Histoire naturelle et voyages.— La Haute-Engadine

Histoire naturelle et voyages.— La Haute-Engadine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 505-527).
LA HAUTE-ENGADINE


I

Certains pays qui ne comptent guère par l’étendue, se trouvant placés dans une situation extraordinaire et relégués dans une sorte d’isolement entre des barrières difficiles à franchir, présentent parfois un intérêt singulier. Un climat exceptionnel fait songer à bien des souffrances possibles, à la lutte nécessaire contre les élémens. Une nature grandiose, une végétation inconnue ailleurs, ravissent les yeux, et l’esprit est frappé comme à la vue d’un monde nouveau. Des habitans d’un type spécial, parlant un idiome qui n’est en usage chez aucun autre peuple, deviennent le sujet d’observations auxquelles on ne saurait être indifférent, parce qu’elles touchent un point de l’histoire générale de l’humanité. Enfin, si le pays est administré avec sagesse et avec intelligence, s’il a été le théâtre de grands événemens, s’il a eu des hommes remarquables par le talent ou par le courage, la pensée se reportant aux circonstances physiques, en apparence défavorables, l’âme est émue. Toute contrée plus ou moins lointaine offrant un pareil spectacle inspirerait aisément le goût d’une étude ; mais que cette contrée presque ignorée existe au cœur même de l’Europe, à une faible distance des lieux où la vie s’écoule dans les conditions ordinaires de la civilisation, on ne se défendra ni de l’étonnement, ni du désir de la connaître. C’est ainsi que dans la Suisse orientale la Haute-Engadine produit une impression profonde sur le voyageur curieux et attentif.

L’Engadine est une haute vallée des Alpes rhétiques dépendante du canton des Grisons. Enfermée entre deux chaînes de montagnes, elle s’étend du sud-ouest au nord-est depuis le Maloja, qui la sépare de la vallée de Bergell, conduisant à Chiavenna dans la Valteline, jusqu’à la gorge de Martinsbruck, la frontière du Tyrol. Dominée par une couronne de glaciers et de pics couverts de neiges éternelles, l’Engadine ou la vallée de l’Inn, longue d’environ 75 kilomètres, a des aspects vraiment étranges, même à côté de tous les sites merveilleux des régions alpestres. Elle est si étroite qu’il ne faut pas plus d’un quart d’heure, pour la traverser en certains endroits ; et à peine une demi-heure dans les parties les moins resserrées. Cependant, sur cet espace singulièrement restreint, sur ce sol ingrat, nous allons rencontrer de nombreux villages, des demeures élégantes, une population intelligente de près de 10,000 âmes. En suivant le cours de l’Inn, on aperçoit au sud-est l’entrée du val de Casanna et sur la pente opposée une branche du mont Scaletta, qui descend dans la vallée ; au-dessous une gorge profonde toute garnie de sapins marque la limite entre la Basse-Engadine, voisine du Tyrol, et la Haute-Engadine, que le massif du Bernina borne du côté de l’Italie.

La Haute-Engadine est la portion intéressante de la longue vallée des alpes rhétiques. Longtemps laissée presque dans l’oubli, elle est aujourd’hui fréquentée par les étrangers pendant la belle saison. Il y a moins d’un quart de siècle, croyons-nous, un habitant de Genève eut envie de connaître ce pays. Très émerveillé de ce qu’il avait observé, il excita la curiosité de ses compatriotes par les plus séduisantes descriptions. A partir de ce moment, beaucoup de Suisses allèrent visiter le petit coin ; si vanté de la confédération helvétique, et bientôt y vinrent chaque année des Allemands, des Anglais, des Italiens, même des Américains, les uns attirés par la magnificence de la contrée, les autres-par une grande confiance dans les propriétés curatives des eaux minérales de Saint-Moriz. Seuls, les touristes français parcourant la Suisse, pleinement satisfaits d’avoir admiré l’Oberland et le lac des Quatre-Cantons, d’avoir entrepris l’ascension du Grindelwald et du Rigi, d’avoir couché à Zermatt, s’aventurent rarement au milieu des alpes rhétiques.

On n’éprouve aucune difficulté pour se rendre dans la Haute-Engadine ; la voie est parfaitement tracée de Coire à Samaden et à Pontresina, en passant par le col du Julier ou par le col de l’Albula. A pied, le voyage est charmant ; en diligence, il est encore fort agréable, si : l’on est placé de façon à ne rien perdre du paysage, dont les aspects changent presque à chaque pas. Avant de sortir de la ville de Coire, commence déjà la montée rapide ; la route s’élève en longue spirale et atteint un plateau. C’est l’instant de regarder en arrière : sur les lianes apparaissent de sombres forêts de pins, dans le fond la capitale du canton des Grisons ; vers l’ouest, une rivière semblable à un fil d’argent, la Plessur, sillonne la vallée de Schanfigg, et au loin se dessinent les sommets des montagnes. Après une course de deux heures à travers une contrée toujours pittoresque, l’œil plonge dans une petite vallée verdoyante sur des maisons blanches groupées autour d’une vieille église ; c’est Churwalden. De l’autre côté, on gravit une nouvelle pente pour arriver au village de Parpan, où les membres du Club Alpestre suisse, une association d’explorateurs des Alpes, ont fait pratiquer un chemin conduisant au Stæzer-Horn, le point culminant de l’arête qui sépare la vallée de Churwalden de celle de Boraleschg ; En peu d’endroits, il serait possible d’avoir devant les yeux un aussi splendide panorama.. De la cime du Stætzer-Horn, on voit en même temps de nombreuses vallées, citées parmi les plus belles, et l’on découvre à la fois le Saint-Gothard ; le mont Calanda, la chaîne des Alpes rhétiques, les glaciers du Bernina, de Rheihwald et tant d’autres. En poursuivant la route vers la Haute-Engadine, de petits lacs éveillent l’attention, et bientôt la bruyère de Lenz, encombrée de pierres et semée de sapins rabougris, rappelle les plus tristes lieux. On se souvient que Lenz était regardé comme une bonne position militaire lorsque la route du Splügen n’existait pas encore. Au-delà, une descente adoucie par des ondulations mène au joli bourg de Tiefenkasten, près de la rivière d’Albula, qui, un peu à l’est, s’unit au Rhin d’Oberbalbstein. Il faut remonter de nouveau entre des roches escarpées, d’une teinte jaune ou grise ; mais on ne tarde pas à jouir d’un spectacle magnifique. Dans le fond d’une large vallée assombrie par une végétation touffue coule le Rhin d’Oberbalbstein ; le lit est partout inégal, l’eau bouillonne enise heurtant contre les obstacles et jaillit en écume : les chutes, les cascades se succèdent ; on croirait voir un torrent de neige roulant avec impétuosité. Longtemps les sinuosités de la rivière s’offrent aux regards ; la route est égayée par de petits villages dont la population est romane. Après avoir dépassé le bourg de Molins, on remarque, sur une colline boisée, tout près du Rhin, une vieille tour carrée, dernier débris du château de Splüdatsch, et plus bas, dans une excavation de rocher, au milieu d’un cadre de verdure, les ruines du château de Marmels. Quelques pas encore, et nous voilà dans une région bien différente ; le sol est nu, la montée pénible. Nous passons devant le sentier qui conduit au Septimer, et la route, inclinant vers l’est, contournée à la manière d’un reptile, s’élève sur les pentes rocailleuses du Julier ; les pierres abondent, les roches, marbrées par les lichens, présentent l’image du chaos. Çà et là, des amas de neige ou des blocs de glace persistent malgré la saison favorable ; la solitude est complète. Seulement par intervalles on aperçoit sur les flancs de la montagne quelques tapis de gazon et des troupeaux de moutons sous la garde de pâtres bergamasques. Après deux heures de marche, le col est atteint ; en cet endroit désert, un petit lac limpide et deux colonnes de granit d’aspect misérable, signe néanmoins de l’activité humaine, offrent une sorte d’intérêt. L’origine de ces colonnes est problématique ; ce sont, disent les uns, des bornes milliaires placées sur la voie romaine de Ciavenna (Chiavenna) à la Curia Rhœtorum (Goire) ; ce sont, assurent les autres, des constructions celtiques marquant un lieu de sacrifices en l’honneur de Jul, le dieu du soleil.

