Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Deuxième partie/Chapitre III


CHAPITRE III.

DE L’EXCENTRICITÉ DES ORBITES PLANÉTAIRES, ET DE L’ORIGINE DES COMÈTES.


Il est impossible de faire des comètes une espèce d’astres à part, qui se différencient complètement du genre des planètes. La nature travaille ici, comme partout ailleurs, par gradation insensible ; et tout en parcourant tous les degrés de variété, elle rattache toujours les caractères les plus éloignés aux plus proches par une chaîne ininterrompue d’intermédiaires. L’excentricité est, chez les planètes, le résultat de l’insuffisance de l’effort par lequel la nature tendait à rendre leurs mouvements absolument circulaires ; par suite de l’intervention de circonstances diverses, cette perfection du mouvement n’a jamais été atteinte, mais l’écart est bien plus grand pour les planètes éloignées que pour celles qui sont plus proches du Soleil.

Cette considération permet de passer, d’une façon continue et par tous les degrés possibles d’excentricité, des planètes jusqu’aux comètes elles-mêmes. Cette liaison toutefois semble interrompue après Saturne par un énorme hiatus, qui sépare l’espèce comète de celle des planètes ; mais nous avons remarqué, dans la première partie, que très vraisemblablement il y a au delà de Saturne encore d’autres planètes, que la plus grande excentricité de leurs orbites rapproche davantage des comètes, et que c’est seulement au manque d’observations ou à la difficulté de la recherche de telles planètes qu’il faut attribuer que cette parenté n’est pas aussi visible aux yeux qu’elle l’est à l’intelligence.

Nous avons déjà indiqué, dans le premier chapitre de cette deuxième partie, une cause qui peut rendre excentrique l’orbite d’un astre formé par la réunion de la matière environnante, quoique cependant on admette que celle-ci possède en tous ses points exactement les forces nécessaires pour produire le mouvement circulaire. Car en les empruntant à des hauteurs très diverses, où les vitesses circulaires sont très différentes, une planète réunit des éléments qui apportent chacun une vitesse différente, et différente aussi de celle qui répond à la distance de la planète, et qui par suite impriment à l’ensemble un degré d’excentricité d’autant plus fort, que la compensation s’établit moins exactement entre l’excès de vitesse des uns et le défaut de vitesse des autres.

S’il n’y avait pas d’autre cause de l’excentricité, elle serait partout assez faible ; elle serait aussi plus petite chez les petites planètes et chez celles qui sont éloignées du Soleil, que chez celles qui sont à la fois plus grosses et plus voisines, toujours dans l’hypothèse que les particules de la matière primitive étaient animées à l’origine de mouvements exactement circulaires. Mais, comme cette conséquence n’est pas d’accord avec les faits, puisque, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, l’excentricité augmente avec la distance au Soleil, et que la petitesse des masses semble plutôt déterminer une exception à la loi d’accroissement de l’excentricité, comme on le voit chez Mars ; nous sommes forcés de modifier l’hypothèse du mouvement circulaire absolu des particules primitives et d’admettre que, si elles possédaient à fort peu près un tel mouvement dans les régions voisines du Soleil, elles s’en écartaient d’autant plus que ces éléments se mouvaient plus loin de l’astre central. Un tel adoucissement dans l’application de la loi du mouvement circulaire libre à la matière originelle paraît plus conforme au mode général d’action de la nature. Car si, d’un côté, la rareté du milieu laisse à la matière toute liberté de modifier ses mouvements de manière à atteindre à l’égalité complètement pondérée des forces centrales ; d’autre part, il existe des causes non moins importantes qui peuvent empêcher la réalisation de ce but de la nature. Plus les particules de la matière primitive sont loin du Soleil, plus faible est la force qui les attire vers lui ; la résistance des particules inférieures qui doit infléchir latéralement la trajectoire des premières et les amener à se mouvoir perpendiculairement au rayon, diminue à mesure que ces particules inférieures tombent au-dessous d’elles, soit pour s’incorporer au Soleil, soit pour graviter dans des régions plus voisines de cet astre. La grande légèreté spécifique de ces matériaux les plus élevés ne leur permet pas non plus de prendre un mouvement de chute, principe de tous les autres mouvements, assez rapide pour forcer à céder les particules résistantes. Les actions réciproques de ces particules éloignées se bornent sans doute à faire cesser, au bout d’un temps plus ou moins long, l’état d’homogénéité du milieu. Alors commencent à se former dans son sein de petites masses, origines d’autant d’astres futurs qui, en raison de la faiblesse du mouvement de la matière dont elles se sont créées, tombent vers le Soleil dans des orbites très excentriques ; chemin faisant, elles s’incorporent des particules animées d’un mouvement plus rapide qui les détournent de plus en plus de la chute verticale ; et finalement ces masses constituent les comètes, lorsque l’espace dans lequel elles se sont formées a été nettoyé et vidé par la chute des matériaux vers le Soleil ou leur réunion en masses isolées. Telle est la cause pour laquelle croît, avec la distance au Soleil, l’excentricité des planètes et celle de ces astres dont on a fait une espèce à part sous le nom de comètes, parce que leurs orbites sont encore beaucoup plus allongées. Il est vrai qu’il y a encore deux exceptions à la loi d’accroissement de l’excentricité avec la distance au Soleil ; on les rencontre dans les deux plus petites planètes de notre système, Mars et Mercure. Mais, pour le premier, c’est vraisemblablement le voisinage du puissant Jupiter qui en est cause ; en dérobant à Mars par son attraction les particules situées de son côté et ne lui permettant ainsi de se grossir que du côté du Soleil, Jupiter a déterminé un excès de la force centrale et par suite une forte excentricité. Quant à Mercure, la plus intérieure, mais en même temps la plus excentrique des planètes, on peut présumer que la vitesse du Soleil dans sa rotation étant loin d’atteindre encore la vitesse de Mercure, la résistance qu’il oppose à la matière qui l’enveloppe, non seulement enlève aux particules les plus voisines leur mouvement central, mais encore a bien pu étendre son action retardatrice jusqu’à Mercure, et par suite diminuer considérablement sa vitesse d’impulsion.

