouvoir librement dans des orbites circulaires concentriques. C’est ainsi que l’atmosphère vaporeuse échange sa forme première de sphère pleine contre celle d’un disque plat qui coïncide avec l’équateur de Saturne. Puis ce disque, sous l’action des mêmes causes mécaniques, prend enfin la forme d’un anneau. Le bord externe de cet anneau est déterminé par la puissance de l’action des rayons solaires, sous l’influence de laquelle les molécules gazeuses se sont disséminées en s’éloignant du centre de la planète, exactement comme elle agit sur les comètes et détermine la limite extérieure de leur atmosphère. Le bord intérieur de l’anneau en formation est déterminé par la grandeur de la vitesse équatoriale de la planète. C’est en effet à la distance de son centre où cette vitesse fait équilibre à l’attraction, que se trouve le point le plus rapproché, où des particules parties de sa surface peuvent décrire des cercles en vertu de la vitesse propre dont les a douées la rotation. Les particules plus rapprochées, qui auraient besoin pour un tel mouvement d’une vitesse propre plus grande que celle que possède et peut leur communiquer l’équateur même de la planète, décrivent des orbites excentriques, qui se croisent les unes les autres et détruisent réciproquement leurs mouvements, si bien que finalement elles retombent sur la planète d’où elles étaient parties.

Nous voyons ainsi ce merveilleux phénomène, dont le spectacle a constamment, depuis sa découverte, plongé les astronomes dans l’admiration, mais dont jamais personne n’a pu nourrir l’espoir de découvrir la cause, résulter d’actions mécaniques très simples sans l’intervention d’aucune hypothèse. Ce qui s’est produit pour Saturne se reproduirait avec la même régularité, on le voit aisément, pour toute comète qui serait animée d’une vitesse de rotation suffisante, si elle se trouvait maintenue à une distance constante du Soleil, où son noyau se refroidirait peu à peu. La nature, par la seule action de ses forces livrées à elles-mêmes, sait faire sortir du chaos même de merveilleux développements ; et la formation qui en résulte apporte, par ses propriétés, un si magnifique concours au bien-être général de la créature, qu’elle force de reconnaître avec une certitude indéniable, dans les lois éternelles et immuables de ses propriétés essentielles, l’intervention de l’Être suprême, dont elles dépendent toutes et qui les fait toutes travailler de concert à l’harmonie de l’Univers. Saturne tire certainement de grands avantages de l’existence de son anneau ; celui-ci prolonge son jour et, avec le concours de ses lunes nombreuses, il éclaire ses nuits d’un tel éclat qu’on doit aisément y oublier l’absence du Soleil. Mais faut-il pour cela nier que le développement général de la matière suivant des lois mécaniques, sans l’intervention d’autres motifs déterminants que ses propriétés naturelles, ait pu aboutir à un état de choses qui présente de si grands avantages pour la créature raisonnable ? Tous les êtres sans exception dépendent d’une seule cause, qui est l’intelligence de Dieu ; leurs actions réciproques ne peuvent donc aboutir à d’autres conséquences que celles qui concourent à l’exécution du plan parfait tracé originellement dans la pensée divine.

