Histoire naturelle des moustiques
On connaît les idées nouvelles sur le rôle des moustiques dans la transmission des maladies[1]. Ces insectes sont considérés aujourd’hui comme des agens pathologiques de première importance. Ils ne sont pas seulement le tourment de notre repos ; des ennemis acharnés, bruyans, douloureux, exaspérans ; ils ne se contentent point de sucer quelques gouttes de notre sang et d’instiller, à sa place, dans les piqûres qu’ils nous font, un venin extrêmement cuisant. Avec les seules armes que la nature leur ait données, ils réussissent déjà à rendre intenables à l’homme (et aussi aux quadrupèdes et aux oiseaux) les régions où ils pullulent : par exemple, certaines terres basses de la Cochinchine, ou, sous un ciel plus froid, quelques plages marécageuses de Terre-Neuve. Mais, de plus, leurs armes sont empoisonnées. En même temps qu’ils nous blessent, ils nous inoculent les germes de maladies redoutables dont eux-mêmes sont atteints : le paludisme, la filariose, la fièvre jaune. Ce sont les moustiques qui introduisent dans notre sang le sporozoaire de Laveran, qui est la cause première de la fièvre intermittente ; l’embryon de la filaire, qui est le point de départ de la fièvre hématurique, de la chylurie et de l’éléphantiasis ; et, enfin, le bacille hypermicroscopique qui produit la fièvre jaune, ou vomito negro.
On voit, d’après cela, le degré de malfaisance que leur assigne la doctrine régnante. Leur part indirecte dans la mortalité des pays chauds est énorme. Leurs victimes sont innombrables. Ils ont contribué plus qu’aucun autre fléau à faire des contrées tropicales une espèce de gouffre où vont s’engloutir des générations incessamment renouvelées d’hommes blancs. Ils sont eux-mêmes l’un des grands fléaux de l’humanité. La lutte contre les moustiques offre donc un intérêt de premier ordre. Elle se présente comme l’une des faces de la lutte engagée contre les maladies elles-mêmes dont ils sont les propagateurs.
Tant que l’on a ignoré la nature parasitaire, animale ou microbienne de ces affections, et leur transmission par les moustiques, on a été désarmé vis-à-vis d’elles. On a dû les subir comme une fatalité inéluctable résultant de l’action de forces naturelles irrésistibles. La tactique médicale se réduisait à fuir, à l’aveugle, les chances de rencontre avec un ennemi dont on ne savait rien, ni la nature, ni l’habitat : ou bien encore, on essayait, par des médications plus ou moins efficaces, d’en restreindre les ravages. La découverte de l’agent infectant, hématozoaire du paludisme, filaire de l’hématurie, bacille de la fièvre jaune, et la connaissance de la complicité de son auxiliaire le moustique, ont changé les conditions et, l’on peut dire déjà, les chances de la lutte. On sait où frapper. On sait qu’il faut atteindre le parasite ou le moustique, l’agent de contamination ou celui de transmission. Et, si difficile que soit cette tâche, nous allons voir, précisément à propos de l’une de ces affections, le paludisme, qu’elle n’est pas au-dessus des ressources de la science. Les résultats obtenus dans l’une des régions malsaines de la Campagne romaine par le médecin et naturaliste italien Grassi sont tout à fait encourageans. Plus satisfaisans encore auraient été les efforts tentés pour extirper la fièvre jaune de l’île de Cuba.
On ne saurait exagérer l’importance de ces faits. On entrevoit dès à présent, comme une tâche réalisable, l’assainissement d’une multitude de contrées aujourd’hui ravagées par l’endémie palustre. En Europe seulement, quel service ne serait-ce pas que d’arracher à la cachexie qui les mine les populations des terres basses du Danube, de l’Italie centrale, de la Campagne romaine, de l’île de Sardaigne et des Calabres ?