Le col du Julier est franchi en peu d’instans, et tout aussitôt s’opère la descente, les yeux tournés vers la Haute-Engadine. Un spectacle presque incomparable attend le voyageur ; les pics d’une blancheur éblouissante, les champs de glace du Bernina, une chaîne de petits lacs, l’étroite vallée de l’Inn, la rivière échappée du val de Fedoz au Maloja, qui, après avoir arrosé l’Engadine et le Tyrol, ira verser ses eaux dans le Danube, forment un merveilleux tableau, dont le regard embrasse l’ensemble. On arrive à Silvaplana, situé à 1,816 mètres d’élévation au-dessus du niveau de la mer ; on est enfin dans la Haute-Engadine. Silvaplana, joli village exposé aux vents les plus froids, est bâti tout proche d’un lac. Cette localité avait un monastère dans le XIVe siècle ; plusieurs fois elle a été ravagée par les avalanches, et un bois qui entourait le lac a été ainsi totalement détruit. En regardant vers le sud-ouest, on voit à peu de distance le lac de Sils et le village du même nom. En suivant la grande route, dans la direction du nord-est, en côtoyant l’Inn, on trouve le petit lac de Campfer, uni au lac de Silvaplana par un large canal, le lac de Saint-Moriz et successivement les villages de Campfer, de Saint-Moriz, de Cresta, de Celerina, le bourg de Samaden, enfin les communes de Bevers et de Punte, où vient aboutir la voie qui passe par le col de l’Albula.

Entre tous les villages de la Haute-Engadine, Saint-Moriz, ou dans la langue du pays San-Murezzan, est celui qui occupe la situation la plus élevée (1,856 mètres) ; c’est aussi la localité qui reçoit le plus grand nombre de visiteurs. Au XVe et au XVIe siècle, Saint-Moriz était un lieu de pèlerinage pour les Italiens, et depuis longtemps les sources d’eaux minérales, vantées dès 1539 par le célèbre Théophraste Paracelse, attirent des étrangers avides de trouver un remède à leurs maux. Un établissement de bains a été construit non loin du village, et si les malades n’obtiennent pas une parfaite guérison par l’usage des eaux chargées d’acide carbonique, de fer ou de soufre, ils ont pour se récréer la vue des beaux sites, et, pour raffermir une santé compromise, la promenade, dans les bois de mélèzes et d’arolles ou les excursions dans les montagnes. Samaden, où l’on compte 600 âmes, est le centre et vraiment la capitale de la Haute-Engadine. Des habitations, les unes très modestes, pauvres même, les autres assez somptueuses, avertissent le voyageur que la population est composée d’élémens fort divers.

De tous les points qui viennent d’être cités, les explorations sont faciles ; mais, pour être à portée des pics et des glaciers les plus remarquables, pour observer la nature spéciale de la contrée, il est plus avantageux de séjourner à Pontresina. En quittant Samaden, on se dirige vers le sud, et, après avoir traversé l’Inn, la route passant dans une vallée latérale auprès du ruisseau de Bernina conduit sur une pente assez douce au village le plus curieux de la Haute-Engadine.

Pontresina est situé à 1,807 mètres au-dessus du niveau de la mer, juste 8 mètres plus haut que le sommet du Rigi-Kulm, le géant de la chaîne du Rigi. Le village compte à peine 300 âmes ; mais ce n’est pas un village ordinaire : presque toutes les maisons, fort élégantes, témoignent aussitôt que les habitans vivent dans une sorte d’opulence. On s’en étonnerait au premier abord, car le pays est dépourvu d’industrie, et le sol n’est pas productif ; il faut dire que la richesse a été acquise au dehors.

L’Engadinien émigré dès sa jeunesse ; il s’établit à l’étranger, souvent pour de longues années, et, quand sa fortune est faite, il revient dans la haute vallée. Il n’oublie jamais le pays natal, il aime cette âpre contrée où la nature paraît si grande ; il supporte un affreux climat avec une entière résignation, se plaignant à peine de l’intensité du froid.

Malgré l’étendue bien restreinte de la Haute-Engadine, la température en toute saison offre des différences notables d’un village à l’autre ; l’exposition, la hauteur, le voisinage d’un glacier, l’abri d’une montagne contre le vent, sont autant de causes dont l’effet est très sensible. Néanmoins l’extrême rigueur du climat est la condition générale, et à cet égard les habitans de la Haute-Engadine expriment toute la vérité d’une façon aussi simple que saisissante. « Chez nous, disent-ils, l’année se compose de neuf mois d’hiver et de trois mois de froid. » A Sils, à Pontresina, comme en Sibérie, le thermomètre tombe fréquemment au-dessous de 30 degrés centigrades. Dès la fin du mois d’août, il gèle pendant la nuit, et quelquefois il neige pendant le jour. Septembre venu, c’est l’hiver ; au mois d’octobre, lacs et rivières sont gelés, et bientôt les plus lourds chariots pourront passer sur la glace ; le 4 mai 1799, le général Lecourbe traversa de cette façon le lac de Sils avec toute son artillerie. La neige couvre la campagne, encombre les rues des villages et oblige les habitans à un travail perpétuel pour rendre les communications possibles entre les maisons. Il faut attendre la seconde moitié du mois de mai pour voir des jours meilleurs ; alors le soleil commence à échauffer l’atmosphère, la neige fond, la surface des glaciers est atteinte, de tous les points élevés l’eau se précipite en cascades, les ruisseaux sont des torrens qui roulent avec fracas : spectacle d’une grandeur inouïe. Même dans les mois de juin et de juillet, les nuits restent fraîches ; mais la température s’élève beaucoup pendant les heures du jour, elle monte souvent entre 25 et 30 degrés, et dans les gorges il n’est pas rare d’avoir une chaleur suffocante. Aussi avec quelle rapidité pousse la végétation sur la terre imprégnée d’eau ! L’herbe croît en masses touffues, les gazons s’étalent, les fleurs apparaissent de tous les côtés. Au village, de petits jardins soigneusement cultivés font oublier un instant que l’on vit sous le plus rude climat ; malheureusement combien est courte la durée de cette brillante nature ! Une nuit passe, et tout est flétri, de sorte que la culture de la plupart des plantes alimentaires est impossible.

Le froid intense, l’hiver interminable, ne sont pas les seules tristesses de l’Engadine : le vent est parfois bien pénible dans cette étroite vallée, sans compter, à certains jours, le fœn, un vent de sud-est, particulier aux Alpes, surtout aux Alpes rhétiques, qui souffle avec une effrayante impétuosité. Les blocs renversés, les arbres brisés ou déracinés, les toitures arrachées, sont les traces ordinaires du passage de l’ouragan ; une fonte de neige rapide, une remarquable accélération dans la croissance des végétaux, une influence sur l’organisme humain, sont les effets mille fois constatés de ce vent, qui a fortement préoccupé les météorologistes. Longtemps il a été admis que le fœn, tantôt sec, tantôt chargé de vapeur, venait de l’Afrique ; mais cette opinion a été fort ébranlée à la suite d’études récentes. On a reconnu que ce vent était limité aux régions alpines, sans pouvoir néanmoins jusqu’à présent en découvrir l’origine.

Pendant la plus grande partie de l’année, l’atmosphère est d’une admirable transparence dans la Haute-Engadine. ; le ciel est bleu comme dans l’Europe méridionale, et la vue porte sans obstacle à d’énormes distances. En été, les eaux absolument froides qui descendent des glaciers fournissent peu de vapeurs, et en hiver la congélation rapide ne laisse subsister aucun brouillard. Cette circonstance est mise à profit : du mois d’octobre au mois d’avril, on expose simplement à l’air les viandes qui doivent être conservées, et la dessiccation s’effectue de la manière la plus satisfaisante.