Nous allons maintenant calculer la durée de la rotation axiale de Saturne, d’après les relations qu’il a avec son anneau en raison du mode de formation que nous attribuons à celui-ci. Puisque le mouvement des éléments de l’anneau a été tout entier emprunté au mouvement de rotation de la planète, à l’époque où ils faisaient partie de sa surface, la plus grande vitesse qu’ils puissent avoir est la plus grande vitesse qui existe sur la surface de Saturne ; en d’autres termes, la vitesse linéaire avec laquelle circulent les particules du bord intérieur de l’anneau est la même que la vitesse d’un point de l’équateur de la planète. Or on peut aisément trouver la valeur de la première en la déduisant de la vitesse d’un des satellites de Saturne, d’après la loi du rapport des racines carrées des distances au centre. La valeur ainsi trouvée pour la vitesse donne immédiatement la durée de la rotation de Saturne autour de son axe : elle est de six heures vingt-trois minutes cinquante-trois secondes. Ce calcul mathématique du mouvement inconnu d’un astre, qui est peut-être la seule prédiction de son espèce dans les sciences naturelles, attend sa confirmation des observations de l’avenir. Les lunettes connues jusqu’à ce jour ne grossissent pas assez Saturne, pour que l’on puisse découvrir sur sa surface les taches qu’on peut supposer y exister, et déduire de leur déplacement la durée de sa rotation. Mais les lunettes n’ont sans doute pas encore atteint le degré de perfection que l’on est en droit d’espérer, et que semblent nous promettre le zèle et l’habileté des artistes. Si l’on parvenait un jour à vérifier par l’observation directe l’exactitude de nos conjectures, quelle certitude acquerrait notre théorie de Saturne, et quelle ne deviendrait pas la vraisemblance de tout notre système, qui repose sur les mêmes principes ! La durée de la rotation diurne de Saturne permet aussi de calculer le rapport de la force centrifuge à la pesanteur à l’équateur : il est celui de 20 à 32. La pesanteur ne dépasse donc la force centrifuge que des 3/5 de celle-ci. Un tel rapport entraîne nécessairement une différence très considérable entre les diamètres de la planète ; cette différence devrait même être si grande qu’elle devrait frapper immédiatement l’observateur armé seulement d’une lunette d’un faible pouvoir grossissant. Or c’est ce qui n’est pas, et la théorie semble ici en échec. Un examen plus approfondi lève entièrement la difficulté. D’après l’hypothèse de Huygens, qui suppose que la pesanteur dans l’intérieur d’une planète est partout la même, la différence des diamètres est au diamètre de l’équateur dans un rapport deux fois moindre que celui de la force centrifuge à la pesanteur au pôle ; par exemple, sur la Terre ce dernier rapport est 1/289 ; dans l’hypothèse de Huygens, le diamètre équatorial de la Terre doit être plus grand de 1/578 que l’axe polaire. La cause en est celle-ci : puisque la pesanteur dans l’intérieur du globe est, d’après l’hypothèse, la même à toute distance du centre qu’à la surface, tandis que la force centrifuge décroît avec la distance au centre, celle-ci non seulement n’est pas partout 1/289 de la pesanteur, mais encore la diminution totale du poids d’une colonne liquide située dans le plan de l’équateur n’est pas 1/289, elle n’en est que la moitié ou 1/578. Au contraire, dans l’hypothèse de Newton, la force centrifuge produite par la rotation conserve dans tout le plan de l’équateur le même rapport avec la pesanteur en chaque point, puisque cette dernière dans l’intérieur du globe, où l’on suppose la densité partout la même, décroît dans le même rapport que la force centrifuge avec la distance au centre ; celle-ci est donc toujours 1/289 de la pesanteur. Il en résulte une diminution de poids de la colonne liquide située dans le plan de l’équateur, et aussi une surélévation de cette colonne de 1/289 ; et cette différence des diamètres est encore accrue, dans cette manière de voir, par cette circonstance que le raccourcissement de l’axe polaire entraîne un rapprochement vers le centre, par suite un accroissement de la pesanteur, tandis que l’augmentation du diamètre équatorial éloigne les particules du centre et produit une diminution de la pesanteur ; et pour ce motif, l’aplatissement du sphéroïde de Newton est accru et la différence des diamètres s’élève de 1/289 à 1/230.