La France elle-même n’est pas à l’abri des affections malariques. Malgré les travaux d’assèchement qui ont été poursuivis depuis plus d’un demi-siècle dans les plaines onduleuses de la Sologne et dans la région des Dombes, où l’on n’a cessé de percer des puits, d’endiguer les cours d’eau, de vider les étangs insalubres et de restituer à la culture une grande étendue de terres autrefois inondées, il ne subsiste, pas moins, dans beaucoup de régions, de véritables foyers d’infection palustre. La Corse est, à cet égard, dans une situation grave. La côte orientale de l’île, couverte d’étangs et de marais sur une longueur de plus de 100 kilomètres, est d’une insalubrité telle que les habitans sont obligés de fuir pendant l’été et de chercher, eux et leurs bestiaux, un refuge dans la montagne. C’est un exode périodique qui dure pendant toute la saison des fièvres, c’est-à-dire aussi longtemps que les moustiques règnent en maîtres dans ces plaines malsaines. Les paysans ne descendent que pour faire hâtivement la moisson et la vendange dans les parties encore soumises à la culture. Mais celles-ci sont relativement rares, malgré la fertilité du sol. Des maquis incultes s’étendent à perte de vue, dans ces campagnes qui jadis, au temps de la colonisation romaine, étaient salubres, cultivées et prospères. Ces temps heureux peuvent revenir : il n’est pas déraisonnable d’en espérer le retour. Les connaissances relatives à l’évolution de l’hématozoaire du paludisme et au rôle des moustiques permettent de considérer comme accidentelle et susceptible de modification, c’est-à-dire réparable, en un mot, la situation misérable d’aujourd’hui.
En dehors de l’espoir d’une amélioration si importante de l’hygiène générale et de la santé publique, qu’autorisent ces découvertes et ces doctrines nouvelles et que légitiment les premiers essais faits en Italie et en Amérique, il y a pour l’homme de science, pour le zoologiste en particulier, un autre intérêt engagé dans la question, celui-là purement idéal et théorique. L’histoire naturelle n’est pas sans avoir tiré un large profit de toutes ces études entreprises dans un but d’étiologie médicale. On a recueilli les moustiques de toute espèce, on a observé plus attentivement leurs mœurs, leurs habitudes, leur organisation. L’entomologie a profité, à cet égard, des travaux récens de MM. Ficalbi, Giles, Grassi, G. Noé, R. Uoss, F. Skuse, Wright. Annelt, Everett Dutton, Théobald, Lecaillon, et d’autres encore. C’est une maxime de sagesse banale, qu’il faut bien connaître l’ennemi que l’on veut efficacement combattre. Il n’est donc pas inutile de commencer par l’exposé de nos acquisitions plus ou moins récentes sur l’histoire naturelle des moustiques le récit des efforts accomplis pour les détruire ou les rendre inoffensifs.
Il existe un grand nombre d’espèces de cousins ou moustiques. La monographie de Giles, parue à Londres en 1900, en mentionne 222. M. Raphaël Blanchard, dans l’Instruction aux médecins, naturalistes et voyageurs qu’il a rédigée au nom de la commission du Paludisme de l’Académie de médecine, donne une liste nominative de 272 espèces connues. Et encore, l’énumération de ces insectes n’est-elle pas complète. À mesure que l’on met plus de soin à les rechercher, on en découvre chaque jour de nouveaux. L’expédition anglaise de l’Afrique orientale, pour sa part, en a rapporté trente-six espèces qui n’avaient pas encore été décrites. Elles viennent d’être déterminées par M. Théobald.
Mais le nombre des espèces importe peu. Tous ces insectes sont, en définitive, très semblables. Ils forment une famille très homogène dans l’ordre des diptères : celle des culicidés. On les trouve, pareils, dans toutes les régions du globe, sous toutes les latitudes, au moins pendant la saison chaude. Sous les noms divers de cousins, moustiques, maringouins, mosquitos, gnats, etc., leur aspect est familier à tout le monde. Il n’est personne qui ne connaisse la silhouette de ces petits insectes, aux ailes minces et diaphanes, au corps grêle et délicat, portant, comme celui d’un échassier, sur de longues pattes filiformes, lorsque l’animal se repose de son vol. Ces membres qui servent à le supporter ne lui permettent pas la marche. Il ne s’en sert que pour se soutenir sur le sol, pour s’attacher aux parois verticales, aux murs ou aux vitres, ou encore pour se suspendre aux plafonds des chambres.
On ne peut guère saisir ces insectes menus sans risquer de les écraser : leurs pattes et leurs antennes sont particulièrement fragiles, leurs ailes sont plus résistantes, et c’est en les saisissant par là, au moyen d’une pince fine, que les entomologistes arrivent à les manier.