En explorant du regard les alentours de Pontresina, l’objet qui frappe plus que tous les autres, c’est le glacier du Roseg, qu’on s’imagine voir à quelques pas de distance. Semblable à une large pyramide capricieusement entaillée, le Roseg, dont le sommet est à 3,927 mètres au-dessus du niveau de la mer, paraissant comme isolé malgré le voisinage d’une multitude de montagnes, produit à toutes les heures du jour un effet saisissant. Le ciel est-il couvert, la base de l’énorme montagne se trouve assombrie, et seule la cime montre son éternelle blancheur ; la lumière commence-t-elle à se répandre, dans l’espace, des parties du glacier étincellent et charment les yeux ; le soleil est-il à son coucher, la glace se colore de teintes roses ou rougeâtres. Il nous arriva de témoigner à d’heureux propriétaires des jolies maisons de Pontresina l’impression que nous faisait éprouver l’aspect de cette montagne déjà souvent contemplée. — Ah ! répondit l’un d’eux, aujourd’hui que les étrangers viennent en ce pays, nous admirons, aussi notre glacier, tant nous avons vu qu’on l’admirait, car à une autre époque nous le maudissions bien un peu ; il nous cause du froid. — Il faut moins trois heures de marche pour atteindre ce Roseg, que, sans un avertissement, nous aurions pu croire si rapproché du village. En arrivant sur les premiers contre-forts du glacier, la montée devient rude ; mais ceux qui ont le courage de continuer l’ascension et de gravir l’Alpe Ota peuvent jouir d’un panorama de la Haute-Engadine.

Au sud de Pontresina, le glacier de Morteratsch et le massif des montagnes du Bernina forment une colossale barrière entre l’Engadine et la Valteline. A peu de distance du village, l’eau qui coule du val Languard fournit une chute très remarquée dans le pays ; l’eau qui s’échappe du Bernina, un assez large ruisseau. De tous côtés, les plantes alpines, les arbres verts, quelques huttes de bergers animent le paysage. Cependant le sol en certains endroits conserve la trace des ravages causés par des averses et une fonte de glace inusitée survenues en 1834 ; des bois ont été détruits, des pâturages ensablés. La montée commence à peine, et déjà, par un sentier tracé près d’une immense roche de granit, on arrive sous le glacier, dont la partie supérieure en saillie menace les imprudens. Parfois des blocs de glace se détachent ; l’eau, en une large nappe d’un aspect merveilleux quand elle est éclairée par le soleil, tombe d’une grande hauteur sur les roches brisées, les pierres amoncelées, et produit un fracas assourdissant. Par un chemin inégal, rocailleux, on parvient à la surface du glacier de Morteratsch, qui s’étend sur une longueur de 9 kilomètres et se confond avec la mer de glace du Bernina. Les éminences, les arêtes, les pics, se comptent par centaines, et parmi tous se distinguent le pic de Morteratsch et surtout le piz di Palü et le piz Bernina, dont la cime est à 4,054 mètres au-dessus du niveau de la mer. En face du Bernina, à l’est du village de Pontresina, s’élève, semblable à une pyramide aiguë, le piz Languard, aujourd’hui renommé, naguère encore à peine connu et fréquenté seulement par les chasseurs de chamois. Le nom de Languard, formé des mots de l’idiome de l’Engadine longao guardo, signifie vue lointaine, et j’exprime bien une vérité. Du sommet de cette pyramide, on découvre toutes les Alpes de la Suisse et du Tyrol jusqu’aux montagnes de Salzburg, un ensemble indescriptible. Le piz Languard est le roi de la Suisse, s’écrient des touristes qui se sont trouvés amplement récompensés de la fatigue d’une ascension pénible par ce prodigieux spectacle. Sur les pentes voisines du pic, ce sont des forêts d’arbres verts, des buissons touffus de rhododendrons, qu’on appelle poétiquement les roses des Alpes ; viennent ensuite des prairies couvertes de fleurs, où vivent en été de nombreux troupeaux de brebis ; puis c’est la région déserte, ce sont les pierres roulées, les débris de rochers entraînés par la fonte des glaces, et partout des ruisseaux tombant en cascades jusqu’au fond des vallées.


II

Est-il besoin de dire avec quel intérêt les naturalistes ont exploré de telles régions ? En 1808, un pasteur de ce petit village de Campfer, H. Bansi, homme sagace et instruit, donnant un aperçu de la topographie et des productions naturelles de la Haute-Engadine, exposait vraiment les résultats d’un voyage de découvertes ; mais dans ces dernières années les recherches ont été nombreuses. Aujourd’hui les membres d’une société scientifique des Grisons[1], animés par l’amour du pays natal, se livrent d’une manière incessante à toute sorte d’investigations dans les Alpes rhétiques.

Après les admirables travaux qui ont permis d’expliquer la formation des montagnes, la constitution de chacune d’elles réclamait une étude spéciale. Dans le canton des Grisons, cette étude a été faite par le professeur Théobald, de Coire. Ces montagnes, si imposantes par leurs proportions, sont formées de trois élémens essentiels. La masse centrale est du granit accompagné de roches analogues connues sous les noms de syénite et de diorite. Disposées m couches plus ou moins étendues à la surface, ou même engagées dans le granit, se trouvent des roches cristallines telles que le gneiss et le mica. Viennent ensuite les terrains de sédiment, composés en grande partie de grès et de schistes calcaires contenant des débris de plantes et d’animaux fossiles. La végétation de la Haute-Engadine offre un aspect sévère et grandiose. Des bois d’arbres résineux ont une physionomie étrange aux yeux du voyageur, qui n’a rien vu de pareil eu d’autres parties de la Suisse ou même en Europe. Ces arbres sont des arolles et des mélèzes ; le pin sylvestre, si commun dans les Alpes, ne prospère pas dans la vallée que dominent le piz Languard, le Roseg et les glaces du Bernina. Rien de ravissant comme les groupes d’arolles auxquels sont associés des mélèzes. Les premiers ont le feuillage sombre des plus et des sapins, les autres le feuillage d’un vert tendre ; l’opposition des teintes est saisissante lorsqu’une vive lumière est répandue dans l’atmosphère. On songe alors aux rives de a Méditerranée, où les orangers se détachent coquettement sur un fond composé de massifs d’oliviers et produisent un semblable contraste. Seulement le cadre n’est pas le même : ici, le beau ciel, la mer bleue, les montagnes empourprées par le soleil ; là, l’air froid, les tapis de gazon, un entourage de glaciers d’un-éclat éblouissant.

Les arolles, appelés encore du nom de cèdre des Alpes (pinus cembra), ne sont pas uniquement la parure de la vallée de l’Inn ; ils sont aussi la richesse du pays. Ces beaux arbres qui s’élèvent jusque la hauteur de 30 à 40 mètres, ayant un tronc droit et dégarni, des branches étalées et verticillées, se terminent par une cime en forme de pyramide. Les feuilles roides, longues et grêles, véritables aiguilles naissant par groupes de cinq, sont serrées à l’extrémité des branches, qui, entraînées par le poids, fléchissent gracieusement. Les cônes, fort gros, ovoïdes, d’un ton violet avant la maturité, devenus bruns aux approches de l’hiver, sont revêtus de larges écailles, et les graines, assez volumineuses, ayant un goût agréable, sont fort recherchées dans la contrée, où la terre procure peu de chose pour l’alimentation de l’homme ; mais le bois est autrement précieux, il fournit les matériaux de construction et le combustible si nécessaire sous un climat rigoureux. Léger, blanchâtre, ou d’une teinte rosée, brunissant un peu par une longue exposition à l’air avec un tissu très fin, facile à tailler, il offre des avantages inestimables, et il plaît encore par l’odeur balsamique qu’il répand. Lorsqu’on visite l’intérieur de certaines maisons de la Haute-Engadine, on croirait volontiers que le bois du cèdre des Alpes, particulièrement propre à la sculpture, est donné à l’ornemaniste pour montrer toutes les ressources du talent. L’arolle, abondamment répandu dans la Haute-Engadine et sur quelques points du Valais, pospère peu dans les autres parties de la Suisse, et il faut aller jusqu’aux monts Ourals et en Sibérie pour trouver à ce bel arbre une autre patrie.