Pour ces raisons, les diamètres de Saturne devraient être l’un à l’autre dans un rapport plus grand que celui de 20 à 32 ; ils devraient atteindre presque la proportion de 1 à 2. Une différence aussi grande n’échapperait pas à l’observation, quelque petit que Saturne puisse paraître dans la lunette. Mais la seule conclusion à tirer de tout ceci, c’est que l’hypothèse d’une densité uniforme, qui pour la Terre paraît être assez exacte, s’écarte complètement de la vérité pour Saturne. Et ceci n’a rien que de très vraisemblable pour une planète dont le noyau est formé en majeure partie de substances très légères ; d’où il est résulté une plus grande facilité pour les éléments plus lourds de descendre vers le centre en raison de leur poids, avant le commencement de la période de solidification, que chez ces astres dont la matière plus dense a retardé le dépôt des matériaux et s’est solidifiée avant que la précipitation se soit produite. Si donc nous supposons que, dans Saturne, la densité des couches intérieures croît à mesure qu’elles se rapprochent du centre, la pesanteur ne diminue plus dans le même rapport ; l’augmentation de densité fait plus que compenser la diminution de gravité résultant de ce que les couches situées au-dessus du point que l’on considère n’ont point d’action sur lui[2]. Si cette densité prépondérante des matériaux profonds est très considérable, en vertu des lois de l’attraction, elle transforme la pesanteur qui décroîtrait en s’approchant du centre en une force à fort peu près constante et uniforme, et par suite fait que le rapport des diamètres se rapproche beaucoup de ce que voudrait l’hypothèse de Huygens, c’est-à-dire de la moitié du rapport de la force centrifuge et de la pesanteur. En conséquence, comme ce rapport est ici de 2 à 3, la différence des diamètres de la planète ne sera pas 1/3, mais 1/6 du diamètre équatorial. Et cette différence pourra ne pas être visible, parce que Saturne, dont l’axe fait toujours un angle de 31° avec le plan de l’orbite, ne nous présente jamais cet axe debout sur son équateur, comme le fait Jupiter ; ce qui réduit encore la différence à peu près du tiers. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre que, sur une planète aussi éloignée de nous, la forme aplatie du globe ne soit pas aussi évidente qu’on le pourrait croire. Cependant l’Astronomie, qui ne cesse de perfectionner ses moyens d’observation, parviendra peut-être un jour, si je ne me flatte trop, à mettre en évidence, à l’aide de ses puissants instruments, cette curieuse particularité de Saturne.

Ce que je viens de dire de la forme de cette planète conduit à une remarque générale concernant la théorie du Ciel. Jupiter, sur lequel, d’après un calcul exact, le rapport de la pesanteur à la force centrifuge à l’équateur est au moins celui de 9 1/4 à l’unité, devrait, si son globe avait partout la même densité, montrer, suivant la théorie de Newton, une différence plus grande que 1/9 entre son axe et son diamètre équatorial. Cependant Cassini n’a trouvé que 1/16, Pond 1/12, et parfois 1/14, et toutes les différentes déterminations s’accordent, malgré la difficulté de l’observation, à donner une valeur beaucoup plus petite que celle qui devrait résulter du système de Newton ou plutôt de son hypothèse d’une densité uniforme. Mais si alors on abandonne cette supposition d’une densité uniforme qui donne lieu à un aussi grand écart entre la théorie et l’observation, pour l’hypothèse bien plus vraisemblable d’une densité croissante vers le centre du globe, on peut non seulement rendre compte du résultat observé sur Jupiter, mais comprendre aussi la cause d’un aplatissement moindre du globe sphéroïdal de Saturne, planète bien plus difficile à mesurer.

Le mode de formation de l’anneau de Saturne nous a permis de nous hasarder à calculer à l’avance la durée de la rotation de la planète, que les lunettes n’ont pu encore découvrir. On me permettra d’ajouter à cette épreuve d’une prédiction physique à laquelle j’ose soumettre ma théorie celle d’une autre prévision sur la même planète, qui doit aussi attendre sa confirmation du perfectionnement des instruments dans les temps à venir.