Pour établir le rôle des moustiques dans la transmission du paludisme ou de la fièvre jaune, il a fallu s’emparer de ces animaux à l’état vivant, les élever en captivité, régler leur régime, faire sur eux mille expériences. On a donc appris à les capturer sans les toucher, en appliquant sur la surface où ils reposent l’embouchure d’un petit tube, au fond duquel ils ne tardent pas à se réfugier et que l’on bouche alors prestement. L’opération est plus facile lorsque ces animaux sont engourdis par la fraîcheur du matin ou aveuglés par la clarté du jour. La plupart, en effet, fuient la lumière et particulièrement la lumière blanche, jaune ou rouge : ils sont crépusculaires ou nocturnes, se tenant cachés tant que le soleil est au-dessus de l’horizon, et ne sortant de leurs retraites et de leurs abris qu’à la nuit tombante. — On peut aussi attraper les moustiques au vol avec de petits filets analogues à ceux qui servent à la chasse aux papillons, mais d’un tissu plus léger et à manche plus court. On les fait passer de là dans des flacons munis d’un large entonnoir qui fonctionnent à la façon d’une nasse et qui sont d’un usage courant en entomologie.
Les moustiques ne sont point des insectes de haut vol : ils ne s’éloignent pas beaucoup du lieu où ils sont nés. Et, comme ils naissent dans des mares ou des flaques d’eau, d’œufs qui flottent à la surface ainsi que des radeaux, comme ils y passent la moitié de leur vie, c’est à-dire leurs âges de larve et de nymphe, ils ne se rencontrent jamais, quand ils sont devenus insectes à l’état parfait, qu’à proximité des eaux stagnantes. C’est donc dans le voisinage immédiat des habitations où s’exercent leurs ravages qu’il faut chercher leur foyer d’origine. Voilà les repaires qu’il faut essayer de détruire.
Comme les excursions des moustiques sont limitées en surface, elles le sont aussi en hauteur. Dans certaines contrées, les indigènes se mettent à l’abri de leurs piqûres en se réfugiant sur des arbres élevés. Dans les lieux habités, ces insectes envahissent surtout les rez-de-chaussée et les étages inférieurs. Ils sont rares aux étages supérieurs, sauf le cas particulier où ils prennent naissance dans les fosses fixes des maisons et remontent jusqu’aux toits par les tuyaux de ventilation. Dans les villes soumises au régime du tout-à l’égout, cet inconvénient n’est pas à craindre : le passage est interdit par des siphons infranchissables. Il peut encore arriver que la ponte des femelles et les premiers développemens de l’œuf se fassent dans les collections d’eau et de feuilles mortes qui obstruent les chéneaux mal nettoyés. Sauf ces deux cas, ils ne se rencontrent que dans les parties basses des maisons. Et ce fait était bien connu des anciens, puisque, au témoignage d’Hérodote, les Égyptiens se préservaient des piqûres de moustiques en dormant sur les terrasses les plus élevées de leurs habitations.
Un préjugé très répandu veut que les moustiques (et nous avons ici en vue surtout le cousin ordinaire, Culex pipiens) soient attirés par les lumières à l’intérieur des appartemens et qu’on ait des chances de s’en préserver en tenant les fenêtres closes aussitôt que les chambres sont éclairées. On imagine ainsi que ces insectes viennent, chaque soir, du dehors et qu’ils s’en retournent, chaque matin, après s’être gorgés du sang de leurs victimes. — Il y a beaucoup à reprendre dans cette manière de voir. Il est bien vrai que le moustique est un insecte de nuit, dont l’activité s’éveille après le coucher du soleil et qu’il se met alors en chasse. S’il trouve les portes ou les fenêtres ouvertes, il s’empressera de profiter de cette faute de tactique de son adversaire. À moins, pourtant, que la disposition des ouvertures ne produise un courant d’air violent. L’insecte adulte redoute les agitations de l’air, qui l’empêchent de se diriger à son gré et le laissent désemparé ; il les fuit avec autant de soin que la larve redoute les agitations de l’eau. Mais, lorsque l’air est tranquille et que le cousin pénètre ainsi dans les habitations, ce n’est point la lumière qui l’attire. On sait, au contraire, qu’il est lucifuge, à un certain degré. Ajoutons, pour le cas de l’éclairage à l’huile minérale, que le moustique craint l’odeur du pétrole.