Le mélèze n’est étranger à personne ; on le voit eu abondance sur la plupart des chaînes de montagnes de l’Europe centrale ; on le cultive avec succès dans des terrains caillouteux, et même on l’emploie à l’ornement des parcs. Dans la Haute-Engadine, il acquiert des proportions égales à celles des arolles. Arbre d’une remarquable élégance, ayant des branches très étalées qui pendent vers la terre, le mélèze est parmi les espèces de la famille des conifères le représentant du saule pleureur. Ses feuilles minces et polies, qui se renouvellent à chaque printemps, ont toujours la fraîcheur de la jeunesse. Le bois du mélèze a tant de belles qualités qu’on le recherche pour une foule d’usages. Dur, imprégné de résine et de la sorte capable de résister à l’humidité comme à un séjour prolongé dans l’eau, il est parfait pour les constructions navales. Cette opinion, consacrée dans la république de Venise, est maintenant bien reconnue en Russie. Quel avantage encore, sous les rudes climats, offrent les demeures où les toitures et les cloisons sont faites avec le bois du mélèze ! Les jointures, les moindres interstices sont remplis de la résine qui suinte et devient un vernis impénétrable à l’air. Ce n’est pas tout ; le mélèze est un combustible assez difficile à enflammer, mais qui dégage une quantité de chaleur plus forte que les autres bois ; l’écorce sert au tannage, et le produit résineux qui exsude de cette écorce est la térébenthine de Venise, une substance des plus estimées.

Les forêts de mélèzes et d’arolles, qui étaient très considérables sans doute dans les temps anciens, couvrent encore aujourd’hui de larges surfaces. Il y en a de belles entre Sils et Silvaplana, aux environs de Scanfs et de Pontresina, sur les pentes du Bernina, du Roseg et du piz Languard, Elles rendent possible au voisinage des glaciers l’existence d’une population, et, chose incroyable, les habitans, sans souci de l’avenir, se préoccupent à peine de la conservation d’une telle richesse. Seuls, quelques esprits clairvoyans signalent le danger et cherchent à conjurer un mal qui pourrait devenir irréparable. Comme en d’autres parties des Alpes, des causes fort diverses contribuent au déboisement de l’Engadine. Les avalanches brisent les arbres, les torrens, grossis à l’excès, les déracinent, les masses d’eau provenant d’une fonte extraordinaire de neige ou de glace se répandent avec fureur et couvrent le sol de débris arrachés sur le parcours. Ce sont des accidens de la nature, il faut les subir ; mais la destruction permanente occasionnée par l’incurie ou par la rapacité est bien autrement grave. Les bestiaux abandonnés au caprice rongent les jeunes plants ; les pâtres venus d’Italie, échappant à toute surveillance, coupent des troncs sans le moindre ménagement, cassent des branches pour avoir du chauffage. Ce qui doit étonner plus encore, c’est le sacrifice consommé dans plusieurs localités pour la possession d’un peu d’or. Des spéculateurs étrangers visitent le pays, dépourvu de relations commerciales, afin d’obtenir des produits à des conditions particulièrement avantageuses, et l’on cite telle commune de l’Engadine qui a vendu fort au-dessous de la valeur des bois occupant une vaste étendue.

Les mélèzes et les arolles ne sont pas les seuls arbres verts de la vallée de l’Inn ; dans les parties les moins élevées, il existe des sapins, sur les pentes abruptes et pierreuses des plus pygmées (Pinus pumilio) au tronc tortueux, des genévriers de petite espèce (Juniperus nanti) à tige rampante dont les feuilles piquent cruellement. Les arbres aux feuillus larges ne croissent nulle part, et des arbrisseaux, tels que l’épine-vinette, le sorbier, le sureau à grappes, ne se montrent guère qu’aux alentours des villages ou dans les jardins.

Les plantes des régions alpines paraissent toujours bien intéressantes ; en charmant les yeux, les fleurs délicates qu’on est surpris de trouver pris des neiges éternelles font oublier la fatigue du chemin ; les différentes espèces caractérisent des régions, car l’une meurt sous le climat où l’autre apparaît, et l’investigateur découvre là des sujets d’études intéressantes. Les botanistes qui ont exploré les Alpes rhétiques ont éprouvé, souvent une joie indéfinissable en rencontrant certaines plantes qui comptent au nombre des moins répandues dans la nature ; mais dans la vallée on voit surtout les espèces communes sur la plupart des montagnes. Au bord de tous les sentiers se dressent en épis les fleurs bleues des aconits, qui persistent encore lorsque déjà tombent les premières neiges de l’hiver. L’ancolie noire (Aquilegia atrata) végète près des villages ; au milieu des gazons, les ravissantes anémones aux teintes roses ou azurées s’inclinent sur une tige trop faible pour les porter ; parmi les pierres, les renoncules étalent des fleurs blanches ou jaunes comme nos boutons-d’or. La potentille languissante (Polentilla frigida), que Linné observait en Laponie, se montre tout près de Pontresina ; la mille-feuille musquée (Arhillœamoschala) croît en abondance sur la rive de l’Inn. La coquelourde, cultivée dans nos jardins, pousse naturellement dans les terrains rocailleux, ainsi que l’espèce alpine du même genre (Lychnis alpina) ; de nombreuses campanules offrant toutes les nuances de la couleur bleue se mêlent aux autres plantes ; le joli pavot des Alpes affronte le voisinage des glaciers. Dans presque toutes les parties de la Haute-Engadine, on rencontre une belle plante de la famille des chèvrefeuilles, la linnée boréale (Linnœa borealis) qui vit également au nord de l’Europe, la gentiane des neiges, l’œillet des glaces et le silène des rochers (Dianthus glacialis et Silène rupestris), une violette attachée au sol des plus froides régions (Viola pinnata). N’est-ce pas ici encore pour les saxifrages un lieu préféré ? Ces plantes d’espèces nombreuses se développent en touffes dans les endroits jonchés de pierres ; elles naissent dans les interstices des rochers jusqu’à la hauteur de 2,700 mètres au-dessus du niveau de la mer, souvent plusieurs sortes végètent sur un tout petit espace. Une saxifrage est fécondée par une autre saxifrage qui n’est pas de la même espèce ; alors surviennent des hybrides destinées à mourir sans avoir de postérité. Cet accident, dont l’étude est pleine d’intérêt, se produit chaque année parmi les espèces de la zone des gazons, il est plus rare pour celles de la zone des plantes éparses. Les neiges, les glaces ne sont-elles pas le séjour habituel des primevères, qui étalent leur fraîche corolle avant les premiers jours du printemps ? Chez nous, on les nomme les perce-neige. Très multipliées et très variées dans les Alpes, les différentes primevères appartiennent à des régions plus ou moins étendues ; quelques-unes d’entre elles croissent tout spécialement à la dernière limite de la végétation. Sur les pentes du Roseg, on trouve l’ancolie alpine, plusieurs gentianes, la primevère des glaces (Androsace glacialis), au Bernina le pavot orangé et le pavot des Pyrénées, une jolie plante grasse (Sedum villosum), la mille-feuille naine (Achillœa nana), une espèce de la famille des œillets (Alsine recurva), une autre du groupe des colchiques (Tofieldia borealis), qui ont des stations très limitées et toujours d’un accès difficile.