D’après la supposition que l’anneau de Saturne est un amas des particules qui, après s’être élevées à l’état de vapeur de la surface de la planète, se sont mises à tourner dans des orbites circulaires en vertu de la vitesse que leur avait communiquée la rotation et qu’elles conservaient, ces particules ne peuvent avoir, à toutes les distances du centre, la même durée de révolution périodique. Ces durées doivent être entre elles comme les racines carrées des cubes des distances, si les particules obéissent aux lois des forces centrales. Or, dans cette hypothèse, le temps dans lequel tournent les particules du bord intérieur est d’environ dix heures, et le temps de la révolution de celles du bord extérieur est de quinze heures d’après le calcul ; en d’autres termes, pendant que les parties les plus basses de l’anneau font trois tours, les parties les plus élevées n’en font que deux. Mais, quelque faible qu’on suppose la résistance qu’offrent mutuellement à leurs mouvements les particules situées dans le plan de l’anneau, par suite de leur grande dispersion, il est vraisemblable que le retard des points les plus éloignés ralentit peu à peu, à chaque révolution, le mouvement plus rapide des points inférieurs, tandis que ceux-ci au contraire communiquent aux autres une partie de leur vitesse ; et si rien ne venait interrompre cet échange, il durerait jusqu’à ce que toutes les parties de l’anneau, les plus basses comme les plus hautes, fissent leur tour dans le même temps et fussent amenées à l’état de repos relatif, où elles n’exerceraient plus aucune action les unes sur les autres. Mais un tel état final, s’il pouvait être atteint, entraînerait la destruction de l’anneau ; car, si l’on prend le milieu du plan de l’anneau, et si l’on suppose que le mouvement y reste ce qu’il était et ce qu’il doit être pour permettre la libre révolution dans un cercle, les particules inférieures, se trouvant ralenties, ne pourraient continuer à graviter à la distance du centre où elles sont placées, mais s’entre-croiseraient sur des orbites obliques et excentriques ; tandis que les particules plus éloignées, recevant une vitesse plus grande que celle qui convient à leur distance, s’éloigneraient du Soleil plus que ne le veut l’action solaire qui limite le bord extérieur de l’anneau ; cette action les disperserait donc derrière la planète et les entraînerait au loin.

Un tel désordre n’est pas à redouter. Le mécanisme du mouvement générateur de l’anneau introduit une condition, grâce à laquelle les causes mêmes qui semblaient devoir amener la destruction de l’anneau en assurent la stabilité. C’est qu’il se subdivise en un certain nombre de bandes circulaires concentriques, qui, en raison des intervalles qui les séparent, n’ont plus rien de commun les unes avec les autres. Car, puisque les particules qui circulent sur le bord intérieur de l’anneau tendent à accélérer le mouvement des particules plus élevées et ralentissent leur propre mouvement, l’augmentation de vitesse produit chez ces dernières un excès de force centrifuge qui les éloigne de la position où elles se mouvaient. Mais si l’on suppose que, en même temps qu’elles tendent ainsi à se séparer des régions plus basses de l’anneau, elles ont à vaincre une certaine cohésion, qui ne peut être absolument insignifiante quoiqu’il s’agisse de véritables vapeurs, l’accroissement de la vitesse s’efforcera bien de vaincre cette cohésion, mais ne la vaincra pas tant que l’excès de force centrifuge qu’il développe dans un temps de révolution égal à celui des particules les plus basses, sur la force centrale qui convient à leur position, ne dépassera pas cette cohésion. Et pour cette raison, la cohérence doit subsister dans une certaine largeur d’une bande de l’anneau, toutes les parties de cette bande tournant dans le même temps, malgré la tendance des particules les plus élevées à se séparer des plus basses. Mais la largeur n’en peut être grande ; en effet, la vitesse de ces particules qui ont même période de révolution croît avec la distance et devient ainsi plus grande qu’elle ne devrait être d’après la loi des forces centrales ; par suite ces particules doivent se séparer dès que leur vitesse a dépassé la limite où elle fait équilibre à leur cohésion, et doivent prendre une distance proportionnée à l’excès de la force centrifuge sur la force d’attraction. C’est ainsi qu’est déterminé l’intervalle qui sépare la première bande de l’anneau de la suivante ; et de la même manière le mouvement ralenti des particules supérieures produit le second anneau concentrique, grâce au mouvement plus rapide des particules inférieures et à leur cohérence ; puis vient un troisième anneau séparé par un intervalle convenable. On pourrait calculer le nombre de ces bandes circulaires et les largeurs des intervalles qui les séparent, si l’on connaissait la grandeur de la cohésion qui relie les particules les unes aux autres. Mais nous pouvons nous contenter d’avoir deviné la constitution très vraisemblable de l’anneau de Saturne, qui en empêche la destruction et le maintient par le libre mouvement de chacune de ses parties.