On agit donc prudemment en se calfeutrant contre l’invasion des moustiques. On arrête ainsi les nouveaux envahisseurs ; mais on garde les anciens. Le plus souvent, l’ennemi de la veille reste enfermé dans la place. Il s’était réfugié, au jour naissant, dans quelque cachette, sous un meuble, dans un pli de tentures, dans quelque recoin obscur et tranquille de la chambre ou d’une pièce voisine. Il en sort à la nuit tombante pour recommencer ses exploits sanguinaires. Il s’installe pour plusieurs jours chez son hôte, qui est aussi sa victime. La durée moyenne de la vie du moustique à l’état parfait étant d’une quinzaine de jours environ, l’insecte peut donc en passer la plus grande partie sans changer d’habitat. Mais, à la fin, poussé par l’instinct de la reproduction, il se prépare à l’accouplement et à la ponte. Il s’échappe pour chercher un conjoint et déposer ses œufs dans quelque flaque d’eau dormante.
Ce n’est donc pas assez faire que de se prémunir contre les nouvelles invasions par la fermeture des issues ; il faut encore se débarrasser de l’ennemi qui est dans la place. On y arrive en battant et secouant meubles et tentures sans laisser une seule cachette qui ne soit inspectée. Quelques personnes ont recours avec plus ou moins de succès, — plutôt moins, — à des fumigations de diverses substances, par exemple, d’aldéhyde formique : d’autres brûlent dans leur chambre de petits cônes de pyrèthre et salpêtre mélangés. On a proposé, tout récemment, comme très efficaces les fumigations d’acide sulfureux.
Il est à noter que nous n’avons jamais affaire qu’aux femelles des cousins. Elles seules sont sanguinaires. Le mâle, innocent, se nourrit exclusivement de sucs végétaux. L’organisation de son appareil buccal l’oblige à vivre du nectar des fleurs ou du jus des fruits. La femelle seule a la faculté de sucer le sang, la trompe dont sa bouche est munie étant beaucoup plus parfaite. Il en résulte que les femelles sont, à l’exclusion des mâles, les agens de la contamination paludique. Elles empruntent à l’homme malade l’hématozoaire caractéristique de la fièvre intermittente qui circule dans ses veines et elles en transmettent ensuite les germes à l’homme sain. Il semble que le sang leur soit un aliment nécessaire pour amener leurs œufs à maturité. Ce n’est point, d’ailleurs, leur aliment exclusif. Lorsqu’il leur fait défaut, elles se contentent, comme les mâles, du suc des végétaux. Et c’est là une circonstance qui facilite leur élevage en captivité. Pour pratiquer cet élevage, on introduit les moustiques, récoltés à la manière que nous avons décrite plus haut, dans une cage en bois recouverte de gaze ou de mousseline. Dans un coin, on a placé de la nourriture, un morceau de banane, du miel ou un fruit pelé. Dans une autre partie se trouve disposé un vase rempli d’eau de marais, plus pure s’il s’agit d’Anopheles, plus chargée, au contraire, pour les cousins véritables : on y laisse flotter un morceau de bois ou de feuille morte pour permettre à la femelle d’opérer sa ponte.
Les nombreuses espèces de moustiques que l’on connaît se répartissent en douze genres dont les plus importans, au point de la vue de la propagation des maladies endémiques, sont les Culex ou cousins ordinaires et les Anophèles. C’est à ce dernier genre qu’appartiennent les agens de transmission du paludisme. Quant au genre Culex, il fournit les moustiques de la filariose (C. ciliaris) et de la fièvre jaune (C. fasciatus), ainsi que le cousin ordinaire (C. pipiens), dont la piqûre n’a point d’effet infectieux. Les espèces y sont si nombreuses qu’il y a lieu de prédire son démembrement avant longtemps. Déjà quelques naturalistes, à la suite de Theobald, en ont séparé le C. fuscialus de la fièvre jaune, dont ils ont fait le genre Stegomyia.
L’ensemble de ces genres, qui subiront peut-être, par la suite, des remaniemens plus ou moins importans, forme, dans l’ordre des Diptères, la famille des Culicidés. Elle est caractérisée par des antennes filiformes et beaucoup plus longues que la tête, tandis que les autres diptères les ont très courtes et presque imperceptibles. Ce qui les distingue encore, c’est la longueur de la trompe, rigide, cornée, qui garnit leur bouche : elle atteint ou dépasse la moitié du corps de l’insecte. La trompe est escortée de deux autres appendices, les palpes maxillaires. De telle sorte que, lorsque l’on examine le moustique d’assez près, on voit la partie antérieure de sa tête prolongée par un bouquet de trois pièces, fines comme des aiguilles, qui divergent en éventail, sans compter les antennes qui la surmontent.