Au fond de la vallée et dans la zone entière des pâturages, où les graminées croissent en masses compactes, c’est l’herbe haute et dans la zone supérieure, le gazon pour ceux qui se contentent de voir l’ensemble ; mais pour ceux qui étudient la végétation alpestre, c’est une réunion d’espèces remarquables à peu près au même degré que toutes les autres. Les mousses croissant sur l’écorce des arbres et sur la pierre ou couvrant le sol de façon à former des tapis de velours ont été comptées par centaines. Les lichens abondent également dans la Haute-Engadine, comme dans toutes les hautes régions des Alpes et sous les climats du-nord. Sur une pierre, sur un monceau de roche, dix ou quinze sorties distinctes par l’aspect et par la coloration se manifestent à l’œil le moins exercé. Ces végétaux, recueillis avec soin et devenus l’objet de recherches approfondies, ont donné lieu à de curieuses observations. Quelques lichens se développent d’une manière exclusive sur une roche spéciale, tandis, que le plus grand nombre prospère sur les pierres, et les rochers de toute nature. Certaines espèces sont confinées sur les Alpes entre des limites, assez restreintes, et beaucoup d’autres, croissant avec indifférence en tous lieux, vivent à merveille sur des blocs que la glace ou la neige recouvre durant une grande partie de l’année et s’accommodent des pays tempérés ; quelquefois même des rochers brûlans des côtes de la Méditerranée. Sur les terrains nus, stériles et bouleversés, des montagnes, les lichens, apparaissant comme un dernier vestige de la vie, semblent acquérir une importance qu’on ne soupçonnerait jamais dans des endroits moins désolés.

Tous les voyageurs parcourant la Haute-Engadine sont frappés du silence qui règne. Dans nos bois, sur nos routes, au milieu de nos champs, les feuilles des aulnes, des trembles, des ormes, des peupliers bruissent au moindre souffle ; les bourdonnemens des insectes, les cris et les ramages des oiseaux se font entendre ; la vie se manifeste sous toutes les formes. Dans l’étroite vallée de l’Inn et sur les Alpes rhétiques, les arbres aux larges feuilles pédonculées n’existent pas ; les insectes sont généralement des espèces silencieuses. Ces hyménoptères bruyans qui aiment le soleil, guêpes, bourdons, abeilles solitaires, ne montent point jusqu’à la région où il faut subir l’hiver pendant neuf mois, et les oiseaux chanteurs n’y viennent qu’en très petit nombre. Le silence semble avertir que la vie est triste dans des lieux voisins des glaciers.

Elle est en effet bien réduite dans la haute vallée comme sur les pentes des montagnes qui en marquent les limites. Le nombre des insectes, des oiseaux, est loin d’être comparable à celui de ces mêmes animaux dans les contrées jouissant d’un climat chaud ou tempéré. Certaines espèces, répandues d’une manière générale dans les plaines ou dans les forêts de l’Europe centrale, montent jusqu’à la zone des plantes éparses et habitent à côté des espèces particulières aux Alpes ou communes à ces montagnes et à la Laponie. Néanmoins, dans la froide région où la flore est encore d’une remarquable richesse, la faune est pauvre. Quelques-uns de nos arbres, le pin maritime, l’orme, le peuplier, principalement le chêne, servent de pâture à de véritables légions d’insectes appartenant aux familles les plus diverses ; les mélèzes et les arolles nourrissent une population peu variée. Les aconits, les anémones, les saxifrages, ne sont pas rongés comme les orties, les chardons et les molènes.

Dans les forêts d’arbres verts, sur les herbes des pâturages, sur les tapis de mousse, vivent des limaçons, la plupart de très petite taille, mais les observations précises manquent encore au sujet de la distribution de ces animaux dans la Haute-Engadine. On est plus avancé à l’égard des insectes, plusieurs naturalistes s’étant donné infiniment de peine pour les recueillir. Les agiles coléoptères, carnassiers qui se cachent sous les pierres ou se réfugient sous les troncs et les feuilles tombées, existent dans une proportion forte relativement à celle des espèces phytophages, comme les charançons et les jolies chrysomèles. Les lépidoptères, toujours remarqués avant les autres insectes, les papillons, que les simples touristes se plaisent à considérer, ne diffèrent pas de ceux de toutes les hautes Alpes. Sur les pâturages et les gazons voltigent les argus aux ailes bleues, sur les roches les satyres nègres (Erebia) aux ailes presque noires et ornées de taches ocellées d’un ton fauve ou rouge. Parmi les plus petits lépidoptères, il en est un du groupe des teignes, dont la chenille mine les feuilles du mélèze ; l’insecte est parfois tellement multiplié qu’il cause de graves préjudices. Les espèces de l’ordre des diptères ou les mouches sont abondantes, et l’on en cite plusieurs qui n’ont encore été observées que dans l’Engadine.

Tandis que ces êtres chétifs s’agitent sans attirer l’attention, I’Engadinien contemple avec une sorte de bonheur l’énorme gypaète, qui, planant au-dessus des hautes montagnes, apparaît comme un point noir sur le ciel bleu. C’est le læmmergeier, le vautour des agneaux, dont on ne prononce pas le nom dans les Alpes sans témoigner le sentiment de l’admiration. Il est si vraiment magnifique, le fier oiseau éployé dans l’air, presque immobile et regardant l’espace ! Une fois, durant notre séjour à Pontresina, nous l’avons vu au glacier de Morteratsch ; il était près de sa demeure ouverte entre des roches abruptes. Le gypaëte, dit avec justesse l’auteur estimé d’un ouvrage sur la vie animale dans le monde alpestre[2], est le condor des montagnes européennes. Il est en effet le plus grand de tous nos oiseaux ; les femelles, d’une taille toujours supérieure à celle des mâles, ont une longueur de 1 mètre 1/2 et une envergure qui dépasse 3 mètres. Le læmmergeier est terrible pour les animaux de la montagne ; il attaque les agneaux et les chèvres au pâturage, il tue les chamois qui bondissent au bord des précipices, les marmottes qui broutent l’herbe, il enlève des blaireaux, des belettes, des mulots et les coqs de bruyère qui s’exposent hors des taillis. Pourvu d’un bec très robuste, mais ayant des serres assez faibles et les ongles peu crochus, le gypaëte, incapable d’emporter une proie d’un gros volume, a d’autres ressources. N’abandonnant jamais ni la prudence, ni la ruse, s’il a le dessein de s’emparer d’une chèvre, d’un agneau ou d’un chamois, il s’élance vers l’animal, le frappe de la poitrine et des ailes, le remplit de frayeur et le force à tomber sur quelque roche ; alors il déchire sa victime blessée et se repaît sans quitter la place. On assure que parfois de jeunes enfans, atteints par le redoutable oiseau, ont éprouvé le plus triste sort, et les circonstances de plusieurs événemens de ce genre ne cessent d’être rapportées par les habitans de la Suisse. Au printemps, le gypaëte bâtit son aire dans l’endroit le plus inaccessible ; la construction, simple et grossière, est faite d’une masse de foin et de petites branches, couverte de mousse et de duvet ; la femelle pond trois ou quatre œufs et en couve ordinairement deux. Le superbe oiseau, qui habite non-seulement les Alpes, mais encore toutes les hautes montagnes de l’Europe, du nord de l’Afrique et de l’Asie, fort répandu en Suisse jusqu’au commencement de notre siècle, est devenu rare, tant il a été poursuivi par les chasseurs, et c’est dans la Haute-Engadine qu’il a été le plus épargné.

L’aigle fauve, dont on nous a montré des repaires, n’est pas très rare sur les Alpes rhétiques ; des rapaces nocturnes viennent dans les forêts de mélèzes et d’arolles ; le grand-duc (Bubo maximus) a été pris aux environs de Saint-Moriz, la chouette dans plusieurs bois, l’effraie à Silvaplana. L’engoulevent et les hirondelles paraissent dans la haute vallée, où la belle saison est si courte ; on y voit le rossignol, quelques fauvettes, des merles ; la grive commune, dans ses migrations, passe sur les montagnes ; le mauvis et la litorne (Turdus pilaris) nichent par hasard dans les bois. Le merle d’eau (Cinclus aquaticus), doué de l’étrange faculté de courir sur les pierres dans le lit des ruisseaux, installe souvent son nid dans la mousse humide, au-dessous des cascades. Le roitelet s’établit dans les forêts d’arbres verts ; l’accenteur (Accentor modularis), qui ne craint pas le froid, fréquente les montagnes de la Haute-Engadine depuis le mois de mars jusqu’au mois d’octobre. Les becs-croisés (Loxia curvirostra et Pytiopsittacus), si habiles à extraire les graines des cônes des arbres résineux, trouvent aisément la pâture dans les forêts d’arolles. Notre moineau ordinaire, peu difficile dans son choix, sautille par les rues de Samaden et de Pontresina, et le pinson parfois chante dans les environs. Un bel oÎ3eau brun, tout tacheté de blanc, le casse-noix, a été observé sur les montagnes jusqu’à la hauteur de 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer en des endroits où il existait à peine quelques broussailles. Une sorte de corbeau d’un noir intense avec le bec jaune comme le citron et les pieds rouges comme le carmin, le choquart des Alpes (Pyrrhocorax alpinus), trouve ici les conditions d’existence les plus heureuses ; il n’aime que les régions voisines dès neiges éternelles, et c’est dans les crevasses des rochers inaccessibles qu’il édifie son nid.