Je présente cette conception avec un réel plaisir, parce que j’ai le ferme espoir de la voir confirmée un jour par des observations effectives. Il nous est venu de Londres, il y a quelques années, qu’en observant Saturne avec un télescope de Newton perfectionné par M. Bradley, on avait cru voir que son anneau était en réalité la réunion de plusieurs anneaux concentriques séparés par des intervalles vides. La nouvelle n’a pas été confirmée depuis[3]. Les instruments d’optique ont ouvert à l’esprit humain la connaissance des régions les plus éloignées de l’Univers. C’est de leur perfectionnement surtout que dépendent les progrès qu’on pourra faire dans cette voie ; l’attention que notre siècle apporte à tout ce qui peut accroître la portée de la vue de l’homme permet d’espérer qu’elle se tournera surtout d’un côté qui lui promet les plus importantes découvertes.

Mais si Saturne a été assez heureux pour se construire un anneau, pourquoi aucune autre planète n’a-t-elle eu le même avantage ? La raison en est claire. Comme un anneau doit résulter des matières vaporeuses qu’une planète exhale pendant sa période de formation, et comme la rotation doit leur donner l’impulsion qui continuera à les faire mouvoir lorsqu’elles auront atteint la hauteur où cette vitesse acquise contre-balancera exactement la gravitation vers la planète, il est facile de déterminer par le calcul la hauteur à laquelle les vapeurs doivent s’élever au-dessus de la surface pour décrire des orbites circulaires avec la vitesse équatoriale de la planète, dès que l’on connaît le diamètre de la planète, la durée de sa rotation et la pesanteur à sa surface. D’après les lois du mouvement central, la distance d’un corps qui tourne en cercle autour d’une planète avec une vitesse égale à la vitesse équatoriale de celle-ci est au rayon de la planète comme la force centrifuge à l’équateur est à la pesanteur. D’après cela, la distance du bord intérieur de l’anneau de Saturne est 8, si l’on prend le rayon égal à 5, le rapport de ces deux nombres étant celui de 32 à 20, qui, comme nous l’avons déjà remarqué, exprime la proportion entre la pesanteur et la force centrifuge à l’équateur. Pour la même raison, si l’on supposait que Jupiter pût avoir un anneau formé de la même manière, le diamètre intérieur de cet anneau dépasserait dix fois le rayon du globe de la planète, ce qui le placerait exactement à la distance où circule le satellite le plus extérieur ; il faut ajouter à cette première impossibilité celle qui résulte de ce que les exhalaisons d’une planète ne peuvent s’étendre à une aussi grande distance de sa surface. Si l’on veut savoir pourquoi la Terre n’a point d’anneau, on trouvera la réponse dans la grandeur du rayon qu’aurait dû avoir son bord intérieur, 289 rayons terrestres. Dans les planètes à rotation lente, la production d’un anneau devient bien plus impossible ; il n’est donc qu’un seul cas où une planète puisse acquérir un anneau de la manière que nous avons expliquée, et c’est celui de la planète qui seule en possède effectivement un ; il me semble ressortir de là une éclatante confirmation de l’exactitude de notre explication.