Il est à peine nécessaire d’ajouter que, si l’on étudie à la loupe ces sortes d’organes filiformes, on en constate la complexité. La trompe, à son maximum de complication, est formée par l’emboîtement de deux gouttières. Cette sorte de gaine tubulaire loge cinq longues aiguilles effilées qui ne sont autre chose que les pièces buccales ordinaires aux insectes, extraordinairement allongées. Le tout forme une tige assez fine pour pénétrer sans résistance à travers la peau et les tégumens des animaux. C’est par là que l’insecte aspire le sang de sa victime, et c’est encore par là qu’il coule dans la plaie une goutte d’une salive corrosive qui produit chez l’homme une sensation de cuisson bien connue.
Les mâles se distinguent des femelles à la seule inspection de la tête. Ils sont plus barbus : leurs antennes, garnies de poils plumeux, ont une apparence de panaches qu’elles n’ont point dans l’autre sexe. Nous avons dit que leurs mœurs étaient généralement plus douces. Cette différence d’habitudes est vraie pour beaucoup d’espèces ; mais il y en a d’autres où le mâle et la femelle se nourrissent l’un et l’autre du sang des animaux en même temps que du suc des plantes, et d’autres enfin où ils sont exclusivement végétariens.
Les deux genres à qui nous avons affaire sont ceux des Culex et des Anophèles. Il est très utile de les distinguer, puisque, en Europe, les premiers sont inoffensifs, tandis que les seconds sont les propagateurs du paludisme. Ronald Ross nous a appris à les reconnaître d’après leur attitude au repos ; il suffit de les regarder, lorsqu’ils sont posés contre une paroi verticale. L’un et l’autre s’appuient sur les deux premières paires de pattes ; mais le corps du cousin est parallèle au mur, et d’ailleurs légèrement fléchi sur lui-même ; le corps de l’anophèle est droit et presque perpendiculaire à la paroi. À l’état de larve, il y a une différence analogue. L’anophèle n’a pas de siphon et il se tient parallèle à la surface de l’eau, tandis que le cousin a une position presque verticale.
La doctrine régnante enseigne que le paludisme est causé par un sporozoaire, l’hématozoaire de Laveran, qui vit en parasite dans le sang. Le cycle évolutif de ce parasite présente deux phases, l’une qui s’écoule chez l’homme, l’autre chez l’anophèle : le parasite circule donc de l’homme au moustique et du moustique à l’homme. C’est un perpétuel va-et-vient : l’homme infecte l’insecte et l’insecte infecte l’homme. On ne peut supprimer le paludisme et guérir l’homme sans guérir du même coup le moustique.
Toutefois, cette doctrine laisse subsister quelques difficultés qui n’ont point été résolues. Elle ne permet pas de comprendre un fait que beaucoup d’observateurs considèrent comme prouvé, c’est à savoir que le paludisme s’est maintenu dans des contrées vierges de la présence de l’homme. En second lieu, on conteste la spécificité de l’anophèle ; on prétend qu’il n’est pas le seul et unique genre malarigène. Le docteur Montoro de Francesco, qui a observé le paludisme dans les Calabres, s’est fait le champion de cette idée. Il a prétendu montrer que les anophèles ne sont pas les agens uniques, ni indispensables, de la transmission du paludisme. Il n’en reste pas moins établi qu’ils en sont les agens habituels.
Les moustiques pullulent dans les pays couverts d’étangs et de marécages. L’adulte n’a nul besoin des eaux, mais c’est là qu’il a trouvé les conditions nécessaires à son éclosion et aux premiers temps de son existence. La femelle du moustique dépose ses œufs à la surface des eaux stagnantes. Il faut que le liquide soit parfaitement tranquille pour que l’animal, simplement appuyé sur la surface, ne soit point submergé et noyé. Les œufs pondus sont agglutinés par une sorte de matière unissante et forment ainsi une espèce de petit radeau flottant qui, lui aussi, serait incapable de résister à des ondes agitées. La forme de ce radeau ou de cette nacelle est différente pour chaque espèce et peut servir à sa diagnose. Quant à l’œuf lui-même, Réaumur l’a autrefois décrit et figuré. Il a la forme d’un cigare qui serait placé debout, l’extrémité tronquée au contact de l’eau. C’est par ce bout que, deux jours plus tard, sortira la larve.