Des oiseaux magnifiques qui chaque année sont un peu plus rares que les années précédentes, les coqs de bruyère, que les naturalistes appellent des tétras, existent encore dans les forêts et les broussailles de la Haute-Engadine. La grande espèce (Tétras urogallus) est à la vérité à peu près détruite, mais on voit assez souvent le tétras à queue fourchue ; celui-ci se tient habituellement à la limite supérieure de la région boisée ; pendant l’été, il se cache dans les massifs de rhododendrons ; il construit un nid et fait sa couvée au milieu de ces délicieux buissons de roses des Alpes ; pour nourriture, il a les cônes et le feuillage des arolles, les baies de gènevriers. Les coqs de neige ou les lagopèdes, se trouvant à merveille sous les grands glaciers, ne descendent jamais dans la vallée. Ces gallinacés, au plumage fauve, maillé et vermiculé de noir en été, tout blanc en hiver, creusent et jouent dans la neige„ s’en éloignant à peine pour couver dans quelque trou. La perdrix des rochers (Perdix saxalilis), peu différente par l’aspect de la perdrix rouge, qui se plaît au milieu des pierres et des broussailles, ne s’écarte guère de la zone préférée du tétras à queue fourchue.

Les ralles, les foulques, les poules d’eau, viennent sur les lacs de la Haute-Engadine et nichent aux alentours ; les mouettes, l’hirondelle de mer, les plongeons, diverses espèces de canards, paraissent sur ces lacs deux fois chaque année. Les oiseaux sédentaires ne sont pas fort nombreux dans la contrée que traverse l’Inn, mais à certains jours les oiseaux de passage se montrent par bandes sur les Alpes rhétiques ; venant du nord aux approches de l’hiver, ils atteignent l’Italie par le col du Bernina, et aux premiers jours du printemps ils suivent la même voie pour retourner dans les pays où ils sont nés.

Les roches escarpées et les crevasses, les petits espaces de terrain semblables à des îlots perdus dans la mer de glace, sont dans les grandes montagnes des Grisons, comme dans toutes les hautes Alpes, le domaine de plusieurs mammifères. Un intérêt extrême s’attache à ces êtres, doués à la fois d’une certaine intelligence et d’instincts curieux. A la pensée de conditions d’existence qui semblent épouvantables, on est tenté de les plaindre ; mais il faut se rassurer, les charmans animaux qui habitent les pentes du Bernina ou du Mont-Blanc sont organisés pour se complaire en ces lieux désolés. Transportés sur un sol moins abrupt et sous un climat plus doux ils seraient malheureux, et ils périraient.

Les chamois, affreusement poursuivis par les chasseurs des Alpes, ont été un peu plus épargnés sur les montagnes qui entourent l’Engadine qu’en beaucoup d’autres parties de la Suisse. Aux abords des glaciers de Morteratsch et du Bernina comme sur le Roseg et le piz Languard, on en découvre encore assez fréquemment de petites troupes. La vue de ces jolies chèvres alpestres, ainsi que souvent on les nomme, est pleine de charmes. Si rien ne les trouble, les chamois, groupés dans diverses attitudes au milieu d’une nature sauvage et grandiose, forment un délicieux tableau : celui-ci broute l’herbe ; celui-là, le corps dressé, s’appuie contre une sorte de mur pour saisir une broussaille, cet autre, monté sur la pointe aiguë d’une roche, les pieds rapprochés, le cou tendu, la tête haute, les yeux, beaux comme ceux des gazelles, tout grands ouverts, regarde au loin et flaire le danger. Survient une cause d’inquiétude, la bande entière fuit dans la même direction ; les anfractuosités, les précipices, les arêtes, sont franchis en quelques bonds : la solitude est faite sur le point qui un instant auparavant était si animé. Parfois ces gracieux ruminans marchent dans la neige, ou se promènent à la surface polie du glacier en avançant avec précaution, et c’est alors qu’ils sont le plus aisément frappés par les chasseurs. En été, les chamois trouvent sans peine une nourriture variée et abondante, ils ont à portée des herbes de tous les genres et les buissons de rhododendrons ou de genévriers ; mais en hiver arrive la disette : obligés de chercher un refuge dans les parties boisées, ils n’ont guère d’autre pâture que les mousses et les lichens.

Par le beau temps, il n’est pas rare d’apercevoir des marmottes sur les montagnes voisines de Pontresina. Les gros rongeurs, que les petits savoyards ont rendus populaires dans toute l’Europe, ne s’écartent jamais de la région des glaces et des neiges ; ils s’établissent sous des amas de pierres ou entre des rochers, dans la zone où les buissons cessent d’exister. La marmotte, qui s’appelle dans l’Engadine la muntanella, a des habitudes bien différentes de celles des autres rongeurs. Médiocrement agile, elle manifeste une sorte de confiance quand on l’examine, comme si elle avait le sentiment de la difficulté pour l’homme et les animaux carnassiers de parvenir jusqu’à sa retraite. Pourvu de membres courts et trapus terminés par des ongles robustes, le gros rongeur des Alpes est habile à creuser des terriers. Ces demeures sont faites avec un instinct merveilleux : une longue galerie, tout juste assez large pour laisser passer l’animal, conduit dans une chambre spacieuse capable de contenir la famille entière, les parens et dix ou quinze jeunes ; une rigole inclinée, qui est établie en dessous, porte les immondices au dehors, du foin entassé dans la grande chambre forme un bon lit. Les marmottes sortent le jour pour manger, mais ne s’éloignent pas ; elles se contentent du petit champ qui entoure la demeure souterraine où croissent l’aster et le trèfle des Alpes. Si le soleil luit, elles semblent heureuses : l’une se chauffe paisiblement, les autres s’amusent à gambader ou à se dresser sur les pattes de derrière ; mais vienne la pluie, que se fasse entendre le cri du gypaète, au plus vite elles gagnent leur trou. Aux approches de la mauvaise saison, quand le sommeil de l’hiver est sur le point de commencer, les marmottes s’enferment. Avec de la terre gâchée, elles bouchent les ouvertures du terrier, et la clôture est si parfaite qu’il est malaisé de la découvrir et plus encore, de l’entamer. Nos marmottes, bien à l’abri, peuvent dormir sans danger sous des monceaux de neige.

Il paraît y avoir plusieurs espèces de rats dans la Haute-Engadine, et l’une d’elles par son genre de vie est tout à fait extraordinaire ; c’est le rat des neiges (Hypudœus nivalis), qui a été découvert, il y a moins d’une trentaine d’années, au Saint-Gothard et sur le Faulhorn, qu’on a observé depuis en abondance sur les montagnes de Glaris et sur le Mont-Blanc aussi bien qu’au Bernina et sur le piz Languard. Cet animal séjourne d’une manière permanente à la hauteur de 3,000 à 4,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, à la dernière limite de la végétation, et, sans jamais tomber dans le sommeil léthargique, il passe neuf ou dix mois de l’année sous la neige. Pendant l’été, il court chercher sa nourriture et se montre avide des débris de victuailles qu’il peut trouver soit dans les huttes des chevriers, soit au voisinage ; mais le reste du temps il demeure sous la neige où il a formé une sorte de nid. L’espèce se multiplie sans doute, comme ses congénères, avec une extrême facilité. Tout annonce que de nombreux individus vivent à la même place. Immédiatement après la fonte des neiges, des rigoles découvertes, tortueuses et entre-croisées, communiquant la plupart avec une cavité remplie de racines et d’herbes rongées, se montrent sur la terre en quantité considérable. Ce sont les chemins et les nids des rats, qui ont été ordinairement abandonnés à cette époque[3]. Les conditions d’existence du rat des neiges sont d’une étrangeté dont on a peu d’exemples.