L’excentricité est le principal caractère distinctif des comètes. Leur atmosphère et leur queue, qui, aux approches du Soleil, s’épanouissent sous l’action de la chaleur, ne sont que de simples conséquences de cette excentricité, quoique, dans les siècles d’ignorance, le peuple ait voulu lire la prédiction chimérique de l’avenir dans l’apparition inattendue de ces épouvantails célestes. Les astronomes, qui font plus attention aux lois des mouvements des astres qu’à leur forme plus ou moins extraordinaire, ont remarqué un second caractère, qui différencie le genre des comètes de celui des planètes : c’est qu’elles ne restent pas, comme ces dernières, confinées dans la zone zodiacale, mais tracent leur course indifféremment dans toutes les régions du ciel. Cette particularité a la même cause que l’excentricité. Si les planètes ont leurs orbites resserrées dans la région étroite du zodiaque, c’est que la matière élémentaire reçoit au voisinage du Soleil des mouvements circulaires, qui a chaque révolution sont obligés de croiser le plan d’attraction et ne permettent pas aux corps une fois formés de s’écarter de cette surface vers laquelle toute la matière se précipite de part et d’autre. Mais la matière des espaces situés loin du centre, à qui la faiblesse de l’attraction n’a pu communiquer assez de vitesse pour qu’elle prenne le mouvement circulaire, ne possède, pour le même motif qui a permis l’excentricité de ses mouvements, aucune tendance à s’amasser dans le plan de relation de tous les mouvements planétaires, ni à maintenir dans cette espèce d’ornière les corps qui se forment à ces hauteurs. Dès lors, l’élément du chaos primitif, ne se trouvant pas limité à une région particulière, comme chez les planètes inférieures, se condensera en astres, aussi bien d’un côté que de l’autre, aussi bien à distance du plan de relation que dans ce plan lui-même. Aussi les comètes viendront à nous en toute indépendance de toutes les régions du ciel ; mais pourtant celles qui sont nées en des points peu élevés au-dessus du plan des orbites planétaires montreront à la fois et une moindre inclinaison et une moindre excentricité. À mesure qu’elles s’éloignent du centre du système, les comètes manifestent dans leurs écarts une plus libre indépendance ; plus loin encore, dans les profondeurs des cieux, les dernières traces de mouvement orbital disparaissent, les corps qui s’y forment sont abandonnés à leur chute libre vers le Soleil, et ainsi se limite l’espace dans lequel la formation systématique est possible.