La larve et la nymphe du cousin ont une existence exclusivement aquatique. La larve habite la couche superficielle des eaux dormantes. C’est là que s’écoule son existence jusqu’à sa transformation en nymphe, c’est-à-dire pendant une douzaine de jours. Son attitude habituelle est digne d’attention. Elle est suspendue, la tête en bas, comme fixée et suspendue à la surface de l’eau où affleure son extrémité caudale. Elle vit dans cette position acrobatique, mais parfaitement appropriée à ses besoins. La larve du cousin porte, en effet, greffé comme une corne, sur le dos de l’avant-dernier anneau, un prolongement improprement appelé siphon. Ce n’est autre chose qu’une gaine pour les deux canaux aériens, les deux grosses trachées par où pénètre l’air destiné à la respiration de chaque moitié du corps. La position de l’extrémité caudale, à l’air, est donc favorable à l’entretien de la respiration de l’animal. La position inverse de la tête en bas, dans l’eau, est favorable à son alimentation : l’insecte se nourrit, en effet, des particules nutritives qui tombent sans cesse des couches supérieures : les appendices, qui entourent la bouche, toujours en mouvement, amènent ces particules dans la cavité buccale.
Cette larve sédentaire ne change de place que bien rarement, lorsque la pitance se fait rare ou, plus habituellement, lorsqu’elle est inquiétée par quelque bruit ou menacée par quelque danger. Elle nage alors vers le fond, d’un mouvement assez lent, bien étudié par M. Lécaillon, et regagne la surface dès que l’alerte est passée et que les eaux sont redevenues tranquilles.
L’animal, n’utilisant qu’une couche superficielle extrêmement mince, n’a pas besoin d’une eau profonde. Loin de là, celle-ci n’aurait que des inconvéniens pour lui : elle donnerait abri à une multitude d’espèces aquatiques carnassières dont l’insecte courrait chance de devenir la proie. Ni eaux courantes ni eaux profondes, telle est la formule du milieu qui se prête au développement des culicidés. Dans les villes où abondent les moustiques, ce n’est point sur les berges des fleuves ou des rivières qui les traversent que l’on rencontre ces insectes : l’agitation de l’eau, due à la violence du courant ou à la circulation des bateaux, n’y permet pas l’existence régulière des larves ou des nymphes. Ils occupent de préférence les parties de la ville où se trouvent des jardins, des citernes, des puisards, des réservoirs d’usine. De même, a-t-on constaté que les bateaux qui suivent, dans la partie profonde de leur lit, des fleuves très larges comme l’Amazone ou le Mississipi, en Amérique, ou le bas Danube, en Europe, les voyageurs ne sont assaillis ni par les moustiques, ni par les fièvres. Au contraire, si les voyageurs s’approchent des rives aux eaux basses et tranquilles, au fond couvert par les roseaux, ils sont harcelés par les insectes ou exposés aux fièvres.
La destruction des moustiques dans ces immenses étendues serait une entreprise irréalisable et bien au-dessus des ressources humaines. C’est une œuvre de longue haleine, qui ne sera réalisée qu’en corrigeant le régime du sol au moyen du drainage, de l’endiguement des cours d’eau et du dessèchement des marais.
Au contraire, l’opération de la destruction est possible dans les lieux habités. Là, en effet, ce sont de petites collections d’eau qui abritent la ponte et les larves du cousin. Les citernes mal closes, les tonneaux d’arrosage des jardins, les seaux et les débris de tuyaux ou d’ustensiles quelconques, les gouttières des toits, les caniveaux, fournissent son habitat de choix. On a peine à croire que des flaques si minuscules puissent suffire à infester de moustiques tout leur voisinage. C’est cependant l’exacte vérité. On a compté les individus à l’état d’œufs, de larves et de nymphes, qui se trouvaient dans un simple tonneau d’eau de pluie, et l’on en a trouvé une fois 17 000 et une autre fois 19 000. On s’explique facilement le résultat si l’on prend en considération la rapidité des générations et la fécondité des moustiques. Si l’on compte, avec Ficalbi, deux jours pour l’incubation de l’œuf, une douzaine de jours pour l’état de larve, deux ou trois jours pour l’état de nymphe, et que l’on assigne à la vie de l’insecte parfait une durée d’une quinzaine de jours, on voit que le cycle complet d’une génération de culex n’exige guère plus d’un mois. En admettant qu’il y ait, dans une année, une succession de quatre générations et que chaque femelle ponde 200 œufs, — ce qui est sensiblement exact pour le cousin ordinaire ou culex pipiens, dans nos climats, — M. R. Blanchard a calculé qu’un seul individu pourrait donner naissance annuellement à 200 millions d’individus nouveaux.