Mais ce qui me confirme encore plus dans l’idée que l’anneau qui entoure Saturne ne s’est pas formé par le mode général qui a dominé dans tout le système planétaire et a donné à Saturne lui-même ses satellites, que ce n’est point la matière extérieure qui en a fourni les éléments, mais qu’il est une création de la planète même, qui a exhalé ses parties les plus volatiles sous l’action de la chaleur, et leur a communiqué par sa rotation l’impulsion nécessaire pour graviter autour d’elle : c’est que l’anneau n’est pas situé comme les autres satellites de la planète, et d’une manière générale comme tous les corps circulants qui accompagnent une planète principale, dans le plan fondamental des mouvements planétaires. Il s’en écarte au contraire beaucoup, et c’est là une preuve certaine que cet anneau n’a pas été formé de la matière élémentaire générale, qu’il n’a pas emprunté son mouvement à la chute de cette matière ; qu’il s’est au contraire élevé de la planète elle-même, déjà très avancée dans sa formation, et que c’est à la force d’impulsion qu’il en a reçue lorsqu’il en faisait partie qu’il doit de conserver, après sa séparation, un mouvement et une direction en relation avec la rotation axiale de la planète[4].

Le plaisir d’avoir compris et expliqué les conditions d’existence et le mode de formation d’un des phénomènes les plus rares du Ciel nous a entraînés dans des développements un peu longs. Je demande encore à la bienveillance de mes aimables lecteurs de me suivre dans une digression, puis, après nous être laissés aller au dévergondage de notre imagination, nous reviendrons avec d’autant plus de précautions et de soins dans le domaine de la réalité.

Ne pourrait-on pas se figurer que la Terre a autrefois possédé un anneau tout comme Saturne ? Cet anneau se serait élevé de sa surface, comme celui de Saturne, et se serait conservé longtemps, pendant que la Terre passait, pour une cause inconnue, d’une rotation beaucoup plus rapide à sa vitesse actuelle ; ou bien sa formation pourrait être attribuée à la matière primitive qui l’aurait construit suivant les règles générales que nous avons exposées ; car il ne faut pas être trop rigoureux, quand il s’agit de satisfaire notre amour du merveilleux. Mais quelles ne seraient pas les conséquences et les développements à faire sortir d’une pareille idée : un anneau autour de la Terre ! Quel magnifique spectacle pour les êtres créés en vue d’habiter la Terre comme un paradis ! quelle foule d’avantages pour ces heureuses créatures, à qui la nature souriait de toutes parts ! Mais ceci n’est rien encore auprès de la confirmation qu’une telle hypothèse peut emprunter au témoignage de l’histoire de la création, confirmation qui ne peut être de peu de poids pour enlever le suffrage des esprits qui ne croient pas dégrader la Révélation, mais bien plutôt lui rendre hommage, lorsqu’ils la font servir à donner une forme aux divagations même de leur imagination. L’eau du firmament, dont parle le récit de Moïse, n’a pas peu embarrassé les commentateurs. Ne pourrait-on pas faire servir l’existence de l’anneau de la Terre à écarter cette difficulté ? Cet anneau était sans aucun doute formé de vapeur d’eau ; qui empêcherait, après l’avoir employé à l’ornement des premiers âges de la création, de le briser à un moment déterminé, pour châtier par un déluge le monde qui s’était rendu indigne d’un si beau spectacle ? Qu’une comète, par son attraction, ait apporté le trouble dans la régularité des mouvements de ses parties ; ou que le refroidissement de l’espace ait condensé ses particules vaporeuses et les ait, par le plus effroyable des cataclysmes, précipitées sur la Terre ; on voit aisément les conséquences de la rupture de l’anneau. Le monde entier se trouva sous l’eau, et dans les vapeurs étrangères et subtiles de cette pluie surnaturelle, il suça ce poison lent, qui raccourcit dès lors la vie de toutes les créatures. En même temps, la figure de cet arc lumineux et pâle avait disparu de l’horizon ; et le monde nouveau, qui ne pouvait se rappeler le souvenir de son apparition, sans ressentir l’effroi de ce terrible instrument de la vengeance céleste, vit peut-être avec non moins de terreur dans la première pluie cet arc coloré qui, par sa forme, semblait reproduire le premier, et qui pourtant, d’après la promesse du Ciel réconcilié, devait être un signe de pardon et un monument d’assurance de conservation pour la Terre renouvelée. La ressemblance de forme de ce signe commémoratif avec l’événement qu’il rappelle, pourrait recommander une telle hypothèse auprès de ceux qui sont invinciblement portés à relier en un système les merveilles de la Révélation et les lois ordinaires de la Nature. Mais je trouve mieux de sacrifier entièrement les vains applaudissements qu’on pourrait éveiller en signalant de pareilles coïncidences à la satisfaction plus vraie qui ressort de la perception de l’enchaînement régulier des choses, lorsqu’on voit des analogies physiques concourir toutes à mettre en lumière des vérités physiques.