L’eau est partout dans la Haute-Engadine ; une rivière baigne l’étroite vallée, on ne compte pas le nombre des ruisseaux, et il y a des lacs d’une certaine superficie : le lac de Sils n’a pas moins de 6 kilomètres de long. En songeant aux petites rivières et aux étangs des pays tempérés où les êtres fourmillent, on s’attendrait à trouver ici une immense population aquatique. C’est le contraire qui est la réalité ; les plantes, les vers, les insectes, les petits crustacés, les mollusques, sont très pauvrement représentés, et, quant aux poissons, il y en a tout juste trois espèces, deux sortes de truites et un cyprinide, la rotengle, que les pêcheurs de France nomment indifféremment la rosse ou la roche. Les eaux provenant d’une multitude de ruisseaux qui descendent des glaciers sont trop froides pour convenir à la plupart des animaux aquatiques. Seules, les truites sont communes dans les lacs que la glace couvre pendant de longs mois d’hiver, particulièrement dans le lac de Sils, et autrefois, ainsi que l’apprennent de vieux documens, elles étaient d’une abondance extrême dans toute la Haute-Engadine. Une pêche longtemps trop active a produit un amoindrissement sensible ; on ne se contentait pas de prendre les truites pour les besoins des habitans ; ces poissons, après avoir été préparés de façon à être conservés, fournissaient l’élément d’un commerce avec l’Italie. Les truites fraient au commencement de l’hiver sur les bords des lacs ou dans les ruisseaux, qu’elles remontent parfois jusqu’au voisinage des glaciers ; les circonstances sont ainsi très propices à la multiplication de ces espèces dans la vallée de l’Inn. Animaux carnassiers, les truites, habitant des eaux où il n’existe pas de jeunes poissons d’autre genre, peu de mollusques, à peine quelques vers et quelques larves d’insectes et de très petits crustacés, n’auraient pas toujours une alimentation suffisante, si les hasards de la fortune venaient à manquer. Pendant les mois du printemps et de l’été, des insectes poussés par le vent, mouillés par la pluie, tombent en foule sur l’eau ; des mouches, des libellules, des papillons, divers coléoptères, voltigent en rasant la surface : ils sont happés par les truites, et quand la disette se fait grande parmi ces poissons voraces, les plus forts mangent les plus faibles. La truite de rivière (Trutta fario), qui vit habituellement dans l’Inn et dans plusieurs ruisseaux, vient aussi dans les lacs. La truite des lacs (Trutta lacustris), qui n’entre dans les rivières que pour frayer, acquiert souvent des proportions magnifiques. Les Engadiniens assurent qu’on en pêche à Sils, à Silvaplana, à Campfer, à Saint-Moriz, des individus dont le poids varie de 10 à 20 kilogrammes ; mais de ces derniers on garde le souvenir, car ils sont rares. La rotengle n’est pas une ressource pour les habitans ; comme un animal privé de nourriture, elle reste chétive dans les lacs de Saint-Moriz et de Satz, et sa propagation demeure fort restreinte !


III

L’Engadine, que l’on a parfois appelée la Sibérie du monde alpestre, est une contrée que la nature a faite de plus remarquables, mais à nos yeux peu attrayante pour un séjour durable. Le climat est d’une rigueur effroyable ; les végétaux et les animaux utiles à l’homme sont très parcimonieusement distribués, le sol se refuse à toute culture vraiment productive. On est donc conduit à chercher par suite de quelles circonstances un tel pays se trouve occupé par une population heureuse et fortement attachée au sol. L’explication semble facile. A diverses époques, des familles, s’efforçant d’échapper à des ennemis puissans, se sont réfugiées dans la haute vallée, que protègent des barrières presque infranchissables pendant une grande partie de l’année. Après avoir succombé dans la lutte avec les hommes, on a entrepris la lutte avec la nature, et un jour est arrivé le succès ; mais avant d’être telle qu’on la voit à présent, l’Engadine a eu bien des troubles. Malgré ses barrières naturelles, la vallée de l’Inn, offrant le plus court chemin pour passer de l’Allemagne en Italie, a été souvent escaladée par les armées étrangères, et elle n’a pas échappé aux guerres de religion. Suivant une croyance très répandue, les Celtes ont été les maîtres du pays ; cette opinion s’appuie sur la forme de certains mots qui désignent encore plusieurs rivières, beaucoup de montagnes et diverses localités. L’origine des Engadiniens actuels est généralement attribuée aux Étrusques, qui, pour échapper aux fureurs de Bellovèse, le chef des Gaulois venus en Italie l’an 587 avant notre ère, fuirent sous la conduite de Rhætus au milieu du réseau de montagnes qu’on n’a cessé de nommer les Alpes rhétiques. A leur tour, les Romains, qui avaient de tous côtés des stations militaires, ont vraisemblablement exercé une influence considérable sur la population de l’Engadine. Au Xe siècle, les Sarrasins se ruèrent sur les Alpes, et plusieurs d’entre eux, ayant, d’après des témoignages historiques, épousé des filles du pays, se fixèrent dans la vallée de l’Inn. On croit en trouver l’indice dans le nom d’une famille : saraz, et dans le nom de la commune de Pontresina, qu’il faudrait interpréter pons Sarracenorum, pont des Sarrasins ; mais comme il a été facile d’imaginer d’autres étymologies pour ces dénominations, il est sage de ne pas accorder trop de confiance à de simples suppositions.

Par l’ensemble des caractères physiques, les Engadiniens dénotent une origine méridionale ; ils ont les yeux et les cheveux noirs, le teint légèrement bistré, de la vivacité dans l’expression du visage. Ils parlent un dialecte qu’on appelle le ladin, et qui dérive manifestement de cette langue romane en usage chez les peuples du midi de l’Europe pendant le moyen âge. Si l’on s’en fiait à certaines assertions, on penserait volontiers que les Engadiniens s’expriment dans la langue de nos troubadours ; en comparant les poésies écloses dans la vallée de l’Inn au roman de Flamenca, au Breviari d’amor de Maître Ermengaud, au poème de Fierabras qui retrace les exploits de Charlemagne dans une expédition contre les Sarrasins, ou encore à la chronique des Albigeois, on acquiert la certitude que la différence est très sensible. A la vérité, comme l’idiome des troubadours, comme l’italien, l’espagnol et le portugais, le dialecte de l’Engadine a été formé de l’ancienne langue romane, née du latin corrompu ; mais ces divers idiomes n’ont pas été l’objet de la même culture, et ils n’ont pas été soumis aux mêmes influences. Ainsi que plusieurs patois de la Haute-Italie, le dialecte de la haute vallée des Alpes rhétiques n’a pas les voyelles finales qui donnent tant de charme et de douceur aux langues actuelles de l’Europe méridionale, et il porte le signe d’un contact avec l’élément germanique. Cet idiome possède une littérature ; à l’époque de la réformation, la Bible et bientôt différens livres de piété furent traduits en ladin : on composa des poésies. Aujourd’hui la Haute-Engadine a des ouvrages pour les écoles ; elle a au moins un grammairien, plusieurs poètes estimés et même des journalistes. A Zuz, une bourgade de 400 âmes, s’imprime une feuille périodique, Fögl d’Engiadina, contenant des articles généraux, des chroniques, des poésies et des annonces. Tout le monde sait lire dans ce petit pays où l’on gèle, et chacun, homme, femme ou enfant, parle, outre le ladin, la langue allemande. En arrivant à Pontresina, nous devions éprouver une surprise. Plusieurs habitans s’exprimaient en français avec une facilité qui témoignait d’un long exercice. Une marque d’étonnement amena l’explication nécessaire ; j’ai habité Rouen pendant quarante-cinq ans, dit l’un d’eux, et moi Cambrai pendant trente-sept ans, poursuivit un autre. — Une si longue absence a dû vous faire oublier votre langue ? — Non pas, répondit le premier, je venais encore assez souvent faire un tour au pays ; la même réplique était sur les lèvres du second. Ces émigrans agissent à la manière des oiseaux de passage : ils vont chercher le bien-être au loin, mais ils reviennent sans cesse au berceau de la famille.