J’admets, dans cette esquisse des mouvements cométaires, que la plupart de ces astres doivent se mouvoir dans le même sens que les planètes. Une telle concordance ne me paraît pas douteuse pour les comètes voisines du Soleil, et elle ne peut se perdre que dans les dernières profondeurs des cieux, où la matière, animée de mouvements à peine sensibles, dirige à peu près ment dans tous les sens la rotation qui résulte de sa chute, et où, en raison de l’énorme distance, la communication des mouvements inférieurs, qui pourrait établir l’uniformité du sens des révolutions, n’aurait pas le temps d’étendre son influence, avant que la formation de la nature soit complète dans les régions inférieures. Il existe donc peut-être des comètes animées d’un mouvement rétrograde, c’est-à-dire dirigé de l’est à l’ouest ; quoique, par les raisons que je viens de dire, je me laisse aller à affirmer que, des dix-neuf comètes dans lesquelles on a signalé cette particularité, quelques-unes ont bien pu être prises pour telles par une pure illusion d’optique.

J’ai encore quelques remarques à faire sur les masses des comètes et sur la densité de leur substance. Par les raisons exposées dans le Chapitre précédent, dans les hautes régions où se forment ces corps, leur masse devrait croître en même temps que leur distance au Soleil ; et il y a lieu de croire en effet que quelques comètes sont plus grosses que Saturne et Jupiter. Mais il ne faudrait pas non plus s’imaginer que la grandeur des masses doit aller toujours en croissant. La diffusion de la matière, la légèreté spécifique de ses particules, rendent très lente la formation d’un astre dans ces régions reculées du monde planétaire ; l’expansion indéfinie de la matière dans un espace sans limites, l’absence de toute tendance à se concentrer vers une surface déterminée, permet la formation d’un grand nombre de petits corps, bien plutôt que la condensation en une masse unique un peu considérable ; et la faiblesse de la force centrale fait tomber sur le Soleil la plus grande partie de la matière, sans l’avoir rassemblée en masses.

La densité spécifique de la matière dont sont composées les comètes est bien plus étonnante que la grandeur de leur masse. Vraisemblablement, puisqu’elles se forment dans la région la plus élevée du monde planétaire, les particules de leur agrégat sont de l’espèce la plus légère ; et l’on ne peut douter que ce ne soit là la cause principale de l’atmosphère vaporeuse et de la queue par lesquelles elles se distinguent des autres corps célestes. On ne peut en effet attribuer spécialement à l’action de la chaleur solaire cette expansion de la matière cométaire en vapeur. Plusieurs comètes à leur périhélie ne se rapprochent pas plus du Soleil que la Terre elle-même ; beaucoup viennent entre les orbites de Vénus et de la Terre, puis s’en retournent. Pour qu’un degré d’échauffement aussi modéré suffise à dilater et à vaporiser les matières qui forment la surface de ces corps, ne faut-il pas que ces matières soient formées d’un élément plus léger et plus facile à diffuser par la chaleur qu’aucun des corps que nous connaissons dans la nature ?

On ne peut pas davantage attribuer les vapeurs qui s’élèvent si abondantes sur les comètes à la chaleur que ces corps auraient conservée d’une approche antérieure du Soleil ; il est vrai qu’on peut se figurer qu’une comète, à l’époque de sa formation, a fait d’abord un certain nombre de révolutions dans une orbite fort excentrique qui s’est resserrée ensuite peu à peu ; mais les autres planètes, dont on pourrait penser la même chose, n’offrent aucune trace de ce phénomène. Cependant elles le présenteraient, si les espèces de matières les plus légères qui sont entrées dans la formation de la planète y étaient aussi abondantes que chez les comètes.

La Terre présente quelque chose que l’on peut comparer à l’expansion vaporeuse des comètes et à leur queue : je veux parler de l’aurore boréale. Les plus fines particules que l’action du Soleil élève de sa surface se rassemblent autour de l’un des pôles, pendant que le Soleil accomplit la moitié de sa course dans l’hémisphère opposé. Les particules les plus subtiles et les plus actives, qui montent au-dessus de la zone torride, après qu’elles ont atteint une certaine hauteur dans l’atmosphère, sont forcées par l’action des rayons solaires de se dévier et de se rassembler vers ces régions qui sont alors éloignées du Soleil et ensevelies dans une longue nuit ; et elles apportent aux habitants de la zone glaciale une compensation à l’absence de la vive lumière de cet astre, en leur faisant sentir, même à ces distances, l’effet de son action calorifique. Cette même action du rayonnement solaire, qui produit l’aurore boréale, produirait une chevelure de vapeur avec une queue, si ces particules extrêmement fines et volatiles étaient aussi abondantes sur la Terre qu’elles le sont dans les comètes.