  1. Ou bien, ce qui est plus vraisemblable, nous supposerons que, dans la période de son existence cométaire, dont son excentricité est une dernière trace, avant la dissipation complète de la substance la plus légère de sa surface, il était entouré d’une vaste atmosphère cométaire.
  2. Car, d’après les lois d’attraction de Newton, un corps situé dans l’intérieur d’une sphère ne subit d’attraction que de la part de la portion de celle-ci qui est comprise dans une sphère concentrique de rayon égal à la distance de ce corps au centre. La portion extérieure, en vertu de l’équilibre des attractions qu’elle exerce sur lui, n’a aucun effet ni pour l’attirer vers le centre, ni pour l’en éloigner.
  3. Après avoir écrit ces lignes, je trouve, dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris pour l’année 1705, un Mémoire de M. de Cassini, Sur les satellites et l’anneau de Saturne, qui contient, a la page 571 de la 2e  Partie de la traduction de Steinwehr, une confirmation tout à fait indubitable de l’exactitude de ma conception. M. de Cassini émet d’abord une idée, qui pourrait bien avoir quelque parenté avec la vérité que nous avons découverte, quoiqu’elle soit bien invraisemblable, savoir que l’anneau de Saturne pourrait être un essaim de petits satellites, qui produiraient pour Saturne l’apparence qu’a la Voie lactée pour la Terre. Ceci s’accorderait assez avec nos propres idées, si l’on assimile ces petits satellites aux particules de vapeurs qui circulent ensemble et d’un même mouvement autour de la planète. Plus loin il ajoute : « Cette supposition trouve sa confirmation dans des observations qui ont été faites aux époques où l’anneau apparaissait plus large et plus ouvert. On vit alors la largeur de l’anneau séparée en deux parties par une ligne sombre elliptique, dont la partie la plus proche du globe était plus brillante que la partie la plus éloignée. Cette ligne dénotait un petit intervalle entre les deux portions de l’anneau, de même que l’espace vide entre le globe et l’anneau se manifeste par la grande obscurité qui les sépare. »
  4. L’édition des œuvres de Kant de Hartenstein donne ici la note suivante : « Déclaration recueillie de la bouche de Kant en 1791 ». La grande vraisemblance et la conformité avec l’observation de ma théorie de la formation de l’anneau de Saturne aux dépens d’une matière vaporeuse en mouvement suivant les lois des forces centrales éclaire et confirme ma théorie de la formation des grands astres eux-mêmes, que j’ai déduite des mêmes lois, à cette seule différence près, que ceux-ci empruntent leur force d’impulsion à la chute de la matière primitive sous l’empire de la pesanteur universelle, et non à la rotation axiale du corps central. La vraisemblance de cette théorie du ciel devient plus grande encore, si l’on tient compte d’un complément qui y a été ajouté plus tard et a reçu la haute approbation de M. le Conseiller aulique Lichtenberg : la vapeur primitivement répandue dans l’espace, qui contenait à l’état élastique les variétés en nombre infini de la matière, a donné naissance aux astres uniquement sous l’action de l’affinité chimique ; lorsque des matériaux doués de cette affinité venaient à se rencontrer dans leur chute, ils anéantissaient réciproquement leur élasticité pour se combiner en des masses plus denses, et la chaleur résultant de la combinaison se traduisait, dans les grands corps de l’Univers, les soleils, par le rayonnement lumineux à l’extérieur, dans les corps plus petits, les Planètes, par la chaleur interne.