Privés de moyens de travail dans une patrie ingrate, les habitans de l’Engadine, pleins de prévoyance et encouragés par des exemples, quittent, de bonne heure la haute vallée et se dispersent dans les villes de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Ils deviennent confiseurs, pâtissiers, limonadiers, fabricans de liqueurs ou de chocolat. Ne perdant jamais de vue l’avenir, ils ne sacrifient guère à des fantaisies ; pour abréger la durée de l’exil, l’argent est sévèrement économisé. Enfin le rêve de trente ou quarante années est devenu une réalité, l’Engadinien dit un éternel adieu à la maison étrangère qui lui a été propice, et il retourne au village d’où l’on voit le Roseg et les glaces du Bernina, et désormais sans souci il fera sa demeure jolie et commode. A Pontresina comme à Sils-Maria ou à Luvin dans la Basse-Engadine, les habitations, que l’on pourrait comparer à nos villas ou à de petits châteaux, sont groupées. Bâties en pierres et couvertes d’une épaisse toiture en bois, ces maisons, pourvues de très petites fenêtres, souvent de balcons et de grillages en fer doré, ou peint en vert et parfois d’un escalier extérieur, ne manquent ni d’élégance ni d’un certain caractère d’étrangeté. A l’intérieur, tout est garni de boiseries. Dans la pièce principale, les meubles, ordinairement en bois d’arolle sculpté, frappent les yeux du visiteur, l’un surtout à cause de ses énormes dimensions. Ce meuble s’élève jusqu’au plafond, la forme est carrée, les parois sont artistement travaillées et découpées à jour ; mais rien au premier abord ne permet de supposer l’usage de cet édifice : il s’ouvre à la manière d’une armoire et au centre se trouve le poêle, qui répand une forte chaleur. Comme partout ailleurs, selon la fortune et le goût du propriétaire, les appartemens affectent le luxe ou la simplicité ; mais les dispositions générales restent assez uniformes. La maison du président de la commune, M. Saraz, toute séduisante, offre un attrait particulier ; elle renferme un petit musée, la collection des oiseaux de la Haute-Engadine, arrangée avec un art exquis. M. Jean Saraz a été notre compagnon dans nos courses autour de Pontresina, et avec un guide aussi instruit les observations sur une infinité de sujets devenaient faciles.

Si les Engadiniens jouissent de quelque aisance, aiment à être agréablement installés, ils se plaisent également à loger dans les plus excellentes conditions les bêtes à cornes qu’ils possèdent. Les étables, placées derrière les maisons, sont tenues avec une propreté irréprochable et garnies de bancs et de tables ; on y reçoit les amis. La compagnie des animaux, qui constituent la grande richesse des populations alpestres, n’est dédaignée par personne. La fenaison, au mois de juillet, est jour de fête dans la Haute-Engadine comme dans la plupart des vallées de la Suisse. Aux environs de Pontresina, sur le piz Languard, comme sur beaucoup de points des Alpes rhétiques, d’immenses troupeaux de moutons couvrent les pâturages ; mais ces troupeaux n’appartiennent pas au pays. Des pâtres bergamasques les amènent pour la durée de la belle saison, en payant aux communes un droit qui est fort minime. Les Engadiniens tirent donc un très médiocre parti de ce que le sol fournit en abondance, c’est-à-dire de la nourriture pour les bestiaux.

L’aisance acquise jusqu’à présent a été procurée par le travail loin de la patrie ; aujourd’hui elle commence à être apportée par les étrangers eux-mêmes, les bonnes qualités de la population se trouveront certainement affectées bientôt par une exploitation lucrative et trop facile. Des changemens tendent à se produire parmi les habitans de la vallée de l’Inn. Tous les anciens confiseurs retirés, en possession de quelque fortune, n’obligent pas leurs fils à continuer le commerce qui les a enrichis. Plusieurs préfèrent les envoyer à l’université de Zurich. Au reste, c’est chose pleine d’intérêt que de voir la manière dont l’instruction est distribuée dans de petites communes de quelques centaines d’âmes. Non-seulement dans les écoles les enfans sans exception apprennent à lire et à écrire dans le dialecte du pays et en allemand, mais encore ils reçoivent des notions sur les sujets dont ils pourront par la suite avoir à se préoccuper. Dans des écoles d’un ordre un peu plus élevé, on enseigne les principaux faits touchant la Suisse et l’histoire des plantes et des animaux les plus vulgaires. Ceci dépasse singulièrement le programme de l’instruction qui est donnée dans les écoles primaires de beaucoup de grandes villes en Europe.

Les hommes pourvus de l’instruction classique sont nombreux dans l’Engadine relativement au chiffre de la population, et il est remarquable de voir combien il en est parmi eux qui se livrent à des études sérieuses. Plusieurs Engadiniens poursuivent des recherches sur l’histoire naturelle du pays, quelques-uns font des observations météorologiques. La fondation de la société des naturalistes des Grisons, dont le siège est à Coire, a exercé une heureuse influence sur le mouvement intellectuel dans toutes les parties du canton. Il est vrai que les hommes les plus distingués de la Suisse s’efforcent eux-mêmes d’inspirer partout dans le pays le goût de l’étude et d’exciter l’intérêt pour les conquêtes de l’esprit.

Tous les ans, la Société helvétique se réunit pendant quelques jours dans une ville désignée afin de discuter sur toute sorte de sujets scientifiques. Le président de la réunion, qui est toujours un personnage de la localité, ouvre la séance par un discours où il s’applique ordinairement à rappeler le souvenir des choses glorieuses pour le pays que viennent visiter les membres de la compagnie. Ensuite chaque société cantonale, par l’organe du secrétaire, rend compte des travaux qu’elle a produits depuis la dernière assemblée générale. Dans les jours suivans, on s’occupe assez habituellement de l’histoire naturelle de la contrée. La Société helvétique, loin de prendre toujours pour lieu de sa réunion annuelle une ville importante, choisit parfois une localité écartée. On y trouve l’occasion de connaître une partie des moins explorées du pays et l’avantage de pouvoir développer le goût des recherches chez des gens un peu indifférens. C’est ainsi qu’en 1863 la plupart des savans de la Suisse se trouvaient à Samaden, dans la Haute-Engadine. L’assemblée fut présidée par un membre d’une ancienne famille fort considérée, le docteur Ad. Planta.

L’Engadine, tour à tour asservie et indépendante, désolée au XVIe siècle ; par les guerres religieuses, ruinée en 1631 par les Autrichiens, que cinq ans plus tard devait chasser le duc de Ronan, est dans une voie de progrès depuis qu’elle est devenue partie intégrante du canton des Grisons au commencement du siècle. Ce petit pays s’honorait d’avoir eu des capitaines et des réformateurs demeurés célèbres : Jean de Travers, né à Zuz[4], le glorieux chef de l’armée des Grisons, l’historien Durich Champell du petit village de Süs, Bifrun, de Samaden, plus connu sous le nom de Biveroni, le prédicateur éloquent et plein de science, — des administrateurs qui ont contribué à répandre l’instruction, comme les Planta et les Salis. De nos jours, la Haute-Engadine a des hommes d’étude qui ne négligent rien pour parvenir à connaître toutes les choses intéressantes qui les environnent, et le phénomène se présente dans des villages de quelques centaines d’âmes, sous le climat le plus dur à supporter.


EMILE BLANCHARD.

  1. Naturforschende Gesellschaft Graubündens.
  2. Friedrich von Tschudi, Das Thierleben der Alpenwelt.
  3. Ces faits ont été constatés par le professeur Théotald (de Coire.)
  4. Zuoz pour les Engadiniens.