Il faut beaucoup de soins, de propreté, de surveillance pour débarrasser des cousins les lieux habités. Les maisons et leurs dépendances doivent être parfaitement entretenues, les cheneaux visités, l’écoulement des eaux partout assuré. Le paludisme, comme les moustiques aphodèles, aime les habitations mal tenues, les cultures abandonnées, les ruines des travaux d’art et des aqueducs, l’état, en un mot, de la Campagne Romaine.
Il y a des villes qui sont envahies dans leur totalité et dont la population souffre beaucoup des moustiques. En Italie, Livourne et Pise, Mantoue et surtout Venise, Brindisi et Bara, Messine et Catane sont particulièrement tourmentées.
Le mal sévit d’ailleurs, plus ou moins violemment, sur toutes les parties basses du littoral méditerranéen. Il est ancien, puisque, au dire de Pausanias, il contraignit les habitans de quelques cités grecques, telles que Miontè en Ionie, de fuir et d’abandonner leurs pénates.
Lorsque, au lieu du cousin ordinaire, on a affaire à l’Anophèles du paludisme, ou au Stegomyia fasciata de la fièvre jaune, l’invasion des moustiques prend les caractères d’une véritable calamité. On a donc été contraint d’entreprendre la lutte et d’essayer la destruction systématique de ces insectes. C’est ce qui a eu lieu à Cuba, à Hong-Kong et à Sierra Leone. L’expérience de Freetown (Sierra Leone) a été particulièrement intéressante. Des escouades de travailleurs visitaient les maisons et faisaient disparaître tout ce qui pouvait offrir un refuge à ces larves : elles vidaient les mares et les comblaient lorsque cela était possible. Si c’était impossible, des travailleurs sanitaires employaient un excellent moyen de destruction, qui consiste à verser à la surface de l’eau dormante suspecte une mince couche de pétrole. On dit — et M. Laveran lui-même a adopté cette explication — que les gouttelettes huileuses oblitèrent les trachées, ce qui entraîne l’asphyxie de l’insecte.
L’explication véritable est tout autre et intéressante au point de vue scientifique. Il y a quelque chose de singulier à voir un animal dont le corps est plus lourd que l’eau et tombe au fond, en effet, dès qu’il ne fait plus de mouvement, se maintenir comme s’il était accroché à la surface. Le naturaliste anglais Miall a donné, récemment, l’explication de ce fait paradoxal. On sait que la larve du cousin présente à la partie postérieure du corps une gaine tubulaire, le siphon, qui n’est autre chose que le prolongement des trachées principales destinées à l’introduction de l’air respiratoire. C’est à l’extrémité ouverte de ce siphon que s’établit l’adhérence avec l’eau. Miall a montré que cette adhérence était due à la tension superficielle du liquide. Or, c’est la première chose qui est modifiée lorsque l’on étend une couche de pétrole sur l’eau. La larve ne peut donc plus se maintenir à la surface, puisque la force qui opérait ce maintien a disparu. Elle tombe donc dans la profondeur et elle s’y noie, ni plus ni moins que le ferait un mammifère.
L’expérience méthodique faite en grand à Freetown pour la destruction des moustiques, sous la direction du Dr Logan Tylor et la campagne conduite par le Dr Gorgas à la Havane ont eu un plein succès, d’après des renseignemens que nous empruntons au rapport de M. Laveran. La situation sanitaire a été profondément améliorée.
- ↑ Voyez l’Hématozoaire du Paludisme, dans la Revue du 1er février 1902. — Le rôle des moustiques dans la propagation des maladies, 1er mars 1902.